Yvelines Fumat 9ème journée de l`enfance

publicité
Histoire Mémoire Identité
Conférence 9° journée de l’Enfance à Lattes
Pour indiquer une direction de recherche, ces trois concepts sont un premier repère ;
Mais pour délimiter un champ plus restreint, pour construire des liens plus serrés, il faut que
j’arrive à formuler une question plus précise.
Mémoire, amnésie, mnémotechnique, anamnèse, mémoriser, remémorer, commémorer,
mémorial, le champ sémantique me donne tantôt l’idée d’une mémoire individuelle, pouvoir
psychique, « faculté de l’âme », qui a ses usages, ses fonctions, ses pathologies, tantôt l’idée
d’une mémoire collective qui est le socle de l’Histoire des peuples.
Faut- il séparer les deux? Peut-on choisir de traiter l’une ou l’autre ? L’une après l’autre ?
Comment s’articuleraient mémoire personnelle et mémoire collective ?
Comment un individu peut –il refléter, ressentir, l’histoire du groupe, réagir au destin
collectif, de sa tribu, de sa nation…comment l’Histoire vient-elle parfois troubler, briser, son
histoire ?
Les concepts de la psychologie et de la psychanalyse peuvent-ils être utiles pour repérer dans
l’histoire des peuples les blessures collectives, les traumatismes communs, les réparations, ou
les réconciliations possibles ?
Ce sont les deux versants évoqués, tenus souvent très éloignés l’un de l’autre - du fait du
cloisonnement des disciplines et de la spécialisation des savants- que je souhaite rapprocher
Le trait d’union est certainement le mot « identité ». Sur le versant psychologique comme
sur le versant histoire des peuples, l’identité est soutenue, maintenue, respectée, ou
transformée, développée, attaquée, refoulée, réprimée. Mais il ne s’agit pas seulement d’une
analogie : l’histoire individuelle est souvent le résultat des avatars, des accidents, des
bouleversements et des catastrophes de l’Histoire collective. Pour tous les réfugiés, civils en
exode, jetés sur les routes, déracinés , privés de leur première identité, mais aussi pour tous les
migrants qui partent au péril de leur vie rêvant d’un monde meilleur, mais aussi pour tous
ceux qui se trouvent jetés hors de leurs habitudes, dépossédés de leur habitation(américains
expropriés du fait de la spéculation financière ) ou mis à la porte de leur identité
professionnelle( agriculteurs français qui ne peuvent plus vivre de leur production.. ) ou
dépréciés et déprimés par les méthodes managériales pathogènes de certaines entreprises .
Ce qui va m’intéresser plus précisément est le croisement de la grande Histoire et de l’histoire
personnelle.
Dans un premier temps, en avant propos, je vais montrer que l’être humain loin d’être
d’emblée un être capable de se remémorer et de construire son futur a sans doute dû se
« forger une mémoire » (Nietzsche)
Puis j’essaierai de montrer de manière symétrique et croisée
- comment l’identité personnelle doit tout au social
- et comment la compréhension de l’histoire des peuples peut être éclairée par les
concepts qui s’appliquent d’ordinaire à l’individu
Puis je finirai par un épilogue illustratif : l’analyse de Guernica, le tableau de Picasso
1 – la mémoire s’est construite contre l’oubli
C’est Nietzsche, avant même les anthropologues du XX° siècle, qui dans une intuition géniale
affirme dans la 2° dissertation de la Généalogie de la Morale que la mémoire humaine a du se
forger contre un oubli primordial, et que
1
« le véritable travail de l’homme sur lui-même, tout son travail préhistorique, a été de faire
de lui cet être soucieux, responsable, capable de prévoir et de vouloir…et non plus cet être
insouciant, léger, jouissant simplement de l’instant présent » (Généalogie de la Morale, 2°
Dissertation) ;
Avant l’Histoire et pour qu’existe quelque chose comme une Histoire, les sociétés
d’hominidés ont du travailler à développer leur mémoire
Au fond c’est l’oubli, le peu de fiabilité, l’insouciance, l’incapacité à tenir ses promesses qui
est premier. La mémoire s’est constituée progressivement, avec le développement d’un
cerveau plus complexe certes, mais aussi grâce au travail des groupes qui ont contraint les
individus à devenir appréciables, réguliers, disciplinés. Les sociétés qui sont parvenu à cette
cohésion ont été les plus fortes, celles capables de subsister… Imaginons une chasse en
commun : outre des outils plus perfectionnés, et une anticipation des actions des animaux, il
fallait aussi une coordination des actions des chasseurs, et une fidélité au rôle tenu)
Mais comment le groupe a-t-il pu se constituer, peser sur les individus, les faire agir en
commun ? Comment s’est développée cette mnémotechnique, la plus fondamentale des
« techniques du corps »?
« Comment sur cette intelligence du moment, obtuse et trouble, sur cette incarnation
de l’oubli, imprime-t-on quelque chose assez nettement pour que l’idée en demeure présente ?
Nietzsche répond que « ce problème très ancien n’a pas été résolu avec les moyens les plus
doux » Il découvre dans la souffrance le principal procédé, celui le plus efficace, pour aider à
se souvenir ; Rien de plus terrible, de plus inquiétant que cette première « mnémotechnie » :
« On applique une chose avec un fer rouge pour qu’elle reste dans la mémoire, seul ce qui
ne cesse de faire souffrir reste dans la mémoire. »
Fer rouge au sens propre dans les premiers temps : toutes les cruautés qui ont accompagné les
transactions, toutes les sanctions mutilantes. Tous les martyrs, sacrifices sanglants échanges
pour payer ses dettes aux Dieux. Tous les rites d’initiation douloureux qui marquent la chair
et laissent des cicatrices indélébiles.
Ainsi pendant longtemps pour garder la maîtrise de l’action collective, le groupe contraint
les individus par des procédés qui visent à lui rappeler constamment son appartenance Les
marques rituelles laissées à même le corps – incisions mutilations tatouages _ sont des traces
qui rappellent à l’individu qui il est, à savoir un membre du groupe
Des ethnologues contemporains comme Pierre Clastres (« la Société contre l’Etat »)
retrouveront dans le même esprit la fonction sociale des rites d’initiation :
On vise à marquer les corps et à forger la mémoire, dans une vive souffrance ; le but est certes
de montrer la valeur individuelle des initiés, leur résistance à l’épreuve, mais aussi de
démontrer le pouvoir du groupe : « la tribu dit à l’individu : tu es des nôtres » … « par
l’écriture sur les corps est scellée en quelque sorte l’appartenance sociale »
2 - L’identité de l’individu humain est profondément culturelle liée à l’Histoire
Certes les temps sont moins cruels, le socius moins contraignant, l’individu a gagné une
marge de liberté ; il peut même oublier parfois qu’il a une appartenance sociale.
A vrai dire l’histoire d’un individu ne rencontre pas seulement l’Histoire occasionnellement,
par hasard, de temps en temps : elle est dans l’Histoire, profondément, dés le départ, en tant
qu’elle se trouve insérée dans une culture liée à une histoire collective. Dés la naissance un
individu se trouve pris dans un réseau de marques, de symboles, qui lui donnent ses
premières habitudes passives et une mémoire personnelle spécifique
- en façonnant son corps grâce à des synergies neuro-musculaires particulières
- en guidant ses mouvements par le biais d’espaces et d’objets spécifiques
- en le familiarisant avec des modes esthétiques dominants
2
La première éducation, qu’il est plus exact d’appeler « socialisation », se fait sans programme,
sans projet, sans principe, par le simple fait qu’on naît dans une culture où tout objet est
porteur de sens, où tout geste est rituel, où toute relation est policée. La transmission est
d’abord une histoire sans parole qui ne doit rien au discours, à l’injonction ou à l’interdiction.
En ouvrant les yeux un enfant voit les formes esthétiques de sa tribu, en prêtant l’oreille il
entend les sons et les rythmes de sa langue, en faisant ses premier pas il parcourt des espaces
modelés et aplanis par les adultes.
Les premiers temps de la « socialisation primaire » correspondent aux processus « anonymes
et diffus » que Pierre Bourdieu oppose aux formes plus élaborées de la transmission que sont
l’éducation et la pédagogie (« Esquisse d’une théorie de la pratique »).
C’est tout un groupe, tout un environnement symboliquement structuré qui donne à l’enfant
les marques, les premières empreintes de sa culture, en modelant directement son corps, en
lui inculquant à même le corps, les valeurs, les savoirs- être de sa tribu. La différence entre
l’habitude et le souvenir est ici à souligner : ce qui est acquis par habitude n’apparaît pas
comme passé, il est comme incorporé au vécu présent ; alors que la mémoire qui donne le
souvenir, comme une sorte d’image, le « reconnaît dans sa passéité révolue » (Ricoeur).
Un exemple visible et indélébile des premières formes du marquage à même le corps par le
groupe social est celui du tatouage comme le montre Levi Strauss
« Chez les maoris (…) l’élaboration du décor facial et corporel se fait dans une
atmosphère semi religieuse .les tatouages ne sont pas seulement des ornements, ce ne sont
pas seulement des emblèmes, des marques de noblesse dans la hiérarchie sociale, ce sont
aussi des messages tout empreints d’une finalité spirituelle, et des leçons. (Lévi Strauss)
Le tatouage existe encore dans nos sociétés individualistes, avec un sens qui a sans doute
évolué. Mais d’autres « marques »devenues extérieures, ne sont elles pas aussi à percevoir
sous le même angle, les « marques » précisément qui fascinent nos adolescents : à la fois
ornements, parures, signes d’appartenance au groupe de jeunes, emblèmes dans la hiérarchie
des groupes, mais finalement aussi marques du pouvoir de la société sur ces jeunes,
inconscients de porter la livrée du capitalisme ?
Sommes- nous totalement liés à ces formes culturelles, incapables de nous en détacher, à
jamais pris dans leur détermination précoce ? Il est certain que les premières empreintes de la
mémoire, celles avant même la parole –- sont fortes et profondes.
Elles forment le socle de la personnalité, les premiers goûts – le goût tellement délicieux et
unique de ce plat que l’on ne retrouvera jamais - les premiers dégoûts- dont on ne sait jamais
pourquoi ils nous saisissent
Mais Bourdieu refuse finalement une conception trop mécaniste de l’habitude en introduisant
un concept voisin mais sensiblement différent : l’habitus est un « ensemble de dispositions
durables, lié aux expériences passées mais qui peut se modifier ». Comme dans le cas de
l’habitude il s’agit d’un savoir incorporé, d’une mémoire du corps et pas simplement d’une
mémoire sous forme de souvenir ; dans tous ses livres, depuis le Sens pratique, jusqu’aux
Méditations pascaliennes, il poursuit l’analyse de ce type de connaissance qui nous donne le
monde sans distance, sans l’extériorité d’une conscience objectivante « comme allant de soi,
précisément parce qu’il s’y trouve pris, parce qu’il fait corps avec lui, qu’il l’habite comme
un habit ou un habitat familier » (Méditations pascaliennes »)
Ainsi l’habitus se distingue de l’habitude de deux manières : il s’éloigne de la simple
reproduction de l’habitude et il est profondément social ; Bourdieu souligne la capacité
génératrice de l’habitus : « c’est un principe d’invention qui, produit par l’histoire, est
relativement arraché à l’histoire » Et il montre que l’habitus est toujours partagé par tout un
groupe (ethnie, classe sociale, groupe professionnel ) l’habitus est une disposition du corps
qui appartient à l’histoire individuelle, mais qui est produit par un mode de vie partagé avec
d’autres. Le chemin avait déjà été ouvert par Marcel Mauss avec le concept de « technique du
3
corps » soulignant que les conduites apparemment les plus privées se laver, marcher, faire
l’amour…étaient profondément socialisées, partagées par tout un groupe.
L’habitus renvoie à l’ « institution du social dans les corps ». Parler d’habitus c’est « poser
que l’individuel, et même le subjectif, est social, collectif « (Réponses 101)
L’identité de chacun se construit à partir des identités successives que lui ont donné son sexe
(F ou G), sa famille, son groupe de pairs, son statut professionnel au fur et à mesure de son
intégration dans différents groupes souvent après des rites de passages qui marquent
visiblement l’accession à un nouvel état.
Quand la « socialisation » devient une « éducation » qui vise à transmettre consciemment,
quand elle passe par le discours et la parole, comment le groupe diffuse-t-il ses règles et ses
valeurs ? C’est toujours le groupe des proches qui sert de relais, la famille, qui construit chez
l’enfant des dispositions particulières, une perception située des rapports sociaux, une
compétence à agir bien définie liée au « rôle social » qui sera le sien
Au rôle seront liés des privilèges, des obligations, des interdits spécifiques, des tâches à
accomplir. : devenir un bon guerrier ou une femme fertile par exemple. Dans les sociétés
traditionnelles, les rôles sont prédéfinis de manière stricte et devront être tenus sans déroger à
un avenir conçu comme un destin.
La transmission encore récemment se faisait surtout par le Père ; le père dans notre culture est
celui qui donne le nom et représente la Loi. Même si les rôles respectifs des deux parents ne
sont plus aussi nettement définis (à la femme les premiers soins et la première relation, à
l’homme l’initiation au monde social), ils restent encore empreints des modèles millénaires.
Pour acquérir une identité sociale un enfant a besoin de se repérer par rapport à sa lignée, à la
succession des générations, aux normes du groupe : Savoir qui est son père, pour savoir d’où
il vient et ce qu’il doit faire.
Cette loi que le père transmet est présentée ainsi dans le livre « la mort du Père » de Karlin et
Lainé(1985 Ed Messidor ) : « J’entendis intensément dans la parole de mon père l’appel à
des fidélités… - le père et le fils sont sur un bateau et viennent de croiser un bâtiment
espagnol où des marins républicains sont accoudés au bastingage ; c’est en 1936 et le Père
lève le poing et invite son fils à l’imiter- … L’auteur continue : « j’avais le sentiment qu’il me
prenait au sérieux, et qu’il était désormais bien résolu à me signifier qu’il était mon père …Il
m’expliqua ensuite avec des mots simples et patients l’injustice, la liberté et ses combats , la
solidarité et le fascisme…je percevais confusément que m’était signifié ainsi mon
rattachement à l’histoire »
Ce passage montre que la parole du père est essentielle, elle est véritablement ce qui reconnaît
le fils comme fils, et lui permet de s’y reconnaître
Lacan en définissant avec plus de précision l’absence du père a permis de distinguer trois
niveaux : soit sa présence réelle fait défaut , soit son rôle paternel n’est pas véritablement
tenu, soit sa fonction symbolique est défaillante .
-Le père peut manquer par son absence concrète, parce qu’il n’est pas là pour protéger,
gronder, aider et éduquer au jour le jour
- Le père peut manquer aussi quand son image est brouillée, quand il ne donne pas clairement
une image du rôle paternel, lorsqu’il est présent mais peu convaincu de son rôle par ex (ex du
père de Sartre remplacé d’ailleurs très vite par le grand père à la figure imposante, qui donne
alors un modèle fort du rôle masculin)
-Mais c’est surtout quand la fonction symbolique est absente que l’enfant ne peut se repérer
clairement dans l’ordre des générations e que des troubles de l’identité peuvent survenir. (Ex
célèbre : Aragon dont on disait qu’il était le frère cadet de sa mère, pour cacher sa naissance
4
illégitime) Les situations sont variables à l’infini qui produiront des effets différents aux
trois niveaux.
Quelques exemples : Soit un père héros mort à la guerre , jamais connu , mais qui ancre
fortement l’enfant dans une tradition ,à qui la mère se réfère, dont elle dit ce qu’il aurait voulu
pour l’enfant, Soit un père marin au long cours mais qui tient son rôle et fait savoir à l’enfant
son affection Soit un père toujours présent mais effacé , peu écouté, peu estimé, voire effacé
de son rôle par la mère .Mais dans toutes ces situations la fonction symbolique n’est pas
perturbée
En revanche : Soit un père qui n’existe pas, pas, dont on ne sait pas qui il est , Soit un père qui
existe, que l’on croise tous les jours dans la rue, mais qui n’a pas voulu reconnaître l’enfant,
Soit un père qui n’existe pas parce que la mère ne veut surtout pas qu’il existe, (qui a souhaité
se passer complètement de lui par insémination ) dans ces derniers cas de figure le manque
symbolique est total et le plus potentiellement déstructurant…
Lacan peut dire « mieux vaut un père mort qu’un père qui n’existe pas » Il a bien mis en
évidence cette fonction fondamentale qui rattache l’enfant à l’Histoire, lui donne les clefs de
la Loi humaine, de la généalogie humaine.
Cela dit, il serait abusif de conclure à partir des thèses de Lacan « peu importe si le père n’est
pas là » justifiant ainsi la tâche de l’élevage au quotidien entièrement laissé à la mère …, mais
aussi, plus profondément ,du fait de l’évolution historique, la tâche actuelle serait de
comprendre ce qui se passe quand la mère, née dans une société qui lui accordait peu de
compétences pour introduire au symbolique, se retrouve maintenant « chef de famille » et ,
dans ces formes nouvelles de famille monoparentale, dotée de tous les pouvoirs dévolus
précédemment au Père….(Monoparentalité précaire Femme sujet : Neyrand/ Rossi)
3 – L’histoire des peuples peut être éclairée par les concepts psychanalytiques
La psychanalyse permet – elle de comprendre les phénomènes collectifs comme l’oubli,
l’amnésie des peuples ou au contraire leur difficulté à oublier les blessures, les traumatismes
de l’histoire ? La transposition est-elle permise ?
C’est Paul Ricœur qui soutient la légitimité de l’application des concepts freudiens, à la
mémoire collective; notre analyse précédente de l’identité personnelle, personnelle et pourtant
profondément sociale, partageant avec d’autres de multiples « habitus », permet d’ailleurs de
mieux le comprendre :
« C’est la constitution bipolaire de l’identité personnelle et de l’identité communautaire qui
justifie, à titre ultime, l’extension de l’analyse freudienne du deuil au traumatisme de
l’identité collective. On peut parler non seulement en un sens analogique, mais dans les
termes d’une analyse directe, de traumatismes collectifs, de blessures de la mémoire
collective. La notion d’ « objet perdu » trouve une application directe dans les « pertes » qui
affectent aussi bien le pouvoir, le territoire, les populations qui constituent la substance d’un
Etat ( La mémoire, l’histoire, l’oubli » (p95) les conduites de deuil constituent un exemple
privilégié de relations croisées entre l’expression privée, et l’expression publique …par ex les
célébrations funéraires où le peuple entier est rassemblé, se remémore, sont comme une
réconciliation avec l’objet perdu
Une fois admise la légitimité de cette application, il faut se demander : comment le passé
peut-il rester présent ? Est-il préférable d’oublier, de tourner la page, ou au contraire faut-il
se souvenir, commémorer, surtout ne pas oublier, affirmer un « devoir de mémoire » ?
C’est ici que les analyses de Ricœur sont précieuses car la réponse ne peut être simpliste,
seulement référée à une psychologie de la conscience, et ignorante des apports de la
psychologie des profondeurs qu’est la psychanalyse.
5
Pour répondre à ces questions, il faut voir que la mémoire peut aussi bien se révéler trop
pesante, que trop peu présente ; ce sont deux formes symétriques mais toutes deux
manifestant un rapport difficile, douloureux, avec le passé, signifiant toutes deux que le passé
n’est pas vraiment passé qu’il reste trop présent et qu’il empêche de vivre pleinement.
Dans le premier cas au sens strict, le passé est là sous la forme de la compulsion de
répétition : on répète au lieu de se souvenir ; le passé infiltre toute action, sans qu’on le
sache, il est là sous la forme de réactions inconscientes, non sues, non dites, seulement agies,
il empêche de se tourner vers l’avenir, vers un avenir plus ouvert ; il est là sous forme
d’obsessions, de hantise. Ex : toutes les rancunes historiques, les haines héréditaires, qui
modèlent fortement les comportements, modulent abusivement les raisonnements, troublent le
jugement.
Mais à l’inverse dans le « trop peu de mémoire » le passé, qui paraît avoir disparu, est là tout
autant : dans des formes d’oubli qui masquent sa présence : Déni, amnésie partielle, clivage.
Ainsi, «ce que les uns cultivent avec délectation morose, et ce que les autres fuient avec
mauvaise conscience, c’est la même mémoire/répétition ». Que ce soit l’incapacité à oublier,
(hantise) ou l’impuissance à se souvenir (déni), il manque dans les deux cas un véritable
travail de remémoration. Comme dans le deuil concernant la perte d’un proche, la mémoire
doit faire le travail que l’épreuve de la réalité lui impose : l’abandon progressive des
investissements, l’intériorisation de la perte ; cela peut s’appliquer directement à certaines
blessures de l’amour propre national.
Ces analyses permettent de comprendre qu’il ne s’agit pas seulement de déficits simples de la
mémoire (question de plus ou de moins) mais bien de modifications concernant les formes de
mémoire : Il faut se souvenir autrement : passer d’une mémoire agie, ou d’une mémoire du
corps à une mémoire /souvenir, une mémoire qui se représente : les remaniements
identitaires passent par des médiations symboliques
Ainsi quand on dit après un traumatisme , il faut oublier, tourner la page… encore faut-il
qu’il y ait une page : que l’événement traumatisant soit inscrit et puisse être écrit ou dit
quelque part ….la signification exacte d’un traumatisme étant justement que le choc , le coup
ne peut être intégré dans les cadres de compréhension déjà construits…Sur le coup, ce qui
arrive ne veut rien dire précisément. L’émotion est si forte, trop forte que rien ne permet de
l’interpréter, de la canaliser. C’est après coup, dans un deuxième temps, que l’événement
prendra sens et fera mal. Tourner la page … : justement il faut que les affects s’accrochent à
des représentations pour qu’un nouveau départ soit pris, il faut qu’il n’y ait pas eu de blanc
dans le texte de la transmission pour « tenir le coup ».
Pour avancer il faut donc en quelque sorte « répéter » mais sous une autre forme, sortir de
l’obsession et cela seul conduira à un remaniement identitaire, permettra de « rouvrir le passé
sur l’avenir »
C’est l’analyse de ces formes différentes de répétition : simple compulsion de répétition ou au
contraire reprise, ré -effectuation, qui permet de comprendre que le retour collectif sur le
passé n’a pas toujours le même sens, et que la commémoration collective peut -être aussi bien
un ressassement qu’une réitération libératrice. Le fameux « devoir de mémoire » est une
exhortation à revenir sur le passé mais justement pour réparer les accrocs faits au récit ou les
accrochages menteurs…
Le travail de mémoire est véritablement un travail, qui demande du temps (comme une lente
cicatrisation) qui ne peut être décrété, imposé d’en haut, de l’extérieur ; c’est véritablement
un travail psychique, un travail de reprise active intérieure. Ainsi par ex on peut décréter
que deux peuples ennemis, ou deux courants religieux doivent oublier leurs violences et leurs
rancunes le projet, doit s’accompagner d’une réconciliation en profondeur, et de mesures
6
concrètes de réparation, sinon il ne peut que maintenir une dénégation du fond refoulé de
Discorde
Soit un texte fameux édité par un bon Roi il y a quelques siècles (1598)
Art 1 : que la mémoire de toutes choses passées de part et d’autre depuis le commencement du mois
de mars jusqu’à notre avènement à la couronne, demeurera éteinte et assoupie comme de chose non
advenue. Il ne sera permis ni loisible à nos procureurs généraux ni autres personnes quelconques,
publiques et privées, en quelque temps ni pour quelque occasion que ce soit, en faire mention ou
procès ou poursuite en aucune cour ou juridiction que ce soit
Art 2 défendons à nos sujets de quelque état ou qualité qu’ils soient d’en renouveler la mémoire,
s’attaquer, ressentir,,injurier ni provoquer l’un l’autre par reproche de ce qui s’est passé pour quelque
cause ou prétexte que ce soit, en disputer, contester, quereller ni s’outrager ou s’offenser de fait ou de
parole ; mais pour se contenir et vivre paisiblement ensemble comme frères, amis ou concitoyens sous
peine aux contrevenants d’être punis comme infracteurs de paix et perturbateurs du repos public »
Cet édit - l’édit de Nantes de Henry IV - qui demande qu’on oublie définitivement les
violences (et surtout la St Barthélémy 1572, où 2000 protestants avaient été massacrés)…
qu’on efface tout « comme de chose non advenue». A le mérite de vouloir arrêter le cycle de
la vengeance, (ne pas en « renouveler la mémoire » exciter les haines, susciter de nouveaux
procès…etc.) Etait il suffisant ? , ce refus « que cela ait eu lieu » en quelque sorte, cet espoir
que la mémoire demeure éteinte et assoupie n’était-il pas en un sens illusoire ? Heureusement
le texte avait 95 autres articles et il donnait par ailleurs aux protestants des droits civils
(admission pour les emplois publics), la liberté de culte, sauf à Paris, 150 villes refuges pour
leur parti, et 51 places fortes. C’était une sorte de compromis qui permettait la coexistence des
deux religions. Pas vraiment une réparation ; et tous pensaient encore qu’une nation ne
pouvait qu’être « défigurée » par la coexistence de deux religions
La guerre civile entre catholiques et protestants ne pouvait cesser seulement par décret royal
et par la punition des « infracteurs de paix » (un autre décret allait d’ailleurs révoquer le
premier sous Louis XIV)
Il a fallu des siècles pour que les violences cessent complètement, et finalement un lent
progrès des consciences, des consciences de tous, aboutissant à l’idée que chacun devait
pouvoir pratiquer sa religion en toute liberté et l’Etat garantir la liberté des cultes. La
déclaration des droits de l’homme de 1789 marque les progrès de cette mémoire enfin apaisée.
La conception française de la laïcité est sans doute l’effet de ces blessures et des traces
qu’elles ont laissé dans la mémoire nationale.
Le XX° siècle a inventé des institutions internationales et des procédures de réparation
(Tribunaux de la Haye très récent,) Après certains conflits internes (Rwanda, Afrique du
Sud,) des procès, des juridictions spéciales répondent aux plaintes de victimes Les difficultés
de ces mesures de réparation, leurs ambigüités souvent, ne doivent pas masquer le progrès
qu’elles représentent malgré tout pour une réconciliation en profondeur.
Epilogue :
commentaire de Guernica
Bibliographie
Bourdieu P : « Esquisse d’une théorie de la pratique »Droz 1974
Bourdieu P : « Réponses » Seuil 1992
Clastres P : « la Société contre l’Etat » Ed Minuit
Karlin Lainé : « La Mort du Père »
Lacan J. : « Ecrits » Seuil
Neyrand, Rossi : »Monoparentalité précaire et Femme Sujet « Erès 2004
Nietzsche F.: « Généalogie de la morale » 2° dissertation
Ricœur P : «L’Histoire La Mémoire L’Oubli » Seuil
7
Téléchargement