La première éducation, qu’il est plus exact d’appeler « socialisation », se fait sans programme,
sans projet, sans principe, par le simple fait qu’on naît dans une culture où tout objet est
porteur de sens, où tout geste est rituel, où toute relation est policée. La transmission est
d’abord une histoire sans parole qui ne doit rien au discours, à l’injonction ou à l’interdiction.
En ouvrant les yeux un enfant voit les formes esthétiques de sa tribu, en prêtant l’oreille il
entend les sons et les rythmes de sa langue, en faisant ses premier pas il parcourt des espaces
modelés et aplanis par les adultes.
Les premiers temps de la « socialisation primaire » correspondent aux processus « anonymes
et diffus » que Pierre Bourdieu oppose aux formes plus élaborées de la transmission que sont
l’éducation et la pédagogie (« Esquisse d’une théorie de la pratique »).
C’est tout un groupe, tout un environnement symboliquement structuré qui donne à l’enfant
les marques, les premières empreintes de sa culture, en modelant directement son corps, en
lui inculquant à même le corps, les valeurs, les savoirs- être de sa tribu. La différence entre
l’habitude et le souvenir est ici à souligner : ce qui est acquis par habitude n’apparaît pas
comme passé, il est comme incorporé au vécu présent ; alors que la mémoire qui donne le
souvenir, comme une sorte d’image, le « reconnaît dans sa passéité révolue » (Ricoeur).
Un exemple visible et indélébile des premières formes du marquage à même le corps par le
groupe social est celui du tatouage comme le montre Levi Strauss
« Chez les maoris (…) l’élaboration du décor facial et corporel se fait dans une
atmosphère semi religieuse .les tatouages ne sont pas seulement des ornements, ce ne sont
pas seulement des emblèmes, des marques de noblesse dans la hiérarchie sociale, ce sont
aussi des messages tout empreints d’une finalité spirituelle, et des leçons. (Lévi Strauss)
Le tatouage existe encore dans nos sociétés individualistes, avec un sens qui a sans doute
évolué. Mais d’autres « marques »devenues extérieures, ne sont elles pas aussi à percevoir
sous le même angle, les « marques » précisément qui fascinent nos adolescents : à la fois
ornements, parures, signes d’appartenance au groupe de jeunes, emblèmes dans la hiérarchie
des groupes, mais finalement aussi marques du pouvoir de la société sur ces jeunes,
inconscients de porter la livrée du capitalisme ?
Sommes- nous totalement liés à ces formes culturelles, incapables de nous en détacher, à
jamais pris dans leur détermination précoce ? Il est certain que les premières empreintes de la
mémoire, celles avant même la parole –- sont fortes et profondes.
Elles forment le socle de la personnalité, les premiers goûts – le goût tellement délicieux et
unique de ce plat que l’on ne retrouvera jamais - les premiers dégoûts- dont on ne sait jamais
pourquoi ils nous saisissent
Mais Bourdieu refuse finalement une conception trop mécaniste de l’habitude en introduisant
un concept voisin mais sensiblement différent : l’habitus est un « ensemble de dispositions
durables, lié aux expériences passées mais qui peut se modifier ». Comme dans le cas de
l’habitude il s’agit d’un savoir incorporé, d’une mémoire du corps et pas simplement d’une
mémoire sous forme de souvenir ; dans tous ses livres, depuis le Sens pratique, jusqu’aux
Méditations pascaliennes, il poursuit l’analyse de ce type de connaissance qui nous donne le
monde sans distance, sans l’extériorité d’une conscience objectivante « comme allant de soi,
précisément parce qu’il s’y trouve pris, parce qu’il fait corps avec lui, qu’il l’habite comme
un habit ou un habitat familier » (Méditations pascaliennes »)
Ainsi l’habitus se distingue de l’habitude de deux manières : il s’éloigne de la simple
reproduction de l’habitude et il est profondément social ; Bourdieu souligne la capacité
génératrice de l’habitus : « c’est un principe d’invention qui, produit par l’histoire, est
relativement arraché à l’histoire » Et il montre que l’habitus est toujours partagé par tout un
groupe (ethnie, classe sociale, groupe professionnel ) l’habitus est une disposition du corps
qui appartient à l’histoire individuelle, mais qui est produit par un mode de vie partagé avec
d’autres. Le chemin avait déjà été ouvert par Marcel Mauss avec le concept de « technique du