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EDUCATION SCIENCES & SOCIETY
Culture de l’évaluation et exigences éthiques
BERNARD REY
Résumé: Aujourd’hui et de plus en plus, ce ne sont pas seulement les élèves quon évalue
à lécole, mais aussi les acteurs (enseignants, administrateurs, responsables), les établis-
sements, les outils pédagogiques, les dispositifs de formation et les systèmes éducatifs tout
entiers. Cette culture de lévaluation semble, à première vue, aller dans le sens d’une
responsabilisation des acteurs et donc d’une éthique. En outre, les activités dévaluation
sont de plus en plus encadrées par des méthodologies et des outils techniques qui semblent
en éviter le caractère subjectif et arbitraire. Pourtant l’analyse fait apparaître que cette
technicité joue dans le sens opposé, en faisant passer le jugement évaluatif pour un constat
ou une mesure, dont la neutralité apparente fait oublier aux acteurs que des valeurs sont
en jeu et que la vigilance éthique s’impose.
Abstract: Today more and more, are not only the students being assessed at school, but
the actors (teachers, administrators, managers), facilities, teaching aids, training devices
and education system entirely. is culture of evaluation seems, at  rst glance, moving
towards an encreasing responsibility to the players and therefore moving towards ethics.
In addition, assessment activities are increasingly framed by methodologies and technical
tools that seem to avoid subjectivity and arbitrariness. Yet the analysis shows that this
technological attitude plays in the opposite direction by passing the evaluative judgment
for observation or measurement, the apparent neutrality makes the actors forget that
values are at stake and that ethical vigilance is required.
Mots clefs: evaluation, éthique, valeur, école.
Introduction
Les procédures d’évaluation ont toujours été fortement présentes dans le
monde scolaire. Les enseignants émettent des jugements sur les performan-
ces écrites ou orales des élèves, et cela dans deux buts. D’une part, il s’agit
de renvoyer à ceux-ci un message sur leur progression dans l’apprentissage.
C’est ce qu’on a appelé l’évaluation formative. D’autre part, on évalue les
performances d’un élève pour lui attribuer un diplôme, pour décider de son
passage dans le degré supérieur du cursus, ou bien encore pour l’orienter
dans sa formation. Cest l’évaluation certi cative.
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VALUTAZIONE E COMPETENZE
Dans les deux cas, l’exigence dévaluation prend place dans une dynami-
que éducative qui veut faire accéder le jeune à des normes de pensée et de
comportement. Lécole que nous connaissons et qui a lentement émergé en
Europe au 19ème siècle nest pas étrangère aux idées de Kant (1980) pour
qui l’éducation consiste à faire accéder le jeune à la capacité de penser par
lui-même et de se donner à lui-même ses propres règles. Dans cette visée
éducative, l’évaluation des élèves s’inscrit dans une perspective éthique.
Mais à cette pratique ancienne, vient s’ajouter aujourd’hui de nouvelles
pratiques dévaluation qui sont assez di érentes. Elles consistent toujours
à évaluer les performances des élèves, mais non plus au service de leurs
apprentissages, ni en vue de leur certi cation. A travers la mesure de leurs
performances, il s’agit dévaluer un aspect ou un segment du système sco-
laire: le cacité des maîtres, la pertinence de telle pratique pédagogique ou
didactique, les e ets de telle organisation curriculaire, le fonctionnement
d’un établissement ou d’un groupe décoles, les politiques publiques en ma-
tière éducative, la répartition de l’échec et de la réussite en fonction de
variables telles que le genre, l’origine sociale, l’appartenance à une minorité,
etc. Cest typiquement ce qui se fait dans les enquêtes internationales telles
que PISA, initiée par l’OCDE. Mais elles se pratiquent aussi à l’échelle
nationale ou subnationale: ainsi en va-t-il des évaluations pratiquées en
deuxième année du primaire (CE2) et en première année du secondaire
(6ème) en France, ainsi que des évaluations externes non certi catives qui
ont été mises en place en Belgique francophone. Lévaluation est alors un
instrument de pilotage d’un système éducatif ou d’une partie de celui-ci.
Dans cette perspective, lévaluation ne se borne plus au repérage des per-
formances des élèves. D’autres types de mesures entrent en jeu: on évalue
le fonctionnement administratif scolaire en fonction d’objectifs à attein-
dre, on évalue les enseignants (de multiples manières), on évalue les outils
pédagogiques, on évalue la qualité et la sécurité des bâtiments scolaires,
on évalue les dispositifs de soutien aux élèves en di culté ou d’aide aux
étudiants du supérieur, on prend en compte de plus en plus l’évaluation des
enseignants du supérieur par leurs étudiants, on évalue les chercheurs uni-
versitaires, etc. La tendance semble être qu’à chaque action ou dimension
du fonctionnement du système correspondent des dispositifs dévaluation
par des experts.
Ce mouvement actuel qui tend à la mise en place dévaluations systéma-
tiques ne se limite pas au système scolaire. On le voit à l’œuvre dans tous les
secteurs de la vie sociale (évaluation des services publics, des fonctionnaires,
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des cadres et des politiques dentreprise, des produits et des services, des
politiques publiques, des politiques budgétaires des Etats, etc.). On peut
parler ainsi, à l’échelle mondiale, de l’installation d’une véritable culture de
l’évaluation.
Une telle culture, parce qu’elle conduit chaque acteur à la vigilance sur
ce qu’impliquent ses actes, peut prétendre à concrétiser des valeurs et à
introduire la préoccupation éthique dans toutes les a aires humaines et no-
tamment dans le fonctionnement des systèmes éducatifs. Dans un premier
temps nous verrons ce qui peut accréditer une telle position. Mais dans
un deuxième temps nous ferons apparaître que les précautions qui visent
à garantir le caractère éthique de l’évaluation peuvent se retourner contre
leur intention.
Evaluation et éthique: deux notions solidaires
Evaluer, cest situer une action, une situation ou une organisation sur une
échelle hiérarchique. Qu’on évalue une production délève, les résultats ob-
tenus par une école, les e ets d’un processus de remédiation, la performance
d’un système éducatif ou les conséquences d’une réforme, on cherche tou-
jours à situer ce qu’on observe par référence à une échelle qui va du meilleur
au moins bien. Comme létymologie l’indique, évaluer consiste à situer quel-
que chose par rapport à une valeur. Et une valeur est une caractéristique ou
un principe qu’on considère comme étant préférable à d’autres. Evaluer une
action, cest considérer que toutes les actions nont pas égale valeur.
Or l’éthique s’appuie également sur le postulat que toutes les actions
nont pas toutes la même valeur et que certaines sont meilleures et d’autres
moins bonnes. Ainsi toute éthique est évaluative: elle émet des jugements
de valeur sur les actes et les situations. Mais à l’inverse, toute évaluation
a une dimension éthique, puisque implicitement ou explicitement elle se
réfère à des valeurs (Rey, 2008).
Donc en première analyse, la généralisation des évaluations dans toutes
les instances d’un système éducatif, semble correspondre à cette extension
du domaine de l’éthique. Ce ne sont plus seulement les élèves qui sont
confrontés aux valeurs d’exactitude et de responsabilité. Les professeurs,
les établissements scolaires, les directeurs, les inspecteurs, les administra-
teurs, les gestionnaires et, plus globalement, les systèmes éducatifs natio-
naux voient leurs actions soumises à des évaluations et donc confrontées à
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VALUTAZIONE E COMPETENZE
des valeurs. Toutes les instances, et notamment celles qui d’une manière ou
d’un autre exercent un pouvoir, sont appelés à rendre des comptes. Cette
obligation de reddition de compte devient un mot dordre international
(accountability). On peut lui trouver deux implications qui paraissent jouer
en faveur des préoccupations éthiques:
Premièrement, la nécessité de rendre compte de son action en se sou-
mettant à des procédures d’évaluation paraît aller, en première analyse, dans
le sens de la responsabilité individuelle: chacun est incité à se considérer
comme auteur de ses propres actes et à en assumer la responsabilité. Le
fait doccuper une fonction dans un édi ce institutionnel dans lequel les
décisions sont étroitement encadrées par des règlements et des procédures
ne peut exonérer l’individu concerné de ré échir par lui-même à la portée
de ses actes.
Deuxièmement, cette généralisation des pratiques évaluatives introduit
une modi cation substantielle dans les relations de pouvoir et celle-ci pa-
raît particulièrement importante dans les institutions déducation ou de
formation. Car éduquer ou former, cest inévitablement avoir une action sur
autrui. Par l’enseignement et les situations d’apprentissage, on veut modi er
en profondeur la façon de penser de ceux auxquels on s’adresse, de telle ma-
nière qu’évoluent non seulement leur fonctionnement cognitif, mais leurs
attitudes et  nalement leur identité. Tout projet éducatif consiste à décider
pour d’autres de ce qu’il est souhaitable qu’ils deviennent. On mesure là
la profonde responsabilité éthique des acteurs de ces dispositifs (Meirieu,
1991). Mais il nest pas mauvais que ce pouvoir de décider pour l’autre
soit contrebalancé. Cest ce que permet justement cette généralisation des
procédures d’évaluation. A l’école ou à l’université, le professeur évalue les
élèves ou les étudiants. Pour répondre à cette asymétrie qui peut ouvrir sur
l’arbitraire, il peut paraître salutaire que le professeur soit à son tour évalué,
par exemple par les étudiants mais aussi par d’autres instances.
Plus généralement, dans la plupart des organisations de notre monde,
des hiérarchies sont établies qui conduisent à ce que l’action de certains
soit contrôlée par d’autres. Ainsi dans le fonctionnement spontané, il y a
d’un côté ceux qui évaluent et de l’autre ceux qui sont évalués. La culture de
l’évaluation qui est en train de s’installer semble vouloir réduire le caractère
unidirectionnel du processus. Elle implique que ceux qui évaluent, sou-
vent d’une manière informelle à travers le contrôle quotidien de l’activité
d’autres, soient eux-mêmes soumis à évaluation. Elle donne la parole aux
usagers et à ceux qui ordinairement sont soumis aux décisions d’autres ou
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aux dispositions qu’ils ont mis en place. Cest le sens ordinairement attribué
à cette forme dévaluation connue sous le nom de démarche qualité”.
Opérationnaliser l’évaluation pour la rendre plus éthique
Mais si, comme nous l’avons avancé, toute évaluation implique un choix
de valeur, un problème se pose. Dans nos sociétés modernes, chacun le sait,
il n’y a pas de consensus sur les valeurs. Les débats publics sur lécole font
apparaître une multiplicité de  nalités possibles qui provoquent des ten-
sions (Duru-Bellat, 2009). Mais dans la pratique évaluative concrète, il faut
choisir. Du fait de ce choix toute évaluation risque dêtre soupçonnée de se
faire en fonction de l’adoption arbitraire d’une valeur, adoption inspirée par
la subjectivité de l’évaluateur, voire par ses intérêts
D’où l’importance qu’ont prise, dans la culture d’évaluation, les tenta-
tives pour établir des procédures, des méthodologies, des instruments, des
dispositions institutionnelles propres à rendre l’évaluation aussi objective
que possible. Sans prétention à l’exhaustivité, évoquons quelques-unes de
ces dispositions.
1) Un évaluateur multiple et indépendant
La fonction dévaluateur change. Dans la tradition scolaire, cest l’en-
seignant qui évalue ses élèves. Dans la perspective de la nouvelle culture
dévaluation, on tente dexternaliser lévaluation. Les évaluations à but de
pilotage sont conçues et souvent administrées par d’autres que ceux qui ont
enseigné aux élèves concernés. Elles peuvent être souvent extra-nationales.
C’est le cas des évaluations Pisa dont les épreuves sont conçues indépen-
damment des pays participants, de leur langue, de leur culture, de leurs
programmes scolaires et des spéci cités de leur scolarité.
Lorsqu’il s’agit dévaluer des organisations ou des dispositifs, on cherche
à éviter que l’évaluation ne soit faite par des personnes qui seraient partie
prenante des instances évaluées. D’où le développement d’agences déva-
luation indépendantes. En France, l’Agence d’Evaluation de la Recherche
et de l’Enseignement Supérieur (AERES) témoigne d’une volonté dindé-
pendance de l’évaluateur des unités universitaires par rapport à l’autorité de
tutelle.
Mais le point le plus signi catif est sans doute que l’évaluateur devient
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