DOSSIER PÉDAGOGIQUE LA NOCE CHEZ LES PETITS BOURGEOIS

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DOSSIER PÉDAGOGIQUE
LA NOCE CHEZ LES PETITS BOURGEOIS
Bertolt Brecht
Distribution
Traduction : Jean-François Poirier
Mise en scène : Carlo Boso
Avec
La femme : Béatrix Ferauge
L’ami : Thierry Janssen
Le père de la mariée : André Lenaerts
Le marié : David Pion
L’homme : Guy Pion
Le jeune homme : Grégory Praet
La mère du marié : Hilde Uiterlinden
La sœur de la mariée : Coralie Vanderlinden
La mariée : Sandrine Versele
Assistante à la mise en scène : Anouchka Vingtier
Scénographie : Stefano Perocco di Meduna
Lumières : Laurent Kaye
Musique : Pascal Charpentier
Régie plateau : Josiane Blicq
Maquillage : Zaza da Fonseca
Costumes : Isabelle Chevalier
Vidéo : Eric Castex
Chorégraphie : Fanny Roy
Régie générale : Maximilien Westerlinck
Régie lumières : Jacques Perera
Avec l’aide de l’équipe technique de l’Atelier Théâtre Jean Vilar
Une production du Théâtre de l’Eveil, du Théâtre Le Public, du Festival de Théâtre de Spa et de
l’Atelier Théâtre Jean Vilar.
Avec l’aide de la Fabrique de Théâtre et de la Communauté Wallonie-Bruxelles.
Dates : du 13 au 25 septembre et du 11 au 29 octobre 2005
Lieu : Théâtre Jean Vilar
Durée du spectacle : 1h30, sans entracte
Réservations : 0800/25 325
Contact écoles : Adrienne Gérard : 0473/936.976 – 010/47.07.11
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En 1919, Brecht a écrit plusieurs pièces en un acte, parmi celles-ci La Noce, représentée en
1926 sous le titre La Noce chez les petits bourgeois.
En 1919, Brecht a 21 ans et passe volontiers ses soirées dans les brasseries munichoises
en compagnie de Karl Valentin, fasciné par la logique farfelue et la dialectique complexe de
ce dernier.
Un soir, il écoute - bien involontairement - un homme raconter à ses voisins un repas de
noce auquel il avait été convié la veille.
Brecht trouve la description étrange : des paroles de l’inconnu - un petit bourgeois classique
– émergeait un tableau « idéal » de ce repas nuptial. Il se dit : "Ce Monsieur -volontairement
ou non - a oublié quelque chose dans son récit…mais quoi ? Il a raconté un repas de noce
comme si tous les repas de noce s’étaient toujours ressemblés. Il n’a rien dit des mariés ni
des invités, presque rien de l’endroit où s’est passé le repas de noce ; il pense sans doute
qu’un repas de noce reste un repas de noce, qu’il ait lieu à la ville ou à la campagne, dans la
grande ou la petite bourgeoisie…" Et Brecht ouvre son carnet de notes :
-
Et si le repas avait été brûlé, que se serait-il passé ?
Et si l’installation électrique avait été détraquée ?
Et si les deux invités s’étaient mis à se disputer au beau milieu de la noce ?
Et si un des invités avait commencé une chanson et n’avait pas pu la terminer ?
Et si le marié n’avait pas invité la mariée pour ouvrir la danse ?
Et si quelques chaises, mal faites, s’étaient cassées ?
Et si la mariée avait été enceinte ?
Et si un des invités ne s’était plus souvenu de son compliment ?
Et si l’ami du marié avait dansé avec la mariée de façons inconvenante ?
Et si le garçon d’honneur avait lutiné la soeur de la mariée ?
Et si l’ami du marié avait chanté une chanson obscène ?
Et si quelqu’un avait parlé de ma dernière pièce ?
Délibérément Bertolt Brecht n’avait imaginé que des événements vraisemblables. C’est
après s’être posé toutes ces questions qu’il comprend ce qui manquait au récit de l’inconnu
et se lance dans la rédaction de La Noce chez les petits bourgeois.
Nous assistons à un repas de noce chez de jeunes mariés. Tout est parfait, le repas, les
histoires du père, les attentions de la mère, les amis, la famille. Le marié a tout fait dans la
maison : le divan, la table, les chaises, l'armoire "même la colle il l'a faite lui-même".
Pourtant, peu à peu tout se déglingue : les meubles s’effondre, les conversations
s’enveniment sous l’influence de l’alcool. C'est que ce monde petit bourgeois n'est
qu'apparence : il est bancal. Derrière la façade, les fondations ne tiennent pas…
I.
La Noce chez les petits bourgeois et son contexte historique
La pièce décrit de manière caustique et grinçante une classe sociale précise d’un pays
précis dans une époque précise : L’Allemagne des années ‘20 est caractérisée par le
sentiment de défaite, l’inflation et le chômage généralisé. A l’image du jeune époux de la
pièce, certains pensent pouvoir trouver le bonheur en se réfugiant entre leurs quatre murs,
plaçant tous leurs espoirs dans des solutions individualistes : le bricolage auquel il s’adonne
pour fabriquer son univers familial n’est pas simplement un remède à la pauvreté, il est aussi
une façon de s’affirmer comme un individu à part entière. Cette activité fait de lui « le gars
qui s’en tire tout seul », le self-made-man qui reste un modèle enviable dans une société où
90% des gens crèvent de faim et où personne ne peut rien pour personne.
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Et pourtant, précisément parce qu’au cours de ce repas de noce tout s’écroule- les meubles,
mais aussi les règles morales d’une classe sociale en pleine crise- les jeunes époux
décident d’épauler le cours des événements : mesurant l’étendue du désastre de leur repas
de noce, ils finissent la soirée désespérément, en se saoulant, en injuriant les invités qui sont
partis et en détruisant le lit nuptial. Ils nient l’ordre moral qui était jusqu’ici l’objet de leurs
efforts.
Comme l’Allemagne m’ennuie ! C’est un bon pays moyen, les couleurs
pâles et les plaines y sont belles, mais quels habitants ! Une paysannerie
déchue, mais dont la grossièreté n’engendre pas de monstres fabuleux, au
contraire un abrutissement tranquille, une classe moyenne chargée de
mauvaise graisse et une intelligentsia épuisée !
Bertolt Brecht
In Journaux 1920-1922 (éd. L’Arche)
II.
En pleine démission politique
Le choix des solutions individuelles recouvre aussi, chez le petit bourgeois allemand, une
démission politique. « Je m’en sortirai tout seul, la politique est un domaine de spécialistes,
ça n’a rien à voir avec mes affaires, ce n’est pas la politique qui me donnera des
meubles… »
Et cet apolitisme se transforme très vite en agressivité contre tout ce qui est politique ou
simplement critique.
Dans la pièce, les petits bourgeois opposent « l’humain », « la vie » à « la politique ». Et
Hitler a su profiter pleinement de ce choix, en se présentant comme un individu naturel plus
que comme un homme d’Etat. Hitler a joué sans arrêt le rôle d’un personnage de théâtre
avec ses passions et ses coups de génie, pour pouvoir dissimuler ses conduites proprement
politiques.
Il (Hitler) est une individualité, un héros de drame et il veut faire dire au
peuple, plus exactement au public, ce qu’il dit lui-même. Pour être plus
exact encore, lui faire ressentir ce qu’il ressent. Tout dépend donc de cette
condition : il faut qu’il ressente lui-même les choses avec force. Et pour
pouvoir ressentir les choses avec force, le peintre en bâtiment parle en
homme privé à des hommes privés. Il combat des individus, ministres
étrangers ou politiciens. Il en résulte l’impression qu’il s’est lui-même
engagé dans une lutte personnelle avec ces gens, en raison des
caractères propres à ces gens… Il proteste bien haut de son indignation, il
signale qu’il a mille peines à se retenir de sauter carrément à la gorge de
son adversaire, l’appelant par son nom il lui jette ses exigences à la face, il
se moque de lui et ainsi de suite . En tout ceci l’auditeur peut le suivre
intuitivement et sentimentalement, l’auditeur prend part aux triomphes de
l’orateur, il adopte ses attitudes. Le peintre en bâtiment maîtrise un procédé
qui lui permet d’amener son public à le suivre presque aveuglément.
Bertolt Brecht « La théâtralité et le fascisme », in l’Achat du Cuivre.
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III.
Bertolt Brecht : une biographie
Bertolt Brecht naît en 1898 à Augsbourg, petite ville de Bavière, dans une famille
bourgeoise. Il y reçoit une bonne éducation – dans le sens le plus conventionnel du terme.
Le jeune garçon, dont le père dirige une petite fabrique de papier, va à l’école primaire, puis
au lycée. Brecht expliquera : « J’étais le fils de gens qui ont du bien. Mes parents m’ont mis
un col autour du cou. Et m’ont donné l’habitude d’être servi. Et m’ont enseigné l’art de
commander. Mais quand plus tard, je regardai autour de moi, je n’ai pas aimé les gens de
ma classe, ni commander, non plus qu’être servi. »
Dès 1916, il quitte le lycée pour l’Université de Munich, où il suit les cours de médecine.
Mais, deux ans plus tard, alors que la Première guerre mondiale touche à sa fin, Bertolt
Brecht est enrôlé comme infirmier militaire et donc, contraint d’interrompre ses études pour
une triste expérience des atrocités de la guerre. C’est d’ailleurs pour les blessés qu’il
compose ses premières chansons de révolte, dans les années ‘20 ; des poèmes qu’il récite
et chante lui-même, en s’accompagnant à la guitare. Notons, entre autres, La légende du
Soldat Mort qui fait scandale dans un cabaret de Munich. Ses premières œuvres témoignent
avec cynisme et férocité du désarroi de la jeunesse dans l’après-guerre.
C’est en 1918 qu’il écrit sa première pièce de théâtre : Baal. L’année suivante marque son
retour à Munich. Il fréquente le milieu théâtral et se lie notamment avec l’auteur - cinéaste homme de cabaret Karl Valentin, qui lui inspire peut-être certaines de ses pièces en un acte.
C’est à cette période qu’il aurait d’ailleurs écrit La Noce chez les petits bourgeois, même s’il
ne la sort officiellement de ses tiroirs qu'en 1926, à l'occasion de sa création à Francfort. En
1922, il reçoit le prestigieux prix Kleist pour sa troisième pièce, Tambours dans la nuit, un
drame sur le retour du soldat. Deux ans plus tard, il signe l’adaptation et la mise en scène –
sa première – de La vie d’Edouard II d’Angleterre de Marlowe, au Kammerspiel de Munich.
C’est également à cette période qu’il rencontre l’actrice viennoise Helene Weigel. Il décide
d’aller vivre à Berlin avec elle.
Quittant l’attitude anarchique et cynique de l’immédiate après-guerre, il lit Le Capital et
adhère au marxisme aux alentours de 1926. En 1928, il écrit Homme pour Homme. Mais
c’est L’Opéra de quat’sous, créé à Berlin la même année, qui fait connaître Brecht en
Allemagne et à l’étranger. En adaptant L’Opéra des gueux de John Gay (1728), il garde
l’esprit satirique de ce dernier. Il nous entraîne dans le monde haut en couleurs de ses
mendiants pour y pointer du doigt l’exploitation et la méchanceté que l’on trouve dans la
société bourgeoise.
A cette époque, qui voit la crise économique plonger l’Allemagne dans la misère et le
chômage, Brecht élabore sa théorie du théâtre épique (ou narratif), qu’il expliquera plus tard
dans son Petit Organon pour le théâtre (1948). Selon lui, la forme épique « doit raconter. Elle
n’a pas à croire qu’il soit possible de s’identifier à notre monde, et elle doit interdire cette
illusion. Ce qu’on a gagné, c’est que le spectateur prend au théâtre une attitude nouvelle (…)
Le théâtre n’essaie plus de le soûler, (…) de lui faire oublier le monde, de le réconcilier avec
son destin. Désormais, le théâtre lui présente le monde pour qu’il s’en saisisse ». Il refuse
les valeurs et les procédés magiques du théâtre traditionnel. Engagé dans la lignée marxiste,
Brecht entend désigner les tenants et les aboutissants de l’exploitation féroce des uns par
les autres. Son théâtre se veut dénonciateur, non pas à travers le texte, mais l’extra-texte, le
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spectacle : mise en scène, ponctuation visuelle, gestuelle et acoustique, qui manifestent ce
que Brecht veut donner à voir au spectateur.
Le théâtre épique se fonde, selon lui, sur la distanciation. Le spectateur n’entre pas dans
l’intrigue, il n’y est pas tout à fait plongé. Mis à distance, il reste critique et continue à
réfléchir, pendant que tout se joue devant lui.
En 1929, Bertolt Brecht épouse Helene Wiegel, actrice qui désormais, jouera dans nombre
de ses pièces et dont il aura plusieurs enfants. Mais il n’en est pas à sa première conquête :
il avait épousé Marianne Zoff en 1922, dont il a divorcé sept ans plus tard. Il aime
incontestablement les femmes et aura plusieurs relations au cours de sa vie. De ces
relations et mariages naîtront plusieurs enfants.
Dans les années ‘30, il multiplie les œuvres didactiques et engagées. Helene Weigel
enseigne alors à un groupe de jeunes comédiens. Pour la création de La Mère, Brecht
engage donc ces jeunes gens et donne le rôle-titre à sa femme.
A la même époque, les 7 premiers volumes des Versuche qui contiennent les pièces de
Brecht et ses essais théoriques paraissent à Berlin.
En 1933, Hitler est nommé Chancelier du Reich par Hindenburg. C’est ensuite l’incendie du
Reichstag, l’interdiction du Parti Communiste, puis des syndicats et des autres partis. Brecht
est inscrit sur la liste noire. Ses œuvres sont interdites et brûlées par les nazis. Mais il a déjà
pris la route de l’exil (qui durera 15 ans). Elle le mène d’abord à Prague, en Autriche, en
Suisse… : comme bien d’autres, les Brecht ne sont plus en sécurité en Allemagne mais ne
savent pas encore où s’installer.
Composant environ deux pièces par an, Brecht poursuit son œuvre de théoricien, de poète,
de militant et de dramaturge. Il dira : « Contre la montée de la barbarie il n’y a qu’un allié : le
peuple, qui en souffre tellement lui-même. Il n’y a que de lui qu’on puisse attendre quelque
chose. Il est donc naturel de se tourner vers le peuple, et plus nécessaire que jamais de
parler son langage. »
C’est durant l’été 1933 que Brecht et sa famille s’installent au Danemark. Entre 1934 et
1936, il voyage pourtant constamment (Londres, Moscou…), à la recherche de nouvelles
sources de revenus et pour rester en contact avec ses amis dispersés. Désireux de ne pas
laisser en suspens ses relations de travail, Brecht se rendra aussi à Paris à plusieurs
reprises. En 1937, il y met en scène Les Fusils de la mère Carrar qui ont pour fond une autre
guerre, commencée un an auparavant : la guerre d’Espagne, une autre préoccupation pour
le dramaturge. Toujours à Paris, il assiste aux répétitions de L’Opéra de quat’sous. Les
derniers mois de 1938 et les premiers de 1939 sont placés sont le signe d’une nouvelle
pièce : La Vie de Galilée, qui connaîtra trois versions différentes.
C’est à cette époque que Brecht est déchu de la nationalité allemande. Heureusement, il
réussit à faire prolonger de cinq ans son passeport, ainsi que ceux de sa famille. Une
condition essentielle de leur existence pour les années à venir…
La menace d’une guerre imminente aggrave la situation de nombreux exilés. Limitrophe de
l’Allemagne, le Danemark n’est plus un pays sûr. Après un séjour d’un an en Suède, les
Brecht se réfugient en Finlande, en 1940. Dans Bertolt Brecht. L’Homme et son œuvre, Berg
et Jeske racontent : « Il est à chaque fois plus pénible d’interrompre à nouveau son travail,
de perdre des amitiés à peine nouées. » Galileo Galilei, La Bonne âme de Se-tchouan, Mère
Courage et ses enfants et Maître Puntila et son valet Matti (créée en 1997 au Théâtre Jean
Vilar) sont quelques-unes des pièces de cette période malgré tout, extrêmement productive
pour Brecht.
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En 1941, alors que les armées hitlériennes envahissent l’U.R.S.S., Bertolt Brecht et sa
famille partent s’installer aux Etats-Unis, la destination prévue depuis longtemps, l’Europe
n’étant plus sûre. Là-bas, il retrouve un grand nombre d’intellectuels allemands réfugiés.
Certains d’entre eux se font naturaliser. Brecht, lui, attend impatiemment, sept années
durant, le moment de rejoindre sa patrie. Il écrit La Résistible Ascension d’Arturo Ui, une
pièce métaphorique, un parallèle entre le monde des gangsters et la montée du nazisme.
La vie quotidienne est difficile. Etant donné la proximité de l’industrie cinématographique en
plein essor, Brecht est décidé à tenter sa chance comme scénariste. Il travaille, entre autres,
à Hollywood Films et collabore avec Fritz Lang. Mais il ne parvient pas à s’adapter au genre
du film hollywoodien et sera bientôt déçu. Selon Berg et Jeske, « c’est dans la poursuite de
son travail théâtral qu’il entrevoit les meilleures chances de retrouver les succès du passé ».
Grâce à Eric Bentley qui traduit et monte plusieurs de ses pièces dans des théâtres
universitaires, Brecht conquiert une certaine partie de la jeunesse intellectuelle aux U.S.A.
La première version du Cercle de craie caucasien (qui débute la saison 1978-79 à l’Atelier
Théâtre Jean Vilar) est terminée en juin 1944.
En 1947, Brecht – en tant que sympathisant communiste… – subit un interrogatoire devant
la Commission des « activités anti-américaines ». Il n’est pas accusé mais juge préférable de
quitter les Etats-Unis.
Il attend de longs mois à Zurich que les forces d’occupation occidentales l’autorisent à
rentrer chez lui. La même année, il adapte Antigone (pièce qui sera jouée au Théâtre Jean
Vilar durant la saison 1994-95). C’est sa première occasion de collaborer à nouveau avec
ses amis d’autrefois.
En octobre 1948, enfin, Bertolt Brecht et sa femme Helene Weigel, retrouvent le lieu de leurs
succès passés. Ils s’installent à Berlin-est et fondent, en 1949, le groupe théâtral « Berliner
Ensemble ». Provisoirement hébergée au Deutsches Theater, la troupe occupera dès 1954
le Theater am Schiffbauerdamm, où les pièces étaient jouées avant Hitler, où L’Opéra de
quat’sous fut créé vingt ans plus tôt. Le « Berliner Ensemble » joue Brecht, bien sûr, mais
aussi d’autres auteurs, comme La Cruche cassée de Kleist ou Urfaust de Goethe. Le
dramaturge mettra lui-même ses œuvres en scène : Lucullus (1951), Les Fusils de la Mère
Carrar (1952), Le Cercle de craie caucasien (1954)… Comme l’explique Geneviève Serreau,
Bertolt Brecht, entouré d’une solide équipe de techniciens, de musiciens et de décorateurs,
forme des acteurs et de jeunes metteurs en scène à qui il confie la régie de certains
spectacles.
Sa réputation ne cesse de croître en Allemagne et dans le monde entier, tout comme celle
du « Berliner Ensemble » qui jouit, dès le milieu des années cinquante, d’une
reconnaissance internationale. En 1954, à l’occasion du Cercle de craie caucasien, un
comité international décerne à Brecht le prix Staline « pour la consolidation de la paix entre
les peuples ». La même année, il écrit dans son Journal de travail (Brecht prend en effet des
notes personnelles entre 1938 et 1955) : « Le pays est toujours inquiétant. Récemment,
quand je suis allé à Buckow [non loin de Berlin, il y loue une vieille maisonnette] avec des
jeunes gens de la dramaturgie, je m’étais installé le soir dans le pavillon, tandis qu’eux
travaillaient ou conversaient (…) Il y a dix ans, m’avisai-je soudain, tous trois, quoi qu’ils
aient pu lire de moi, m’auraient, si j’étais tombé entre leurs mains, livré sur-le-champ à la
gestapo. »
Peu à peu, Brecht songe à se reposer. Désormais, les affaires quotidiennes fonctionnent
sans lui et la troupe est en place. Il meurt d’un infarctus, le 14 août 1956, dans son
appartement à Berlin. Sollicité quelques jours plus tôt par un journaliste, Brecht, ne perdant
pas son goût pour les discussions, avait déclaré : « Ecrivez que je n’étais pas commode et
que je compte le rester après ma mort. Même là, il y aura encore certaines possibilités. »
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IV. Pourquoi monter cette pièce aujourd’hui, parole à l’équipe du
Théâtre de l’Eveil…
« Le Théâtre de l’Eveil, Carlo Boso et la farce forment un trio de longue date : d’ Arlequin
valet de deux maîtres à la Mort accidentelle d’un anarchiste en passant par L’Opéra de
quat’sous et les Jumeaux vénitiens, une réelle complicité s’est créée autour de textes
majeurs du répertoire ayant pour thème principal la mise en évidence – pour ne pas dire la
critique – de certains comportements dits de société qui n’ont pour seule finalité que la
préservation inconditionnelle d’une morale capitaliste, bourgeoise et individualiste au
détriment de la justice, du bien-être commun et de la vérité.
La Noce chez les petits bourgeois est une pierre supplémentaire à notre édifice de mise en
critique farcesque : en regardant la petite bourgeoisie allemande des années 20 telle que
décrite par Brecht, nous ne pouvons nous empêcher de nous rappeler que c’est cette même
petite bourgeoisie qui, déçue de l’avancement démocratique que lui proposait la république
capitaliste de Weimar, finira par élire Hitler au pouvoir, avec l’espoir tacite que ce "guide"
redresserait le pays économiquement, lui rendrait sa fierté nationale, doperait la monnaie,
abolirait le chômage, et les débarrasserait définitivement des parasites, des mécontents et
des philosophes.
L’Histoire nous a appris la suite.
En proposant aujourd’hui La Noce chez les petits bourgeois, il ne s’agit nullement pour nous
de refaire le énième procès d’un pays ou d’une société qui a engendré l’horreur et
l’inconcevable, mais bien davantage de pointer des attitudes morales qui semblent avoir
traversé l’Histoire sans jamais se remettre en cause et qui aujourd’hui encore pourraient
engendrer la même bête immonde.
Que de fois n’entendons-nous ces "Je m’en sortirai tout seul", "La politique c’est pour les
spécialistes, ça n’a rien à voir avec MES affaires", "Ce n’est pas la politique qui ME donnera
du travail…ou des meubles"….
Et l’apolitisme se transforme en agressivité contre tout ce qui est politique…
En 2005 comme en 1920 persiste le mythe de la force individuelle, de l’homme qui se crée
seul et crée à lui seul sa vie et son environnement. Le bricolage – do it your self - n’est plus
simplement la recherche de solutions commodes et avantageuses face à une situation
matérielle difficile, mais affirmation de soi comme personnage souverain, nanti…propriétaire.
Le mot est prononcé ! Paradoxe d’une société bourgeoise qui érige en morale la selfmademania et ne fournit pas aux hommes qui la composent les moyens de vivre comme des
individus… (pour être un individu, il faut un capital).
L’affirmation forcenée de chaque individu se heurte dès lors à l’affirmation forcenée des
individus voisins. Vivre en individu signifie dès lors piétiner les autres, y compris sur le terrain
des rapports quotidiens les plus simples. C’est un peu cette évolution de l’individualisme vers
l’agressivité que, par la biais de la farce et de la parabole, nous raconte. »
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V.
Interview de Carlo Boso, le metteur en scène
Qui êtes-vous, Carlo Boso ?
On peut dégager quatre aspects dans ma carrière : le comédien, l’organisateur, le metteur
en scène et le pédagogue, sans compter l’auteur. J’ai débuté en tant que comédien, à l’école
du Piccolo Teatro de Milan où j’ai été élève de Giorgio Strehler. J’ai travaillé au Piccolo
jusqu’en 1980 et dans d’autres théâtres d’Italie, notamment à Rome et à Gènes. Ensuite, j’ai
commencé à m’intéresser à l’organisation théâtrale. J’ai notamment organisé une tournée
très importante d’Arlequin valet de deux maîtres de Goldoni par le Piccolo Teatro. Cette
pièce est également celle qui m’a offert une large reconnaissance de la part du public en tant
qu’acteur. Ensuite, je suis entré dans l’organisation de différents festivals et j’ai ouvert un
théâtre, à Milan, le Théâtre Porta Romana, avec Roberto Begnini. Ce lieu s’était notamment
donné pour but de recevoir les grandes compagnies d’Europe et du Monde. Puis j’ai fait ma
première mise en scène, Andromaque, à Lyon, et j’ai poursuivi mon travail de metteur en
scène de façon régulière à travers une quarantaine de créations - de Goldoni à Beckett dans de très nombreux pays d’Europe. Parallèlement à la mise en scène, j’ai réalisé un
itinéraire de pédagogue. Je voulais m’intéresser et intéresser les gens à ce que sont les
techniques théâtrales italiennes, en particulier la Commedia dell’arte. J’ai créé en 2004
l’Académie Internationale des Arts du Spectacle. Cette école défend l’idée que,
contrairement à beaucoup d’idées préconçues, la langue n’est pas une barrière à l’exercice
des arts de la parole : les enseignants comme les élèves sont de nationalités très différentes.
Enfin, je suis l’auteur d’une trentaine de pièces qui concernent toujours de près ou de loin
l’art de la Commedia dell’arte.
Comment avez-vous rencontré le Théâtre de l’Eveil ?
Le Théâtre de l’Eveil, c’est avant tout son animateur, Guy Pion. J’ai rencontré Guy en Italie,
dans un stage qu’animait Dario Fo avec lequel je suis très lié. Bien plus tard, il y a une
dizaine d’années, le fils de Guy, qui est également comédien, s’était inscrit à l’un de mes
stages. Nous nous sommes retrouvés de cette façon. Enfin une comédienne, Delphine
Bougart, que je venais de mettre en scène dans Ubu Roi, m’a fait part de son rêve de jouer
Arlequin, valet de deux maîtres. Ainsi est né le spectacle présenté au Théâtre Le Public en
1997, qui a été ma première collaboration avec l’Eveil. Puis les expériences avec l’Eveil et
en Belgique se sont multipliées pour moi : La Locandiera, L’Opéra de Quat’sous, Les
Jumeaux vénitiens, Mort accidentelle d’un anarchiste… J’ai donné à Guy une liste de pièces
que j’ai envie de monter « dans l’absolu ».
Ce choix de La Noce était dans votre liste ?
Oui. Vous savez, le grand art de la programmation consiste à savoir quelle pièce jouer à quel
moment, anticiper un peu les goûts du public. Dans la période actuelle, où il existe une
véritable crise des valeurs de la bourgeoisie, il me paraît particulièrement important de
monter La Noce.
Certains critiques disent que La Noce est une pièce très marquée par son contexte social,
économique, politique…
Je crois que c’est injuste. Tout d’abord, d’autres pièces de Brecht sont beaucoup plus
marquées que La Noce. Entre 1935 et 1950, Brecht était très impliqué sur le plan politique,
et ça a rejailli directement sur son œuvre. Bien sûr, La Noce est politique dans une certaine
mesure, puisque liée à une certaine société. Comme toute pièce, elle est le miroir d’une
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société. Mais La Noce a été écrite quand Brecht avait vingt-et-un ans. Elle se définit avant
tout comme une critique de la nouvelle génération vis-à-vis de l’ancienne. La Noce dénonce
l’homme individualiste, la bourgeoisie égoïste et égocentrique repliée sur certains symboles.
Prenons le mobilier du décor de La Noce. Il a été entièrement réalisé par le personnage du
Marié. Voilà un symbole : la bourgeoisie se complaisant dans son « savoir-faire tout seul »,
fière de son indépendance et incapable de rien mettre à la disposition des autres. On peut
faire un parallèle entre La Noce et La Cerisaie de Tchekhov. La Cerisaie montre un paysan
parvenu qui achète un domaine à des bourgeois décadents. Une inversion de valeurs se
produit. Il en est de même dans La Noce. Qui fait le discours pour féliciter les mariés ? Le fils
de la concierge…
Mais la pièce anticipe quand même l’évolution de la politique allemande des années trente…
Quand Brecht a écrit sa pièce, en 1919, il ne savait évidemment pas que viendrait Hitler. Il a
fait la critique d’une catégorie sociale qui aurait pu servir de sonnette d’alarme : « Voyez à
quoi nous courons si nous ne nous mettons pas plus en question. Voyez comme nous
sommes devenus les esclaves du regard des autres. Tâchons de nous méfier de cette perte
d’identité. » Sans une certaine mentalité, sans un « climat », la pièce n’aurait pas eu de
raison d’être. Et sans cette même mentalité, Hitler n’aurait sans doute pas pris le pouvoir
quelques années plus tard. Voilà ce qui est vraiment actuel dans la Noce : lorsqu’il y a une
perte de valeurs, lorsque s’établit une confusion entre vice et vertu, il y a souvent quelqu’un
pour en profiter. La panique morale d’une société laisse souvent le champ libre à quelques
individus habiles à l’instrumenter. Regardez comment s’y est pris George Bush…
Alors comment monter La Noce ? Comme un leçon ? Comme une satire ?
En fait, ni l’un ni l’autre. La Noce est une farce, voilà ce qui me paraît prépondérant. Bien sûr,
il y a un aspect satyrique, je viens de montrer de quelle façon. Mais notre choix esthétique,
avec la troupe et les artisans, est vraiment de mettre en valeur la farce. Nous avons
privilégié un décor entièrement blanc, incliné pour insister sur l’aspect déséquilibré de la
société dans laquelle on se trouve. Les costumes, eux non plus, ne seront pas réalistes, ou
en tout cas pas liés à une époque précise et déterminée. Au contraire, nous avons travaillé
sur des éléments de costumes issus de différentes époques. Le but est d’être le plus astorique, si je puis dire, que possible. En tout cas, il ne faut en aucun cas en faire une leçon.
On ne monte cette pièce ni contre quelqu’un, ni contre une époque… non… on la monte
pour quelque chose. C’est une farce dans le sens le plus ancien du terme : elle s’amuse des
vices et des vertus de la société dans une optique positive.
Le théâtre de Brecht est aujourd’hui entré dans le répertoire, il est devenu l’apanage de cette
bourgeoisie que Brecht critique…
Qui vient principalement au théâtre ? Les bourgeois. Pourquoi y viennent-ils ? Parce qu’ils
constituent la classe sociale extrêmement fragile qui porte en elle les valeurs de la société.
Son mérite, c’est peut-être d’être devenue aujourd’hui la catégorie sociale qui se pose le plus
de questions, parce qu’elle doit gérer la base. Les grandes périodes créatives du théâtre,
Molière, Goldoni, Brecht, s’articulent souvent sur les crises de la bourgeoisie. Rassurer la
bourgeoisie par l’action théâtrale et par le rire en n’omettant pas de dénoncer ses vices est
salutaire. Ne perdons pas de vue que Brecht a écrit son théâtre pour la bourgeoisie. Dans
mes pérégrinations, j’ai eu le privilège d’être envoyé par le Piccolo Teatro au Berliner
Ensemble. J’y suis resté trois mois. Helen Weigel, l’épouse de Brecht, racontait combien il
avait peur lorsque son théâtre allait être joué devant des ouvriers. Ce n’était pas son public,
si l’on peut dire. Il ne savait pas comment il allait réagir.
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Brecht a écrit de Shaw : « Shaw est un terroriste. La terreur qu’il exerce sort de l’ordinaire,
tout comme l’arme avec laquelle il opère : l’humour. ».
Ce qui est déjà extraordinaire, c’est que George Bernard Shaw, qui est un vrai auteur de
théâtre bourgeois, ait touché si intensément Brecht. Il faut recadrer un peu qui était Brecht.
Au départ, c’est un fils de bourgeois, et son écriture est une forme d’autocritique. Il se
reconnaît évidemment dans Shaw qui, lui, dénonce avec force dans ses pièces les vices de
la bourgeoisie anglaise. Voilà deux hommes, deux grands auteurs, qui ont deux systèmes
dramatiques totalement différents, mais pour lesquels le théâtre a la même fonction. Mais
intéressons-nous à son mot de terrorisme. Le théâtre ne peut pas faire la révolution luimême, c’est vrai. Mais il peut la générer d’une certaine façon. Il peut créer une révolution
sociale, ou en tout cas travailler au quotidien à amener les spectateurs à s’interroger. Il est
véritablement susceptible d’opérer une révolution des mœurs, lentement mais sûrement.
Brecht parle bien d’une « terreur qui sort de l’ordinaire »…
Absolument. Le théâtre est la garantie de la démocratie. Il n’y a pas de démocratie s’il n’y a
pas de théâtre. Et la façon dont ont procédés certains grands despotes de l’Histoire en est la
meilleure illustration. La tentation est souvent grande, dans les régimes centralisés, de
couper la parole aux comédiens parce qu’ils pratiquent une forme de terrorisme intellectuel
vis-à-vis du pouvoir en place. De ce point de vue, le théâtre est une sorte de terrorisme. Une
sorte de terrorisme positif, fondé sur le principe de l’éternelle question : comment bousculer
les acquis ? Le théâtre réinvente toujours un nouveau moyen de rééquilibrer le monde.
Brecht écrit La Noce en souhaitant sans doute que l’Homme aide un peu plus l’Homme. Il
l’écrit sans doute en pensant qu’il y a un moyen pour chacun d’être plus heureux. Mais il
constate du même coup que le bonheur des patrons n’est pas le bonheur des ouvriers, et
que c’est de là que naît le conflit. Alors comment redistribuer les cartes pour en arriver à
davantage d’harmonie ? Le fait de poser cette question est une petite révolution en soi. Dans
cette optique, La Noce doit amener chacun à faire son autocritique tout en restant dans la
bonne humeur.
Brecht a écrit « Comme l’Allemagne m’ennuie… Reste : l’Amérique »
Il faut se remettre dans la logique des années vingt, la période florissante de la République
de Weimar : un pouvoir qui s’autoproclamait socialiste mais destiné seulement à préserver
les acquis de la bourgeoisie. A l’opposé de ce conservatisme, l’Amérique représentait un
Etat et une société en mouvement. Le rêve américain était encore bien réel, bien vivant. On
allait là-bas et on pouvait vraiment faire carrière, ou à tout le moins il existait une parité dans
les chances, dans les occasions de départ. Chacun avait la possibilité d’être reconnu à sa
juste valeur. Il y avait là vraiment l’invention quotidienne d’un nouveau monde. Mais Brecht a
pu vérifier de son vivant que ce n’était pas complètement vrai. La tendance européenne a
toujours existé de voir dans l’Amérique un paradis sur terre pour créer et pour s’exprimer.
Moi-même, il a fallu que je me rende là-bas pour comprendre.
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VI.
Après la représentation, quelques prolongements
Les costumes :
De quelle époque datent-ils selon vous ? tous de la même époque ?
La musique :
Avez-vous reconnu certains passages musicaux ? quel style de musique est-ce ?
Les personnages :
Vous semblent-ils crédibles ? Vous touchent-ils ou les trouvez-vous stéréotypés ?
Le décor :
Que pensez-vous du plancher incliné ? des meubles ? des couleurs ?
La chanson finale :
Quelle impression ? Pensez-vous qu’elle fasse partie du texte original ? Quel message ?
Bibliographie
Avant-scène n° 552, novembre 1974, pp. 47-50
La Noce chez les petits bourgeois, Supplément à « Rebelote » n° 3
Actualité Théâtre de Bourgogne, n° 3, 1968, pp. 7-12
Dossier du Théâtre de l’Eveil
Programme du Théâtre Varia
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