Histoire Mémoire Identité Conférence 9° journée de l’Enfance à Lattes Pour indiquer une direction de recherche, ces trois concepts sont un premier repère ; Mais pour délimiter un champ plus restreint, pour construire des liens plus serrés, il faut que j’arrive à formuler une question plus précise. Mémoire, amnésie, mnémotechnique, anamnèse, mémoriser, remémorer, commémorer, mémorial, le champ sémantique me donne tantôt l’idée d’une mémoire individuelle, pouvoir psychique, « faculté de l’âme », qui a ses usages, ses fonctions, ses pathologies, tantôt l’idée d’une mémoire collective qui est le socle de l’Histoire des peuples. Faut- il séparer les deux? Peut-on choisir de traiter l’une ou l’autre ? L’une après l’autre ? Comment s’articuleraient mémoire personnelle et mémoire collective ? Comment un individu peut –il refléter, ressentir, l’histoire du groupe, réagir au destin collectif, de sa tribu, de sa nation…comment l’Histoire vient-elle parfois troubler, briser, son histoire ? Les concepts de la psychologie et de la psychanalyse peuvent-ils être utiles pour repérer dans l’histoire des peuples les blessures collectives, les traumatismes communs, les réparations, ou les réconciliations possibles ? Ce sont les deux versants évoqués, tenus souvent très éloignés l’un de l’autre - du fait du cloisonnement des disciplines et de la spécialisation des savants- que je souhaite rapprocher Le trait d’union est certainement le mot « identité ». Sur le versant psychologique comme sur le versant histoire des peuples, l’identité est soutenue, maintenue, respectée, ou transformée, développée, attaquée, refoulée, réprimée. Mais il ne s’agit pas seulement d’une analogie : l’histoire individuelle est souvent le résultat des avatars, des accidents, des bouleversements et des catastrophes de l’Histoire collective. Pour tous les réfugiés, civils en exode, jetés sur les routes, déracinés , privés de leur première identité, mais aussi pour tous les migrants qui partent au péril de leur vie rêvant d’un monde meilleur, mais aussi pour tous ceux qui se trouvent jetés hors de leurs habitudes, dépossédés de leur habitation(américains expropriés du fait de la spéculation financière ) ou mis à la porte de leur identité professionnelle( agriculteurs français qui ne peuvent plus vivre de leur production.. ) ou dépréciés et déprimés par les méthodes managériales pathogènes de certaines entreprises . Ce qui va m’intéresser plus précisément est le croisement de la grande Histoire et de l’histoire personnelle. Dans un premier temps, en avant propos, je vais montrer que l’être humain loin d’être d’emblée un être capable de se remémorer et de construire son futur a sans doute dû se « forger une mémoire » (Nietzsche) Puis j’essaierai de montrer de manière symétrique et croisée - comment l’identité personnelle doit tout au social - et comment la compréhension de l’histoire des peuples peut être éclairée par les concepts qui s’appliquent d’ordinaire à l’individu Puis je finirai par un épilogue illustratif : l’analyse de Guernica, le tableau de Picasso 1 – la mémoire s’est construite contre l’oubli C’est Nietzsche, avant même les anthropologues du XX° siècle, qui dans une intuition géniale affirme dans la 2° dissertation de la Généalogie de la Morale que la mémoire humaine a du se forger contre un oubli primordial, et que 1 « le véritable travail de l’homme sur lui-même, tout son travail préhistorique, a été de faire de lui cet être soucieux, responsable, capable de prévoir et de vouloir…et non plus cet être insouciant, léger, jouissant simplement de l’instant présent » (Généalogie de la Morale, 2° Dissertation) ; Avant l’Histoire et pour qu’existe quelque chose comme une Histoire, les sociétés d’hominidés ont du travailler à développer leur mémoire Au fond c’est l’oubli, le peu de fiabilité, l’insouciance, l’incapacité à tenir ses promesses qui est premier. La mémoire s’est constituée progressivement, avec le développement d’un cerveau plus complexe certes, mais aussi grâce au travail des groupes qui ont contraint les individus à devenir appréciables, réguliers, disciplinés. Les sociétés qui sont parvenu à cette cohésion ont été les plus fortes, celles capables de subsister… Imaginons une chasse en commun : outre des outils plus perfectionnés, et une anticipation des actions des animaux, il fallait aussi une coordination des actions des chasseurs, et une fidélité au rôle tenu) Mais comment le groupe a-t-il pu se constituer, peser sur les individus, les faire agir en commun ? Comment s’est développée cette mnémotechnique, la plus fondamentale des « techniques du corps »? « Comment sur cette intelligence du moment, obtuse et trouble, sur cette incarnation de l’oubli, imprime-t-on quelque chose assez nettement pour que l’idée en demeure présente ? Nietzsche répond que « ce problème très ancien n’a pas été résolu avec les moyens les plus doux » Il découvre dans la souffrance le principal procédé, celui le plus efficace, pour aider à se souvenir ; Rien de plus terrible, de plus inquiétant que cette première « mnémotechnie » : « On applique une chose avec un fer rouge pour qu’elle reste dans la mémoire, seul ce qui ne cesse de faire souffrir reste dans la mémoire. » Fer rouge au sens propre dans les premiers temps : toutes les cruautés qui ont accompagné les transactions, toutes les sanctions mutilantes. Tous les martyrs, sacrifices sanglants échanges pour payer ses dettes aux Dieux. Tous les rites d’initiation douloureux qui marquent la chair et laissent des cicatrices indélébiles. Ainsi pendant longtemps pour garder la maîtrise de l’action collective, le groupe contraint les individus par des procédés qui visent à lui rappeler constamment son appartenance Les marques rituelles laissées à même le corps – incisions mutilations tatouages _ sont des traces qui rappellent à l’individu qui il est, à savoir un membre du groupe Des ethnologues contemporains comme Pierre Clastres (« la Société contre l’Etat ») retrouveront dans le même esprit la fonction sociale des rites d’initiation : On vise à marquer les corps et à forger la mémoire, dans une vive souffrance ; le but est certes de montrer la valeur individuelle des initiés, leur résistance à l’épreuve, mais aussi de démontrer le pouvoir du groupe : « la tribu dit à l’individu : tu es des nôtres » … « par l’écriture sur les corps est scellée en quelque sorte l’appartenance sociale » 2 - L’identité de l’individu humain est profondément culturelle liée à l’Histoire Certes les temps sont moins cruels, le socius moins contraignant, l’individu a gagné une marge de liberté ; il peut même oublier parfois qu’il a une appartenance sociale. A vrai dire l’histoire d’un individu ne rencontre pas seulement l’Histoire occasionnellement, par hasard, de temps en temps : elle est dans l’Histoire, profondément, dés le départ, en tant qu’elle se trouve insérée dans une culture liée à une histoire collective. Dés la naissance un individu se trouve pris dans un réseau de marques, de symboles, qui lui donnent ses premières habitudes passives et une mémoire personnelle spécifique - en façonnant son corps grâce à des synergies neuro-musculaires particulières - en guidant ses mouvements par le biais d’espaces et d’objets spécifiques - en le familiarisant avec des modes esthétiques dominants 2 La première éducation, qu’il est plus exact d’appeler « socialisation », se fait sans programme, sans projet, sans principe, par le simple fait qu’on naît dans une culture où tout objet est porteur de sens, où tout geste est rituel, où toute relation est policée. La transmission est d’abord une histoire sans parole qui ne doit rien au discours, à l’injonction ou à l’interdiction. En ouvrant les yeux un enfant voit les formes esthétiques de sa tribu, en prêtant l’oreille il entend les sons et les rythmes de sa langue, en faisant ses premier pas il parcourt des espaces modelés et aplanis par les adultes. Les premiers temps de la « socialisation primaire » correspondent aux processus « anonymes et diffus » que Pierre Bourdieu oppose aux formes plus élaborées de la transmission que sont l’éducation et la pédagogie (« Esquisse d’une théorie de la pratique »). C’est tout un groupe, tout un environnement symboliquement structuré qui donne à l’enfant les marques, les premières empreintes de sa culture, en modelant directement son corps, en lui inculquant à même le corps, les valeurs, les savoirs- être de sa tribu. La différence entre l’habitude et le souvenir est ici à souligner : ce qui est acquis par habitude n’apparaît pas comme passé, il est comme incorporé au vécu présent ; alors que la mémoire qui donne le souvenir, comme une sorte d’image, le « reconnaît dans sa passéité révolue » (Ricoeur). Un exemple visible et indélébile des premières formes du marquage à même le corps par le groupe social est celui du tatouage comme le montre Levi Strauss « Chez les maoris (…) l’élaboration du décor facial et corporel se fait dans une atmosphère semi religieuse .les tatouages ne sont pas seulement des ornements, ce ne sont pas seulement des emblèmes, des marques de noblesse dans la hiérarchie sociale, ce sont aussi des messages tout empreints d’une finalité spirituelle, et des leçons. (Lévi Strauss) Le tatouage existe encore dans nos sociétés individualistes, avec un sens qui a sans doute évolué. Mais d’autres « marques »devenues extérieures, ne sont elles pas aussi à percevoir sous le même angle, les « marques » précisément qui fascinent nos adolescents : à la fois ornements, parures, signes d’appartenance au groupe de jeunes, emblèmes dans la hiérarchie des groupes, mais finalement aussi marques du pouvoir de la société sur ces jeunes, inconscients de porter la livrée du capitalisme ? Sommes- nous totalement liés à ces formes culturelles, incapables de nous en détacher, à jamais pris dans leur détermination précoce ? Il est certain que les premières empreintes de la mémoire, celles avant même la parole –- sont fortes et profondes. Elles forment le socle de la personnalité, les premiers goûts – le goût tellement délicieux et unique de ce plat que l’on ne retrouvera jamais - les premiers dégoûts- dont on ne sait jamais pourquoi ils nous saisissent Mais Bourdieu refuse finalement une conception trop mécaniste de l’habitude en introduisant un concept voisin mais sensiblement différent : l’habitus est un « ensemble de dispositions durables, lié aux expériences passées mais qui peut se modifier ». Comme dans le cas de l’habitude il s’agit d’un savoir incorporé, d’une mémoire du corps et pas simplement d’une mémoire sous forme de souvenir ; dans tous ses livres, depuis le Sens pratique, jusqu’aux Méditations pascaliennes, il poursuit l’analyse de ce type de connaissance qui nous donne le monde sans distance, sans l’extériorité d’une conscience objectivante « comme allant de soi, précisément parce qu’il s’y trouve pris, parce qu’il fait corps avec lui, qu’il l’habite comme un habit ou un habitat familier » (Méditations pascaliennes ») Ainsi l’habitus se distingue de l’habitude de deux manières : il s’éloigne de la simple reproduction de l’habitude et il est profondément social ; Bourdieu souligne la capacité génératrice de l’habitus : « c’est un principe d’invention qui, produit par l’histoire, est relativement arraché à l’histoire » Et il montre que l’habitus est toujours partagé par tout un groupe (ethnie, classe sociale, groupe professionnel ) l’habitus est une disposition du corps qui appartient à l’histoire individuelle, mais qui est produit par un mode de vie partagé avec d’autres. Le chemin avait déjà été ouvert par Marcel Mauss avec le concept de « technique du 3 corps » soulignant que les conduites apparemment les plus privées se laver, marcher, faire l’amour…étaient profondément socialisées, partagées par tout un groupe. L’habitus renvoie à l’ « institution du social dans les corps ». Parler d’habitus c’est « poser que l’individuel, et même le subjectif, est social, collectif « (Réponses 101) L’identité de chacun se construit à partir des identités successives que lui ont donné son sexe (F ou G), sa famille, son groupe de pairs, son statut professionnel au fur et à mesure de son intégration dans différents groupes souvent après des rites de passages qui marquent visiblement l’accession à un nouvel état. Quand la « socialisation » devient une « éducation » qui vise à transmettre consciemment, quand elle passe par le discours et la parole, comment le groupe diffuse-t-il ses règles et ses valeurs ? C’est toujours le groupe des proches qui sert de relais, la famille, qui construit chez l’enfant des dispositions particulières, une perception située des rapports sociaux, une compétence à agir bien définie liée au « rôle social » qui sera le sien Au rôle seront liés des privilèges, des obligations, des interdits spécifiques, des tâches à accomplir. : devenir un bon guerrier ou une femme fertile par exemple. Dans les sociétés traditionnelles, les rôles sont prédéfinis de manière stricte et devront être tenus sans déroger à un avenir conçu comme un destin. La transmission encore récemment se faisait surtout par le Père ; le père dans notre culture est celui qui donne le nom et représente la Loi. Même si les rôles respectifs des deux parents ne sont plus aussi nettement définis (à la femme les premiers soins et la première relation, à l’homme l’initiation au monde social), ils restent encore empreints des modèles millénaires. Pour acquérir une identité sociale un enfant a besoin de se repérer par rapport à sa lignée, à la succession des générations, aux normes du groupe : Savoir qui est son père, pour savoir d’où il vient et ce qu’il doit faire. Cette loi que le père transmet est présentée ainsi dans le livre « la mort du Père » de Karlin et Lainé(1985 Ed Messidor ) : « J’entendis intensément dans la parole de mon père l’appel à des fidélités… - le père et le fils sont sur un bateau et viennent de croiser un bâtiment espagnol où des marins républicains sont accoudés au bastingage ; c’est en 1936 et le Père lève le poing et invite son fils à l’imiter- … L’auteur continue : « j’avais le sentiment qu’il me prenait au sérieux, et qu’il était désormais bien résolu à me signifier qu’il était mon père …Il m’expliqua ensuite avec des mots simples et patients l’injustice, la liberté et ses combats , la solidarité et le fascisme…je percevais confusément que m’était signifié ainsi mon rattachement à l’histoire » Ce passage montre que la parole du père est essentielle, elle est véritablement ce qui reconnaît le fils comme fils, et lui permet de s’y reconnaître Lacan en définissant avec plus de précision l’absence du père a permis de distinguer trois niveaux : soit sa présence réelle fait défaut , soit son rôle paternel n’est pas véritablement tenu, soit sa fonction symbolique est défaillante . -Le père peut manquer par son absence concrète, parce qu’il n’est pas là pour protéger, gronder, aider et éduquer au jour le jour - Le père peut manquer aussi quand son image est brouillée, quand il ne donne pas clairement une image du rôle paternel, lorsqu’il est présent mais peu convaincu de son rôle par ex (ex du père de Sartre remplacé d’ailleurs très vite par le grand père à la figure imposante, qui donne alors un modèle fort du rôle masculin) -Mais c’est surtout quand la fonction symbolique est absente que l’enfant ne peut se repérer clairement dans l’ordre des générations e que des troubles de l’identité peuvent survenir. (Ex célèbre : Aragon dont on disait qu’il était le frère cadet de sa mère, pour cacher sa naissance 4 illégitime) Les situations sont variables à l’infini qui produiront des effets différents aux trois niveaux. Quelques exemples : Soit un père héros mort à la guerre , jamais connu , mais qui ancre fortement l’enfant dans une tradition ,à qui la mère se réfère, dont elle dit ce qu’il aurait voulu pour l’enfant, Soit un père marin au long cours mais qui tient son rôle et fait savoir à l’enfant son affection Soit un père toujours présent mais effacé , peu écouté, peu estimé, voire effacé de son rôle par la mère .Mais dans toutes ces situations la fonction symbolique n’est pas perturbée En revanche : Soit un père qui n’existe pas, pas, dont on ne sait pas qui il est , Soit un père qui existe, que l’on croise tous les jours dans la rue, mais qui n’a pas voulu reconnaître l’enfant, Soit un père qui n’existe pas parce que la mère ne veut surtout pas qu’il existe, (qui a souhaité se passer complètement de lui par insémination ) dans ces derniers cas de figure le manque symbolique est total et le plus potentiellement déstructurant… Lacan peut dire « mieux vaut un père mort qu’un père qui n’existe pas » Il a bien mis en évidence cette fonction fondamentale qui rattache l’enfant à l’Histoire, lui donne les clefs de la Loi humaine, de la généalogie humaine. Cela dit, il serait abusif de conclure à partir des thèses de Lacan « peu importe si le père n’est pas là » justifiant ainsi la tâche de l’élevage au quotidien entièrement laissé à la mère …, mais aussi, plus profondément ,du fait de l’évolution historique, la tâche actuelle serait de comprendre ce qui se passe quand la mère, née dans une société qui lui accordait peu de compétences pour introduire au symbolique, se retrouve maintenant « chef de famille » et , dans ces formes nouvelles de famille monoparentale, dotée de tous les pouvoirs dévolus précédemment au Père….(Monoparentalité précaire Femme sujet : Neyrand/ Rossi) 3 – L’histoire des peuples peut être éclairée par les concepts psychanalytiques La psychanalyse permet – elle de comprendre les phénomènes collectifs comme l’oubli, l’amnésie des peuples ou au contraire leur difficulté à oublier les blessures, les traumatismes de l’histoire ? La transposition est-elle permise ? C’est Paul Ricœur qui soutient la légitimité de l’application des concepts freudiens, à la mémoire collective; notre analyse précédente de l’identité personnelle, personnelle et pourtant profondément sociale, partageant avec d’autres de multiples « habitus », permet d’ailleurs de mieux le comprendre : « C’est la constitution bipolaire de l’identité personnelle et de l’identité communautaire qui justifie, à titre ultime, l’extension de l’analyse freudienne du deuil au traumatisme de l’identité collective. On peut parler non seulement en un sens analogique, mais dans les termes d’une analyse directe, de traumatismes collectifs, de blessures de la mémoire collective. La notion d’ « objet perdu » trouve une application directe dans les « pertes » qui affectent aussi bien le pouvoir, le territoire, les populations qui constituent la substance d’un Etat ( La mémoire, l’histoire, l’oubli » (p95) les conduites de deuil constituent un exemple privilégié de relations croisées entre l’expression privée, et l’expression publique …par ex les célébrations funéraires où le peuple entier est rassemblé, se remémore, sont comme une réconciliation avec l’objet perdu Une fois admise la légitimité de cette application, il faut se demander : comment le passé peut-il rester présent ? Est-il préférable d’oublier, de tourner la page, ou au contraire faut-il se souvenir, commémorer, surtout ne pas oublier, affirmer un « devoir de mémoire » ? C’est ici que les analyses de Ricœur sont précieuses car la réponse ne peut être simpliste, seulement référée à une psychologie de la conscience, et ignorante des apports de la psychologie des profondeurs qu’est la psychanalyse. 5 Pour répondre à ces questions, il faut voir que la mémoire peut aussi bien se révéler trop pesante, que trop peu présente ; ce sont deux formes symétriques mais toutes deux manifestant un rapport difficile, douloureux, avec le passé, signifiant toutes deux que le passé n’est pas vraiment passé qu’il reste trop présent et qu’il empêche de vivre pleinement. Dans le premier cas au sens strict, le passé est là sous la forme de la compulsion de répétition : on répète au lieu de se souvenir ; le passé infiltre toute action, sans qu’on le sache, il est là sous la forme de réactions inconscientes, non sues, non dites, seulement agies, il empêche de se tourner vers l’avenir, vers un avenir plus ouvert ; il est là sous forme d’obsessions, de hantise. Ex : toutes les rancunes historiques, les haines héréditaires, qui modèlent fortement les comportements, modulent abusivement les raisonnements, troublent le jugement. Mais à l’inverse dans le « trop peu de mémoire » le passé, qui paraît avoir disparu, est là tout autant : dans des formes d’oubli qui masquent sa présence : Déni, amnésie partielle, clivage. Ainsi, «ce que les uns cultivent avec délectation morose, et ce que les autres fuient avec mauvaise conscience, c’est la même mémoire/répétition ». Que ce soit l’incapacité à oublier, (hantise) ou l’impuissance à se souvenir (déni), il manque dans les deux cas un véritable travail de remémoration. Comme dans le deuil concernant la perte d’un proche, la mémoire doit faire le travail que l’épreuve de la réalité lui impose : l’abandon progressive des investissements, l’intériorisation de la perte ; cela peut s’appliquer directement à certaines blessures de l’amour propre national. Ces analyses permettent de comprendre qu’il ne s’agit pas seulement de déficits simples de la mémoire (question de plus ou de moins) mais bien de modifications concernant les formes de mémoire : Il faut se souvenir autrement : passer d’une mémoire agie, ou d’une mémoire du corps à une mémoire /souvenir, une mémoire qui se représente : les remaniements identitaires passent par des médiations symboliques Ainsi quand on dit après un traumatisme , il faut oublier, tourner la page… encore faut-il qu’il y ait une page : que l’événement traumatisant soit inscrit et puisse être écrit ou dit quelque part ….la signification exacte d’un traumatisme étant justement que le choc , le coup ne peut être intégré dans les cadres de compréhension déjà construits…Sur le coup, ce qui arrive ne veut rien dire précisément. L’émotion est si forte, trop forte que rien ne permet de l’interpréter, de la canaliser. C’est après coup, dans un deuxième temps, que l’événement prendra sens et fera mal. Tourner la page … : justement il faut que les affects s’accrochent à des représentations pour qu’un nouveau départ soit pris, il faut qu’il n’y ait pas eu de blanc dans le texte de la transmission pour « tenir le coup ». Pour avancer il faut donc en quelque sorte « répéter » mais sous une autre forme, sortir de l’obsession et cela seul conduira à un remaniement identitaire, permettra de « rouvrir le passé sur l’avenir » C’est l’analyse de ces formes différentes de répétition : simple compulsion de répétition ou au contraire reprise, ré -effectuation, qui permet de comprendre que le retour collectif sur le passé n’a pas toujours le même sens, et que la commémoration collective peut -être aussi bien un ressassement qu’une réitération libératrice. Le fameux « devoir de mémoire » est une exhortation à revenir sur le passé mais justement pour réparer les accrocs faits au récit ou les accrochages menteurs… Le travail de mémoire est véritablement un travail, qui demande du temps (comme une lente cicatrisation) qui ne peut être décrété, imposé d’en haut, de l’extérieur ; c’est véritablement un travail psychique, un travail de reprise active intérieure. Ainsi par ex on peut décréter que deux peuples ennemis, ou deux courants religieux doivent oublier leurs violences et leurs rancunes le projet, doit s’accompagner d’une réconciliation en profondeur, et de mesures 6 concrètes de réparation, sinon il ne peut que maintenir une dénégation du fond refoulé de Discorde Soit un texte fameux édité par un bon Roi il y a quelques siècles (1598) Art 1 : que la mémoire de toutes choses passées de part et d’autre depuis le commencement du mois de mars jusqu’à notre avènement à la couronne, demeurera éteinte et assoupie comme de chose non advenue. Il ne sera permis ni loisible à nos procureurs généraux ni autres personnes quelconques, publiques et privées, en quelque temps ni pour quelque occasion que ce soit, en faire mention ou procès ou poursuite en aucune cour ou juridiction que ce soit Art 2 défendons à nos sujets de quelque état ou qualité qu’ils soient d’en renouveler la mémoire, s’attaquer, ressentir,,injurier ni provoquer l’un l’autre par reproche de ce qui s’est passé pour quelque cause ou prétexte que ce soit, en disputer, contester, quereller ni s’outrager ou s’offenser de fait ou de parole ; mais pour se contenir et vivre paisiblement ensemble comme frères, amis ou concitoyens sous peine aux contrevenants d’être punis comme infracteurs de paix et perturbateurs du repos public » Cet édit - l’édit de Nantes de Henry IV - qui demande qu’on oublie définitivement les violences (et surtout la St Barthélémy 1572, où 2000 protestants avaient été massacrés)… qu’on efface tout « comme de chose non advenue». A le mérite de vouloir arrêter le cycle de la vengeance, (ne pas en « renouveler la mémoire » exciter les haines, susciter de nouveaux procès…etc.) Etait il suffisant ? , ce refus « que cela ait eu lieu » en quelque sorte, cet espoir que la mémoire demeure éteinte et assoupie n’était-il pas en un sens illusoire ? Heureusement le texte avait 95 autres articles et il donnait par ailleurs aux protestants des droits civils (admission pour les emplois publics), la liberté de culte, sauf à Paris, 150 villes refuges pour leur parti, et 51 places fortes. C’était une sorte de compromis qui permettait la coexistence des deux religions. Pas vraiment une réparation ; et tous pensaient encore qu’une nation ne pouvait qu’être « défigurée » par la coexistence de deux religions La guerre civile entre catholiques et protestants ne pouvait cesser seulement par décret royal et par la punition des « infracteurs de paix » (un autre décret allait d’ailleurs révoquer le premier sous Louis XIV) Il a fallu des siècles pour que les violences cessent complètement, et finalement un lent progrès des consciences, des consciences de tous, aboutissant à l’idée que chacun devait pouvoir pratiquer sa religion en toute liberté et l’Etat garantir la liberté des cultes. La déclaration des droits de l’homme de 1789 marque les progrès de cette mémoire enfin apaisée. La conception française de la laïcité est sans doute l’effet de ces blessures et des traces qu’elles ont laissé dans la mémoire nationale. Le XX° siècle a inventé des institutions internationales et des procédures de réparation (Tribunaux de la Haye très récent,) Après certains conflits internes (Rwanda, Afrique du Sud,) des procès, des juridictions spéciales répondent aux plaintes de victimes Les difficultés de ces mesures de réparation, leurs ambigüités souvent, ne doivent pas masquer le progrès qu’elles représentent malgré tout pour une réconciliation en profondeur. Epilogue : commentaire de Guernica Bibliographie Bourdieu P : « Esquisse d’une théorie de la pratique »Droz 1974 Bourdieu P : « Réponses » Seuil 1992 Clastres P : « la Société contre l’Etat » Ed Minuit Karlin Lainé : « La Mort du Père » Lacan J. : « Ecrits » Seuil Neyrand, Rossi : »Monoparentalité précaire et Femme Sujet « Erès 2004 Nietzsche F.: « Généalogie de la morale » 2° dissertation Ricœur P : «L’Histoire La Mémoire L’Oubli » Seuil 7