8 LA LIBERTÉ HISTOIRE VIVANTE VENDREDI 3 FÉVRIER 2012 Quand la délation empoisonnait la France GUERRE MONDIALE • Sous l’Occupation, des milliers de gaullistes, communistes, résistants et juifs ont été victimes de délations, souvent anonymes. Le chercheur Laurent Joly nous éclaire sur ce fléau des années noires. PROPOS RECUEILLIS PAR PASCAL FLEURY C’est l’une des pages les plus sombres de l’histoire de France. Sous l’Occupation allemande, de 1940 à 1944, les Français ont massivement pratiqué la délation, dénonçant leurs voisins sans états d’âme, qu’ils soient communistes, juifs, résistants ou simplement ennemis personnels. L’historien Laurent Joly, chercheur au CNRS, à Caen, s’est penché sur ce fléau sournois, qui a gangrené le pays et laissé des séquelles durables dans l’opinion publique. Coauteur du documentaire «Dénoncer sous l’Occupation», à voir dimanche sur TSR 2, il s’apprête à publier «La Délation dans la France des années noires»1, fruit de plusieurs années de recherche et du travail d’une dizaine d’historiens, qui constitue le premier grand ouvrage historique sur le sujet. Entretien. Sous l’Occupation, la délation a été encouragée tant par les autorités allemandes que par le régime de Vichy. Elle a été «massive», selon les historiens. Les Français n’avaientils pas de principes moraux? Laurent Joly: Avant d’être encouragée par le pouvoir, la délation est le produit, spontané, de la défaite et de la frustration. Le pays est confronté à une crise sans précédent. Des centaines de milliers de femmes ont leur mari, leur frère, leur père, prisonnier de guerre en Allemagne ou, plus tard, requis par le Service du travail obligatoire (STO). La pénurie s’aggrave toujours plus avec le temps. Dans ce contexte, toute injustice perçue – le voisin qui échappe au STO ou celui qui profite ostensiblement du «marché noir» – est considérée comme insupportable. Tout cela constitue la toile de fond sociale du phénomène. »Et puis il y a le contexte politique qui pervertit les relations entre les gens. Le pouvoir appelle à dénoncer les ennemis, gaullistes, communistes, «terroristes» et juifs, ce qui génère des formes de paranoïa et de sur-vigilance citoyenne. Et puis surtout la présence des Allemands, qui ignorent tout des vieilles querelles de village et dégagent une forte impression de pouvoir absolu, favorise instantanément règlements de comptes et manipulations. Pour se débarrasser de son voisin, d’un concurrent, de son mari, il suffit de l’accuser d’avoir une arme ou de faire de la propagande communiste. Souvent ça marche… Des chiffres fantaisistes ont été publiés, allant jusqu’à 5 millions de lettres de délation envoyées entre 1940 et 1944. En l’état de la recherche, quelle a été l’ampleur de la délation pendant la guerre? Les lettres constituent assurément la modalité la plus importante de la délation sous l’Occupation. Mais le chiffre de 3 à 5 millions ne repose sur aucune base sérieuse. On peut, en restant prudent, estimer le phénomène à plusieurs centaines de milliers de courriers. Auxquels il faut ajouter les renseignements téléphoniques et les délations de vive voix, qu’il est malaisé de séparer du rôle particulier des indicateurs. SEMAINE PROCHAINE FAMINE EN CHINE Entre 1958 et 1962, les Chinois ont vécu une famine dramatique qui a tué des dizaines de millions de gens. Un dossier sur la folie d’un programme politique et ses répercussions aujourd’hui. RSR-La Première Lundi au vendredi de 15 à 16 h Histoire vivante Dimanche 20 h 10 Lundi 23 h 05 FORTES PRIMES Plusieurs centaines de milliers de lettres de délation ont été envoyées sous l’Occupation aux autorités et services de répression. RTS/DR Quelles étaient les principales motivations des dénonciateurs? La motivation du délateur est presque toujours intéressée, au sens où la délation, quel que soit son contenu (le plus souvent, le délateur fait appel à des notions d’intérêt général, de justice, etc.), cache un intérêt personnel, l’assouvissement questions juives, tandis que les femmes s’adressent plutôt aux instances traditionnelles, le préfet, le maire, etc. L’appartenance sociale du délateur est impossible à caractériser. Tous les milieux sont touchés, mais la plupart des délateurs se recrutent dans les marges: le médecin exalté politique, le concierge en guerre avec ses administrés, le voisin détesté, etc. En ce sens, même dans le contexte exceptionnel de l’Occupation, où les repères moraux sont bouleversés, dénoncer, et surtout dénoncer aux LAURENT JOLY Allemands, constitue toujours une pratique transgressive. «Des milliers de juifs ont été dénoncés, et souvent déportés» d’une vengeance, etc. C’est ce que j’appelle la délation-manipulation, qui semble avoir occupé une place prépondérante. La plupart sont anonymes, mais les archives que l’on peut consulter aujourd’hui, notamment les dossiers d’épuration, révèlent une pratique beaucoup plus stratégique qu’on pourrait le penser a priori. Ainsi, beaucoup de lettres signées s’avèrent mensongères: le délateur signe sous une fausse identité, se présentant comme «ancien combattant de 14» ou «mère de deux prisonniers de guerre», afin de donner du crédit à sa démarche… Un préjugé veut que les femmes dénonçaient plus que les hommes... C’est une idée reçue, en effet. Dans l’ensemble les femmes dénoncent moins que les hommes, avec des nuances. Ainsi, les hommes sont beaucoup plus nombreux à écrire aux instances politiques, type Gestapo, Milice, Commissariat général aux Avez-vous connaissance de délateurs suisses à l’époque en France, ou dans les camps d’internés en Suisse? Oui. C’est de l’ordre de l’anecdote. J’ai plus particulièrement travaillé sur les dossiers des personnes jugées à la Libération à Paris pour faits de dénonciation. Sur 1600 dossiers, on peut relever, à partir des informations dont on dispose, une dizaine de Suisses ou de Français d’origine suisse. Je me souviens du cas d’un gérant de biens juifs à Paris qui dénonce à la Gestapo de Chambéry, en 1943, le fils d’un de ses administrés, caché dans un pensionnat religieux en Savoie. Quels étaient les reproches invoqués et les victimes visées par les délateurs? Le motif politique (communiste, mauvais Français, adepte du Front populaire, etc.) et le motif «marché noir» viennent en tête, même si souvent les griefs se mélangent. Comme catégorie particulièrement stig- matisée et «visible», les juifs sont probablement le groupe – défini comme groupe homogène par la persécution – le plus touché par la délation. Sur les 250 000 à 300 000 personnes recensées comme juives sur l’ensemble du territoire en 19401941, des milliers ont été dénoncées, et souvent déportées. Après la Libération, on a observé une virulente «contre-délation» contre les délateurs. Comment la France a-t-elle réussi à sortir de cette spirale infernale? La délation est inséparable de l’épuration. Quand vous avez un changement de régime, une révolution, une libération, vous avez toujours de la délation, de la vengeance, de la justice expéditive. Pour la justice de la Libération, condamner les délateurs de la période des années d’Occupation a constitué une priorité. 20% des «collabos» jugés par la Cour de Justice de la Seine le sont pour faits de dénonciation. La proportion s’élève à 25% dans le Calvados et à 40% dans le Maine-et-Loire. Chaque fois qu’on a pu, on a tenté d’identifier les délateurs et de les châtier. De nombreux procès de délateurs ont été relayés par la presse, et tout cela a contribué à marquer du fer rouge la pratique de la dénonciation dans l’opinion publique, jusqu’à nos jours… Au point que, communément, on associe la délation à la période de Vichy et de l’Occupation. On l’a vu récemment avec l’échec du dispositif voisinvigilant prôné par les autorités… I 1 «La Délation dans la France des années noires», sous la direction de Laurent Joly, Editions Perrin, à paraître en avril 2012. Dès août 1940, des lois sont édictées pour obliger les Français à dénoncer tout «acte hostile» à l’encontre de l’occupant allemand. Les contrevenants sont passibles de la peine de mort ou des travaux forcés. Pour encourager la dénonciation des «ennemis» du régime, des récompenses sont promises. Elles sont parfois mirobolantes. En 1941, la préfecture de police de Paris promet ainsi un million de francs à toute personne permettant d’arrêter les auteurs de plusieurs attentats contre le chemin de fer. La même année, à la suite de l’assassinat du Feldkommandant Karl Hotz, la commune de Nantes promet une gratification de 200 000 francs pour toute information, tandis que la préfecture s’engage à verser 500 000 francs. Le général von Stülpnagel, chef de l’administration allemande en France, renchérit à 15 millions de francs! Et promet en plus un traitement «confidentiel». Pareilles primes ne concernent cependant pas les «délateurs ordinaires», ceux qui «vendent» leurs voisins juifs, communistes ou résistants, par peur, indigence ou cupidité. L’administration offre par exemple 1000 francs pour l’arrestation d’un jeune qui a fui le Service du travail obligatoire (STO) en Allemagne et pris le maquis. Idem pour la dénonciation d’un communiste à la Gestapo. L’arrestation de «terroristes» a davantage de valeur pour l’occupant: tout renseignement utile est rémunéré au moins 20 000 francs. PFY Une presse sévèrement compromise Durant les années noires, les autorités allemandes et le régime de Vichy ont pu compter sur les médias collaborationnistes pour encourager, légitimer, et finalement banaliser, la pratique de la délation. Dès l’été 1940, le journal antisémite «Au Pilori» publie des lettres de dénonciation dans son courrier des lecteurs. L’hebdomadaire «de combat contre la judéo-maçonnerie» réserve une place de choix à la délation, créant des rubriques comme «Nous clouons au pilori», «Le coin des humbles», ou «Micro et confession» et «Tir de barrage», où il incite les lecteurs à dénon- cer publiquement les juifs non déclarés ou exerçant des professions interdites. Ces dénonciations ne restent pas sans effets. Elles incitent les autorités policières à mener des enquêtes et débouchent sur des arrestations. Dans la même veine, «L’Appel», hebdomadaire de la «Ligue Française d’épuration, d’entraide sociale et de collaboration européenne» dirigé par Pierre Costantini, ouvre ses pages aux «CoinsCoins» et aux «On dit que…». Pour sa part, le périodique d’extrême-droite «Gringoire» possède sa rubrique «Répétez-le…». Et l’hebdomadaire profasciste «Je suis partout», qui tire à 250 000 exemplaires en 1942, pousse encore plus loin le cynisme, avec des rubriques aux titres allusifs comme «Sous les étoiles» et «Cieux étoilés». Délateur notoire, son rédacteur en chef Robert Brasillach, qui ne cachait pas sa haine des juifs, des communistes et des républicains, a été condamné et fusillé en 1945. Radio-Paris, à la botte de la propagande allemande, multiplie également les appels à la délation. Son Office des auditeurs transmet les lettres reçues aux services de la Gestapo. De mars 1943 à août 1944, elle consacre même une émission quotidienne à la lecture de lettres de dénonciations. «Tout cela encourage la pratique des dénonciations et contribue à donner à ceux qui s’y livrent un sentiment fort de légitimité», commente l’historien Patrice Betbeder1. Pour lui, le phénomène de la délation a ainsi été amplifié par «des journalistes ou des intellectuels à l’influence malheureusement réelle qui, non contents de s’être fait l’écho de dénonciations dans leurs chroniques, y ont participé activement». PFY 1 In «Citoyens et délateurs», Editions Autrement, 2005. Affiche du film «Le Corbeau», de Henri Georges Clouzot. Sortie en 1943, cette fiction stigmatisait le profond malaise lié à la délation en France occupée. DR