Université Rennes 2 PSYCHOLOGIE CLINIQUE ET PROJECTIVE Définition et principes méthodologiques1 Plan I. LA NOTION DE CLINIQUE EN PSYCHOLOGIE 1. Que signifie le mot « clinique » en psychologie ? 1.1. La clinique comme méthode 1.2. La clinique comme pratique 1.3. La clinique comme métier 2. Qu’est qu’une méthode clinique en psychologie ? 2.1. Stratégies cliniques en psychologie 2.2. Techniques et instruments cliniques II. GÉNÉALOGIE DE LA MÉTHODE CLINIQUE EN PSYCHOLOGIE 1. L’héritage médical 2. La psychologie des tests et de la recherche expérimentale 3. Le paradigme psychanalytique 4. L’apport de la phénoménologie et de la psychologie existentielle 5. Le paradigme projectif (première approche) III. PANORAMA DES MÉTHODES PROJECTIVES 1. Le test de Rorschach 2. Le Thematic Apperception Test (TAT) et les épreuves projectives thématiques 3. Le test du Village 4. Les épreuves projectives de dessin 5. Le Test d’Intégration différentielle des conflits (TIDC) IV. MÉTHODOLOGIE PROJECTIVE Principes fondamentaux 1. L’observation projective est une situation induite d’interprétation 1.1. Une épreuve de signification 1.2. Une situation anxiogène - Licence 2 de Psychologie : Psychologie clinique et projective – enseignement de Claude Bouchard, MC, Université Rennes 2 – février-mars 2016, revu septembre-octobre 2016. 1 Licence 2 : Psychologie clinique et projective – cours C. Bouchard 1 2. L’analyse projective est une analyse structuraliste et psychodynamique 2.1. Une démarche d’analyse structurale 2.2. La prise en compte des réactions de défense 3. Les méthodes projectives sont des variations expérimentales sur l’Énigme et l’Intrigue (essai de classification) Références bibliographiques Annexes 1. Généalogie de la méthode clinique en psychologie (tableau) 2. La méthode clinique dans l’œuvre de Jean Piaget (document) 3. La notion de situation clinique (document) 4. Instruments monothétiques et idiographiques (document) 5. Classification des méthodes projectives (schéma) 6. La référence à la psychanalyse chez les psychologues cliniciens (texte) Licence 2 : Psychologie clinique et projective – cours C. Bouchard 2 PSYCHOLOGIE CLINIQUE ET PROJECTIVE Définition et principes méthodologiques L’objectif de la première partie de cet enseignement est de positionner ce que nous appellerons la clinique projective dans le champ plus large de la clinique psychologique. Dans un premier temps, nous tâcherons de clarifier la notion de clinique, dont nous verrons qu’elle est polysémique en psychologie, et que cette polysémie a pu, et peut encore, entraîner des confusions et des malentendus. Puis nous préciserons ce que l’on appelle méthode clinique en psychologie. Puis nous en retracerons les contributions historiques diverses, et nous dégagerons de cette « généalogie » les principes généraux et typiques d’une méthodologie dite clinique en psychologie. Enfin, en revenant plus spécifiquement à la méthode projective, nous en définirons les caractéristiques, tant du point de vue strictement méthodologique, que du point de vue épistémologique propre à cette forme de clinique psychologique : quel champ d’expérience psychologique compose-t-elle ? quels savoirs psychologiques permet-elle de constituer ? I. LA NOTION DE CLINIQUE EN PSYCHOLOGIE 1. Que signifie le mot « clinique » en psychologie ? Bien des choses ont été dites ou écrites pour rendre compte de la notion de clinique en psychologie, au point qu’il n’est pas facile de s’y retrouver. Schématiquement, on pourrait distribuer ces propositions et ces débats autour de trois acceptions fondamentales. Par « psychologie clinique », en effet, on peut d’abord entendre une qualification méthodologique et même épistémologique, qui spécifie un mode de connaissance psychologique en la référant à une méthode clinique, à une « démarche » clinique. Dans une seconde acception, on peut encore entendre par « psychologie clinique » une psychologie pratique, c’est-à-dire une psychologie tournée vers l’action concrète, voire une psychologie institutionnalisée, professionnalisée. On peut désigner, enfin, sous le nom de « psychologie clinique » une spécialisation, parmi des savoirs et des savoir-faire psychologiques répartis en domaines voire en « territoires » différents de compétences professionnelles ou de chercheur. 1.1. La clinique comme méthode Le premier sens du mot « clinique » qualifie alors un principe méthodologique général, que classiquement on définit comme une « psychologie des cas individuels » (Lagache). Dans une version plus actuelle, nous dirons plutôt que la méthode clinique se caractérise d’abord par le souci de singulariser les faits psychologiques (individuels ou collectifs) qu’elle se propose d’étudier. Licence 2 : Psychologie clinique et projective – cours C. Bouchard 3 Le mot « singulariser » est ici à entendre dans son sens étymologique : c’est distinguer une chose parmi d’autres, la considérer comme unique (unicité), la spécifier. À l’instar de la méthode clinique en médecine qui consiste à caractériser une maladie en fonction du malade et de ses particularités, la méthode clinique en psychologie s’attache d’abord à caractériser une situation (individuelle ou collective) dans ce qui la rend singulière. D’où le fait que la psychologie se réclamant d’un mode de connaissance de type clinique privilégie généralement une approche des phénomènes qu’elle étudie, par l’étude de cas. Notons bien que cet intérêt pour des « cas », c’est-à-dire pour des situations singulières, est lié au principe épistémologique d’une approche de l’objet considéré comme unique, spécifique et à une volonté de dégager cette spécificité – et non au fait d’une option éventuellement médicale ou psychopathologique. Ce n’est pas parce que les notions de « cas » et d’ « étude de cas » proviennent du champ médical (voir infra, chap. II), qu’elles impliquent, en psychologie, un souci automatiquement médico-psychologique ou psychopathologique. Concernant l’intérêt méthodologique pour des « cas », il traduit en fait, et principalement, l’option d’une connaissance psychologique privilégiant le singulier par rapport au général. Classiquement, on oppose d’ailleurs « psychologie clinique » et « psychologie générale (ou expérimentale) » en caractérisant la seconde par une recherche de lois psychologiques d’ensemble et la première par une recherche « individualisante ». Cette opposition, cependant, ne paraît pas complètement justifiée : d’une part, elle réduit l’approche clinique à un intérêt pour des individus, alors qu’elle peut aussi se porter sur des entités groupales ou collectives (couple, famille, équipe éducative ou soignante, groupe de parole, dispositif institutionnel...) : singulariser n’est pas individualiser ; d’autre part, cette opposition semble dénier à l’approche clinique de pouvoir établir des lois psychologiques générales, alors que l’on peut considérer qu’une étude clinique peut constituer un moment d’élaboration d’hypothèses et de principes généraux, sous réserve d’une validation par extension systématisée à d’autres cas. Rappelons, enfin, l’importance classiquement accordée à l’observation dans la démarche clinique en psychologie. Ceci pourrait laisser croire que le clinicien psychologue est un « descripteur » passif d’une réalité supposée déjà là. Or, il n’en est rien. La connaissance clinique, comme toute connaissance, se construit. Elle est active, à la recherche constante de faits pouvant mettre à l’épreuve ses élaborations successives et progressives (cf. la comparaison du travail du psychologue clinicien au travail d’enquête et de qualification des faits par le juge d’instruction chez Lagache en 1942). Le clinicien ne cesse de chercher à valider ou invalider son savoir. Ses interventions en sont la formulation en même temps que la mise à l’épreuve. Une question, une relance ou un silence dans un entretien ; le choix de retenir tel ou tel critère comportemental dans une observation ; le choix de tel ou tel test dans un examen psychologique, ou de telle ou telle consigne dans un test ; le fait de formuler une hypothèse donnée en prévision d’une séance de psychothérapie où cette hypothèse donnera lieu à une prescription particulière ou à une interprétation... sont quelques-unes des façons de réaliser le principe d’une clinique qui s’opère toujours activement. Car le clinicien procède par une série de questions, qu’il se pose d’abord à luimême et qu’il opérationnalise par ces divers moyens, non dans l’espoir d’atteindre une vérité psychologique totale, absolue – mais dans l’objectif d’établir progressivement une compréhension psychologique globale et optimale du « cas », au service d’un objectif qui peut être soit pratique (de diagnostic, d’aide ou de changement), soit de recherche. Licence 2 : Psychologie clinique et projective – cours C. Bouchard 4 Nous développerons tous ces aspects (cas, observation, diagnostic progressif, etc.) dans la suite de notre propos (voir ci-après point I.2) afin d’approfondir les caractéristiques de la méthode clinique en psychologie. 1.2. La clinique comme pratique 1.2.1. Le mot « clinique » peut également désigner une pratique psychologique, qu’elle soit d’intervention ou de recherche. La connaissance psychologique, en effet, n’a pas toujours été pratique, au sens d’une action à vocation d’utilité sociale, comme nous le verrons dans le chapitre suivant. Si c’est le cas, on pourra parler de clinique psychologique ou de psychologie clinique pour désigner une telle action ou son effet, c’est-à-dire ce qu’elle produit. On parlera ainsi et par exemple, d’une clinique du recrutement, d’une clinique psychothérapeutique, d’une clinique diagnostique, d’une clinique du conseil psychologique, d’une clinique psychoéducative, etc. On pourra dire aussi « dans la clinique » non pour désigner un lieu d’exercice de la pratique, mais comme synonyme de « dans la pratique ». (Remarquons d’ailleurs que si le mot « clinique » est employé en médecine pour désigner le lieu d’une pratique, cette acception et cette utilisation du mot est plus rare en psychologie, du moins en France. Dans les pays anglo-saxons, en revanche, on parle de clinic ou on utilise l’adjectif clinical pour désigner des établissements ou des centres d’observation et de soins psychologiques.) Parfois, on pourra qualifier la « clinique » (toujours au sens d’une pratique) par son orientation théorique. Par exemple : une clinique psychanalytique, une clinique systémique, une clinique neuropsychologique, etc. Enfin, notons que lest principes d’une méthode clinique n’étant pas le seul apanage du médecin et du psychologue, le terme « clinique » est parfois associé à d’autres pratiques sociales. On pourra ainsi parler d’une clinique pédagogique, d’une clinique éducative, d’une clinique du travail social… lorsque ces pratiques intègrent dans leur exercice et leur technique le souci d’individualiser ou de personnaliser leur action au plus près des particularités des personnes dont elles s’occupent.2 1.2.2. Ambiguïté de la « psychologie clinique » telle qu’institutionnalisée (formation universitaire, diplôme professionnel) par Daniel Lagache : le mot « clinique » est employée ici dans son sens de pratique, à l’instar de la médecine qui se dit clinique pas seulement lorsqu’elle procède par une méthode clinique mais aussi pour se distinguer d’une médecine dite « fondamentale » (= de recherche) et d’une médecine politique (= de gestio de santé publique). La psychologie clinique de Lagache est une psychologie pratique, qui se distingue par ce qualificatif, d’une psychologie « de laboratoire » et d’une psychologie spéculative, philosophique. mais dans le même temps, lorsqu’il définit et décrit cette pratique (l’action du psychologue et les moyens de cette action), Lagache tend à le faire par une référence fortement inspirée par une psychologie dynamique : a) qui privilégie l’exploration par observation et par entretien verbal ; b) qui recourt aux tests « par défaut » en préférant les « tests cliniques » aux tests psychométriques ; c) et qui va rechercher (bien qu’assez implicitement) ses appuis théoriques du côté de la psychanalyse et de la phénoménologie. - De même, dans les sciences humaines et sociales la méthode clinique n’est pas l’apanage de la seule psychologie. On a pu parler de sociologie clinique, par exemple, pour désigner une microsociologie, c’est-à-dire une sociologie de groupes sociaux restreints et singuliers. 2 Licence 2 : Psychologie clinique et projective – cours C. Bouchard 5 Autrement dit, il y a chez Lagache une contradiction entre, d’une part sa volonté politique, institutionnelle, de créer un métier de psychologue fondé sur un savoir psychologique pluriel, pluridisciplinaire ; et d’autre part, sa conception méthodologique et technique de ce métier, qu’il tend à réduire à une démarche clinique fortement marquée par un modèle médico-psychologique. De cette définition de la psychologie clinique comme discipline propre au métier de psychologue, va naître une conception bien française de la psychologie clinique, qui va s’accentuer avec le temps et surtout à partir des années 1960, positionnant celle-ci dans une proximité forte avec la clinique psychanalytique. On peut ainsi parler, outre d’une ambiguïté dans la démarche fondatrice de Lagache, d’une conception idéologique de la pratique psychologique chez ce même auteur, au sens d’un emprunt (Canguilhem, 1969, 1977), encore très prégnant en France aujourd’hui, à la clinique médicale et à la clinique psychanalytique, et qui fait plus ou moins écran à d’autres conceptions possibles d’une clinique psychologique.3 1.3. La clinique comme métier La création d’une licence de Psychologie par Daniel Lagache en 1947 à La Sorbonne (qui fait aujourd’hui partie de l’Université de Paris 5) marque en France une autonomisation de la psychologie comme discipline universitaire et son institutionnalisation comme métier. Jusque là, en effet, la psychologie universitaire n’était qu’une spécialité de la philosophie et ne correspondait à aucune qualification professionnelle. Une autre étape importante de cette professionnalisation sera, à la faveur de la réforme de l’université française en novembre 1968 et de la création des D.E.S.S. (diplômes d’études supérieures spécialisées), la création en 1971 d’un DESS de Psychologie, faisant passer la formation de psychologue à un niveau d’étude Bac + 5. La redéfinition de la formation des psychologues à ce niveau supérieur d’études4 et en plusieurs mentions de DESS de Psychologie marquent une avancée majeure de cette profession en lui reconnaissant des « spécialités » distinctes. Depuis, ce processus de spécialisation s’est poursuivi et accentué dans le sens d’une plus grande diversité de « mentions » des masters de Psychologie. Dès la création des DESS, la spécialité dite « Psychologie clinique et/ou Psychopathologie » (ou parfois « Psychologie clinique et pathologique ») a été définie pour désigner la formation des psychologues destinés à travailler dans le champ de la santé et du médico-social. Cette spécialisation s’est précisée et donc restreinte, en proportion d’une diversification progressive des mentions de DESS et de masters de Psychologie, surtout depuis les années 1980-90 (par ex. : Psychogérontologie, Psychologie de la Santé, Neuropsychologie), au sein d’un master de Psychologie cependant unique. A partir du début des années 2010, il n’existe en France qu’un seul diplôme professionnel de Psychologie, subdivisé en « spécialités », elles-mêmes réparties en divers « parcours » ou « options », selon les universités délivrant des formations et des diplômes de psychologie. Enfin, depuis 2014, le CNU (Conseil national des universités) a désormais défini cinq mentions de psychologie5, pouvant inclure plusieurs « parcours » de spécialisation, là - Pour un débat plus détaillé, voir Annexe 5 du présent document. - Les DESS étaient des diplômes de troisième cycle, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui avec les masters (créés en 2004), qui sont des diplômes de second cycle. De nos jours, seul le doctorat (Bac + 8) reste un diplôme de troisième cycle. 5 - Ces mentions sont : Psychologie – Psychologie clinique, psychopathologie et psychologie de la santé – Psychologie sociale, du travail et des organisations – Psychologie de l’éducation et de la formation – Psychologie : psychopathologie clinique psychanalytique. Voir informations : 3 4 Licence 2 : Psychologie clinique et projective – cours C. Bouchard 6 encore variables selon les universités (« offre de formation »). Les conditions d’accès au titre de psychologue restent cependant inchangées, quelles que soient la mention et la spécialité du postulant.6 Il n’en demeure pas moins que le mot clinique viendra plutôt accompagner l’intitulé de spécialités professionnelles de psychologue incluant, dans leurs savoirs et dans leurs compétences, une référence méthodologique à la « démarche » clinique en psychologie et une référence à la psychopathologie (selon la variété des orientations existantes en ce domaine : psychanalytique, développementale, neuropsychologique…). Ainsi, le vocable « clinique » peut aussi être entendu comme la marque d’une spécialisation professionnelle en psychologie (différente par exemple de celle de « psychologue du travail » ou de « psychologue scolaire »). Ainsi, la volonté politique française de reconnaître et de renforcer la profession de psychologue en la spécialisant fortement ne permet plus, en principe, de prétendre élargir (ou de prétendre maintenir dans une grande étendue) les champs de compétences des psychologues. Cependant, dans la réalité et au moins dans la situation actuelle, les emplois de psychologue ne sont pas aussi étroitement dépendants des « spécialités » académiques. On peut, par exemple, être recruté comme psychologue dans un EHPAD (Etablissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) sur la base d’un diplôme de « psychologie sociale, du travail et des organisations », si le profil de poste requiert plutôt des compétences de cet ordre ; ou sur la base d’un diplôme de « psychologie clinique, psychopathologie et psychopathologie de la santé » si le profil de poste demande des compétences davantage médico-psychologiques ; etc. http://www.reseaupsychologues.eu/Nouveaux-intitules-des-masters-en-psychologie-022014-application-a-la-rentree-2014_a4120.html 6 - Ce ne sont pas les universités qui délivrent le titre professionnel de psychologue, mais les ARS (Agences régionales de santé), une fois réunies les conditions de formation et de diplomation requises, assurées par les universités. Plus précisément, l’obtention du titre de psychologue nécessite une inscription au répertoire ADELI par les ARS. « ADELI signifie Automatisation DEs LIstes. C’est un système d’information national sur les professionnels relevant du Code de la Santé publique, du code de l’action sociale et des familles et des personnes autorisées à faire usage du titre de psychologue, d’ostéopathe, de psychothérapeute ou de chiropracteur. Il contient des informations personnelles et professionnelles (état civil – situation professionnelle – activités exercées). Un numéro ADELI est attribué à tous les praticiens salariés ou libéraux et leur sert de numéro de référence. Le numéro ADELI figure sur la Carte de professionnel de santé (CPS) pour des professionnels relevant du Code de la Santé publique. » (Source : http://www.sante.gouv.fr/repertoire-adeli.html ) Notons que l’usage du titre de psychologue est juridiquement protégé en France depuis 1985, sous le contrôle des ARS (anciennement les DDASS). Celui de psychothérapeute l’est également, indépendamment de celui de psychologue ou de médecin-psychiatre, depuis 2004 : http://www.ars.iledefrance.sante.fr/Usage-du-titre-de-psychotherap.107809.0.html En revanche, le titre de psychanalyste n’est toujours pas garanti juridiquement. Toutefois, cette qualification peut relever du titre de psychothérapeute. Elle est, de plus, généralement portée par des professionnels diplômés dans un autre métier (psychiatre, psychologue, travailleur social…) et formés par un organisme agréé, à telle ou telle méthode de psychothérapie psychanalytique. Enfin, soulignons que, malgré les transformations importantes qu’elle a connues depuis sa création, et à l’exception de quelques domaines d’exercice (l’Education nationale, par exemple), la profession de psychologue reste rattachée, tant du point de vue de son statut socioprofessionnel que dans les représentations sociales communes, au secteur de la santé, comme en témoigne le fait que son exercice légal relève d’une validation par les ARS et par un recensement parmi les professions de santé (répertoire ADELI). Licence 2 : Psychologie clinique et projective – cours C. Bouchard 7 Toutes ces mutations constituent un bénéfice certain pour la professionnalisation de la psychologie en France et sa reconnaissance sociopolitique, mais elles impliquent aussi de reconnaître, plus que jamais, que pour une seule et même profession de psychologue (titre professionnel unique), il existe plusieurs métiers différents de psychologue. 2. Qu’est-ce qu’une méthode clinique en psychologie ? Complétons et précisons les caractéristiques de la méthode clinique en psychologie. 2.1. Stratégies cliniques en psychologie La méthode clinique et la connaissance psychologique qu’elle produit peut s’inscrire dans une pratique, qu’elle soit diagnostique (examen psychologique, évaluation ou bilan psychologique) ou d’aide psychologique (conseil psychologique, soutien, accompagnement, psychothérapie). Elle peut aussi être employée comme méthode de recherche en psychologie. Il s’agit toujours d’une situation clinique, avec toute sa richesse et sa complexité (voir Annexe 3). Les stratégies de recherche clinique en psychologie relève essentiellement de méthodes dites descriptives. Celles-ci peuvent cependant être associées à des méthodes corrélationnelles ou à des méthodes expérimentales, ou complétées par celles-ci (Charahoui, Bénony, 2003). En effet, et comme précédemment dit, la recherche de type clinique n’exclut pas la possibilité d’une généralisation et/ou d’une portée explicative de ses résultats, moyennant l’appoint d’autres méthodes et techniques. En retour, elle peut aussi préparer ou compléter de façon plus fine des méthodes corrélationnelles ou expérimentales. Les principales méthodes descriptives sont : - l’étude de cas - l’observation - la méthode comparative - la méthode développementale. 2.1.1 L’étude de cas est parfois dite descriptive et historique. C’est en effet une observation approfondie d’un individu ou d’un groupe d’individus, incluant l’expérience vécue de cet individu ou de ce groupe (parcours existentiel, situation de vie), mais aussi l’histoire actuelle de cette observation (contexte, relation et interactions psychologuesujet). Dans une situation de recherche scientifique, l’étude de cas peut présenter les intérêts suivants : pour décrire des phénomènes rares ou peu connus, ne pouvant aisément faire l’objet d’une étude systématisée à cause du nombre limité de cas : pathologies rares, situations de vie exceptionnelles, pratiques sociales marginales ou très minoritaires… ; pour décrire des pratiques ou des techniques d’action ou d’intervention nouvelles, encore peu développées ou peu élaborées ; dans le cadre d’une recherche exploratoire, pour mieux connaître un problème avant de mettre en place une méthode plus systématisée de type hypothéticodéductif, ou pour y apporter des informations supplémentaires ; après une étude systématisée, pour confirmer ou infirmer sur un individu donné ou un groupe donné d’individus, les résultats issus de données groupales. 2.1.2. L’observation vise à décrire et à enregistrer la conduite d’un individu ou d’un groupe d’individus tel qu’il se présente. Elle peut se faire en situation dite « naturelle » Licence 2 : Psychologie clinique et projective – cours C. Bouchard 8 (dans le milieu de vie du sujet observé) ou dans un milieu spécifique (en situation de prise en charge éducative par exemple, ou de soin, ou en contexte judiciaire), voire en situation organisée en fonction de la recherche (situation-test, laboratoire). Lorsque l’observation porte sur plusieurs individus ou groupes d’individus, elle permet d’obtenir des données « normatives » (= d’ensemble). Il faudra alors procéder à une observation systématisée (ou systématique), c’est-à-dire standardisée, en recourant à des techniques telles que des grilles d’observation, des questionnaires, des guides d’entretien, des tests, etc. La démarche clinique systématique permettra éventuellement d’intégrer, en complément, un traitement quantitatif des données recueillies. 2.1.3. La méthode comparative est une autre stratégie permettant de faire ressortir la singularité d’un phénomène psychologique. Comme son nom l’indique, elle consiste à comparer les caractéristiques observées chez un groupe d’individus « cible » (= présentant telle ou telle particularité problématique commune) avec celles d’un « groupe contrôle » ne présentant pas cette particularité, ou présentant un autre type de particularité se distinguant du groupe-cible par quelques traits différentiels. Une telle comparaison suppose de définir des critères de type variables indépendantes : âge, sexe, caractéristiques socio-économiques ou socioprofessionnelles, problématiques différentes mais voisines par tel ou tel trait de similitude ou tel degré de sévérité… 2.1.4. La méthode développementale étudie les modifications et les progressions psychologiques d’un individu ou d’un groupe d’individus à travers le temps, et repose donc essentiellement sur la variable « âge », ou plus largement sur la variable « histoire » (ou « parcours de vie »). Cette méthode est dite « normative développementale » lorsqu’elle vise à observer et à spécifier les caractéristiques communes d’un ensemble d’individus selon le développement de leurs compétences ou de leurs performances (psychomotrices, cognitives, sociales, construction identitaire…). La méthode dite développementale peut aussi porter sur l’évolution d’un seul individu ou de quelques individus considérés dans leurs particularités psychologiques et du point de vue temporel, dans la durée. C’est ce qu’on appelle alors une méthode longitudinale. Cette méthode vise à comparer dans le temps un individu ou un groupe d’individus à lui-même, et non à des individus différents. Son originalité est en même temps son principal inconvénient, à savoir : son coût en temps et en fréquence d’observations, et le risque de perte des sujets en raison de facteurs conjoncturels difficiles à prévoir (changement de domicile ou de situation sociale du ou des sujets, rupture du contrat entre chercheur et sujet, maladie ou décès du sujet, etc.). La méthode longitudinale n’est pas à confondre avec les méthodes biographiques, qui procèdent par des techniques de récit de vie ou/et d’histoire de vie7, et non par une observation directe du développement ou du parcours de vie du sujet ou des sujets étudiés. - On appelle récit de vie le discours d’un individu ou d’un groupe d’individus, sollicité sous la forme d’un entretien semi-directif, pour raconter son histoire, éventuellement sur un aspect donné de celle-ci (ex. : travail, vie familiale, santé, parcours judiciaire, vécu d’un événement spécial…) ; le récit de vie met l’individu ou le groupe d’individus interrogés en position de témoin de sa propre histoire et donc de témoignage. L’histoire de vie est la reconstitution que le chercheur clinicien fera de ce récit, éventuel-lement complété par d’autres données d’informations extérieures au récit de vie lui-même. Dans la pratique psychologique d’évaluation (examen psychologique, entretien diagnostique), l’anamnèse est une « histoire de vie », (re)construite par le psychologue à partir d’un « récit de vie » demandé au sujet et centré (thématisé) sur la situation- problème à étudier et à comprendre, et éventuellement complétée par des informations provenant d’autres sources. 7 Licence 2 : Psychologie clinique et projective – cours C. Bouchard 9 La plupart des « stratégies » de recherche que nous venons de mentionner, se retrouvent dans les pratiques d’évaluation clinique – principalement, l’étude de cas et l’observation, mais aussi la méthode comparative (par ex. : dans les échelles cliniques ou dans le « diagnostic différentiel ») et la méthode développementale ou longitudinale (par ex. : dans les évaluations itératives). De même, pour les techniques et instruments dits cliniques. La notion d’implication « La notion d’implication peut signifier soit une opération d’ordre logique (a implique b), soit une dimension d’engagement personnel, résultant d’un choix volontaire (s’impliquer), soit l’impact d’une participation, qu’elle ait été ou pas choisie (être impliqué, c’est être pris dedans). Nous voici avec rien de moins que des significations qui renvoient tantôt à la question du sens, tantôt à celle de la personne. « Appliquées à notre thème [l’observation implicative], les dernières acceptions soulignent le fait que l’observateur est partie prenante à la situation. Ce n’est plus le cadrage d’un terrain où un observateur s’exerce à comprendre un observé de l’extérieur, c’est un processus dans lequel des acteurs sont en interaction, dans toute leur épaisseur humaine. C’est “une caractéristique des sciences humaines que le chercheur soit impliqué dans son objet par la différence et par la ressemblance qui, toutes deux, le lient à celui-ci. Le chercheur se retrouve sujet dans son objet et également objet dans ce sujet-autre qui lui échappe doublement”, note J. Barus-Michel (1987). La réponse de la démarche à visée objectivante consistait à tout faire pour sortir de cette intrication, en distinguant soigneusement les rôles, en créant une distance physique, sociale, conceptuelle. Se situer en référence implicative suppose que l’observateur commence par reconnaître cette participation pour lui-même, non pas simplement selon un mode rhétorique et conventionnel (“je suis impliqué”, et l’on passe…), mais en attention gardée présente à ses propres fonctionnements. […] « Se dessinent ainsi deux axes de questionnement, la conduite de l’implication personnelle et la quête du sens. En référence implicative, il apparaît que ces deux vecteurs doivent être tenus ensemble. De leur croisement naît un jeu de renvois où le questionnement prend forme paradoxale. » (R.C. Kohn & P. Nègre, Les voies de l’observation. Repères pour les pratiques de recherche en sciences humaines, Paris, Nathan, 1991, p. 180-182.) 2.2. Techniques et instruments cliniques Les différentes stratégies cliniques de recherche en psychologie que nous venons de rappeler s’opérationnalisent au moyen de techniques et d’instruments bien précis. Ces modes et moyens de recueil et d’analyse de données ne sont pas réservées à la recherche, elles se retrouvent dans la pratique psychologique8 lorsque celle-ci s’engage selon une méthode ou une « démarche » clinique. - Nous n’envisagerons ici que la pratique d’évaluation psychologique, en laissant de côté les pratiques d’aide psychologique sous quelque forme que ce soit. 8 Licence 2 : Psychologie clinique et projective – cours C. Bouchard 10 sont : Les principales techniques ou instruments d’investigation et d’analyse cliniques - l’entretien semi-directif les questionnaires et échelles cliniques les tests projectifs de personnalité (ou méthodes projectives). 2.2.1. L’entretien est le moyen le plus généralement employé dans la pratique et la recherche en psychologie (Blanchet, Gotman, 1992 ; Sanzána, 1997). De manière générale, on peut dire qu’un entretien est une séquence verbale (et non-verbale) au cours de laquelle un sujet énonce des faits, ainsi que sa représentation et sa position à l’égard de ces faits. Tout entretien n’est cependant pas clinique au sens méthodologique du terme. Il ne le sera que s’il est construit et conduit comme tel. Plusieurs conditions sont à réunir en ce sens. Si l’on considère qu’un entretien est clinique lorsqu’il tend à approcher et à comprendre au plus près l’univers psychologique d’un individu, l’échange verbal doit veiller à ménager au sujet, de la part du psychologue, une marge plus ou moins large d’initiative de thématisation de cet échange. Lorsque c’est le psychologue qui détermine les thèmes du propos échangé, on dira que l’entretien est directif et que le discours du sujet ciblé par l’entretien est délinéarisé (= la « ligne » du discours du sujet est modifiée par les thèmes introduits, pour ainsi dire « de l’extérieur », par le psychologue). Lorsque c’est le sujet qui élabore lui-même ces thèmes, l’entretien est dit non directif, et le discours produit est alors plus proche d’un discours linéaire (= le psychologue laisse plus ou moins le sujet déterminer et développer la « ligne » de son discours). On comprendra aisément que plus l’entretien sera construit et conduit de façon non-directive, mieux il répondra à l’objectif d’une approche clinique. Notons toutefois que dans la réalité, un entretien psychologique n’est jamais ni totalement non-directif, ni totalement directif (fût-ce sous la forme d’un interrogatoire standardisé) ; ce ne sont là que des extrêmes théoriques. Dans la mesure où un entretien psychologique est toujours déterminé par un objectif (pratique ou de recherche), il ne peut jamais être une conversation totalement « libre » (non-directivité) ni programmer et canaliser totalement l’échange verbal (directivité). Tout entretien psychologique est, en définitive, semi-directif, mais plus il tendra vers la non-directivité, plus il correspondra à une modalité clinique d’entretien. L’une des conséquences techniques de l’entretien clinique est que le psychologue privilégiera, par rapport à d’autres modalités possibles, plus directives (contradiction, consignes) (Blanchet, Gotman, 1992), des interventions dites de relance. La relance, davantage subordonnée à la thématique développée par le sujet, consiste en une « sorte de paraphrase [de son propos] plus ou moins déductive et plus ou moins fidèle » (ibid., p. 80). Comme son nom l’indique, la relance suppose, de la part du psychologue, des actes réactifs et non plus seulement initiatifs, dans la mesure où il invite ainsi le sujet à développer son propos et à le faire participer à l’investigation psychologique entreprise et à ses effets éventuels de réflexion et de « prises de conscience ». Il existe plusieurs types de relances : - la réitération (reprise plus ou moins fidèle, par le psychologue, d’un énoncé du sujet – ex. : la reformulation-reflet) ; - la déclaration (le psychologue fait connaître au sujet son point de vue sur le discours de celui-ci mais sans en changer la thématique – il s’agit bien d’une relance – ex. : l’interprétation) ; - l’interrogation (le psychologue formule la relance sous la forme d’une question posée au sujet). Licence 2 : Psychologie clinique et projective – cours C. Bouchard 11 Un entretien est clinique s’il obéit à l’un des principes majeurs de la méthode clinique en psychologue, à savoir : la prise en considération de l’interaction psychologuesujet lors de l’entretien et des effets de cette interaction – voir Annexe 3. L’entretien clinique est une situation d’observation clinique, c’est-à-dire une situation d’observation participante ou implicative (voir encadré), où le psychologue reconnaît et intègre dans son travail d’analyse les effets de l’observation sur son interlocuteur, mais aussi, à l’inverse, les effets de son interlocuteur sur lui-même (c’est ce que l’ethno-psychanalyste Georges Devereux a dénommé la « contre-observation », c’est-àdire l’observation de l’observateur par l’observé). Autrement dit, il se joue entre le psychologue et son interlocuteur en situation d’entretien, des attitudes et des contre-attitudes qui relèvent du mécanisme de la projection, ou si l’on préfère, de processus d’attribution ; et ce, non seulement du fait du sujet envers le psychologue, mais aussi du fait du psychologue envers le sujet (réactions personnelles, défenses). Pour le psychologue, il importe de repérer ces mouvements de projection ou d’attribution venant de lui, non pour chercher à les annuler (nous sommes dans une démarche clinique, délibérément participative), mais pour en réguler l’effet sur la qualité de son travail compréhensif (par ex. pour éviter de ressentir pour le sujet une sympathie qui l’amènerait à s’assimiler à celui-ci, ou au contraire pour éviter que se développe une antipathie qui brouillerait voire empêcherait toute identification à lui). Toutefois, l’intérêt de cette vigilance n’est pas seulement de permettre que le psychologue puisse mener son travail dans les meilleures conditions. En veillant à ses propres attitudes vis-à-vis de son interlocuteur, le psychologue se rend également sensible à ce qu’induit l’autre en lui, et peut ainsi disposer d’une source précieuse d’informations psychologiques sur cet autre. Par exemple, le sentiment d’être mis au défi de trouver une solution rapide et radicale à son problème par tel sujet, peut être un indice significatif d’une attitude fondamentale de celui-ci et d’un mode de relation qui lui est propre : activisme, ambivalence, relation de rivalité, peur de l’échec... Sous l’influence du modèle psychanalytique déjà mentionnée, les psychologues cliniciens ont pris l’habitude de dénommer ces aspects de la relation clinique « transfert » et « contre-transfert », par emprunt à la psychanalyse. Or, cet emprunt n’est pas tout à fait justifié : - il ne s’agit évidemment pas de nier que les phénomènes transférentiels existent et qu’ils peuvent se produire en dehors du seul cadre analytique : ils sont inhérents, en fait, à toute situation de communication ; nous ne communiquons que dans un malentendu et un quiproquo perpétuels ; - mais en psychanalyse, la notion de transfert suppose que ce que le sujet projette sur le clinicien est de l’ordre d’une répétition (d’après Freud le sujet « transfère », c’est-à-dire déplace9, sur le clinicien un mode de relation analogue à celui qu’il a établi avec ses figures parentales), et qu’à ce titre le transfert constitue l’une des voies favorables à la mise en évidence et à l’interprétation de ce qui est ainsi inconsciemment répété par déplacement (Freud, 1913). Or, la situation de relation clinique montre que les projections du sujet sur le psychologue ne sont pas toujours une répétition de la relation à ses figures parentales (leur source peut être bien plus variée). D’autre part, on ne peut considérer qu’elles ont une fonction de « résistance », comme le laisse entendre Freud, que si l’on se place dans l’optique d’un travail clinique basé sur l’interprétation des enjeux psychiques du transfert – ce qui n’est pas l’objectif du psychologue clinicien (voir Annexe 6). - On pourrait aussi bien convoquer ici la notion d’attribution, développée par la psychologie sociale. 9 Licence 2 : Psychologie clinique et projective – cours C. Bouchard 12 En conséquence, et si l’on veut conserver leur sens spécifiquement psychanalytique aux notions de « transfert » et de « contre-transfert », il paraît préférable de ne pas abuser de ces termes pour parler de l’entretien clinique en dehors du cadre analytique. Cela n’empêche cependant pas de considérer que des phénomènes de projection sont effectivement – et toujours – à l’œuvre dans une rencontre clinique, et qu’il est indispensable pour le clinicien de les prendre en compte et de tenter de les comprendre, dans le double objectif d’en réguler les effets dans la relation clinique et d’en dégager des éléments de compréhension psychologique du sujet. 2.2.2. Echelles cliniques et méthodes projectives Les tests de personnalité se répartissent en deux catégories : les échelles cliniques et les méthodes projectives. Les unes et les autres s’inscrivent plus largement dans ce qu’on appelle la clinique dite « expérimentale » : « La clinique “expérimentaleˮ s’appuie sur des instruments proprement psychologiques préparés et élaborés avant la rencontre avec le sujet. Les informations issues des échelles cliniques ont pour objectif de préciser le diagnostic symptomatique ou syndromique, des caractéristiques psychologiques mais aussi le fonctionnement psychique singulier permettant l’identification des problèmes d’un sujet et de proposer des plans de traitement ou des orientations thérapeutiques. » (Chahraoui, Bénony, op. cit., p. 33) Historiquement, les premiers tests mentaux avaient pour but d’évaluer l’intelligence (Echelle métrique d’intelligence, Binet, 1905). Puis d’autres méthodes de test sont apparues, en psychiatrie, afin de quantifier la symptomatologie des troubles mentaux. Le recours à l’analyse factorielle10 a permis d’affiner ces méthodes psychométriques, notamment au bénéfice de tests de personnalité, dits « échelles cliniques » (ou « tests objectifs de personnalité »). Il existe de nombreuses échelles cliniques de personnalité, parfois dénommées « inventaires » ou « questionnaires » de personnalité.11 Certaines proposent d’explorer globalement la personnalité ; d’autres ciblent telle ou telle dimension psychologique particulière (estime de soi, anxiété, agressivité…), voire des troubles de la personnalité ou une psychopathologie donnée (maladie d’Alzheimer, phobie, psychose…). On distingue deux types d’échelles cliniques de personnalité : a) les échelles cliniques d’auto-évaluation, comme leur nom l’indique, soumettent au sujet des propositions auxquelles il doit répondre en se décrivant lui- même selon des réponses standardisées – du type « Oui / Non », « Vrai / Faux », « Pas du tout d’accord / Pas d’accord / D’accord / Tout à fait d’accord / Je ne sais pas », « Me ressemble / Ne me ressemble pas », « Vécu très pénible / Vécu plutôt pénible / Indifférent / Vécu plutôt agréable / Vécu très agréable », etc. Les échelles cliniques d’auto-évaluation se présentent sous la forme de questionnaires, auxquels le sujet répond oralement ou par écrit. Les résultats sont aisément cotables et peuvent être traités selon des méthodes statistiques, - « L’analyse factorielle est une méthode mathématique visant à transformer un grand nombre de variables en un plus petit nombre de catégories ou “facteursˮ (Reuchlin, 1962). Dans le cas de la construction d’un test de personnalité, on étudie les intercorrélations existant entre les résultats d’un grand nombre de sujets à différents items ou épreuves censés appréhender la personnalité. L’existence d’une forte corrélation entre certaines variables (par exemple entre le test 1, le test 3 et le test 5) donne la preuve “mathématiqueˮ qu’elles sont sous la dépendance d’un même “facteurˮ. Il est alors possible de faire l’hypothèse qu’il existe une relation entre les processus psychologiques. » - (Chahraoui, Bénony, op. cit., p. 33) 11 - Bouvard M. (2009). Questionnaires et échelles d’évaluation de la personnalité, 3ème éd., Paris, Elsevier Masson. 10 Licence 2 : Psychologie clinique et projective – cours C. Bouchard 13 permettant d’établir des « profils » de personnalité ou de repérer de « facteurs » significatifs.12 L’aspect clinique de ces tests tient dans le fait que c’est le sujet lui-même qui évalue comment il vit tel ou tel phénomène ou situation (on parle parfois d’ « auto-questionnaires »). Ceci, toutefois, dans la limite d’une série d’items prédéfinie et immuable, et d’une analyse des résultats qui ne prend pas (ou peu) en compte les effets (émotionnels, affectifs, représentationnels) de ces items et/ou de leur succession, sur le sujet. Certaines de ces échelles d’autoévaluation peuvent être utilisées à plusieurs reprises avec le même sujet, par exemple au cours d’une prise en charge thérapeutique ou éducative, afin d’étudier avec le sujet comment, et dans quel domaine de sa personnalité ou de sa conduite, il repère du changement pour lui. b) les échelles cliniques d’hétéro-évaluation (« échelles » ou « inventaires ») sont des instruments d’appréciation introduisant le jugement du psychologue dans le processus d’évaluation. Le praticien peut demander au sujet des précisions ou des développements sur certaines réponses, et ainsi en approfondir l’information ou clarifier d’éventuelles contradictions.13 Bien que le sujet soit soumis à une série d’items précis et programmés, on se rapproche ici de la situation de l’entretien clinique semi-directif, ou de la situation de test projectif lorsqu’on procède à une « enquête » ou à un commentaire-entretien après les réponses « spontanées » du sujet et à partir de celles-ci. Les méthodes projectives (ou « tests projectifs de personnalité ») procèdent, elles aussi, par un stimulus standardisé, et peuvent intégrer dans l’analyse et l’interprétation des données recueillies une partie de quantification de ces données et une confrontation de celles-ci à des normes fréquentielles établies auprès de populations-types (ex. : le psychogramme dans l’épreuve de Rorschach ; ou le nombre de pièces occupant les différentes « zones » du plateau dans le test du Village selon la méthode de Mireille Monod). Toutefois, ces aspects quantitatifs ne sont pas les plus déterminants dans l’évaluation. En effet, d’un point de vue strictement quantitatif et dans une perspective normative psychométrique, ces données quantitatives sont difficiles à standardiser en raison de la diversité de réponses possibles que ces tests laissent au sujet (voir ci-après, chap. IV). En revanche, et lorsqu’ils recourent à une quantification des données, les tests projectifs permettent de faire apparaître des rapports (proportions) ou des constellations, pour ainsi dire « internes », propres au sujet, entre les indices cotés14 ; et d’établir ainsi l’évaluation d’organisations psychologiques ou personnologiques singulières. En ce sens, les méthodes projectives constituent les instruments d’évaluation psychologique les plus proches d’une méthode clinique. Ils se présentent avant tout comme des instruments - Exemples : l’Inventaire de personnalité d’Eysenck (1968) ; l’Inventaire multiphasique de personnalité du Minnesota (MMPI, version abrégée dite Minimult, 1991) ; l’Inventaire de dépression de Beck (1979) ; l’Echelle d’affirmation de soi de Rathus (1973) ; l’Inventaire d’estime de soi de Coopersmith (1984) ; etc. 13 - Exemples : les méthodes d’entretien diagnostique structuré ; l’entretien individuel de type situationnel ; l’Inventaire d’événements de vie de Paykel (1997) ; l’Echelle d’évaluation de la dépression de Montgomery et Asberg (MADRS, 1979) ; etc. 14 - Dans l’épreuve de Rorschach, par exemple, les indices du psychogramme, qui sont tous des pourcentages, et non des « masses », des quantités ; ou dans le PFT (test de frustration) de Rosenzweig, le calcul des « tendances » selon un même raisonnement par proportions. 12 Licence 2 : Psychologie clinique et projective – cours C. Bouchard 14 idiographiques15 (voir Annexe 4), au risque d’une analyse des données principalement qualitative, parfois peu systématisée. II. GÉNÉALOGIE DE LA MÉTHODE CLINIQUE EN PSYCHOLOGIE 16 1. L’héritage médical 1.1. La notion de clinique nous vient de la médecine, ou plutôt de la médecine telle qu’elle s’est constituée, à partir de la fin du XVIIIème siècle et surtout au cours du XIXème, comme médecine biologique ou « biomédecine ». Le développement des connaissances anatomiques puis physiologiques (fonctionnelles) du corps humain ont modifié les pratiques médicales en accordant plus d’importance à un examen attentif au corps du « malade » en une enquête systématique par questions et réponses, de préférence auprès du malade lui-même, sur l’histoire de sa maladie. C’est l’origine de l’auscultation et de l’anamnèse. Le philosophe Michel Foucault, dans son ouvrage Naissance de la clinique. Une archéologie du regard médical (1963), a montré combien, sous l’influence de la référence biologique, l’examen médical est devenu plus sensoriel pour le travail de la consultation et davantage relationnel par la nécessité de parler avec le malade et non plus seulement avec un témoin de la maladie. La médecine « à distance » n’est désormais plus possible, ou du moins est considérée comme aléatoire. D’où une médecine plus fine dans la recherche et l’identification d’indices symptomatiques et plus « individualisante » quant au travail diagnostique et à la surveillance de l’évolution de la maladie. Conduite à davantage travailler « au cas par cas », la pratique médicale devient ainsi clinique, au sens où elle s’exerce au plus près du corps du malade (au chevet du lit du malade, comme l’indique l’étymologie grecque klinê, « lit ») et de sa personne en tant que « sujet » acteur de sa maladie. 1.2. Dans le sillage de la psychopathologie psychiatrique, quelques psychologues vont développer à la fin du XIXème s. et au début du XXème, une première « psychologie clinique » entendue à la fois comme l’application de théories psychologiques (à l’époque principalement philosophiques et très centrées sur la notion de conscience et l’étude des états de conscience, et aussi sur la psychologie des émotions) et comme application de ces théories à l’observation et à l’interprétation des troubles mentaux. Cette psychologie clinique (en tant que discipline) se définit comme essentiellement médicale (= au service de la médecine et subordonnée au soin médical). C’est par exemple le choix du français Pierre Janet (1859-1947) qui, à travers de nombreuses études de psychopathologie, va développer des descriptions et interprétations psychologiques de divers troubles mentaux ou processus psychopathologiques, dont « l’automatisme mental » (1899) et la psychasthénie (1903). Dans le même temps, Janet inscrit également sa méthodologie dans une inspiration expérimentaliste appliquée à ces études (voir par ex. le titre de son ouvrage : L’Étude expérimentale et comparée des conditions de la conscience, 1903-1904). - Du grec ancien idios (ἴδιος) : « propre, particulier », comme dans le mot français idiome, qui désigne une langue particulière, propre à une région par exemple. Autres exemples en français : idiot, idiotisme, idiopathie, idiosyncrasie, idoine. 16 - On trouvera en Annexe 1 un tableau récapitulatif de l’analyse ici présentée. 15 Licence 2 : Psychologie clinique et projective – cours C. Bouchard 15 2. La psychologie des tests et de la recherche expérimentale Une autre source majeure de la démarche clinique en psychologie est la méthode des tests et la question de l’expérimentation scientifique en psychologie. 2.1. L’œuvre d’Alfred Binet (1857-1911) est par un questionnement théorique et méthodologique majeur : la suggestibilité, et par l’anticipation d’une psychologie pratique appliquée à l’éducation (orientation scolaire au moyen d’une méthode de tests, l’Echelle métrique de l’intelligence publiée en 1905) et à la justice (psychologie du témoignage : La Science du témoignage, 1905). Dans sa construction et sa conception de la première échelle métrique d’intelligence, comme dans son esquisse d’une psychologie du jugement et du témoignage, Binet cherche à fonder une « psychologie individuelle » (selon sa propre expression), qui témoigne d’une méthodologie clinique, différentielle, faisant ressortir les caractéristiques qualitatives, personnelles, des phénomènes qu’il expérimente. 2.2. Jean Piaget (1896-1980) et la « méthode clinique » dans l’étude expérimentale du développement de l’enfant (La représentation du monde chez l’enfant, 1926, éd. révisée 1947, p. 15-16). Là encore, il s’agit avant tout d’une question de méthodologie, en l’occurrence face au problème de l’écart entre psychisme adulte et psychisme enfantin. L’entretien de recherche par lequel Piaget opère, à l’époque, son exploration du psychisme enfantin n’est pas préétabli afin d’éviter tout a priori de l’adulte (adultocentrisme) sur la pensée de l’enfant interrogé. Les questions posées sont improvisées et ajustées en fonction et au fur et mesure des réponses de l’enfant au problème général qui lui est posé au départ (par exemple : qu’est-ce que le soleil ?). (Voir : document en Annexe 2) 2.3. La psychologie des tests et le diagnostic progressif : les pionniers de l’examen par tests (André Rey, Daniel Lagache, René Zazzo) ont préconisé d’appliquer la démarche expérimentale hypothético-déductive pour construire et adapter l’examen psychologique en fonction des interrogations que le psychologue est amené à élaborer au fur et à mesure de son investigation. D’où la notion de diagnostic progressif, dont la démarche s’apparente à celle pratiquée, en recherche, par Jean Piaget – mais ici dans l’objectif d’un examen psychologique personnalisé, construit « au cas par cas », donc de manière clinique. « L’humanité de l’objet le spécifie moins que l’attitude méthodologique : envisager la conduite dans sa perspective propre, relever aussi fidèlement que possible les manières d’être et de réagir d’un être humain concret, complet, aux prises avec une situation, chercher à en établir le sens, la structure et la genèse, déceler les conflits qui la motivent et les démarches qui tendent à résoudre ces conflits, tel est en résumé le programme de la psychologie clinique. » (D. Lagache, 1949) 3. Le paradigme psychanalytique 3.1. La découverte de la relation clinique et de ses effets dans l’observation et la compréhension psychologique a surtout été déterminée par la controverse sur la sémiologie de l’hystérie entre les médecins aliénistes français H. Bernheim et J.M. Charcot à la fin du XIXème siècle, et par les conséquences pratiques de cette fameuse polémique sur Licence 2 : Psychologie clinique et projective – cours C. Bouchard 16 l’invention psychothérapeutique freudienne (prise en compte du « transfert » dans la cure et utilisation technique de celui-ci dans le travail thérapeutique). Rappel : « (La psychanalyse est une) discipline fondée par Freud et dans laquelle, avec lui, on peut distinguer trois niveaux : « A) Une méthode d’investigation consistant essentiellement dans la mise en évidence de la signification inconsciente des paroles, des actions, des productions imaginaires (rêves, fantasmes, délires) d’un sujet. Cette méthode se fonde principalement sur les libres associations du sujet qui sont le garant de la validité de l’interprétation. L’interprétation psychanalytique peut s’étendre à des productions humaines pour lesquelles on ne dispose pas de libres associations « B) Une méthode psychothérapique fondée sur cette investigation et spécifiée par l’interprétation contrôlée de la résistance, du transfert et du désir. À ce sens se rattache l’emploi de psychanalyse comme synonyme de cure psychanalytique ; exemple : entreprendre une psychanalyse (ou une analyse). « C) Un ensemble de théories psychologiques et psychopathologiques [appelé par Freud : “métapsychologie”] où sont systématisées les données apportées par la méthode psychanalytique d’investigation et de traitement. » (J. Laplanche et J.B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, p. 350-351.) 3.2. Même si certains d’entre eux ont été sensibles et attentifs au problème de l’influence et de la suggestion dans l’observation psychologique (notamment Binet et Piaget), tous les psychologues que nous venons de citer ne mettent pas vraiment en avant le rôle de la relation observateur / observé dans leur méthode et n’intègre pas les caractéristiques (personnelles, affectives, situationnelles) de cette relation dans ce qui est observé. C’est à la psychanalyse freudienne, et dans le cadre de la psychothérapie (en l’occurrence, la cure psychanalytique), que cette dimension, sa régulation et son intégration dans l’interprétation psychologique est pleinement reconnue. En inventant une pratique (thérapeutique) « sous transfert », Freud situe clairement la démarche clinique comme une approche qui, parce qu’elle est « individualisante » et qu’elle s’opère dans (et par) une interaction proche avec l’observé, ne peut faire abstraction de l’observateur lui-même et doit donc l’inclure dans l’observé. Grâce à l’invention de la relation de cure psychanalytique et au concept de transfert,17 le psychologue développe la démarche clinique en une situation d’observation centrée sur un « cas » singulier, mais aussi dans une relation singulière impliquant le psychologue lui-même. Du coup, cela redéfinit la position clinique, d’un point de vue - L’expression française « contre-transfert » est équivoque et conduite souvent à confondre « transfert négatif » et « transfert du clinicien ». Le « contre-transfert » est bien, et quelle qu’en soit la teneur, le transfert du psychologue en situation de relation clinique (pratique ou de recherche). Comme déjà brièvement mentionné (voir supra point II.2.2.1), le « transfert » n’est pas un phénomène relationnel et communicationnel propre à la relation psychanalytique. Le transfert est inhérent à toute relation humaine, dans la mesure où nous nous adressons toujours à l’autre tel que nous nous le représentons. Autrement dit, nous communiquons en nous trompant toujours d’interlocuteur et dans un « ratage » permanent de la rencontre et de l’échange. La méthode psychanalytique, dans le cadre de la cure, n’a fait qu’exacerber (règle d’abstinence, névrose de transfert) et se saisir de ce phénomène ordinaire pour l’utiliser (interprétation du transfert) comme l’un des moyens pour faciliter l’émergence et l’analyse de certaines des motions pulsionnelles « inconscientes » du patient mais aussi de sa demande. 17 Licence 2 : Psychologie clinique et projective – cours C. Bouchard 17 méthodologique, comme une position double d’observateur (ou d’intervenant) impliqué dans la relation clinique en même temps qu’il doit prendre en compte les effets de cette implication dans ce qu’il observe. On retrouve la même nécessité théorique et pratique dans toute pratique clinique, que ce soit en examen psychologique, en relation d’aide ou de psychothérapie ou en situation de recherche. Par exemple en thérapie familiale systémique, le ou les intervenant-s considèrent que, durant la thérapie, ils font partie du « système » familial en cause et travaillent en conséquence. Voir aussi la réflexion de Georges Devereux (psychanalyste et l’un des pionniers de l’un des pionniers de l’anthropologie sociale psychanalytique, 1908-1985) sur l’observation et la contre-observation, celle-ci étant l’observation de l’observateur par l’observé (Devereux, 1967). L’idée est que l’observé étant un humain comme l’observateur, qu’il est donc également capable d’observation et qu’il réagit à l’observateur en fonction de sa propre observation ou contre-observation. D’où l’argument méthodologique de prendre en compte cette « contre-observation » dans une vision complexe de ce qui globalement observé, avec – remarquons-le au passage – une autre définition possible du « transfert » freudien classiquement défini comme déplacement et projection de figures fondamentales d’identification sur le thérapeute. 4. L’apport de la phénoménologie et de la psychologie existentielle 4.1. Qu’est que la phénoménologie ? Les deux grands philosophes fondateurs de la phénoménologie moderne, au 20ème siècle, sont Edmund Husserl (1859-1938) et Martin Heidegger (1889-1976).18 Pour Edmund Husserl, la phénoménologie prend pour point de départ l’expérience en tant qu’intuition sensible des phénomènes afin d’essayer d’en extraire les dispositions essentielles des expériences ainsi que l’essence de ce dont on fait l’expérience. La phénoménologie est la science des phénomènes, c’est-à-dire la science du sujet (le terme est entré en psychologie par la phénoménologie) et de ses vécus subjectifs par opposition aux objets du monde extérieur. La phénoménologie husserlienne se veut également une science philosophique, c’est-à-dire universelle. Pour Martin Heidegger la vision phénoménologique d’un monde d’êtres doit être orientée vers l’appréhension de l’Être en tant qu’être, comme une introduction à l’ontologie (= l’étude de l’être en tant qu’être, c’est-à-dire l’étude des propriétés générales de tout ce qui est) mais qui reste pour Heidegger une ontologie critique face à la métaphysique.19 C’est la phénoménologie existentielle, qui donnera naissance à la - On prendra soin de ne pas assimiler l’approche phénoménologique et la description phénoménale, au contraire d’une erreur courante. La méthode phénoménologique procède par une réduction compréhensive ou épochè) de l’essentiel des vecteurs existentiels et des axiomes (valeurs subjectives signifiantes) d’un sujet donné ; c’est le résultat d’un travail d’extractionabstraction interprétative à partir de l’étude fine d’un champ de l’expérience subjective, par exemple le Temps et de ses divers aspects. Alors que le niveau phénoménal est simplement descriptif et non (ou peu) interprétatif. 19 - La métaphysique est la partie de la philosophie qui étudie les principes de la réalité au-delà de toute science particulière. Elle a aussi pour objet d’expliquer la nature ultime de l’être, du monde, de l’univers et de notre interaction en tant qu’humain avec cet univers. L’ontologie est une partie importante de la métaphysique ; elle étudie les types de choses qu’il y a dans le monde et quelles relations ces choses entretiennent les unes avec les autres. Le métaphysicien 18 Licence 2 : Psychologie clinique et projective – cours C. Bouchard 18 philosophie existentialiste et à la psychologie existentielle [ou existentialiste], notamment en France avec Jean-Paul Sartre. 4.2. En psychopathologie, la première application des idées de Heidegger sera l’œuvre du philosophe et psychologue allemand Karl Jaspers. On peut également citer en France l’œuvre psychiatrique et psychopathologique d’Eugène Minkowski et les études d’Arthur Tatossian sur les psychoses, et en Suisse les travaux de Roland Kuhn. La phénoménologie a influencé non seulement la psychiatrie et la psychologie, mais aussi la psychanalyse (Ludwig Binswanger), en particulier en apportant de nouvelles considérations sur l’objet d’une clinique psychologique, et donc sur la méthode que celui-ci oblige. En psychologie clinique, et dans le souci de tempérer les influences psychanalytiques présentes dans l’œuvre de Daniel Lagache, son successeur à la Chaire de Psychologie de la Sorbonne en 1955, Juliette Favez-Boutonier, a repris certaines idées fortes de la phénoménologie (déjà présente comme autre source majeure de l’œuvre psychologique et psychopathologique de Lagache), notamment les notions de situation existentielle et de vécu. À cette influence, s’associe également la marque du philosophe français Georges Politzer (1903-1942). Contemporain de Lagache (et l’une des sources de référence de celui-ci), Politzer a en effet développé l’idée d’une « psychologie concrète » mettant l’accent sur la dimension du « drame humain ». Il souligne l’importance de la rencontre du sujet en situation, ayant « pour objets les événements humains dont l’homme seul peut être le sujet ». Politzer réintroduisait ainsi la subjectivité dans le champ social, puisque le psychologue devait, selon lui, « s’habituer à considérer l’homme qui travaille et non le muscle qui se contracte ». Dans son Cours de psychologie clinique (1959), Juliette Favez-Boutonier, proposera une perspective phénoménologique permettant de comprendre et de donner un sens aux événements de la vie d’un sujet. Elle souligne l’importance des notions de subjectivité et d’intersubjectivité. Dans la rencontre avec un sujet, « il faut tenir compte de tout ce qui intervient dans l’existence du sujet en tant que sujet. C’est-à-dire que tout ce qui est subjectif au sens habituel du mot (tout ce que le sujet pense, tout ce qu’il sent, tout ce qu’il éprouve, toutes les expériences qu’il peut faire dans sa vie), tout cela a sa place dans la connaissance que nous cherchons à en avoir. Lorsque le sujet est pris en considération, il n’y a aucune raison de laisser échapper de lui quoi que ce soit, et il nous apparaît alors comme un sujet, j’allais dire pur, un sujet en tout cas dans lequel tout ce qui est subjectif a une valeur. » Mais pour Favez-Boutonier, « ce qui constitue l’essentiel de l’expérience du sujet, c’est de se trouver en relation avec autrui, car il n’y a pas de sujet qui ne se découvre dans la relation qu’il soutient avec les autres. (…) Ce n’est que dans sa relation avec d’autres sujets que le sujet se saisit comme sujet ; ainsi, la subjectivité n’a pas de sens en dehors de l’intersubjectivité ». 5. Le paradigme projectif (première approche) 5.1. Les méthodes projectives sont issues de la psychologie des tests. Il est de coutume de référer les méthodes projectives (appelées aussi « tests projectifs de personnalité » ou « techniques projectives »), à de la projection, pour désigner le mécanisme supposé à l’œuvre dans la réponse du sujet soumis à ces tests, et par conséquent le principe méthodologique général par lequel fonctionneraient ces tests. En essaie également de clarifier les notions par lesquelles les gens comprennent le monde : l’existence, l’objet, la propriété (d’une chose), l’existence de Dieu, l’espace, le temps, la causalité, la possibilité. Licence 2 : Psychologie clinique et projective – cours C. Bouchard 19 France, ce fut la position principalement défendue au début des années 1960 par Didier Anzieu20, dans une acception du terme « projection » par lequel il inscrivait délibérément les méthodes projectives dans le champ d’une psychologie psychanalytique (Anzieu, Chabert, 1992). Or, comme nous avons déjà commencé à l’évoquer, on pourrait dire que ce « transfert » des méthodes projectives au champ psychanalytique est le résultat d’un double abus : ● Le premier tient au fait que la notion même de méthodes projectives a été proposée par le psychologue américain Lawrence K. Frank en 1939, dans un article intitulé Projective Methods for the Study of Personality, pour réunir dans un même ensemble des méthodes de tests en réalité très différentes les unes des autres, et qui existaient déjà avant cette dénomination. Pour ne citer que les plus connues : - l’épreuve d’interprétation de formes fortuites de Hermann Rorschach (plus connu sous le nom de « test de Rorschach ») a été publiée en 1921 ; - le Thematic Apperception Test (Test d’Aperception Thématique) ou TAT de Henry Murray et Christiana Morgan en 1935 ; - le Picture Frustration Test (PFT) ou Test de Frustration de Saül Rosenzweig en 1938 ; - les premiers travaux sur la valeur diagnostique et thérapeutique du jeu datent des années 1920-30 (en Autriche, Melanie Klein ; en France, Sophie Morgenstern et Françoise Dolto ; en Grande-Bretagne, Margaret Lowenfeld) ; - quant aux premières études sur l’utilisation psychologique du dessin et de l’art, elles remontent aux années 1910 (Hermann Rorschach, entre autres, y a contribué dans le traitement psychiatrique des patients reçus dans les diverses cliniques dont il fut médecin-directeur en Suisse alémanique). La notion de méthode projective est donc un effet d’après-coup, fédérateur de méthodes de tests qui ne s’étaient jamais élaborées elles-mêmes sur la base du concept de projection, mais sur d’autres notions comme celles d’expression, d’interprétation, de symbolisation, ou d’aperception. ● Le second abus repose sur le fait que le concept de projection a été introduit en psychologie par un emprunt à la psychanalyse (au détriment de son sens psychologique - On doit au psychanalyste Didier Anzieu (1923-1999) le premier enseignement universitaire des méthodes projectives dans les études de psychologie à l’Université de Strasbourg, avant sa nomination et la poursuite de cet enseignement à La Sorbonne en 1960. C’est également à D. Anzieu que nous devons le premier manuel général sur les méthodes projectives publié en français, en 1961, sous le titre Les Méthodes projectives, plusieurs fois actualisé depuis cette date, avec le concours de Catherine Chabert depuis la 7ème édition publiée en 1983. Avant cette intégration universitaire et en Psychologie, les méthodes projectives étaient enseignées sous la forme de séminaires privés et principalement à des psychiatres et entre psychiatres. Nina Rausch de Traubenberg, qui travailla aux États-Unis dans les années 1950 auprès de psychologues spécialisés en psychologie projective, fut l’une des premières psychologues à enseigner les méthodes projectives à des psychiatres mais aussi à des psychologues sous forme de séminaires privés ou universitaires à Paris et en province, au début des années 1960. Dans l’Ouest et vers la même époque, c’est le Pr Roger Mucchielli (médecin militaire, psychiatre, philosophe et psychologue, nommé à la Faculté des Lettres de l’Université de Rennes – aujourd’hui Université Rennes 2 – en 1958) qui introduisit en Psychologie des enseignements et dirigea des recherches sur les méthodes projectives à la Faculté des Lettres de Rennes et à Nantes. 20 Licence 2 : Psychologie clinique et projective – cours C. Bouchard 20 plus large), et que cela a pu donner l’illusion que les méthodes projectives étaient issues de la pensée psychanalytique – voir Annexe 4. Or, là encore, il faut constater que la plupart des grands tests projectifs ne sont pas nés d’une démarche psychanalytique. Sauf peut-être le TAT et le PFT, et encore à titre d’emprunts partiels, les « tests projectifs » ne se proposent aucunement d’opérationnaliser une démarche psychanalytique qui, par ailleurs, a développé ses propres principes et techniques, et qui n’a pas besoin de « tests » pour cela. C’est donc au prix d’une double réduction que les méthodes de tests dits « projectifs » ont été parfois, notamment en France, assimilées au champ psychanalytique. On peut y voir un avatar du rapprochement ambigu de la psychologie clinique « à la française » et de la psychanalyse initié par Lagache. Et ceci, à la faveur de l’ambiguïté du concept de projection chez Freud lui-même, puisque le même terme peut désigner un phénomène psychologique général et normal, et un mécanisme de défense éventuellement pathologique (voir Laplanche & Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, article Projection). En résumé : La situation française en matière de psychologie projective s’avère ainsi assez ambiguë, et apparemment contradictoire, puisque : - si les méthodes projectives sont, pour l’essentiel, non issues de la pensée psychanalytique stricto sensu… - la plupart des cliniciens les utilisant dans leur pratique ou dans leurs recherches, en interprètent les données recueillies en fonction d’une herméneutique largement inspirée des principes psychodynamiques21 psychanalytiques. Il y a là une collusion historique, conjoncturelle, en particulier très marquée dans les pays de tradition latine (France, Belgique francophone, Suisse romande, pays hispaniques), entre une conception de la « psychologie clinique » fortement imprégnée de pensée psychanalytique et des méthodes de test de personnalité qui y sont rapportées quand bien même elles n’en émanent pas essentiellement. - Bon nombre de théories psychologiques relèvent de conceptions psychodynamiques (du grec dynamis : « force »). Cela veut simplement dire que ces théories conçoivent généralement le fait psychique comme la résultante de forces et de tensions entre forces, ces forces pouvant être soit intrapsychiques, soit relever d’interactions entre l’individu et son milieu. La notion de dynamique psychique ou de psychodynamique s’oppose à une approche descriptive, « statique », qui réduirait les phénomènes psychiques à un ensemble de facteurs isolés et plus ou moins fixés. Comme exemples de psychologies dynamiques, on peut citer : la dynamique des groupes, la psychanalyse, la systémique. L’approche psychanalytique défend l’idée que les conduites individuelles sont essentiellement l’effet de conflits intrapsychiques entre des niveaux différents de fonctionnement (conscient / préconscient / inconscient, Ça / Moi / Surmoi) et se présentent comme un équilibre instable, plus ou moins susceptible de se défaire et de produire alors des symptômes. Pour l’approche systémique, les conduites individuelles ou groupales sont relatives à l’ensemble dynamique (système) dont elles font partie et dont elles contribuent à maintenir l’équilibre interne (homéostasie) et externe (relations intersystèmes). Lorsque le système ne peut plus maintenir cet équilibre, ni le modifier, surgissent des conduites apparemment aberrantes mais qui visent en fait à ramener le système à son équilibre antérieur. 21 Licence 2 : Psychologie clinique et projective – cours C. Bouchard 21 5.2. Notre approche de ces méthodes sera différente. Elle consistera à dire d’abord que les méthodes projectives constituent en psychologie un ensemble hétérogène de méthodes d’observation psychologique, dont la caractéristique commune est de répondre aux principes méthodologique d’une démarche clinique. C’est ce que préconisait d’ailleurs Daniel Lagache dans les textes fondateurs de la psychologie clinique académique qu’il publia entre 1942 et 1956. Lagache y mentionne à plusieurs reprises les tests projectifs parmi les « techniques psychologiques qui s’appliquent à l’étude des cas individuels » (Lagache, 1949, p. 165). Il ne les désigne cependant pas par l’appellation de « tests projectifs » ou de « méthodes projectives » ; il les appelle tests cliniques ou épreuves cliniques (cette seconde désignation étant empruntée au psychologue Henri Piéron), par différence avec les « tests psychométriques ». Ce n’est qu’un peu plus tard, dans ses écrits des années 1950, que Lagache parlera de « tests projectifs de personnalité ». En poussant plus loin encore la proposition de Lagache, nous pourrions ajouter que les tests projectifs constituent l’un des grands modèles méthodologiques d’une démarche clinique en psychologie. Nous pouvons considérer, en effet, et à l’issue de notre enquête sur la « généalogie » de la méthode clinique en psychologie, qu’il existe plusieurs voies possibles et différentes pour réaliser l’option épistémologique d’une « psychologie des cas individuels ». L’emploi clinique des tests préconisé par D. Lagache pour l’examen psychologique en est l’une des formes typiques (Lagache, 1942, 1949) ; mais aussi la « méthode clinique » de Piaget (1926) pour l’investigation de recherche ; ou encore la méthode psychanalytique (Freud, trad. fr., 1953). Les tests dits projectifs en constituent une autre modalité, caractérisée par le fait qu’elle est une clinique « armée » (instrumentée), qui procède essentiellement par des situations d’interprétation (ou d’auto-référence). Après un tour d’horizon des principales méthodes projectives (ci-après chap. III), nous développerons plus précisément cette définition (chap. IV). III. PANORAMA DES MÉTHODES PROJECTIVES Nous présenterons ici brièvement les principaux « tests projectifs de personnalité » ou méthodes projectives22 : - le test de Rorschach le Thematic Apperception Test (TAT) et les épreuves projectives thématiques le test du Village les épreuves projectives de dessin le Test d’Intégration Différentielle des Conflits (TIDC). 1. Le test de Rorschach Publié en 1921 par le psychiatre suisse de langue allemande Hermann Rorschach (1884-1922), le Test d’interprétation de formes fortuites (plus connu sous le nom de « test de Rorschach » ou « test des taches d’encre ») est issu des recherches de son auteur sur 22 - Pour un aperçu du matériel des méthodes ici présentées, voir le diaporama n° 1 du cours. Licence 2 : Psychologie clinique et projective – cours C. Bouchard 22 les hallucinations-réflexes et sur les sensations de mouvement dans les rêves. Pour expérimenter ces phénomènes, Rorschach reprend un dispositif déjà utilisé en psychologie comme test d’étude de l’imagination : des taches d’encre réalisées de façon aléatoire, et proposées à l’interprétation du sujet en situation d’examen psychologique. Les taches présentent comme seul point commun, et comme repère stable pour le sujet, un axe de symétrie vertical, analogue à la verticalité et à l’organisation bilatérale du corps humain. L’originalité de la méthode est que Rorschach utilise ce dispositif non pour étudier l’imagination, mais comme épreuve de structuration perceptive. Rorschach suppose que les réponses à son test sont produites par la sollicitation, chez le sujet, d’engrammes (imagessouvenirs non conscientes) contribuant, par association d’idées (théorie associationniste), à attribuer une signification à ce matériel (stimulus) non figuratif. Consignes matérielles. Après de nombreux essais cliniques et en raison de contraintes techniques d’imprimerie pour reproduire et publier son matériel de test, Hermann Rorschach retient seulement 10 taches d’encre, qu’il range en une série standard de « planches » numérotées de I à X (en chiffres romains). La moitié des planches est en noir ou en gris (pl. I, IV, V, VI, VII) ; deux sont rouge et noire (pl. II et III) ; les trois dernières sont entièrement en couleur et sont parfois dites « planches pastel » en raison de la tonalité plutôt claire des couleurs (pl. VIII, IX, X). Consignes verbales et déroulement de la séance. Une fois annoncé au sujet qu’on va lui montrer, l’une après l’autre, des « images » sans signification précise, on lui présente la pl. I en lui demandant : « Qu’est-ce que cela pourrait être pour vous ? ». Le sujet a tout le temps pour répondre (le clinicien peut éventuellement chronométrer le « temps de latence » du sujet avant sa première réponse cotable et le temps global de sa réponse) ; il peut donner plusieurs réponses pour une même planche, s’il le souhaite. Bien que la consigne initiale ne le signifie pas nécessairement, on laissera également le sujet manipuler la planche à sa guise (prise de la planche en main ou non, rotations de la planche à partir de la position initiale, toucher la planche…). La séance de test se déroule en deux temps : - la première partie (dite « réponses spontanées ») consiste à présenter au sujet les 10 planches l’une après l’autre, dans l’ordre et l’orientation prévus, en suivant le rythme du sujet. Le psychologue se contente d’observer et de noter par écrit, intégralement, le discours du sujet, ainsi que son comportement (gestes, attitudes, mimiques, questions au psychologue) au cours de la séance. Le psychologue note aussi ses propres interventions, le cas échéant (principalement : rappels éventuels de la consigne, soutien du travail interprétatif du sujet, relances peu directives). - la seconde partie (dite « enquête ») est plus interactive et se déroule comme un entretien semi-directif d’explicitation, par le sujet, des réponses qu’il a données dans la première partie du test et que le psychologue lui rappelle systématiquement à partir de ses notes écrites, en reprenant avec le sujet les 10 planches l’une après l’autre. L’objectif premier de l’enquête est de repérer et de vérifier avec le sujet comment il a « vu » les interprétations qu’il a données – ceci par anticipation, pour le psychologue, du travail de cotation ultérieur des réponses, en prenant soin toutefois de ne pas suggérer au sujet les critères de cette cotation. Lors de cette « enquête », le sujet est libre d’apporter des précisions supplémentaires à ses réponses, voire de donner des réponses inédites, dites « réponses nouvelles ». On peut compléter ces deux temps (étroitement liés et donc indispensables) de la séance de test par un troisième, facultatif, dit « épreuve des choix ». En remettant au sujet l’ensemble des 10 planches, on lui demande de choisir celle(s) qu’il aime le moins et celle(s) qu’il aime le mieux, puis d’expliquer ses choix, en commençant par les négatifs afin Licence 2 : Psychologie clinique et projective – cours C. Bouchard 23 de terminer par les positifs. L’épreuve des choix apporte des éléments supplémentaires d’observation aux réponses premières et aux commentaires de l’enquête ; c’est aussi proposer, au sujet, une forme de synthèse et de conclusion de la « séance Rorschach ». Traitement des données : cotation et interprétation. Hors séance, le psychologue procède à l’interprétation des réponses, selon la progression suivante : a) cotation des réponses du sujet ; b) établissement du psychogramme à partir de ces cotations ; c) interprétation du psychogramme ; d) affinement et développement de cette interprétation par l’étude du discours du sujet (= énonciation de ses réponses au test) ; e) synthèse des résultats, conclusion diagnostique et pronostique. a) la cotation n’est pas une simple opération de codage des réponses du sujet, c’est déjà un travail interprétatif de ces réponses par le psychologue, selon un système d’analyse mis au point par Hermann Rorschach, en fonction de trois types de critère : - la localisation (ou appréhension)23 : où le sujet a-t-il vu ce qu’il dit avoir vu dans chacune des taches d’encre ? Deux possibilités principales se présentent : soit il a pris en compte l’ensemble de la tache (réponse globale, cotée G), soit il n’en a traité qu’une partie (réponse de détail, cotée D). Rorschach a défini plusieurs types de réponses G et de réponses D. - la détermination perceptive (ou déterminant) : quel(s) aspect(s) perceptif(s) suscité(s) par la tache a/ont déterminé la réponse du sujet ? Rorschach a d’abord observé trois possibilités : la forme (cotée F), la couleur (C), le mouvement (K, comme « kinesthésie » ou sensation de mouvement). Plus tard, il a remarqué des réponses liées à l’aspect plus ou moins sombre des taches ou à la non-homogénéité de leur surface ; ces déterminants ont été respectivement dénommés « clair-obscur » (cotation Clob) et « estompage » (cotation E). - le contenu : qu’est-ce que le sujet a vu dans les taches d’encre ? Hermann Rorschach a surtout attaché de l’importance aux contenus humains (H) et animaux (A), plus significatifs selon lui du rapport du sujet au monde vivant, et surtout plus susceptibles de réponses kinesthésiques (objectif expérimental premier du test). D’autres catégories de contenu sont apparues empiriquement : objet (Obj), botanique (Bot), anatomie (Anat), architecture (Arch), paysage (Pays), etc. b) le psychogramme est un récapitulatif des cotations, selon les trois registres de critères de la cotation (appréhension, déterminant, contenu), et sous la forme non d’une sommation des cotations (quantités) mais de rapports de ces diverses cotations entre elles (pourcentages). Pour la localisation par exemple, on ne se contentera pas de comptabiliser le nombre de cotations G ou D en leurs diverses variantes ; on établira la proportion de ces localisations entre elles dans l’ensemble des réponses du sujet, pour saisir son mode d’appréhension personnel. De même pour les déterminants (F %, F+ %, rapport K/C) et pour les contenus (H %, A%). Rorschach introduit ainsi une analyse des réponses à son test rapportée, non à une norme de population représentative (bien que de nombreux auteurs, à commencer par Rorschach lui-même par la notion de « réponse banale » ou « originale », ait tenté d’établir des moyennes - Il s’agit ici uniquement d’appréhension perceptive (appréhender = « prendre, saisir »), sans aucune connotation a priori émotionnelle ou affective – à la différence de ce qu’implique fréquemment l’usage familier contemporain du mot « appréhension », dans le sens d’une attente plus ou moins anxieuse. 23 Licence 2 : Psychologie clinique et projective – cours C. Bouchard 24 de référence), mais à l’ensemble des réponses du sujet lui-même et à leur distribution propre selon les critères d’analyse de la cotation. c) par sur- ou sous-représentation de certains critères dans les réponses du sujet, et par les proportions qu’il permet d’établir, le psychogramme attire déjà l’attention du psychologue sur divers indices caractérisant globalement les réponses du sujet, et permet d’élaborer de premières hypothèses interprétatives générales. Ex. : que peut signifier un mode d’appréhension fortement dominé par des localisations de type G ? quelle est la qualité de ces localisations (rapport percept/concept du point de vue du déterminant F : F+%) ? de quelles types de réponse globale s’agit-il (simples, combinées, « contaminées », « confabulées ») ? quelle pourrait être leur fonction psychique pour le sujet ? à quelle(s) planche(s) y a-t-il eu, en minorité, des réponses de détail (D) ? etc. d) si elle apporte déjà au psychologue des informations intéressantes pour une vue d’ensemble des réponses du sujet et une interprétation possible de cellesci, elle gagne à prendre aussi en compte leurs caractéristiques discursives (déroulement et enchaînement des réponses au fur et à mesure du test, forme énonciative, aspects comportementaux…). Cette dernière étape de l’analyse et de l’interprétation des réponses nécessite, pour le psychologue, de revenir au détail de l’observation qu’il a enregistrée par écrit lors de la séance de test. Bien entendu, tout ce travail interprétatif, du psychogramme comme du discours du sujet, s’appuie sur une théorie psychologique de référence (théorie de la personnalité et/ou du psychisme), choisie par le psychologue. e) enfin, comme pour tout test psychologue et plus globalement pour tout examen psychologique, le travail interprétatif du psychologue se termine par une synthèse argumentée et discutée des résultats, dans le sens d’un diagnostic de la situation-problème actuelle du sujet (un diagnostic de personnalité ou de « fonctionnement psychique » ne suffit pas : c’est une situation-problème qui est à comprendre) et d’un pronostic (= en fonction de ce que nous a permis de comprendre le test et dans le cadre plus large d’une évaluation psychologique : que peut-on envisager comme suite éventuelle à donner à la situationproblème actuelle vécue par le sujet ? en s’appuyant sur quelles ressources, potentialités, aptitudes, chez celui-ci et/ou dans son environnement ? en veillant à quelles vulnérabilités ou situations à risque chez lui/pour lui ?...)24. Notes complémentaires : - Il existe d’autres tests projectifs d’interprétation de taches d’encre, dérivés de la méthode de Rorschach : le test de Behn-Rorshach (ou test Be-Ro), le test Z de Zulliger, le test de Holtzman, etc. - La méthode initiale de cotation de Rorschach a été globalement conservée par les divers auteurs ayant travaillé son test, avec parfois quelques apports spécifiques, plus ou moins admis et adoptés par les praticiens du Rorschach. Ex. : le « coefficient Z » de Beck, qui pondère la réponse G selon la structure de la tache - On aura compris que, défini ainsi, le pronostic n’est aucunement une prédiction quant au devenir du sujet, mais un ensemble d’hypothèses expérimentalement fondées (par un examen psychologique systématisé) à visée préventive et/ou pragmatique : face à la situation critique actuelle du sujet, faut-il agir ou non, ou bien l’examen psychologique lui-même et ses conclusions auront-ils déjà un effet suffisant de résolution ? si l’on décide d’une action spécifique, quelle pourrait être cette intervention (forme optimale d’action – thérapeutique, sociale, éducative, judiciaire… –, moyens, stratégie) ? selon quelles précautions pour ne pas mettre davantage en difficulté le sujet et pour s’appuyer au mieux sur ses ressources propres (indications/contre-indications) ? quelles sont ces limites et ces ressources ? etc. 24 Licence 2 : Psychologie clinique et projective – cours C. Bouchard 25 d’encre, différente d’une planche à une autre et diversement favorable à une appréhension perceptive globale. - Il existe plusieurs systèmes d’interprétation du test de Rorschach. A l’extrême, certains vont principalement fonder leur traitement des données à partir de la cotation et du psychogramme (ex. : le Système Intégré de John Exner) ; d’autres vont au contraire se concentrer sur la formulation des réponses du sujet, voire sur les particularités logiques de son discours, en contestant la fiabilité du psychogramme pour le travail interprétatif (ex. : la méthode de Merceron, Rossel et Husain). En France, le système dominant actuel, développé par N. Rausch de Traubenberg puis par C. Chabert, adopte une position moyenne (établissement et interprétation du psychogramme + analyse discursive) entre ces deux extrêmes, et utilise pour l’interprétation du Rorschach un référentiel psychologique psychodynamique, d’inspiration psychanalytique freudo-kleinienne. 2. Le Thematic Apperception Test (TAT) et les épreuves projectives thématiques Le T.A.T. (Thematic Apperception Test ou Test d’Aperception Thématique) est l’autre grand paradigme historique des méthodes projectives. Créé aux Etats-Unis par Henry Murray et Christiana Morgan entre 1935 et 1943, le TAT est d’abord un instrument expérimental de laboratoire, visant à valider une théorie de la personnalité élaborée par Murray. La méthode a été rapidement reprise et adaptée par d’autres auteurs pour être utilisée en situation d’examen psychologique. Consignes matérielles. Comme le test de Rorschach, le TAT utilise des « planches » montrées successivement au sujet, mais qui proposent des images figuratives de signification ambiguë. Ce matériel comprend 31 planches, dont une planche « blanche » (pl. 16, sans image), numérotées de 1 à 20 (en chiffres arabes), car certaines planches existent en deux ou trois versions, distinguées par les lettres M (Male), F (Female), B (Boy) et G (Girl) – ex. : la pl. 3 BM est destinée aux sujets masculins, la pl. 3 GF aux sujets féminins. Le test peut être en effet utilisé avec des sujets de tout âge, bien que les images soient moins adaptées pour les enfants. Dans la pratique, on n’utilise en moyenne qu’une douzaine de planches, selon une sériation standardisée (en France, c’est la série préconisée par Vica Shentoub qui est aujourd’hui la plus utilisée : pl. 1 – 2 – 3BM – 4 – 5 – 6BM ou 6GF – 7BM ou 7GF – 8BM ou 9GF – 10 – 11 – 12BG – 13B ou 13MF – 19 – 16). Consignes verbales et déroulement de la séance. La consigne verbale demande au sujet d’interpréter chacune des planches et les situations humaines qu’elles proposent, sous la forme d’une histoire aussi complète que possible et racontée au psychologue. Celui-ci enregistre par écrit non seulement les récits du sujet mais plus largement l’intégralité de la production verbale et comportementale du sujet. Le psychologue peut s’autoriser, au cours du test ou à la fin de la séance, quelques demandes de clarification de la part du sujet, s’il le juge nécessaire ; on ne procède pas à une « enquête » systématique comme dans la séance Rorschach. On peut conclure la séance par une « épreuve de choix » (facultative) comme avec le Rorschach. Traitement des données : cotation et interprétation. L’originalité de la méthode de Murray et Morgan est dans la recherche d’un ou plusieurs thèmes organisant l’ensemble des histoires produites et racontées par un même sujet (analyse thématique), selon l’hypothèse que cette organisation thématique implicite est analogue aux thèmes existentiels organisant plus globalement la conduite du sujet. Le test de Murray permet ainsi une analyse à la fois psychodynamique – la personnalité selon lui est la résultante d’une interaction permanente et plus ou moins conflictuelle entre Needs (besoins, motivations du sujet) et Press (facteurs environnementaux, contextes de vie du sujet) – et structuraliste Licence 2 : Psychologie clinique et projective – cours C. Bouchard 26 (le thème est un schème non conscient de signification, c’est-à-dire producteur de sens, déterminant le « monde vécu » du sujet et par conséquent sa conduite). Le thème n’est donc pas directement accessible à partir des histoires TAT du sujet (le thème n’est pas le contenu apparent, le scénario des histoires). C’est une construction interprétative du psychologue, qui nécessite une analyse systématique et progressive des différents aspects scénaristiques des histoires du sujet, et une comparaison de ces histoires entre elles. (Pour plus de détails : voir infra, chap. IV. 2.1.) Très tôt, Murray luimême et d’autres psychologues ont complété l’analyse thématique par la prise en compte d’autres indices observables au TAT : les caractéristiques de formulation de ses réponses par le sujet (dite « analyse formelle ») et les signes d’angoisse repérables dans l’attitude du sujet ou dans les scènes qu’il invente et les moyens de protection qu’il met en place contre ces émergences anxieuses (analyse dite « des mécanismes de défense du Moi »). Depuis l’invention de Murray et Morgan, de nombreux autres systèmes d’analyse et d’interprétation ont été développés. De nos jours, deux tendances dominent : - la première reste fidèle au principe de l’analyse thématique, techniquement affinée et théoriquement actualisée (ex. : la méthode de M. Morval au Québec ; la méthode de R. Perron en France, mise au point pour son test thématique D.P.I. mais aisément transférable au T.A.T.) ; - la seconde conteste l’analyse thématique comme étant une simple analyse de contenu, insuffisante pour une analyse psychologique des « processus psychiques » à l’œuvre dans les réponses TAT, selon une conception psychanalytique de l’épreuve (théorie psychanalytique de la « réponse TAT »). L’analyse des réponses négligera donc l’analyse thématique des histoires pour se concentrer sur un dépouillement minutieux des « procédés d’élaboration du discours » du sujet et sur leur cotation selon un ensemble de 53 critères. Ces critères se distribuent, sur une « feuille de dépouillement » standardisée, en quatre catégories incorporant et différenciant diverses problématiques psychiques ou structures de personnalité. Ex. : la série A, dite « Rigidité », recense des cotes correspondant soit à des aménagements défensifs (observables) des récits, soit à des mécanismes de défense intrapsychiques (d’emblée interprétés comme tels), correspondant plutôt, pour cette série A, aux fonctionnements névrotiques obsessionnels. Notes complémentaires : - Compte tenu du caractère figuratif des planches du T.A.T., plusieurs autres séries d’images ont été créées pour mieux s’adapter à des populations spécifiques : enfants (Children Apperception Test ou C.A.T. de Leopold et Sonja Bellak) ; adolescents (test de Symonds) ; cultures et ethnies non occidentales (ex. : CongoTAT d’André Ombredane) ; personnes âgées (test thématique de Laforestrie et Missoum) ; etc. - Deux méthodes proposent des variations particulières du modèle TAT (voir diaporama n° 1 du cours) : a) le test des Aventures de Patte-noire de Louis Corman, adaptation française d’un test nord-américain similaire, le Blacky Pictures Test de Gerald Blum. Destiné aux enfants et clairement basé sur les conceptions psychanalytiques du développement psychique, la consigne matérielle présente l’originalité de reprendre dans toutes les images le même personnage (« Patte-Noire », un petit cochon reconnaissable par une tache sur sa cuisse), placé dans des situations problématiques variées. Ce matériel favorise des liens entre les histoires produites par le sujet pour chaque planche, et induit des réponses Licence 2 : Psychologie clinique et projective – cours C. Bouchard 27 séquentielles permettant de développer une suite à chaque scène ou une dynamique de modification d’une scène à l’autre. b) le Make-A-Picture-Story (MAPS) d’Edwin Shneidman propose un matériel d’images figuratives dissociant personnages et décors, ce qui permet au sujet de composer lui-même des scènes en disposant les figurines qu’il aura choisies sur l’une des planches de décor de son choix ; il aura ensuite à raconter au psychologue et à commenter les scènes ainsi composées. Pour un usage psychothérapeutique éventuel, inspiré du psychodrame de Moreno, Shneidman a conçu la mallette contenant le matériel comme un petit théâtre permettant de composer à la verticale (et non plus à plat) des scènes en trois dimensions ; en ce cas, la place des personnages les uns par rapport aux autres, leur orientation dans l’espace et la distance entre eux sur le « plateau » déployé devant le décor sont des critères d’observation et d’analyse cliniques s’ajoutant aux caractéristiques de la scène inventée et racontée par le sujet. 3. Le test du Village Le test du Village fait partie des méthodes projectives dite « de construction », puisqu’il consiste, pour le sujet, à utiliser librement un matériel standardisé d’objets de petite taille pour figurer en trois dimensions, généralement sur une surface matérielle définie (dit « plateau ») : un « monde » (test du Monde), une petite « cité » (test du Village) ou une « scène domestique » (Scéno-test). Ces test projectifs font donc largement appel à une action de la part du sujet (manipulation de matériel, gestes de construction, aménagement d’un espace au moyen de ce matériel) et relèvent donc plutôt d’un registre d’expression non-verbal, même si la plupart d’entre elles se complètent, secondairement, d’un temps de verbalisation et de dialogue avec le psychologue. Il existe trois versions différentes du test du Village : le test du Village de Henri Arthus (1939), conçu comme un test d’expression créatrice ; le test du Village de Pierre Mabille (1950), centré sur l’étude des formes des constructions par référence à la morphocaractérologie ; le test du Village imaginaire de Roger Mucchielli ou V.I.M. (1960, 1976), basé sur une théorie phénoménologique du corps vécu et de l’espace vécu. Nous ne retiendrons ici que le test VIM, conçu et élaboré à l’Université de Rennes. Consignes matérielles. Le test VIM est utilisable avec des sujets de tout âge, à partir de 7-8 ans pour les enfants. Le matériel est composé, d’une part, d’une « mallette » compartimentée (un casier), contenant environ 400 pièces, répartie en plusieurs catégories : maisons figuratives (illustrées d’enseignes évoquant des bâtiments publics, des magasins, des lieux de travail), maisons non-figuratives de diverses couleurs, arbres « pointus », arbres « ronds », personnages, animaux sauvages, animaux domestiques, véhicules, panneaux de signalisation, etc. – plus diverses petites pièces géométriques sans signification, de la pâte à modeler de couleur, des craies de couleur ; d’autre part, d’un plateau carré de 80 cm de côté (70 cm pour les enfants), recouvert de peinture de type « ardoisine » permettant des tracés ou des frottis à la craie (par ex. pour dessiner une route ou pour représenter la surface d’eau d’une mare). Consignes verbales et déroulement de la séance. Une fois le matériel présenté au sujet, de façon aussi peu inductive que possible, il lui est demandé de « construire un village imaginaire où il aimerait habiter ». La séance de test VIM se déroule en trois temps : - le psychologue laisse le sujet construire son « village » librement, jusqu’à ce qu’il manifeste qu’il a terminé sa construction ; durant ce premier temps, le psychologue note par écrit et en détail, selon une nomenclature établie et abrégée, le Licence 2 : Psychologie clinique et projective – cours C. Bouchard 28 déroulement de la construction, et éventuellement les commentaires ou questions du sujet durant ce temps de construction. - le psychologue invite ensuite le sujet à présenter librement, verbalement, son « village » ; il engage à partir de ce commentaire « spontané » un entretien centré sur le « village » du sujet et respectant les significations attribuées par celui-ci aux divers aspects de sa construction, afin de permettre un développement et une meilleure compréhension de ces significations personnelles. Pour conduire cet entretien, le psychologue peut s’aider de questions prévues par la méthode du VIM et utilisées comme guide d’entretien semi-directif (ce n’est pas un questionnaire !). Eventuellement et s’il le souhaite, le sujet peut modifier sa construction au cours de cet entretien ou à la suite de celui-ci, spontanément ou sur l’invitation du psychologue lorsque celui-ci perçoit que le sujet peut tenter cette modification généralement évoquée d’abord verbalement. - à la fin de la séance, le sujet est invité à laisser son « village » sur le plateau, ce qui permet au psychologue, après la séance, de réaliser deux prises de vue photographiques de la construction : vue de face, depuis la place du sujet (côté « Bas » du plateau), et en vue plane (vue du dessus) ; ces clichés serviront à établir un plan détaillé et fidèle du « village », dessiné sur une fiche spéciale, selon un code graphique de représentations des divers éléments du matériel. Traitement des données : cotation et interprétation. Le dépouillement des réponses et leur interprétation psychologique s’appuient sur les trois documents d’observation ainsi établis : - le relevé du déroulement de la construction - le commentaire-entretien - le plan du « village » … considérés à la fois distinctement (chacun correspond à des niveaux et des données d’observation différents) et conjointement (la confrontation de ces trois ensembles de données peut compléter et enrichir leur analyse respective, par convergence de signification ou parfois par divergence et contradiction). Ex. : le sujet présente dans son « village » une « route » qu’il dit large et accueillante pour des visiteurs et conduisant jusqu’à « sa maison », alors qu’il a réalisé cette route par un tracé à la craie s’éloignant de « sa maison » et jonché d’obstacles (passages étroits, panneaux routiers de danger ou d’interdiction, présence d’un animal sauvage près de la « route »…) ; ce conflit entre réalisation agie et commentaire verbal (faire/dire) peut témoigner, par exemple, d’une ambivalence du sujet dans ses relations aux autres, ou d’un essai de lutte contra-phobique à l’égard des autres. Le test VIM, par la variété et la richesse des métaphores qu’il offre sur le thème de la « petite cité », voire du paysage, permet ainsi d’explorer les besoins du sujet, ses projets, ses valeurs, ses peurs et angoisses, son autonomie (sociale et psychique), mais aussi ses difficultés ou troubles psychologiques, voire une psychopathologie. 4. Les épreuves projectives de dessin Les épreuves projectives de dessin se sont développées à partir de deux sources : - des épreuves de dessin visant à étudier le développement de l’enfant ou certains désordres neuro-moteurs chez l’adulte ; - l’utilisation du dessin (et du jeu) comme moteur et véhicule d’expression enfantine, et comme support d’échange relationnel et de travail interprétatif, dans les psychothérapies d’enfants. Licence 2 : Psychologie clinique et projective – cours C. Bouchard 29 Dans le premier cas, des auteurs ont observé qu’au-delà d’un certain âge les tests psychométriques de dessin d’enfants présentaient des particularités qui n’étaient plus liées au développement mental et grapho-moteur ; ou que les tests graphiques neuromoteurs pour adultes pouvaient aussi présenter des particularités individuelles à prendre en considération dans l’analyse psychologique. Ex. : le dessin (psychométrique) du dessin du Bonhomme de Florence Goodenough a été repris et réélaboré comme test de personnalité par Karen Machover sous le nom de test de dessin d’une Personne (Draw-APerson-Test). Dans le second cas, l’expérience psychothérapeutique avec les enfants a fait apparait l’intérêt d’utiliser en examen psychologique, et comme test projectif de personnalité, certains thèmes fortement évocateurs et révélateurs comme la figure humaine, la maison, la famille… – ou de recourir au « dessin libre », parfois sous la forme d’un dialogue graphique improvisé entre sujet et psychologue (méthode du squiggle de D.W. Winnicott). Si l’on analyse le vaste groupe des méthodes projectives de dessin, il apparaît qu’elles reposent sur quatre types de critères, et de consignes en conséquence : - la Trace - la Forme - la Figure - la Scène. a) Il s’agira de Trace lorsque nous serons attentifs à des effets de trait ou de geste : force d’appui du tracé, taille (ou amplitude), fermeté (trait franc/trait hésitant), clarté (trait unique/trait multiple ou surchargé), forme (arrondie ou anguleuse), rythme (régularité dans les répétitions de traits identiques), vitesse d’exécution... Dans les épreuves projectives graphiques, ces aspects suffisent rarement à eux seuls, mais sont toujours présents, inscrivant plus ou moins ces épreuves dans une analyse de type graphologique. La consigne graphologique repose sur l’hypothèse générale d’une expressivité émotionnelle et/ou caractérologique du geste et de la trace éventuellement produite par ce geste. Parmi les épreuves projectives de dessin, celle qui peut le mieux illustrer l’importance de la consigne graphologique sont le test du gribouillage (Meurisse) et sa version complétée du test du gribouillis (Corman). b) Nous travaillerons de la Forme lorsque nous chercherons à produire des effets de structuration spatiale, d’occupation et d’organisation de l’espace offert à « occuper » ou à définir : dans les épreuves projectives de dessin, nous serons attentifs à l’organisation de la page de dessin, et d’orientation et de direction des tracés. On pourrait parler ici d’une analyse topologique ou topographique. La consigne topologique s’appuie sur l’hypothèse que la façon dont un sujet investit un espace donné lui est singulière ; ou si l’on préfère, sur l’hypothèse que l’étude de la façon dont un sujet s’approprie (= se rend propre à lui, se fait « propriétaire de- ») son espace, peut nous révéler des aspects de l’organisation de sa personnalité. Certaines épreuves projectives de dessin favorisent plus particulièrement cette analyse, généralement en évitant tout effet de représentation graphique pour mieux insister sur les formes dessinées et leur élaboration par le sujet invité à les reproduire. Ex. : le test visuo-moteur de Bender et la copie d’une figure complexe de Rey (ou FCR). c) Dans les épreuves cliniques de dessin, la Figure correspond au « motif » du dessin lorsque celui-ci représente quelque chose ou lorsque le sujet-dessinateur est invité à lui attribuer une signification après coup. Prescrire de la Figure, c’est toujours demander de dessiner (ou de désigner) un thème plus ou moins défini (dessins projectifs dits « à thème »). L’idée directrice, en ce cas, est que la façon dont le sujet va représenter graphiquement un objet, traduit la façon dont il se représente et/ou ressent cet objet. C’est pourquoi on pourrait parler ici Licence 2 : Psychologie clinique et projective – cours C. Bouchard 30 d’une analyse métaphorique, dans la mesure où l’on suppose que la représentation de la chose est évocatrice du rapport du sujet à cette chose. C’est pourquoi les thèmes les plus souvent utilisés dans les épreuves projectives de dessin sont des thèmes fortement symboliques, sollicitant des dimensions anthropologiques essentielles de l’imaginaire : la figure humaine (la personne), l’arbre, la maison... Parfois les consignes demandent un dessin combinant plusieurs de ces motifs à la fois : le test House-Tree-Person ou HTP de Buck ; le test de la Dame de Fay ; le D 10 de Le Men. d) Parfois, le thème prescrit concernera une combinaison de choses à dessiner ensemble dans une composition unique ; nous serons alors dans de la Scène. Dans les épreuves projectives graphiques, les meilleurs exemples de la consigne scénique sont le dessin de famille, le D 10 (ou test du dessin d’un paysage) et l’AT 9 d’Yves Durand. L’analyse scénographique (il s’agit, en effet, du dessin ou de la graphie d’une scène) repose sur une idée assez voisine de celle qui caractérise l’analyse figurative, puisqu’elle suppose que la façon dont le sujet organise la scène (mise en scène) et va la mettre en action (mise en drame, généralement prescrite par une consigne de narration parlée et/ou dessinée), va traduire son univers psychologique et la « dramaturgie » de cet univers. En résumé : Les épreuves projectives utilisant l’Espace graphique procèdent diversement par quatre types de consignes, principales ou combinées, que nous avons appelées : Trace – Forme – Figure – Scène. - La Trace fait apparaître qu’en demandant à un sujet de répondre à une épreuve projective de dessin, nous interpellons, à travers le geste qui trace ou qui construit, du CORPS, ou plutôt de la corporéité, c’est-à-dire une façon d’investir et d’exprimer son propre corps (schéma corporel, image du corps). - La Forme renvoie au fait que, par ces épreuves, nous sollicitons de l’ESPACE, ou plutôt de la spatialité, dans la mesure où il s’agit d’un espace vécu, habité. - La Figure fait ressortir que les pratiques projectives de dessin sont une façon de travailler de l’IMAGE, c’est-à-dire de la symbolisation. - La Scène répond à un usage projectif qui va spécifiquement prescrire et travailler de l’HISTOIRE, que celle-ci soit de type sociologique (par ex. dans le dessin de famille ou le D 10) ou de type mythologique (dans l’AT 9). La Scène renvoie ainsi à une capacité d’historicité, entendue comme espace-temps organisé en « lieu » et en « événement ». 5. Le Test d’Intégration Différentielle des Conflits (ou TIDC) Le Test d’Intégration différentielle des conflits (TIDC) (Villerbu, 1993) est une forme révisée d’une épreuve projective plus ancienne, le Picture Frustration Test (PFT) ou « test de Frustration » de Saul Rosenzweig (1948). Le PFT de Rosenzweig est une épreuve clinique expérimentale visant à étudier l’agressivité, à partir de théories interprétant l’agressivité comme une réaction à une situation vécue comme « frustrante » (théorie de la frustration-agression, Dollard, 1939) – le sentiment de frustration pouvant être lié à une contrariété, un empêchement quelconque, une résistance de l’environnement, une attaque ou un dommage subi, etc. Rosenzweig imagine une consigne matérielle originale pour opérationnaliser cette hypothèse : une série de 24 vignettes dessinées, au tracé très schématique, s’inspirant des images de bande dessinée avec des « bulles » permettant de figurer un dialogue. Sur chaque image deux personnages sont en présence, dans une situation précise évoquée par quelques éléments de décor : le personnage de gauche, dit « Agresseur », dit quelque Licence 2 : Psychologie clinique et projective – cours C. Bouchard 31 chose, lisible dans la « bulle » qui lui est reliée, à un personnage toujours situé à droite de l’image, dit « Agressé » mais dont la « bulle » de dialogue est vide. (Pour un aperçu du matériel : voir diaporama n° 1 du cours.) La consigne verbale demande au sujet testé de répondre à la place du personnage « Agressé », par écrit, directement sur les images présentées sous la forme d’un cahier de huit pages (quatre images par page). L’analyse et l’interprétation des réponses du sujet reposent sur un système de cotation croisant deux dimensions : - la direction de la réponse : Extra-Punitive ou Extra-Agressive (EA) – IntraPunitive ou Intra-Agressive (IA) – Im-punition ou Minimisation (M), selon que l’orientation de la réponse met en cause l’extérieur (EA), soi-même (IA) ou banalise l’incident (M) ; - le type de réaction : OD (Obstacle-Dominance) – ED (Ego-Defense) – NP (NeedPersistance), selon que la réponse insiste sur le dommage lui-même (OD), sur les personnes en cause (ED) ou sur la suite à donner au problème actuel (NP). En croisant ce double registre de cotation, Rosenzweig obtient 9 cotes, plus deux variantes spéciales, soit 11 cotes au total. Ex. : à l’image 1 (voir illustration, diaporama n° 1 du cours)25, la réponse « Vous auriez pu faire attention » est coté EA + ED = E ; alors que la réponse « Ça ne fait rien, c’est mon habit de travail » sera coté : MA + OD = M’. Le reste de l’analyse est en grande partie basée sur des calcules statistiques en fonction de normes empiriquement établies, ce qui rapproche la méthode de Rosenzweig des instruments cliniques nomothétiques d’auto- et d’hétéro-évaluation évoqués plus haut (chap. I.2.2.). Dans les années 1990, à l’Université de Rennes, le Pr Loïck Villerbu analyse systématiquement la méthode de Rosenzweig et en propose une forme révisée, sous le nom de Test d’Intégration Différentielle des Conflits ou TIDC. L’objet du test est reformulé, à partir du constat que les situations définies et proposées par le PFT sont des situations de conflit interpersonnel, actuel ou potentiel. Le test permet ainsi d’étudier comment le sujet peut répondre à de telles situations, notamment du point de vue de la culpabilité (sensibilité au sentiment d’être fautif, d’avoir transgressé ou manqué à une loi, une règle ou une convenance) et de la responsabilité (capacité à affronter et à régler du conflit dans le cadre d’une relation à l’autre établie, maintenue et respectée comme telle). La consigne matérielle est simplifiée : le nombre des images est réduit à 16 (au lieu de 24), choisies en fonction de quatre types de situations « frustrantes » dégagés de l’étude de ces images. Ces situations sont dites A – B – C – D. Par ex. : les images 1, 5, 9, 16 correspondent à des situations de type A (la responsabilité du dommage subi ou de la situation agressante est peu probable ou hautement improbable mais pas impossible) ; alors que les images 4, 8, 11, 13 renvoient à des situations de type D (la situation est le fait d'un abus de pouvoir, d'une autorité discrétionnaire qui s’impose à l’Agressé). Les images sont désormais présentées sous la forme d’un carnet permettant de les utiliser chacune séparément, l’une après l’autre, et les réponses sont orales, enregistrées par écrit par le psychologue. La consigne verbale et la conduite de la séance sont également modifiées. Après avoir demandé au sujet de répondre, pour chaque image, à la place du personnage « Agressé » (test ou partie 1), on lui présente de nouveau les images en lui demandant de - La planche 1 du PFT montre un automobiliste qui s'excuse auprès d'un piéton pour l'avoir éclaboussé en roulant dans une flaque d’eau. 25 Licence 2 : Psychologie clinique et projective – cours C. Bouchard 32 donner « une autre réponse »¸ sans lui préciser de quel type d’ « autre réponse » il peut s’agir (re-test ou partie 2). Le psychologue obtient donc deux séries de réponses aux 16 images du TIDC. L’analyse et l’interprétation des résultats reprennent le système de cotation de Rosenzweig, complété par le critère des quatre catégories de situations, et examinent successivement plusieurs rapports, en traitant d’abord la partie 1 puis la partie 2 du test : - la proportion des directions de réponse entre elles (EA/IA/MA) et leurs variations au cours de la partie 1 (test) et au cours de la partie 2 (re-test) ; - la proportion des types de réaction entre elles (OD/ED/NP) et leurs variations internes pour la partie 1 et pour la partie 2 ; - pour le test puis le re-test, la répartition des réponses selon chacune des quatre catégories de situations A-B-C-D et en fonction du type de réponse empiriquement constaté comme « réponse banale » (= dominance fréquentielle) pour chacun de ces situations. Ex. : pour les situations de catégorie A, on s’attend plutôt à des réponses cotables M (MA + ED) ou m (MA + NP), ou E (EA + ED). - la comparaison systématique de l’analyse des résultats des parties 1 et 2. Le TIDC introduit donc une démarche d’analyse basée sur plusieurs critères et niveaux de comparaison (d’où l’adjectif « différentiel » dans l’intitulé du TIDC), permettant d’apprécier : si le sujet est capable ou non de modifier ses positions face à des situations typiques de conflit (changement) ; dans quel sens (variation) ; à quelle(s) situation(s) typiques il est le plus sensible, c’est-à-dire face auxquelles il est le plus en difficulté de réponse « adaptative » (vulnérabilité) ; et comment il peut compenser (ou non) les occasions d’ « impasse psychique » dans lesquels il pourra ainsi se trouver (réactivité défensive). IV. MÉTHODOLOGIE PROJECTIVE Principes fondamentaux À ces questions, on peut répondre en énonçant trois principes majeurs : 1. La situation projective est une observation clinique « armée » (= outillée, instrumentée), qui consiste à mettre le sujet observé en situation d’avoir à s’approprier un stimulus polysémique ou une situation inachevée, et à en opérer une réduction subjective (le sens-pour-le-sujet), c’est-à-dire une interprétation. L’hypothèse méthodologique générale est que les caractéristiques, de contenu et surtout de forme, des réponses du sujet testé sont analogiques des caractéristiques de son univers subjectif et de sa personnalité. 1.1. La particularité des consignes projectives est de proposer au sujet d’effectuer une tâche sollicitant son imaginaire (invention d’une forme ou d’une fiction), ou l’invitant à une activité ludique (jeu). Cette tâche ne part cependant pas de « rien » ; elle est proposée à partir d’un stimulus matériel ou/et verbal, auquel le sujet est invité à réagir et à répondre, en adéquation, non avec une réponse attendue, mais avec les contraintes (limites) que présentent le stimulus de départ. La situation projective est donc délibérément « ambiguë » afin de laisser au sujet une marge d’interprétation des consignes (matérielles et verbales). Il s’agira par exemple d’une tache d’encre sans signification a priori, à partir de laquelle il lui faudra élaborer et dire une perception (test de Rorschach) ; ou d’une scène en image dont l’enjeu et la destinée sont à déterminer par le sujet et à raconter (TAT) ; ou d’un espace donné, à Licence 2 : Psychologie clinique et projective – cours C. Bouchard 33 organiser au moyen d’un graphisme ou d’un matériel de construction, éventuellement à partir d’un thème de départ (bonhomme, famille, village, monde, etc.). (Voir supra point II : Panorama des méthodes projectives.) Ces deux principes, d’un stimulus ambigu, polysémique, et d’une production imaginaire concourent à favoriser une production qu’il est convenu d’appeler projective, depuis la proposition de Lawrence K. Frank et ses suites, déjà évoquées. Il n’y a pas de réponse attendue, au sens où le clinicien ne pose pas qu’il existe une « bonne » solution à trouver. Toutes les solutions sont considérées comme recevables. A première vue, la situation projective invite ainsi à une expression libre, à une certaine créativité. Certains auteurs ont comparé la situation projective et la situation psychanalytique, jusqu’à considérer par exemple qu’une séance de test projectif produit un « processus psychanalytique bref » (Anzieu, 1961 ; Anzieu, Chabert, 1983). Ce rapprochement, voire cette assimilation, est abusif et erroné : La situation projective est avant tout une situation d’examen psychologique, alors que la situation psychanalytique est une situation de psychothérapie. Tout au plus, le psychanalyste peut – comme dans toute psychothérapie – procéder à une évaluation première d’indication ou de contre-indication de sa méthode pour le sujet ; il s’agit alors d’une évaluation pré-thérapeutique, et non d’une évaluation d’une situation-problème et de préconisations en vue d’une éventuelle action à entreprendre, quelle qu’elle soit (aide psychologique, sociale, éducative, d’orientation…), comme c’est le cas dans un examen psychologique de consultation. En raison du recours à un stimulus précis, standardisé malgré son ambiguïté délibérée, et de la consigne de s’y référer expressément, les réponses d’un sujet en situation projective ne peuvent être assimilées à des « associations libres » comme le propose la situation psychanalytique, ni même à une activité onirique (rêve). Tout au plus pourrait-on parler, pour décrire la « tâche » projective, de rêverie (fantaisie), mais pas de rêve ou de fantasme.26 La situation projective n’a pas pour but d’explorer l’inconscient du sujet au sens pulsionnel freudien. La définition de cette forme d’épreuve clinique autour du concept de projection (voir supra point II.5) et l’usage dominant d’un référentiel psychanalytique d’interprétation des réponses du sujet, en particulier chez les cliniciens européens, ont conduit à assimiler et à réduire l’organisation psychologique implicite que permet de dégager l’utilisation des méthodes projectives, à « de l’inconscient » au sens psychanalytique du terme.27 Si les principales - Précisons que, dans la cure analytique, le thérapeute n’interprète pas les rêves du « patient » mais le récit que celui-ci fait de ses rêves et les associations d’idées et commentaires qui s’ensuivent, à l’invitation du thérapeute et à son adresse, « sous transfert ». Quant au concept de fantasme, il a été banalisé au point d’être confondu avec ce que la psychanalyse distingue pourtant clairement sous le terme de « fantaisie ». Une « fantaisie » est une production imaginaire proche de la conscience, une rêverie ; alors que le fantasme est par définition inconscient. Le fantasme, surtout, est une production interprétative, propre à la méthode de la cure analytique, donc jamais saisissable directement, en-dehors de ce travail thérapeutique spécifique. Même lorsqu’on considère la dimension fantasmatique dans tel ou tel phénomène culturel au titre d’une anthropologie psychanalytique, c’est encore et toujours au prix d’un travail d’interprétation selon la méthode psychanalytique (voir ci-après point II.3). 27 - Pour le test de Rorschach, par exemple, l’implicite organisateur recherché relève d’une cohérence perceptive saisie par le psychogramme, et plus particulièrement par le mode d’appréhension (perceptive) et le type de résonance intime (T.R.I. : rapport entre réponsescouleur réponses-mouvement). Dans le TAT de Morgan et Murray, cet implicite est un thème, 26 Licence 2 : Psychologie clinique et projective – cours C. Bouchard 34 méthodes projectives, dans leurs conceptions originales (et originelles) respectives, se proposent bien de dégager un tel implicite supposé organisateur de la personnalité d’un individu, c’est au titre de conceptions de la personnalité contemporaines de la psychanalyse mais qui en sont différentes. Et même si ces conceptions sont aujourd’hui scientifiquement obsolètes, ceci ne justifie pas de les remplacer par une conception psychanalytique généralisée et plus ou moins exclusive, qui occulte « l’objet » spécifique de chacune de ces méthodes. Force est d’accepter, par convention sociopolitique (normes académiques et professionnelles d’usage des tests), l’interprétation psychanalytique des méthodes projectives désormais dominante en France depuis plusieurs décennies. Cela ne saurait cependant pas clore la question de la spécificité de chacune de ces méthodes, non réductibles les unes aux autres. 1.2. Par ailleurs, on peut dire que la situation projective est anxiogène. Elle contribue à la production de réponses qui vont plus ou moins être teintées d’angoisse, et c’est aussi l’une des caractéristiques de la méthode projective. Outre qu’il s’agit bien d’une situation de test psychologique avec ce que cela peut générer d’inquiétude à être « observé », « examiné », « évalué », qui plus est par un psychologue, avec tout le pouvoir que l’on peut prêter à ce spécialiste, la situation projective est une situation surprenante et étrange. Surprenante : parce qu’inhabituelle, inédite, venant faire rupture dans une situation d’interlocution ordinaire (entretien, discussion), et même par rapport à une situation de test psychologique visant des performances plus ou moins aisément identifiables (comme dans les tests de connaissances, d’intelligence, d’habileté manuelle, de mémorisation, etc.), ou procédant par questions ciblées dont le sujet testé peut plus ou moins deviner l’intérêt psychologique (comme dans les questionnaires ou échelles de personnalité, d’anxiété, de représentation de soi, de satisfaction sexuelle, etc.). Un test projectif, au contraire, ne laisse pas clairement percevoir une attente particulière de la part du psychologue qui le propose, ou laisse le sujet dans la perplexité, parfois le doute, de savoir ce que le psychologue va en retirer et/ou de quelle manière. Etrange : parce que le sujet en situation d’épreuve projective perçoit plus ou moins clairement que ses réponses, pour fantaisistes qu’elles puissent paraître (on lui demande d’imaginer, de jouer, de produire du fictif, de la fiction), « parlent » indirectement de lui et sans qu’il sache au juste ce qu’il expose ainsi de lui. C’est en ce sens qu’on peut qualifier la situation projective d’étrange : elle confronte le sujet à quelque chose de lui-même mais qu’il ne peut aisément et clairement reconnaître comme tel, comme dans l’expérience de l’inquiétante étrangeté décrite par Sigmund Freud (1919). 1.3. Enfin, la situation de test projectif est anxiogène pour une autre raison, à savoir : son caractère paradoxal. En effet, si le sujet est laissé libre de produire des réponses libres à partir d’un stimulus très « ouvert », les consignes par lesquelles se présente et s’énonce la situation-test, indiquent cependant une modalité attendue de réponse. Ainsi, au Rorschach, la réponse doit prendre la forme d’une dénomination, éventuellement d’une qualification, voire d’une description (notamment lors de l’enquête) ; au TAT, celle d’un récit de fiction ; au Village, celle d’une miniature réalisée au moyen d’un certain matériel et sur un espace défini (construction) puis décrit et argumenté en réponse à des questions prévues (commentaire-entretien). dégagé par une analyse formelle des récits d’un même sujet et supposé analogique d’un thème existentiel (voire un axiome de vie) propre à celui-ci. Licence 2 : Psychologie clinique et projective – cours C. Bouchard 35 Autrement dit, le sujet est libre d’interpréter la situation donnée – mais dans une forme obligée. Les manquements à cette forme ou les défaillances de son usage sont considérés a priori comme aussi significatifs de la personnalité du sujet que l’appropriation par laquelle il interprète le stimulus de départ. On peut même dire que la réponse du sujet est la résultante de ce travail contradictoire, éminemment conflictuel, d’avoir à être libre dans le cadre d’une contrainte. La démarche projective procède ainsi par l’instauration d’une tension exemplaire (expérimentale) où le sujet est conduit à montrer comment il aménage une situation paradoxale de conflit, au fil du déroulement de l’épreuve et selon les variations que celle-ci propose (séries d’images, consignes progressives, stratégie de test et re-test, passage du faire au dire ou inversement…). En résumé : La méthode projective, du fait de ses consignes, crée à la fois une situation optimale d’interprétation pour le sujet et une situation anxiogène, plus ou moins ressentie comme telle par le sujet, et qui va tout autant déterminer ses réponses que le sens « projeté », attribué par lui, au stimulus proposé. De ces particularités de situation clinique expérimentale, découlent, du côté du psychologue, deux grands principes d’étude et d’interprétation des réponses du sujet. 2. Dans l’observation d’une situation projective et dans le traitement des données ainsi recueillies, le psychologue part de ce que le sujet a répondu (le « quoi », le contenu explicite de ses réponses, qu’elles soient verbales ou non verbales), pour en dégager une compréhension du « comment » de ces réponses, c’est-à-dire de quels processus implicites ses réponses sont l’effet. Il s’ensuit que le travail d’interprétation des réponses du sujet par le psychologue consistera : d’une part, à étudier et à dégager les caractéristiques formelles et la dynamique de ces réponses, afin d’en dégager un système ou une structure subjective de signification (= comment le sujet crée du sens, un sens qui lui est propre, du « sens-pour-le-sujet ») ; d’autre part, à intégrer dans cette analyse, une prise en compte des signes de l’angoisse suscitée par la situation projective chez le sujet, et une identification des moyens par lesquels celui-ci va tenter de se protéger contre cette angoisse. 2.1. Toutes les méthodes projectives en psychologie ont cette particularité, qui fait leur originalité méthodologique, de baser leur travail d’interprétation à partir du « contenu » des réponses, mais pour en instruire une analyse de leurs constantes formelles, supposées révélatrices d’une organisation subjective et singulière du « monde », c’est-àdire de sa manière d’être au monde chez le sujet.28 Les deux tests majeurs et fondateurs que sont le test de Rorschach et le T.A.T. sont, sur ce point, tout à fait exemplaires. Au T.A.T., c’est par la décomposition (analyse) systématique des récits produits par le sujet en réaction aux planches montrées et par la comparaison de ces divers récits, que l’on pourra dégager des similitudes entre eux, des constantes plus ou moins fortes, plus ou - « Le sens est celui du comment de la présence au monde, et non pas le quoi d’une représentation » - (Henri Maldiney, « Le dévoilement des concepts fondamentaux de la psychologie à travers la Dasein-Analyse de Binswanger », Schweiz. Neurol. Neurochir. Psychiatr., 1963, 92, n° 1, p. 210 – c’est l’auteur qui souligne). 28 Licence 2 : Psychologie clinique et projective – cours C. Bouchard 36 moins complexes, et non perceptibles immédiatement sauf à passer par cette analyse et cette comparaison. C’est ce que Murray et Morgan ont appelé l’analyse thématique. L’hypothèse interprétative de l’analyse thématique est que les récits produits par un même sujet dans la situation T.A.T. ne sont que des variations29, généralement à l’insu du sujet lui-même, d’une structure implicite et subjective de signification. C’est que les inventeurs du T.A.T. ont appelé le thème. Le thème n’est donc pas le propos d’une histoire ; mais un organisateur de sens, pourrait-on dire, que l’on ne peut dégager que par une analyse structurale – à l’instar de celle qu’ont initiée les pionniers de l’analyse structurale des récits en linguistique (Morphologie du conte, Vladimir Propp, 1928). Ce qu’a très bien exprimé l’un des contemporains de Murray, Leopold Bellak, dans son manuel d’utilisation du test : « ... avant tout les images sont considérées, psychologiquement, comme une série de situations sociales et de rapports interpersonnels. Au lieu de réagir à des personnes réelles dans des situations réelles le client ou le malade réagit à des personnes représentées par les images, qu’il considère comme des situations sociales déterminées. [...] De cette façon, nous prenons connaissance des structures actuelles de son comportement social, et nous pouvons en déduire la genèse de ces structures. Interprétation signifie découverte d’un dénominateur commun aux structures de comportement actuel d’une personne, et à la genèse de ces structures. Interprétation du TAT signifie donc découverte de dénominateurs et de structures communs aux récits obtenus. » (Bellak, 1947, p. 7-8) Mais il en est de même dans l’épreuve de Rorschach. Le coup de génie de Hermann Rorschach est d’avoir délibérément écarté une interprétation symbolique du contenu des réponses à son test et de renoncer à en faire une étude de l’imagination ou une interprétation à partir de significations standardisées. Le système d’interprétation des réponses imaginé par Rorschach permet de dégager les composantes des réponses (c’est la cotation des réponses : identifier leur localisation, leurs déterminants et leur contenu), puis d’établir les proportions de ces composantes entre elles (c’est le psychogramme, dont on remarquera qu’il est essentiellement constitué de pourcentages, c’est-à-dire de mises en rapport des données de la cotation entre elles). Rorschach dégage ainsi le mode d’appréhension (perceptive) du sujet testé ; le type de résonance intime (d’après les déterminants supposés renvoyer à des fonctions psychiques spécifiques : émotion, intellect, anxiété…) ; et les catégories de contenu (notamment les contenus humains et animaux, considérés comme les plus significatifs de la « maturité » psychique du sujet, par comparaison avec les autres catégories de contenu). - Parmi les comparaisons qu’il employait pour décrire sa conception de la personnalité et de la vie psychique (Explorations de la personnalité, 1938), Henry Murray citait la musique, domaine où l’on trouve aussi les notions de « thème » et de « variations ». – Thème : « En musique, un thème est un dessin musical constitué par une mélodie, une harmonie ou un rythme formant le motif d'une composition musicale et qui est l'objet de variations. Il est repris, modifié (variation, modulation), opposé ou superposé à d'autres thèmes dans la construction musicale d'un mouvement ou d'une œuvre entière. (…) Le mot thème provient du nom latin thema, qui lui-même provient d'un mot grec, se traduisant par « ce qui est posé ». (Encyclopédie numérique Wikipedia). – Variations : « En musique, la variation est un procédé permettant de produire des notes de multiples phrases musicales (…) par des modifications apportées à un "thème". Les modifications peuvent être de différentes natures : mélodique (le thème subit une modification telle qu'on le reconnaît, plus ou moins, malgré des intervalles différents) ; rythmique (on modifie les valeurs relatives des notes, de façon homogène ou pas) ; harmonique (on modifie de façon plus ou moins sensible la tonalité et l'harmonie accompagnant le thème). Ces divers modes de variations peuvent se combiner l'un à l'autre, le thème initial pouvant alors devenir presque méconnaissable. » (ibid.) 29 Licence 2 : Psychologie clinique et projective – cours C. Bouchard 37 Bien que Rorschach n’emploie pas ce terme, sa méthode de dépouillement et d’interprétation des réponses à son test, correspondent bien à une analyse structurale, appliquée cette fois non à des histoires comme dans le T.A.T., mais à des représentations vues et dites en réaction à son jeu standardisé de taches d’encre. On pourrait citer pareillement d’autres méthodes projectives. Toutes attacheront une importance majeure à ce qui structure l’ensemble des réponses qu’elles suscitent et recueillent, sur la base de l’hypothèse interprétative générale que cette structure et son activité organisent et caractérisent la personnalité du sujet testé, ou si l’on préfère : son fonctionnement psychique. « Appliquée aux phénomènes psychologiques, structure (…) ne concerne que des significations. Une structure de signification, c’est ce par rapport à quoi un élément du monde prend un sens pour un sujet. Plus exactement on désigne par là une réalité opérante qui n’a rien d’objectif et rien de conscient (elle n’est pas directement observable et n’est pas un contenu de conscience), dont l’action rend significatives pour un sujet les données du Monde. « La structure de signification suppose et implique une relation essentielle et existentielle entre le sujet et son Univers, et elle est une forme constante dynamique de cette relation. Des contenus variés se succèdent, qui d’un point de vue extérieur et descriptif paraissent différents, mais qui sont porteurs de la même structure de sens ; inversement, tel comportement ou telle expression peuvent paraître identiques d’un sujet à un autre, mais ils n’ont plus le même sens si on les rapporte aux structures respectives du vécu de chacun. […] « La structure est seule capable de donner un sens à ce qu’elle structure. La structure est, de ce point de vue, une Forme vide mais dynamique et définie, qui “donne une forme” et par là une signification à ce qui vient la “remplir”. » (Roger Mucchielli, Introduction à la psychologie structurale, 1966, p. 11-12, c’est l’auteur qui souligne) 2.2. Par ailleurs, le caractère relativement anxiogène de la situation projective, voire du stimulus lui-même (les planches de Rorschach, les scènes des planches du T.A.T.), et la résonance du sujet à cette caractéristique situationnelle, vont apporter d’autres indicateurs cliniques pour le travail d’interprétation du psychologue. C’est surtout à partir de l’époque où les cliniciens (aux Etats-Unis, puis en France) se sont référés à la théorie psychanalytique du psychisme (ce que S. Freud appelait la métapsychologie) pour interpréter les réponses aux tests projectifs, que l’on a qualifié ces réactions du sujet comme étant défensives, et par conséquent rapportables aux « mécanismes de défense » repérés et définis par la métapsychologie freudienne, puis systématisés par Anna Freud dans son ouvrage Le Moi et les mécanismes de défense, 1937).30 Dans la mesure où ils ne se retrouvent pas chez tous les êtres humains, du moins - « Défense - Ensemble d’opérations dont la finalité est de réduire, de supprimer toute modification susceptible de mettre en danger l’intégrité et la constance de l’individu biopsychologique. Dans la mesure où le moi se constitue comme instance qui incarne cette constance et qui cherche à la maintenir, il peut être décrit comme l’enjeu et l’agent de ces opérations. La défense, d’une façon générale, porte sur l’excitation interne (pulsion) et, électivement, sur telle des représentations (souvenirs, fantasmes) auxquelles celle-ci est liée, sur telle situation capable de déclencher cette excitation dans la mesure où elle est incompatible avec cet équilibre et, de ce fait, déplaisante pour le moi. Les affects déplaisants, motifs ou signaux de la défense, peuvent être aussi objet de celle-ci. Le processus défensif se spécifie en mécanismes de défense plus ou moins intégrés au moi. Marquée et infiltrée par ce sur quoi elle porte en dernier ressort – la pulsion – la défense prend souvent une allure 30 Licence 2 : Psychologie clinique et projective – cours C. Bouchard 38 INTERPRÉTER En français, le mot interpréter signifie « expliquer, éclaircir », « traduire », « prendre dans tel ou tel sens », « comprendre la pensée de quelqu’un ». On y retrouve le préfixe latin inter-, qui renvoie en français à l’adverbe « entre » et qu’on retrouve dans de nombreux mots (intermédiaire, international, interaction, intermittent…) ; associé à un autre mot latin -pres qui renverrait à l’idée d’acheter ou de vendre. D’un point de vue historique, l’interprète est ainsi et d’abord un intermédiaire en affaires (courtier, chargé d’affaires). C’est à partir de cette valeur sémantique d’intermédiaire que les mots interpréter et interprétation se sont ensuite développés pour aboutir au sens moderne de ces vocables. (Voir : Dictionnaire historique de la langue française, éd. Le Robert, 2010, p. 1108-1109.) Dans la situation de test projectif, on peut parler d’interprétation tant du côté du sujet que du psychologue. Face au stimulus polysémique ou inachevé que proposent les consignes de cette situation, le sujet est amené à choisir et à exprimer dans quel sens il propose d’identifier ou de comprendre ce stimulus. On peut donc dire qu’il interprète ce stimulus, et par son attitude générale dans cette situation de test psychologique, qu’il interprète aussi cette situation elle-même. Il serait d’ailleurs plus juste de dire que la situation projective, pour le sujet, est une situation d’interprétation, plutôt qu’une situation de « projection », dans la mesure où le terme « interpréter » renvoie davantage à l’idée d’un processus d’appropriation signifiante, alors que le mot « projection » pourrait évoquer celle d’une simple réaction au stimulus. Du côté du psychologue, interpréter relève plutôt d’un travail d’explicitation et de traduction : - explicitation d’abord, dans la mesure où il va s’agir de rendre explicite ce qui détermine et organise implicitement les réponses du sujet : c’est le temps du « dépouillement » des réponses, en fonction d’une méthode d’analyse formelle de celles-ci (ex. : cotation et psycho-gramme dans le test de Rorschach ; analyse thématique dans le TAT ; analyse du déroulement de la construction dans le test du Village confrontée à sa figuration finale ; ou de la réalisation graphique et de l’occupation de l’espace dans les épreuves projectives de dessin). Il s’agit de mettre à jour le système de signification qui organise les réponses du sujet. - traduction ensuite, car il faudra transposer le résultat de ce premier niveau d’interprétation dans les termes d’un référentiel psychologique, c’est-à-dire dans les termes d’une certaine conception de la personnalité ou du psychisme. Il s’agit alors d’interpréter comme on le fait lorsqu’on transpose un propos depuis une langue « source » (ici, la réponse du sujet, qu’elle soit verbale ou non verbale) vers une langue « cible » (en l’occurrence, celle du psychologue, ou plutôt celle de sa théorie psychologique de référence). En résumé, la situation projective est, pour le sujet, une situation essentiellement d’interprétation subjective, dont le psychologue aura à dégager méthodiquement l’organisation signifiante implicite (interprétation formelle et dynamique), pour la traduire dans les termes d’une théorie psychologique et ainsi mieux comprendre la situation problématique actuellement vécue par le sujet (interprétation diagnostique et pronostique d’une situation psychologique). compulsive et opère au moins partiellement de façon inconsciente.» - (Laplanche & Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, p. 108) Licence 2 : Psychologie clinique et projective – cours C. Bouchard 39 pas dans les mêmes proportions ou fréquences, le type de mécanismes de défense utilisés par un sujet peut être un indicateur diagnostic de sa personnalité, voire d’une éventuelle pathologie.31 D’où l’importance accordée à ce critère clinique dans la plupart des systèmes interprétatifs utilisés aujourd’hui en psychologie projective. Toutefois, il faut bien garder en vue trois points, fréquemment sources d’erreurs : a) Les réactions anxieuses, plus ou moins discrètes, d’un sujet en situation de test projectif peuvent être relatives tantôt à la situation-test elle-même, tantôt aux affects et aux représentations que le stimulus provoque et éveille chez le sujet. A l’instar de la psychanalyse, il faudrait, dans le premier cas, parler plutôt de résistance ; et réserver le terme de défense aux seules réactions de protection de soi face à ce que le stimulus évoque au sujet. Ainsi, Roger Perron (à propos du test thématique D.P.I. dont il est l’inventeur) propose de distinguer : d’une part, les « prises de position (du sujet) face à la situation et à l’épreuve » (résistance à la relation clinique de testing, générale – face à tout test – ou spécifiquement liée aux consignes projectives et à leurs caractéristiques) ; d’autre part, l’ « élaboration défensive des récits » (aménagements défensifs des récits à partir de ce qu’ils produisent chez le sujet). b) Contrairement à une acception péjorative de la notion de « défense » souvent entendue, il faut rappeler que les réactions de protection du moi ne sont pas toutes pathologiques et ne signent pas nécessairement des troubles de la personnalité. Elles participent de la vie psychique ordinaire, dans la mesure où l’angoisse elle-même n’est pas un phénomène anormal. « ... il apparaît immédiatement que ces défenses sont plus ou moins “réussies”, plus ou moins “adaptatives”. Certains sujets parviennent à adopter, face à l’épreuve, une distance et un style où les difficultés qu’elle suscite sont remarquablement bien aménagées et maîtrisées : d’où des récits tout à la fois bien construits et riches, développés avec liberté et plaisir ; d’autres au contraire bloquent, dérivent, transposent, annulent, isolent, etc., donnant l’impression de lutter contre une angoisse désadaptante. Le praticien expérimenté peut assez aisément distinguer ces deux types de sujets, et expliciter les critères qu’il utilise. Il y faut, cependant, beaucoup de doigté et d’expérience ; et, au-delà du problème technique, se trouvent posées de redoutables questions théoriques et cliniques sur la distinction entre “défenses adaptatives”, “défenses névrotiques réussies”, “défenses névrotiques désadaptantes”, “défenses psychotiques”, etc., qui, au-delà des jugements de valeur ainsi impliqués, constitue l’un des problèmes les plus difficiles de la psychopathologie contemporaine. » – (R. Perron, Manuel pour l’utilisation clinique de l’épreuve projective thématique D.P.I : Dynamique personnelle et images, 1969, p. 40) c) Enfin, troisième point de vigilance : un indice observable de défense contre l’angoisse dans l’attitude ou dans le discours du sujet (réactions à la situation-test ou aménagements défensifs) ne permet pas d’emblée de conclure à la présence et au recours à tel ou tel mécanisme de défense. Autrement dit, les procédés défensifs repérés dans le discours ou la conduite du sujet sont des manifestations qui, d’emblée et à elles seules, ne peuvent être considérées comme significatives de tel ou tel fonctionnement psychique. On ne peut déduire de la seule présence d’un procédé défensif donné, que l’on a affaire à tel type de personnalité, même - Dans une autre référence théorique, par exemple les théories du stress, on pourrait invoquer pareillement des stratégies de coping, c’est-à-dire de protection et d’adaptation à la « pression » psychique que constitue un stress. 31 Licence 2 : Psychologie clinique et projective – cours C. Bouchard 40 si l’on sait par ailleurs (grâce aux apports de la psychanalyse, entre autres) que ce procédé défensif est plutôt caractéristique de cette personnalité. « Il importe de rester très prudent dans les conclusions. Comme toute technique utilisée par le psychologue, le D.P.I. doit conduire à des conclusions dont la portée dépasse les caractères étroitement contingents de la situation créée par l’examen ; de même qu’après un Binet-Simon on se hasarde à dire qu’un enfant “est intelligent”, on pourra, après un D.P.I. se hasarder à dire qu’il présente, par exemple, une structure névrotique de tel ou tel type. On prend alors, en généralisant, un certain risque, mesuré tout à la fois par le degré de validité de l’épreuve utilisée et par la compétence clinique de celui qui l’utilise. Si donc on relève dans un protocole - par exemple - cinq exemples de “dénégation” (contraction en une seule phase d’une évocation et de sa négation), il faut bien garder à l’esprit qu’il s’agit là d’une modalité défensive d’élaboration du récit, et, stricto sensu, de rien d’autre. Il se peut que chez ce sujet l’usage de la “dénégation” soit réellement permanent, et constitue un trait essentiel de sa personnalité ; mais on ne peut conclure de l’un à l’autre ipso facto et sans examen soigneux du problème. » – (ibid., p. 41-42) En résumé : Du point de vue du travail interprétatif du psychologue, la méthode projective vise principalement à dégager la (ou les) structure(s) de signification organisatrice(s) du monde subjectif de la personne testée, à partir d’une analyse formelle de ses réponses, au-delà du contenu explicite de celles-ci. Par ailleurs, dans la mesure où la situation de test projectif est une expérience de surprise et d’étrangeté, elle permet d’observer et d’étudier les réactions du sujet à ces facteurs anxiogènes et comment il s’en protège, selon ses moyens propres, révélateurs de sa personnalité. 3. Les méthodes projectives représentent un ensemble varié de dispositifs d’expérimentation clinique. On peut toutefois considérer qu’elles peuvent s’organiser autour de deux référents anthropologiques majeurs, l’Énigme et l’Intrigue, respectivement illustrés par les deux épreuves fondatrices et prototypiques que sont le test de Rorschach et celui de Murray (le TAT). L’épreuve de Rorschach serait représentative d’une clinique fondée sur l’expérience anthropologique (c’est-à-dire commune à notre humanité) de l’Énigme. Elle travaillerait essentiellement la façon dont un sujet peut aménager et soutenir, perceptivement et sémantiquement, une arbitrarité de sens. (Au Rorschach, il s’agit de voir et de nommer de la « chose », tout en laissant toujours ouverte la possibilité que cette « chose » puisse être autre ou dite autrement.) Ainsi, l’épreuve de Rorschach et le TAT trouveraient leur fondement dans l’expérience anthropologique de l’interprétation signifiante du monde : pour le Rorschach, en écho à la question « qu’est-ce que c’est ? » (qu’est-ce que la chose ? qu’est-ce qu’elle n’est pas ? comment la dire ?) ; pour le TAT, à la question « qu’est-ce qui se passe ? » (de quel événement s’agit-il maintenant ? d’où vient-il et vers quel fin pourrait-il aller ? comment est-il arrivé et comment va-t-il se dénouer ?). Les méthodes projectives pourraient être considérées comme un ensemble de modes de questionnement et d’exploration clinique, qui se spécifieraient d’être des variations sur les deux modèles fondamentaux d’expérience psychologique que sont le Rorschach et le TAT. La figure ci-après montre comment l’on pourrait schématiquement distribuer les principales méthodes projectives existantes selon la double référence Énigme / Intrigue (Villerbu, 1993). Licence 2 : Psychologie clinique et projective – cours C. Bouchard 41 ÉNIGME Épreuve de Rorschach Positivation d’un paramètre de l’Énigme Utopie test du Village, test du Monde INTRIGUE TAT de Murray Positivation d’un paramètre de l’Intrigue Convention TIDC (PFT révisé) Scène MAPS, Scéno-test Morale fables de Düss, contes, Patte-Noire Classification des méthodes projectives selon la référence à l’Énigme et à l’Intrigue32 (d’après L.M. Villerbu, 1993) Les méthodes projectives pourraient être considérées comme un ensemble de modes de questionnement et d’exploration clinique, qui se spécifieraient d’être des variations sur les deux modèles fondamentaux d’expérience psychologique que sont le Rorschach et le TAT. La figure ci-après montre comment l’on pourrait schématiquement distribuer les principales méthodes projectives existantes selon la double référence Énigme / Intrigue (Villerbu, 1993). On peut considérer que le traitement de l’Énigme suppose à la fois organisation (structuration d’un espace signifiant) et conventionnement (négociation de critères et de règles pouvant faire consensus), on peut distribuer deux ensembles de méthodes, respectivement distingués sous les catégories de l’Utopie et de la Convention. Les exemples en sont : pour l’Utopie, les épreuves de type Village ou Monde ; pour le Conventionnement, le TIDC (Test d’Intégration Différentielle des Conflits, forme révisée du PFT de Rosenzweig, réinterprété comme épreuve d’aménagement de situations conflictuelles réglementées). Parallèlement, on peut reconnaître que l’Intrigue, dont le prototype expérimental est le TAT, suppose à la fois de la scène (structuration d’une temporalité historique) et du projet (évocation d’une intentionnalité ou d’un objectif vers lequel tend le déroulement de l’action). Comme pour l’Énigme, d’autres épreuves trouveront leur spécificité à se consacrer particulièrement à l’une ou l’autre des deux dimensions inhérentes à toute création d’Intrigue. Certaines se proposeront de telle manière qu’il y sera surtout question des conditions d’avènement et de maintien d’une scène ; nous aurons alors des dispositifs comme le MAPS (Make-A-Picture-Story) de Shneidman ou le Scéno-test de Von Staabs. D’autres épreuves proposeront de travailler davantage sur l’orientation et l’issue dramatique, voire sur la « moralité » que le sujet peut y introduire (au sens d’une « leçon de morale », comme dans une fable ou une anecdote à but de réflexion ou d’enseignement moral). Ce sont par exemple les épreuves d’histoires à compléter ou de contes, dont le canevas scénaristique, déjà entamé ou progressivement suggéré, est donné à vectoriser et à dénouer par le sujet ; ou les tests de type Blacky Pictures ou Patte-Noire, dont la - Les méthodes mentionnées dans ce tableau ne sont que les exemples les plus typiques, les plus représentatifs, et ne résument pas l’ensemble – beaucoup plus vaste – des épreuves projectives. Voir : tableau Annexe 5. 32 Licence 2 : Psychologie clinique et projective – cours C. Bouchard 42 construction délibérément récurrente (la série d’images utilisées montre toujours les mêmes personnages) propose une autre préparation scénaristique, prescrivant ainsi au sujet de travailler moins une organisation d’histoires, qu’une valorisation des scènes proposées et leur gestion résolutive. Dans le test P.N. (les Aventures de Patte-Noire), cette option méthodologique est nettement affirmée par la méthode des choix de planches, par les Préférences-Identifications (P.I.) et par l’épreuve finale des vœux à la Fée, qui obligent le sujet à opérer des choix, des tris et à formuler des projets. Par leur parti pris méthodologique de solliciter chez le sujet un travail d’interprétation « libre » à partir d’une situation ambiguë et de rechercher la logique subjective de cette interprétation, les épreuves projectives apparaissent comme un parfait exemple de méthode clinique en psychologie, et l’on comprend, dès lors, que Lagache ait pu les qualifier d’épreuves cliniques. On pourrait parler ici de projectivité pour désigner cette option méthodologique. Les limites des épreuves projectives sont celles de toute méthode clinique, à savoir qu’elles ne peuvent être véritablement étalonnées et validées comme l’ont été les épreuves psychométriques ou les inventaires et questionnaires de personnalité, puisqu’il ne s’agit pas ici de rapporter la réponse du sujet à une performance moyenne et à une norme attendue, ou de situer ses réponses en fonction de constellations ou d’échelles types. Les épreuves projectives traitent les réponses du sujet par des méthodes d’analyse de type endogène, qui visent à dégager une cohérence interne du discours (analyses sémantiques, analyses thématiques) ou de la conduite (analyses phénoménologiques de la spatialité et de la temporalité, analyses contextuelles). En ce sens, elles illustrent aussi le travail typiquement clinique d’une étude idiosyncrasique du sujet humain. Références bibliographiques La notion de clinique en psychologie Blanchet A., Gotman A. (1992). 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