CORSICA - L’autre regard sur la Corse Baal l’œuvre « no future » de Brecht Après « Jean la chance », le Théâtre de Neneka produit « Baal ». Encore du Brecht ! Ça devient une manie ou quoi ? « Le début d’une habitude, reconnaît paisiblement François Orsoni, directeur artistique et metteur en scène de la compagnie. Mais qui a dit qu’une habitude commençait dès la première fois ? » Tout est parti en fait d’une proposition à formuler rapidement au festival d’Avignon et d’une lecture des notes de Bertolt Brecht à propos d’une œuvre de jeunesse, « Baal ». « Il en parlait comme d’une pièce fragmentée qui tirait justement sa puissance de cette fragmentation dont il n’a pas été tenu compte dans les éditions qui ont pu en être faites. J’ai donc relu le texte sur la base de ces nouvelles indications et j’ai eu envie de le travailler. Et puis, ce qui m’a poussé c’est cet étrange pressentiment dont parlait Peter Brook à propos de ce qui dictait le choix d’un texte. » Brecht a écrit « Baal » en 1918, alors qu’il n’avait que 20 ans. La guerre l’a marqué, bien qu’il ne soit pas allé combattre. Il l’a vécue à la maison ou tout comme, ayant été mobilisé comme infirmier militaire dans un hôpital proche du domicile familial. Tous ses proches en revanche étaient au front. « Il a donc vécu entouré de femmes, épouses ou fiancées d’amis absents, et il en a beaucoup profité. Avec toutes les questions morales que ça engendre ». De ce contexte est né « Baal » : « une pièce de guerre où on ne parle jamais de la guerre, une pièce dont le héros est un jouisseur, tout comme l’était son « Jean la chance » écrit à la même période. Mais si Jean le paysan était un jouisseur positif, Baal le poète, lui, est dans la destruction ». Celle des autres comme la sienne, au terme d’une courte vie vorace, d’une consommation effrénée de sexe, d’alcool, de nourriture, d’une tranquille et cynique exploitation des sentiments et faiblesses de ses contemporains. « Un personnage presque animal, si ce n’est que l’animal est guidé par la nécessité d’assurer la survie de son espèce, alors que Baal est surtout porté à flinguer la sienne... » C’est une pièce qui parle aussi, de la fin d’une illusion. « Celle d’un occident dominateur et porteur de progrès, que fait s’effondrer la capacité de destruction apocalyptique engendrée par la société ». Une œuvre noire autour d’une « trajectoire sacrificielle », au ton bien plus explosif que ce qu’écrira Brecht par la suite. « Il s’y essaie à différents styles d’écriture, à différents registres, du drame à la comédie, il joue également avec l’illusion du théâtre, faisant des apartés avec le public comme on en trouve dans les grands textes de Shakespeare où l’illusion est questionnée. Et, quoique très jeune, Brecht fait montre d’une grande précision dans la perception des rapports humains. » Brecht n’a jamais monté ce texte, pourtant il y est maintes fois revenu. « Il en a écrit 5 versions. J’ai choisi de travailler sur la première ». Pour interpréter ce poète cruel qui n’est pas sans quelque parenté avec Rimbaud, François Orsoni a choisi Clotilde Hesme. « Un choix instinctif, à l’intérieur de mon équipe que je ne voulais pas casser. Or au sein du groupe, je ne trouvais pas l’acteur adéquat. Il se trouve que Clotilde était la plus baalienne de la troupe. » Une prise de risque, mais bien assumée, par le metteur en scène comme par l’interprète. « Cloltilde n’est pas entrée dans un travail de masculinisation, elle a plutôt réveillé en elle un côté ado, est allée chercher du côté de cette époque trouble où la part de féminin et la part de masculin se disputent. Elle n’est donc ni une femme, ni un homme, ni une femme déguisée en homme, elle est dans quelque chose de flottant. Elle est ce que le spectateur a envie de voir en elle. » Une petite brute avide de plaisirs, de sensations dont la satisfaction ne s’arrête à aucune considération morale, aucune éthique, aucune compassion. Une créature odieuse et séduisante, fascinante même, qui n’a de cesse de trahir, blesser, flétrir, anéantir, juste pour se distraire, et qui ne craint pas de pousser l’amusement jusqu’à l’extrême, lorsque le seul jouet restant à casser n’est autre que soi-même. Par ailleurs, dit François Orsoni, le choix d’une femme permettait de créer une distance avec la « très grande misogynie du texte et de parler davantage du désir que d’un rapport homme/femme un peu daté. Et surtout, il permettait d’échapper à un réalisme dangereux, évitant ainsi de sombrer dans le drame social, dans les généralités ou dans ce qui pourrait s’apparenter à une sorte de crise d’adolescence insupportable. » Sept comédiens se partagent la trentaine de personnages de « Baal » dans cette mise en scène nerveuse. « Le spectacle est joué sans entracte, de façon très rythmique pour ne pas rompre la tension d’une trajectoire. Et alors que la pièce dure généralement plus de 3 heures, nous l’avons ramenée à 2 heures sans couper une seule ligne de ce texte qui est une matière caoutchouteuse, qu’on peut étirer et contracter à souhait ». La musique live de Tomas Heuer ponctue sans l’alourdir ce propos « no future » avant la lettre, seule réponse qu’un jeune homme de vingt ans avait pu trouver à formuler devant le grand suicide collectif orchestré par l’Occident. Coproduction : Festival d’Avignon - CTC - Ville d’Ajaccio - Festival delle Colline Torinesi - CCAS Théâtre de la Bastille - Théâtre d’Arles. Elisabeth Milleliri Baal: la première pièce de Brecht Par Laurence Liban, publié le 19/07/2010 à 14:00 Alors que la révolution spartakiste est réprimée dans le sang, le jeune Bertolt écrit sa première pièce . Un grand cri de révolte mis en scène par François Orsoni. Bertolt Brecht, on le connaît par cœur. La distanciation, le marxisme bon teint, Mère Courage et ses enfants, etc. Il existe pourtant un autre B. B., qui signe ses premiers écrits du nom de Bert, célèbre ses 20 ans pendant la Grande Guerre et rencontre, au plus bel âge de la vie, l’effroi et la politique. C’est ce maigre garçon au long nez qui signe Baal. Une pièce mise en scène aujourd’hui par François Orsoni avec, dans le rôle-titre, la belle et vive Clotilde Hesme. 1918. Bert a revêtu la blouse d’infirmier à l’hôpital militaire d’Augsbourg, sa ville natale. D’abord étudiant en lettres, il a pensé échapper à la conscription en faisant médecine. Mobilisé, il se retrouve donc, non au front, mais au chevet des blessés, des fous, des hurlants, des mutilés, des défigurés, enrôlé à la rude école de la boucherie patriotique. Très vite, et comme on vomit son repas, il régurgite sa haine de la guerre dans une ballade intitulée La Légende du soldat mort. Où le Kaiser fait déterrer un troufion "défuncté" pour le renvoyer au front achever la besogne. Sarcasme, grotesque et tragicomédie. De politique, point. Le gamin n’a pas encore été vacciné à la conscience de classe, mais ça va venir, et plus vite que ça. Un souvenir en passant : c’était à Budapest, à la fin du siècle dernier. A deux pas des spectateurs, un puissant garçon nu plongeait son visage dans un énorme gâteau au chocolat, dont la pâte sombre finissait par lui maculer le corps d’une manière d’excrément. Tel était Baal vu par le génial Arpad Schilling. Tel nous était lancé à la face ce personnage que nous n’avions pas encore rencontré sur les scènes françaises. "Vos dents ressemblent à celles d’un animal. Elles sont d’un jaune sale, massives et inquiétantes", lui disait une vierge en sursis. C’est donc ça, ce Baal de 20 ans qui surgit dans la tête à Bert tandis que la révolution spartakiste et la guerre civile battent leur plein à tous les coins de rue. Membre du conseil des soldats de son hôpital, l’infirmier pense surtout à son stylo. "Nous souffrions d’un manque de conviction politique", reconnaîtra-t-il plus tard. Pour le moment, il est urgent pour lui d’en finir avec son éducation bourgeoise version protestante et de clamer la liberté dionysiaque de son "vaste appétit". Dans sa besace, il y a le Rimbaud d’Une saison en enfer, il y a Verlaine et, on en jurerait, il y a quelques vers de Claudel. Mais ça... En quatre jours, il rectifie le portrait Le déclencheur, c’est la lecture du Solitaire de Hanns Johst, futur thuriféraire du nazisme. Celui-ci fait le portrait du célèbre dramaturge Christian Dietrich Grabbe, mort à 34 ans, en 1836. Un poète maudit, alcoolique et trop tôt disparu, en bisbille avec les femmes. En quatre jours, le jeune B. B. rectifie le portrait, jugé insuffisant, et signe sa première pièce. Né des décombres de la guerre et de la haine de la bourgeoisie, Baal est un poète sans oeuvre en quête d’absolu. Dévorateur de femmes, corrupteur et assassin, homosexuel, anarchiste, scatologue, il cherche son miel dans le mal "avec le sérieux de la bête". Orsoni a chargé Clotilde Hesme de ce bât-là. On verra ce qu’on verra. Quant à B. B., ayant une fois pour toutes refermé la porte de son adolescence, il est mûr pour la politique. Nous sommes en 1919. Il a vu les atrocités et les fusillades collectives. Il a vu la République des conseils réprimée dans le sang et la république bourgeoise de Weimar triompher. Il est temps pour lui d’écrire Spartacus. Et de rejoindre l’âge d’homme et les débuts de sa légende.