m-Mémoire et interprétation pianistique

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Sandrine MONTASSIER C.E.F.E.D.E.M. Bretagne et Pays de Loire Promotion M05 Directrice de mémoire : Mme Marie­Thérèse BERTHELIN
SOMMAIRE Préambule…………………………………………………………….p 4 I. NATURE, STRUCTURE ET FONCTIONNEMENT DE LA MEMOIRE ……………………………………….…………………p 5 A. Que savons­nous de la str uctur e et du fonctionnement de la mémoir e ? …………………………...…...……………………p 5 1. Le cerveau : le « centre » de la mémoire ? ….………………………..p 5 2. La mémoire à court terme et la mémoire à long terme : comment s’organisent les différences ? ………...…………………..…………...…...……p 6 3. Comment les informations sont elles conservées et codées ? ………………………………………………………….……….…..…p 7 B. « J ’ai la mémoir e qui flanche »……………………………...p 7 1. Le rôle de l’âge, de la maladie, de la drogue, de l’alcool, des médicaments, et du stress sur la qualité, la quantité et les thématiques de souvenirs……………...………………………………………………………....p 7 2. Apports et progrès de la science et des recherches en psychologie (entretien de la mémoire, plans de récupération, prévention…)………………..p 8 3 .A propos de deux manifestations particulières de la mémoire : l’oubli (inévitable et bénéfique) et la mémoire du futur …………………………...……p 9 4. La mémoire d’un point de vue philosophique……………………….p 10 C. Les 4 for mes de mémoir e utilisées par le pianiste……..p 10 1. La mémoire visuelle…………………………………………………p 10 2. La mémoire auditive………………………………………………...p 11 3. La mémoire kinesthésique…………………………………………...p 11 4. La mémoire conceptuelle…………………………………………....p 11 5. Complémentarité et interaction……………………………………..p 11 II. L’EXERCICE DE LA MEMOIRE DANS L’APPRENTISSAGE ET LA PRATIQUE MUSICALE …...P 13 A. La mémoir e dans l’appr entissage : aide ou obstacle ? .p 13 B. Cher cher et tr ouver des points d’ancr age………………p 14 1. Ancrages visuels…………………………………………………….p 14 2. Ancrages auditifs……………………………………………………p 15 3. Ancrages corporels.…………………………………………………p 15 4. Ancrages intellectuels…………………………………………….....p 16 5. L’apport du chant………………………………………………...…p 17 6. Géographie des émotions ou une certaine maîtrise du temps……….p 17
2 C. Une aide à la mémoir e : cr éer un contexte favor able à l’appr entissage…………………………..……………………..p 18 1. Préparation mentale et physique…quel rôle dans le processus de mémorisation ? ………………………………………….……………………..p 18 2. Comment travailler contre le trac, le trou de mémoire et les mauvais souvenirs ?……………………………………………………………………..p 19 III. QU’EST­CE QUE LA MEMOIRE DANS LA MUSIQUE ET COMMENT INFLUE­T­ELLE SUR L’INTERPRETATION ? ……………………………………………p 21 A. Le r appor t à l’œuvr e……………………………………..p 21 1. La place de l’interprète par rapport au compositeur et par rapport à l’œuvre dans l’acte d’interprétation………………………………………...…p 21 2. La place de l’analyse, de la culture musicale et artistique dans l’acte d’interprétation………………………………………………………………...p 22 3. Et la musique de transmission orale ?………………………………p 23 B. La mémoir e subjective ou inscr ite dans l’inconscient individuel et collectif ? …………………………………...p 24 1. La place de l’enregistrement………………………………………..p 24 2. La transmission d’une œuvre et de son message à un public aujourd’hui………………………………………………………………….....p 24 C. La mémoir e comme acte ar tistique en soi…………...p 25 1. Disponibilité intérieure du corps et de l’esprit pour recevoir l’œuvre………………………………………………………………….……...p 25 2. Maîtrise du temps dans l’acte d’interprétation……………………..p 26 3 Interpréter de mémoire permet­il la recherche d’une authenticité au delà de la partition ? ………………………………………………………………..p 27 Reste en mémoire.…………………………………………………p 29 BIBLIOGRAPHIE …………………………………………………….p 30 ANNEXES……………………………………………………………..p 31
3 Préambule De tout temps, des moyens de mémorisation ont été proposés. Par exemple, dans le chant grégorien, la mémorisation des mélismes passait par le principe de tropes (paroles posées sur les vocalises). L’art de la Renaissance proposait, elle, des systèmes magiques. Les traités de mnémotechnie du XIX ème siècle voulaient créer une « sténographie » de la mémoire… La mémoire, cette aptitude à se souvenir, est une compétence qui est souvent liée à l’apprentissage et permet le stockage d’informations à travers le temps. « Mémoire »… pour certains, c’est un mot qui peut être source d’inquiétudes... Posséder une bonne mémoire n’est­ce pas là cette faculté, dont les pianistes craignent qu’elle ne nous fasse défaut à un moment crucial ? Mon parcours de musicienne et d’enseignante, mes lectures, mes divers apprentissages ont fait émerger des questionnements et ont dans le même temps alimenté ma réflexion… Trois axes apparaissent clairement. Dans un premier temps, il semble intéressant de s’arrêter sur la structur e et le fonctionnement complexe de notre mémoir e… Dans un deuxième temps, se pose la question du rôle et de l’utilité de la mémoir e dans l’apprentissage… On constate aujourd’hui que le « par cœur » est souvent écarté à l’école car il fait plus appel à des automatismes qu’à l’intelligence… Est­ce effectivement une nécessité absolue d’avoir une bonne mémoire dans l’apprentissage ? Comment aider les élèves à développer cette compétence ?… Enfin, la musique apparaît comme l’art du temps… Le temps sollicitant la mémoire sous ses diverses formes… Quels enjeux et quelles actions se posent alor s dans l’acte d’interprétation ?
4 I. NATURE, STRUCTURE ET FONCTIONNEMENT DE LA MEMOIRE On appelle mémoire l’aptitude à conserver et à restituer des informations. Elle existe chez l’être humain ainsi que chez d’autres espèces vivantes, voire dans certaines machines… Les capacités de la mémoire sont vastes et parfois ignorées… Ainsi la première démarche est de tenter de comprendre son fonctionnement chez l’homme… Grâce aux progrès de la science, les connaissances actuelles permettent de mieux localiser les zones du cerveau qui agissent dans l’acte de mémoire. On distingue notamment les zones cérébrales sollicitées pour l’apprentissage des informations et celles sollicitées pour le rappel de ces informations. A. Que savons­nous de la str uctur e et du fonctionnement de la mémoir e ? 1. Le cerveau : le « centre » de la mémoire ? A une époque lointaine, la mémoire était localisée dans le cœur. Aujourd’hui on la situe généralement dans le cerveau… Peut­on imaginer pour autant qu’il s’agisse là du centre unique de la mémoire ? Pourquoi peut­on par exemple oublier des noms, des visages mais pas comment monter à bicyclette ?… ou inversement ? (On peut ne plus pouvoir commander son corps…). En réalité, la mémoire ne demeure pas en un centre unique car l’activité du cerveau est en réalité très complexe… il semble d’ailleurs que la mémoire n’agit jamais seule mais en synergie avec les autres fonctions du cerveau : la perception, le langage, l’intelligence, la concentration, l’affectivité… Cette mémoire s’inscrit dans le fonctionnement général de cet organe. Les informations sont stockées dans trois zones cérébrales privilégiées : L’une est médiane, l’hypothalamus (à la base du cerveau) : centre des fonctions végétatives, hormonales et du comportement. Une autre est latérale, le thalamus (à la base et au centre des deux hémisphères et comprenant l’hippocampe où se localisent la mémoire à court terme et la mémoire à long terme). Il gère les apports sensoriels et l’ensemble des comportements instinctifs. Il correspond également à la mémoire explicite qui est capable de comparer et confronter les informations, et d’en tirer parti lors d’une situation nouvelle. Son rôle n’est pas tellement de stocker des informations, mais de les gérer au niveau de la conscience.
5 Enfin, le troisième centre est extra­hippocampique ; il se situe entre autre dans le cortex pariétal et dans le cervelet. Il correspond à l’exercice inconscient de la mémoire, aux automatismes, aux associations simples et solides… C’est à son niveau que siègent la mémoire implicite et la mémoire motrice (ou mémoire procédurale : organisation / commande / automatismes du corps…) Par ailleurs, on considère trois phases dans le phénomène de mémorisation : la sélection, le stockage et la restitution des informations. Les informations sont véhiculées par, les neurones (cellules spécialisées ayant des prolongements d’entrée et de sortie qui permettent de communiquer à distance avec d’autres neurones ou cellules) et les neurotransmetteurs (molécules servant de signal et de communication entre les neurones) 2. La mémoire à court terme et la mémoire à long terme : comment s’organisent les différences ? En effet, il n’existe pas une mémoire mais des mémoires ; notamment la mémoire à court terme et la mémoire à long terme. La mémoire à court terme : elle se localise dans l’hippocampe. Il s’agit de l’ensemble des systèmes qui peuvent conserver environ 7 informations maximum pendant un temps court. La durée de vie d’une information varie d’une ½ seconde à quelques secondes. Heureusement la mémoire à court terme peut aussi s’organiser grâce à la mémoire tampon (qui garde quelques secondes les informations, le temps de consulter les autres mémoires… comme dans un ordinateur…), la mémoire fichier (qui permet un rappel largement supérieur à 7, car seuls les noms des catégories sont stockés en mémoire) et la mémoire de travail (utilisée notamment pour le calcul mental…). On peut dire, par ailleurs, que cette mémoire immédiate est une sorte de prolongement de la perception. Pour un musicien, elle permet par exemple d’apprécier le rythme, les mouvements d’une mélodie, la consonance, les changements de timbres… La mémoire à long terme : elle se localise également dans l’hippocampe. Il s’agit de l’ensemble des mémoires qui conservent les informations sur un temps plus long que la mémoire à court terme. Elle concerne tous les souvenirs que l’on peut faire revenir après quelques minutes ou quelques années. On devine aisément que ces deux facettes de la mémoire sont actives dans le processus d’apprentissage.
6 3. Comment les informations sont­elles conservées et codées ? Des scientifiques ont remarqué que, plus l’arrivée de l’information est intensément vécue et le travail approfondi, plus le souvenir a des chances de rester accessible. Sa conservation s’accompagne par ailleurs d’une simplification et d’une consolidation. Les chercheurs ont supposé que les informations mémorisées subissaient des transformations appelées processus de codage. On note par exemple : La mémoire biologique : l’hérédité peut­être considérée comme une sorte de mémoire (immunisation, accoutumance des cellules et des tissus…). La mémoire procédurale : elle gouverne nos habilités motrices et mentales (mémoire des habitudes, des gestes appris…), une fois « imprimés », ces souvenirs sont très tenaces… et donnent souvent lieu à des automatismes. La mémoire verbale : elle se compose du code sémantique, qui est le code le plus abstrait permettant de stocker les concepts, le sens des choses et des mots et du code lexical qui se réfère à la morphologie (orthographe, sonorité, articulation…). On peut faire ici l’analogie avec l’apprentissage dans le cadre d’un cours de formation musicale… (lecture à haute voix, vocabulaire spécifique…) La mémoire sensorielle : elle a des correspondances avec le système des sens auditif, visuel, tactile, olfactif et gustatif… Evidemment, c’est parfois plusieurs mémoires qui entrent en jeu dans le processus d’apprentissage B. « J ’ai la mémoir e qui flanche »… 1. Le rôle de l’âge, de la maladie, de la drogue, de l’alcool, des médicaments et du stress sur la qualité, la quantité et les thématiques de souvenirs. Les performances sont évidemment disparates selon les sujets. On note cependant un certain nombre de facteurs susceptibles d’altérer la mémoire. A partir d’un certain âge par exemple, la mémoire devient de plus en plus défaillante : le déficit mnésique est d’ailleurs le symptôme le plus grave du vieillissement. De plus, l’âge et les changements sociaux entraînent des modifications thématiques des souvenirs pour la plupart des personnes (par exemple, les personnes âgées possèdent généralement moins de souvenirs de leur vie professionnelle ou sentimentale que de souvenirs de leur vie familiale).
7 Parfois, ce sont des maladies qui sont à l’origine des troubles mnésiques : parmi les plus connues, on note Parkinson (où l’on observe notamment des troubles de la coordination motrice) Alzheimer (maladie complexe qui mène à l’amnésie générale) et Korsakoff (maladie du système nerveux)… Chez les sujets alcooliques, les performances sont aussi basses que chez des sujets âgés de 70 ans… On sait également que les drogues et certains médicaments (comme certains antidépresseurs) sont nuisibles pour le fonctionnement normal de la mémoire. Enfin, les musiciens sont particulièrement exposés au stress dès qu’ils se produisent. Ils peuvent alors éprouver certaines difficultés, notamment dans la restitution de ce qu’ils ont mémorisé. Autrement dit, ils sont parfois victimes de trous de mémoire : un grand vide, une grande solitude, un vertige, une surdité soudaine, une immense angoisse… Cela peut être du à une méconnaissance de la partition, de son message, de ses composantes… Et parfois, malgré un excellent travail sur tous ces points, le trou de mémoires peut surgir à cause d’une certaine fragilité du mental, d’une forte émotivité ou d’un changement de contexte. (Il est d’ailleurs préférable de ne jamais complètement s’habituer à un lieu, à un instrument…) 2. Apports et progrès de la science et des recherches en psychologie (entretien de la mémoire, plans de récupération, prévention…) Avant le XX ème siècle, la mémoire était considérée et réduite au simple apprentissage par cœur. Ce manque de considération a sans doute renforcé les orientations de recherche (ex. Piaget développa l’idée d’intelligence, formée de structures mentales de type logico­mathématique.). Depuis la deuxième moitié du XX ème siècle, on aborde sous de nouvelles perspectives les structures mentales de la connaissance (perception, mémoire, langage, connaissance…) : c’est ainsi qu’est apparu le courant de la « psychologie cognitive ». Ainsi la mémoire ne correspond plus aujourd’hui à une faculté unique telle qu’on l’a conçue de l’Antiquité au XIX ème siècle. Enfin on sait que la mémoire est à la fois fiable et fragile. Un des moyens pour retarder le vieillissement du système mnésique et améliorer les capacités d’apprentissage consiste à entretenir les multiples facettes de la mémoire en s’intéressant aux modes les plus variés de connaissances : lecture, musique, divers champs d’activités manuelles et culturelles… (Plusieurs chercheurs s’accordent pour dire que la lecture reste probablement le mode privilégié
8 d’acquisition des connaissances). Comme pour la préservation de la planète, l’écologie du cerveau se cultive afin de prévenir des oublis, de l’usure des processus biochimiques qui diminuent la qualité de mémorisation. Ainsi, il est préférable de protéger le cerveau des toxiques et des drogues (en particulier l’alcool) et de remplir au maximum le « disque dur ». Selon certains scientifiques, le sommeil joue également un rôle essentiel dans la mémorisation et dans l’oubli. Il contribuerait à la fabrication de nos souvenirs : l’encodage. 3. A propos de deux manifestations particulières de la mémoire : l’oubli (inévitable et bénéfique) et la mémoire du futur L’oubli n’est pas un phénomène à part, il est la face cachée du processus de mémorisation. Il reste encore du mystère dans le fait d’apprendre plus ou moins vite, d’oublier en plus ou moins grande quantité… On entre dans un domaine qui ne s’apprend peut­être pas… qui comporte des aspects souterrains… Souvent, plus les étapes d’apprentissage sont complexes, plus grande est la probabilité de perte ou d’erreur. Néanmoins, l’oubli s’avère indispensable car il évite les interférences de l’ensemble des souvenirs accumulés. En effet, on parle de mémoire saturée pour un ordinateur ; de la même manière, le cerveau humain possède des capacités limitées de stockage, dont nous ne pouvons cependant préjuger dans un sens ou dans un autre. Ainsi, l’oubli est un moyen de remédier à ce problème. Et même plus encore… Il existe une période fragile où le cerveau se questionne sur la nécessité de garder ou de faire disparaître une information. Ce temps est un espace favorable au développement et au renforcement de l’apprentissage, surtout s’il est complexe. On remarque par ailleurs que l’oubli se présente sous des formes variées (oubli partiel, déformation de l’information, confusions…). En outre, la mémoire ne travaille pas uniquement dans le passé : la mémoire prospective, mémoire du futur, permet de faire des projets à long et à moyen terme. Nous avons implicitement conscience que notre vie ne se fait pas uniquement dans l’immédiateté et par conséquent nous avons la nécessité de construire, de prévoir, de donner un sens à notre existence. Aux yeux de certains, cette mémoire est aussi importante que la mémoire du passé. L’expression « un homme sans passé est un homme sans avenir » confirme que la mémoire est synonyme de continuité.
9 4. La mémoire d’un point de vue philosophique Mémoriser, c’est souvent se soucier d’une maîtrise des choses, des évènements, donner un sens… Cela est très certainement lié à notre condition humaine. La vie humaine n’est­elle pas d’ailleurs une parenthèse dans l’éternité ? Pour sa part, le musicien s’inscrit dans cette recherche d’une certaine maîtrise du temps. La mémoire apparaît ainsi comme un jeu de reconnaissances, d’illusions, de souvenirs, de navigation dans cet espace temporel… une trace présente de ce qui est absent. On se demande alors où se situe la frontière entre le réel et l’imaginaire. Cette mémoire possède également ses propres limites, une fragilité qui peut néanmoins être vue comme un facteur positif, car elle empêche notamment de tomber dans la mélancolie par des rappels et des regrets incessants ou bien dans la monotonie et l’ennui par une impression de « déjà vu »… Quelle nécessité avons­nous enfin de vouloir « garder en mémoire » ? Le besoin de donner un sens ?… Le besoin de construction et de complexification à partir de bases gardées en mémoire ?… Le besoin de filiation, d’appartenance à une famille, une collectivité, une communauté, une culture ? C’est en effet à travers le souvenir, la transmission de savoirs, de règles, de coutumes que se structure un groupe, un individu. Avec sa propre mémoire, l’individu constitue sa propre identité… Se souvenir est un moyen d’exister. C. Les 4 for mes de mémoir e utilisées par le pianiste On peut dire que les pianistes font appel à quatre sortes de mémoire au minimum : la mémoire visuelle, la mémoire auditive, la mémoire kinesthésique et la mémoire conceptuelle. Chacune d’elles remplit un rôle spécifique dans le travail de mémorisation, mais c’est leur interaction qui permet réellement au pianiste de se souvenir. Dans ce chapitre, je resterai volontairement succincte puisque certains points seront développés par la suite. 1. La mémoire visuelle Beaucoup de théories sur la mémoire associent des idées à l’image. En musique, ces images peuvent être des points de repère visuels sur la partition. Intelligemment prise, cette photographie virtuelle comprend toute forme d’organisation : pagination, densité du graphisme, mouvement visuel d’un contour mélodique… Par ailleurs, le pianiste doit mémoriser visuellement chacun des gestes physiques effectués pendant l’interprétation, tel un danseur qui mémorise les mouvements de sa chorégraphie.
10 2. La mémoire auditive Elle joue forcément un rôle déterminant dans le travail de mémorisation « du musicien en général et du pianiste en particulier ». Tout d’abord pour entendre, vérifier, guider l’oreille (les notes, les harmonies, la polyphonie, le rythme, les articulations, les nuances, les indications de pédale, le timbre, le phrasé...), puis pour anticiper sur ce qui reste à jouer lors de l'interprétation… Ainsi qualité et fluidité du jeu sont garanties. 3. La mémoire kinesthésique Tous les automatismes physiques font appel à la mémoire kinesthésique. Le pianiste doit inscrire dans son corps tous les mouvements, gestes et sensations physiques dont il aura besoin pour jouer une œuvre musicale. D’ailleurs, on remarque que plus un passage est difficile techniquement, plus il fait l’objet de répétitions journalières… En revanche, c’est dans les passages soi­disant faciles que le trou de mémoire nous guette car ceux­ci font souvent l’objet de moins d’attention… Ainsi, le corps du pianiste est sollicité en divers endroits : les doigts, les poignets, le bras, les épaules, le cou, le dos, le diaphragme (respiration), le ventre, le fessier, les jambes, les pieds… en réalité le corps entier participe à l’événement musical, il est même le tout premier instrument de musique. On constate par ailleurs que se référer à certains gestes du quotidien (sollicitant une détente, un assouplissement, une endurance…) peuvent être de bons exemples pour inscrire souplesse, aisance, harmonie… 4. La mémoire conceptuelle Complémentaire des mémoires visuelles, auditives et kinesthésiques, la mémoire conceptuelle, elle, est une mémoire intentionnelle qui permet d’intégrer des connaissances. Le pianiste doit être conscient au sein de son travail s’il veut organiser et retenir intellectuellement la partition à interpréter, notamment au niveau de l’architecture horizontale et verticale de la pièce, de certains concepts comme les repères thématiques, les plans sonores, les phrasés, la « géographie » des émotions… 5. Complémentarité et interaction Ces différentes mémoires sont évidemment complémentaires et interactives. Ce qui évite les automatismes ou la fragilité et crée une certaine unité ou plénitude dans le souvenir. Par ailleurs l’action de mémoire nécessite beaucoup de
11 concentration. C’est un travail exigeant qui requiert une grande disponibilité intérieure permettant visualisation, décontraction…
12 II. L’EXERCICE DE LA MEMOIRE DANS L’APPRENTISSAGE ET LA PRATIQUE MUSICALE Où en sommes­nous aujourd’hui par rapport au travail de la mémoire dans l’apprentissage musical ? L’exigence du « par cœur » semble pour certains gratuite, surajoutée aux exigences de la réalisation au clavier, et ainsi ne reflète pas directement une compétence musicale ou un objectif d’expression musicale. Cependant il apparaît qu’une mémoire exercée et entretenue au quotidien offre de grands bénéfices… Ce travail passe notamment par la mise en place de points d’ancrage et l’acquisition d’une détente corporelle. A. La mémoir e dans l’appr entissage : aide ou obstacle? « Exécuter par cœur » les œuvres musicales est souvent vécu comme une obligation pour les pianistes à toutes les étapes de leurs études/carrière. La mémorisation des partitions pèse quelquefois autant dans l’évaluation que la maîtrise du clavier et la sensibilité musicale. Ne plus pouvoir mémoriser efficacement et rapidement une partition compromet alors les études pianistiques professionnelles. Aussi, interpréter de mémoire suscite pour certains une réelle angoisse. Selon eux, le « par cœur » n’encourage pas à sortir du répertoire courant et de jouer des œuvres inconnues, notamment des œuvres contemporaines… Pour d’autres, avoir un tourneur donne l’impression de ne pas maîtriser l’œuvre… Par ailleurs, il est courant d’entendre dire que les enfants ont une mémoire formidable, qu’ils apprennent tout, que leur cerveau est malléable… Il en résulte parfois une sorte de pédagogie selon laquelle la mémoire de l’enfant ressemblerait à un ballon qui se gonfle spontanément. Raisonner de la sorte apparaît comme une méconnaissance du fonctionnement psychologique de la mémoire. Son rôle exagéré dans l’éducation pourrait dès lors se comparer à de l’automatisme. Dans l’enseignement du piano ou de tout autre instrument, le professeur doit pouvoir reconnaître nettement l’activité cérébrale mise en jeu par l’élève. A ce propos, Marie JAELL (élève de Franz LISZT) disait un jour à une petite fille qu’elle faisait travailler : « Quand je regarde tes doigts, je vois tout ce qui se passe dans ta tête ; ce ne sont pas tes doigts, c’est ta tête qui m’intéresse. » Dans notre métier d’enseignant, il est important de veiller au respect du fonctionnement de chacun… Certains ont une mémoire visuelle et se repèrent donc plus facilement avec la partition. Pour d’autres, la mémoire auditive est exceptionnelle. Il est d’ailleurs parfois difficile de retrouver alors une certaine
13 motivation pour un travail de précision par rapport à la partition… La mémoire peut­elle alors être une gêne ? Peut­être que la pédagogie devrait s’intéresser davantage à la transmission de la mémoire... Existe­t­il des secrets de la mémoire ? Comme il existe des cours de déchiffrage ou d’harmonie au piano, peut­on enseigner l’art de se souvenir ? On exige parfois des élèves des exécutions « par cœur »… Pour que le fonctionnement de la mémoire soit efficace, il est nécessaire de développer chez l’enfant comme chez l’adulte les mécanismes d’acquisition des connaissances et une qualité d’organisation de celles­ci. Néanmoins, on peut aussi considérer qu’« apprendre par cœur », c’est s’adresser tout autant à l’intellect qu’à l’affectif. Délivré du souci des notes, le musicien peut en effet aller au « cœur » de la musique et de soi­même : n’est­ce pas jouer « du fond du cœur » ? Le « par cœur » n’offre­t­il pas, en effet, une plus grande liberté d’expression ? B. Cher cher et tr ouver des points d’ancr age La motivation pour le travail de mémoire est parfois difficile à mobiliser chez ceux qui ont des facilités de déchiffrage. Jouer l’œuvre mentalement, éclaircir le moindre doute et éviter l’anticipation ou le dédoublement pour vivre dans l’instant, exige par ailleurs beaucoup de concentration dans le travail. La représentation mentale d’un morceau reste quelquefois insuffisamment fixée dans la mémoire, en dépit de nombreuses répétitions. Alors, avec un contexte différent du lieu de travail habituel, une tension émotionnelle intense et du trac, les passages à risque deviennent encore plus périlleux et des erreurs surgissent au moment de la représentation. Ainsi la conscience du texte doit être suffisamment développée… d’où la nécessité de développer des points d’ancrage… Ils sont exposés de façon cloisonnée dans ce chapitre. Il s’avère cependant que les frontières ne sont pas aussi lisibles dans la réalité de la pratique musicale. 1. Ancrages visuels Des repères variables s’installent au contact de la partition et du lieu où se trouve le pianiste. On s’habitue effectivement à la présentation d’une partition (page de droite ou de gauche, nombre de systèmes, tourne des pages, mouvement des lignes, graphisme, apparence chargée ou non de la page…) Le support écrit ou la spatialisation de l’écriture s’avère parfois être un soutien incontournable pour faire le lien entre l’acte moteur et l’« itinéraire » proposé par la partition (en
14 particulier lorsque l’œuvre est de structure répétitive ou avec des répétitions décalées). Ainsi le support visuel permet l’anticipation. Il faut d’ailleurs se méfier des changements d’édition ou de la disparition des annotations personnelles sur la partition au moment de l’acte d’interprétation ; cela peut être la cause de trous de mémoire… De même, porter le regard sur la partition amène à ne pas se concentrer exclusivement sur le clavier. Enfin, le contact avec l’environnement de la pièce où se situe l’instrument est également déterminant. L’obscurité ou la densité (soudaine ou non) de l’éclairage, le rapprochement du public, les mouvements sur la scène et dans la salle, les jeux de regard avec un partenaire éventuel… sont à prévoir ou à aborder avec un maximum de disponibilité pour que la mémoire puisse s’exercer dans les meilleures conditions. 2. Ancrages auditifs L’audition intérieure est essentielle. Souvent affolé par la quantité de travail « digital » pour surmonter les difficultés, le pianiste ne passe pas assez de temps hors clavier. Cela vient essentiellement de la recherche du plaisir tactile, du bonheur de la dextérité… Or produire un son, c’est souvent traduire une écoute au clavier. Ainsi, si l’enfoncement de la touche engendre le son, on obtient un jeu mécanique. Si l’écoute de la justesse, de l’équilibre, du tempo, du phrasé… précède l’enfoncement de la touche, la qualité du jeu est différente et souvent supérieure. Cela peut néanmoins générer de nombreuses difficultés : la mémoire polyphonique suppose par exemple une écoute interne détaillée avec notamment prégnance de certaines voix sur d’autres, distinction des accords complexes… provoquant alors un frein dans la spontanéité du jeu. Il existe plusieurs activités intermédiaires pour cet apprentissage : chanter une voix en jouant l’autre/les autres, lire intérieurement la partition (hors clavier), travailler sur un clavier « muet » (ou sur ses jambes ou sur une table…)… Il est important d’établir la continuité musicale. L’image auditive préexiste dans le cerveau, y survit et aussi s’y prolonge une fois la note jouée… La main effectue d’ailleurs d’imperceptibles mouvements pour faire durer le son… Tout est relié… 3. Ancrages corporels On entend souvent que les doigts, bien ancrés dans le clavier, continuent le temps que l’interprète retrouve ses esprits lors d’un éventuel trou de mémoire.
15 Cela implique que le cerveau enregistre des repères dans le clavier pour développer des automatismes. Le perfectionnement du mouvement des doigts, du poignet, du bras, des épaules, du dos… influe sur le contact avec le clavier et inversement. Il existe même, selon la description de Marie JAELL, des relations étroites entre les doigts : « On a la sensation que tous les doigts sont reliés par un fil élastique invisible ». Il est par ailleurs essentiel de veiller à la gestion de la respiration. Celle­ci est tout à fait essentielle et contribue à la qualité du geste de départ, de la structure du discours musical, de la fluidité de l’expression… On sait le malaise du public devant une interprétation qui se situe « au bord de l’asphyxie ». De même la respiration, l’état musculaire, la posture relèvent d’un même état global et sont des éléments fondamentaux dans l’apprentissage… C’est pourquoi, il est avant tout essentiel de travailler sur les sensations corporelles : équilibre de la posture, contrôle de la respiration, tension et détente, déplacement, rapidité du geste, dosage de la pression dans le toucher… Par exemple, pour l’accélération de la mémorisation « digitale » et plus largement de la mémorisation « corporelle » d’une œuvre, il est intéressant de jouer très lentement chaque note, chaque accord, chaque élan mais avec insistance. Le travail d’empreinte permet d’éviter les incertitudes dans le geste. On y recherche plutôt un plaisir tactile. Ces ancrages corporels impliquent néanmoins un travail exigeant qui n’est pas toujours bien accepté dans le contexte d’une éducation qui a longtemps méconnu voire exclu le corps.
4. Ancrages intellectuels Selon les individus, il faut parfois passer en premier lieu par une découverte sensorielle plus qu’intellectuelle, notamment avec les jeunes enfants. On reproche souvent à l’analyse musicale de nous précipiter dans une activité « intellectuelle », alors que la finalité de l’interprétation est de communiquer des émotions. L’exercice de la mémoire est néanmoins indissociable de la compréhension profonde de l’œuvre. Ainsi les notes et l’instrument ne sont généralement qu’un moyen pour y accéder. On retient généralement mieux une pièce si l’on connaît son histoire, son auteur, son style, sa structure, son contexte historique / philosophique / biographique / sociologique / artistique… L’analyse simple consiste par ailleurs à chercher les ressemblances ou les oppositions, les répétitions ou les continuations, les éléments prévisibles ou aléatoires (par exemple dans l’harmonie, la mélodie, le rythme, la carrure…). Ce qui est
16 intelligible et comparable est plus facile à retenir que ce qui est complexe et isolé. Ainsi le pianiste se sent plus investi parce que doté d’idées claires. Du reste, la compréhension d’un style engendre des possibilités de re­création, par la redécouverte des processus de création (l’improvisation et la composition sont un moyen de se réapproprier un langage). 5. L’apport du chant Frédéric CHOPIN disait à ses élèves : « Il faut chanter si vous voulez jouer du piano ». Ceci est toujours d’actualité. En premier lieu, parce que chanter horizontalement et verticalement fixe notamment dans l’esprit la mélodie et l’harmonie. D’autre part, la verbalisation mobilise nos capacités à conceptualiser, ce qui est une sécurité supplémentaire dans l’acte de mémorisation (d’ailleurs on peut comparer le dessin qui permet de parcourir les formes d’un objet, et la verbalisation, qui permet de décrire à haute voix et par là même de découvrir et d’apprendre). Chanter pour apprendre exige cependant un réel effort d’attention, condition nécessaire à l’exercice de la mémoire afin de restituer par le chant tous les paramètres de l’œuvre… (hauteur, rythme, tempo, articulation, nuance, phrasé…) Enfin, CHOPIN disait justement : « On se sert des sons pour faire de la musique comme on se sert des paroles pour faire un langage ». Par conséquent, on peut ajouter que le chant permet de préciser les respirations, l’intention musicale, l’expression personnelle… Il permet également de solliciter la créativité, l’imaginaire… Il n’est pas inutile de rappeler à quel point la force du chant intérieur est un atout solide au moment de l’acte d’interprétation. Or celui­ci trouve sa puissance dans ce travail chanté, quotidiennement investi. 6. Géographie des émotions ou une certaine maîtrise du temps… Jouer en public suppose d’être capable de gérer en grande partie notre angoisse et notre nervosité. Laisser le déroulement du temps au hasard, c’est souvent se précipiter dans l’erreur ou le trou de mémoire. Maîtriser le déroulement du temps, c’est non seulement respecter un rythme strict, mais c’est aussi tenir compte des respirations de la musique, les poses infimes qui viennent clore une idée, les subtiles variations de tempo... Tout cela est notamment inspiré par les émotions, les images ou les sensations qui surgissent à l’évocation de cette musique. C’est alors une géographie des émotions qui s’instaure. Ainsi, si nous gaspillons l’essentiel de notre énergie mentale et physique avant le climax de
17 l’œuvre, jamais nous ne parviendrons à une aisance car nous épuisons alors notre force nerveuse et nos émotions à mauvais escient. Il est donc nécessaire de poser des repères, ce qui facilite d’ailleurs la compréhension du « message » de l’œuvre, la perception du sens profond. Du reste, une œuvre ne peut s’imprégner en nous que si elle se rattache à nos émotions ; chaque note doit posséder une résonance affective. Nous ne pouvons pas retenir de mémoire quelque chose qui nous déplait totalement. Associer connaissance et expression, savoir et sentir… là réside peut­ être la magie de la mémoire… C. Une aide à la mémoir e : cr éer un contexte favor able à l’appr entissage Les processus de points d’ancrages mnésiques (neurophysiologiques, émotionnels et cognitifs) créent une carte mentale renforcée de la partition et permettent ainsi un rapport au public dans un état plus serein. Reste ensuite à favoriser un état de détente corporel et psychique dans l’apprentissage… 1. Préparation mentale et physique…quel rôle dans le processus de mémorisation ? Une certaine sérénité engendre clairvoyance et concentration favorables à l’exercice de la mémoire. Alors qu’aujourd’hui de très nombreux sportifs d’élite intègrent des techniques de concentration et de maîtrise de soi dans leur programme d’entraînement, encore assez peu de musiciens ont été sensibilisés aux éventuels effets inhibants du stress sur leur performance artistique. Pourtant, lors d’une prestation, des conditions inhabituelles révèlent souvent des problèmes de comportement au piano (inhibition, mouvements parasites, position fermée, paralysie, tensions, transpiration,… trou de mémoire). Aussi, une relaxation profonde aide à la représentation mentale d’une action et accroît sa mémorisation en mettant en oeuvre de nombreux procédés visant à réduire les effets du stress et de l’anxiété sur le système nerveux. C’est pourquoi il est très important de créer une attitude générale de détente, de chasser les tensions, d’inscrire un geste, un mouvement, une pensée dans une aisance. De multiples exercices de relaxation et de visualisation (comme la sophrologie par exemple) sollicitent une réconciliation entre le corps et l’esprit. Il peut suffire d’effectuer un travail sur la respiration et d’exécuter des mouvements amples et fins dans la plus grande décontraction pour faciliter ensuite l’exécution précise de certains gestes.
18 2. Comment travailler contre le trac, le trou de mémoire et les mauvais souvenirs ?… Deux facteurs principaux sont souvent à la source d’une préparation fragile : l’efficacité du travail surestimé et l’incidence du stress mésestimé. Il faut donc agir sur les capacités de travail et les aptitudes à anticiper une situation anxiogène inconnue… faire appel à une mémoire du futur… Par ailleurs, nous sommes souvent sensibles au regard et au jugement de l’autre. Trois points semblent alors fondamentaux dans le travail. Tout d’abord, gérer l’état émotionnel (il joue sur les capacités d’attention, d’anticipation et de prise de décision). Puis, cultiver une image positive (se libérer de l’empreinte du passé, d’une image négative de soi­ même, de tensions relationnelles pesantes…). Enfin, oser s’exprimer (l’affirmation de la personnalité, la précision du travail et la visualisation / préparation de la représentation notamment par le travail sur la respiration et l’évocation de la partition). Ainsi dans une situation de détente corporelle, le pianiste peut instaurer des repères hors clavier. Une technique a été imaginée pour répondre à certaines nécessités du métier de musicien et notamment de pianiste : La TSM (Training­Sophro­Musical). Cette technique implique notamment la respiration et la visualisation de toutes les étapes de travail qui conduisent à la représentation publique (en passant par le déchiffrage et la mémorisation d’une partition jusqu’à la maîtrise du clavier face à un public). Dans un premier temps, le travail de visualisation peut consister à ressentir corporellement tous les signaux nerveux qui conduisent l’exécution de l’œuvre, en imaginant les mouvements de doigts, le doigté, la position du corps, les points de tension musculaire, l’engagement moteur global et en les amplifiant… et à ajouter une perception de la structure de l’œuvre. Dans un deuxième temps, le pianiste cherche à ressentir l’effet de son propre jeu sur ses émotions et son imaginaire : contour de paysages, scènes de la vie, contenu d’un tableau ou d’un texte littéraire… Ainsi, toujours dans une attitude de détente corporelle et tandis que la partition défile mentalement dans la tête, il peut faire émerger des évocations de couleurs, de timbres, des alternances de tension et de détente, des évocation esthétiques abstraites (selon le rythme, la mélodie, l’harmonie, l’atmosphère du morceau obscur ou clair, joyeux ou de triste, agité ou serein…). Cela permet à l’artiste, au moment de la prestation, de résumer en un instant le déroulement de son programme par la simple évocation d’une émotion. Enfin une dernière étape permet au pianiste d’apprivoiser les effets du stress et ainsi de développer une sorte d’immunité. Lorsque la réussite d’une action n’a
19 pu être mémorisée antérieurement, une angoisse émerge et le sujet peut alors tomber dans une inhibition, un état général de tension musculaire (la démarche est rigide et brusque, les doigts n’obéissent que partiellement aux ordres, le toucher s’alourdit et devient malhabile, les pensées sont agitées) ou dans la confusion de l’esprit (hésitations, blocages, fausses notes, trous de mémoire…) Pour œuvrer contre ces désagréments, on peut inclure volontairement dans le travail des mouvements parasites (tourner la tête de gauche à droite, lever une jambe…) ou jouer en fermant les yeux (prise de conscience des empreintes digitales…). On peut aussi exécuter un mouvement lent tout en exprimant verbalement une colère feinte… ou à l’inverse, dans un relâchement total, interpréter un passage d’une grande virtuosité… Ces exercices servent à augmenter les capacités à réagir en cas de perturbations extérieures et à mieux connaître son corps et ses émotions, et donc mieux les gérer en situation délicate. Reste une autre étape importante : la visualisation du jour de la représentation publique, en y incluant tous les évènements sur l’ensemble de la journée : du lever au coucher. Ainsi le pianiste emmagasine plus profondément tout un ensemble de phénomènes liés à l’interprétation d’une œuvre, crée un contexte favorable à une prestation personnelle consciente où la mémoire peut exercer pleinement son rôle.
20 III. QU’EST­CE QUE LA MEMOIRE DANS LA MUSIQUE ET COMMENT INFLUE­T­ELLE SUR L’INTERPRETATION ? La mémoire se trouve fréquemment au centre des préoccupations de beaucoup de musiciens, associée au trou de mémoire et à l’accumulation d’informations. Mais la mémoire, c’est aussi l’histoire, le parcours d’un individu… En quoi une « mémoire culturelle » influe­t­elle sur la « mémoire individuelle »? Quelle relation existe­t­il par ailleurs entre la musique écrite dite « savante » et la musique de tradition orale ? Enfin en quoi la mémoire contribue­ t­elle à la recherche d’une vérité, d’une authenticité ? A. Le r appor t à l’œuvr e Dans l’acte d’interprétation, je me suis naturellement posé la question du rapport à l’œuvre… Sommes­nous en tant qu’interprètes, des ouvriers prisonniers de l’œuvre ou bien devons­nous nous saisir d’une liberté totale jusqu’à prendre le risque de transgresser l’œuvre dans son essence même ? 1. La place de l’interprète par rapport au compositeur et par rapport à l’œuvre dans l’acte d’interprétation Au fur et à mesure du temps les compositeurs ont souvent exprimé leur pensée musicale avec de plus en plus de précision… (Avec l’Urtex, on peut aujourd’hui penser qu’il y a moins de risques pour que le compositeur soit trahi par l’éditeur…) Il existe une variété des supports matériels assurant l’existence objective de l’œuvre (partitions, enregistrements…) et une variété des supports cognitifs assurant son existence subjective (activités et images motrices, images visuelles, images auditives, verbalisation, ressenti expressif / émotionnel..). Cependant cela suffit­il pour définir l’identité réelle de l’œuvre, qu’elle soit écoutée, jouée, pensée ou écrite ?… Glenn GOULD s’exprimait ainsi : « …Une partition qui n’est pas interprétée « n’est pas », c’est dans l’interprétation qu’elle devient ce qu’elle est. Ce qui ne veut pas dire non plus que toutes les interprétations soient possibles, arbitraires ou équivalentes. La liberté de l’interprète est construite et méditée dans ce dilemme : ou bien l’interprète renonce à lui­même et sert l’œuvre, ou bien il se dit dans l’œuvre, s’interprète lui­même à travers elle, et du coup la trahit… ». Est­ ce véritablement un dilemme ou une relation/rencontre avec un compositeur, une œuvre ? Un interprète peut d’ailleurs être en prise directe avec le compositeur et
21 ce qu’il veut si ce dernier est encore vivant… Quelle place est alors laissée à l’expression personnelle ? Quelle conjugaison existe­t­il entre spontanéité et fidélité… Les différentes interprétations d’une même œuvre nous montrent combien les réalisations sont multiples. Elles sont le fruit de paramètres divers : respect du texte, connaissance, personnalité du musicien, mémoire collective… D’ailleurs, la filiation influence souvent de façon importante une interprétation. En effet, qu’est­ce qui se joue dans la transmission entre le maître et l’élève ? L’enseignant impose­t­il, suggère­t­il, suscite­t­il des possibles de l’œuvre ? 2. La place de l’analyse, de la culture musicale et artistique dans l’acte d’interprétation La conservation de l’intégralité des informations (ou l’idée que l’œuvre pourrait être reconstituée à partir des éléments de l’analyse) a un rapport direct avec la mémorisation. Cependant, il ne s’agit pas uniquement de les compacter pour éviter l’encombrement de la mémoire, mais également d’effectuer un acte de compréhension. Il s’agit de permettre une mémorisation intelligente. Selon Alfred CORTOT : « On ne joue pas bien et on ne peut retenir une œuvre si l’on ignore tout ce qui l’entoure ; dates et circonstances de composition, vie du compositeur, histoire du siècle et de la musique… » Se présentent alors des questions passionnantes dans le travail d’une pièce : quel secret se cache derrière chaque note ? dans chaque silence ? entre chaque ligne ? et au delà ?… Ce que l’écriture ne précise pas, ce qui est entre les notes, ce qui est invisible, irrationnel, est peut­être véritablement l’élément créateur dans l’art musical. On sait par exemple combien Franz LISZT aimait le tempo rubato ; « Je ne joue jamais en mesure. » disait­il un jour à la mère d’une de ses élèves. Il ajouta même, selon Marie JAELL: « La mesure est dans le sens musical, comme le rythme est dans le vers et non dans la manière lourde et cadencée dont on pèserait sur la césure. On ne doit pas imprimer à la musique un balancement uniforme, mais l’animer, la ralentir avec esprit et selon le sens qu’elle comporte. ». Selon moi, chercher à « se mettre dans la peau » du compositeur, être à la recherche de cet esprit est effectivement noble et rend davantage transparente l’âme du compositeur et de la composition dans l’acte d’interprétation. En restant ouvert à l’esprit de l’œuvre, l’interprète laisse vivre la musique naturellement et sans être un obstacle. Par là­même, il justifie sa raison d’être…
22 On peut enfin estimer que l’interprète est également un analyste, même si l’analyse est parfois implicite. Dans l’acte de déchiffrage par exemple, il lui faut dans un premier temps lire, décoder, segmenter… Puis le travail se fait par différents modes d’appropriation de l’œuvre : annotions, gestes… qui sont aussi des traces d’écoute, des options d’interprétation. Cette compréhension de l’œuvre peut également résider dans le travail du détail, des silences et pourquoi pas dans un travail lent… Dans tous les cas, le projet de l’analyse est de rendre compte de la constitution de l’œuvre. Elle rejoint l’esthétique dans l’intention de remonter l’intimité des œuvres à la conscience de l’esprit., les œuvres étant au fond notre seule communication avec la pensée de ceux qui les sont crées. Aussi, il est important d’avoir un bagage « culturel » pour jouer de la musique. Les grands compositeurs ont un parcours intellectuel intense ; de solides connaissances sont utiles pour les comprendre et prolonger leur mémoire. 3. Et la musique de transmission orale ?… Dans la musique de tradition orale, la mémoire possède un rôle prépondérant comme unique courroie de transmission. La mémoire collective en est même le fondement. En effet, la filiation dans l’apprentissage est très forte : elle permet de transmettre les fondamentaux (notamment par un travail sur l’imitation), de cultiver une appartenance culturelle, et cela avec un énorme espace de création, d’invention et d’improvisation… Par ailleurs, dans la notion d’imitation, le musicien traditionnel ne se contente pas de reproduire à l’identique. Il ajoute sa touche personnelle et contribue ainsi à l’évolution de l’œuvre. L’imitation est également pour lui source d’innovation. La pratique musicale traditionnelle relève alors par certains aspects de l’interprétation. S’intéresser à la musique dans toutes ses présentations, c’est également s’intéresser à des moments de fixation (ancrage de la mémoire) ou bien de voyage (fluctuation de la mémoire). On entend des discours contradictoires. Certains opposent la musique écrite et la musique de tradition orale. Pour eux, l’oralité fondatrice des musiques traditionnelles est souvent présentée comme un élément antagoniste à la musique occidentale fondée sur la partition. La musique occidentale, reliée à la partition, aurait ainsi le rôle de l’ancrage historique et de la fixation. La musique traditionnelle aurait, elle, le rôle de récit et de traversée et ne serait alors qu’imitation, répétition, variation… et pour certains extrémistes, absence de réflexion et d’interprétation… Pour d’autres, plusieurs éléments tendent à les rapprocher. Cette séparation entre oralité et écriture est peut­être en
23 effet moins stricte qu’elle n’y paraît et les modes de transmissions plus mêlés que ce que les discours réducteurs laissent entendre. Il se peut notamment que des traces écrites aient existé, ce qui peut être « interprété » pour certains comme une nostalgie du musicien traditionnel, hanté par la peur de la perte de son répertoire. Prenons l’exemple de certains musiciens iraniens. Ils devaient très probablement connaître le système de notation de la musique indienne existant depuis le II ème siècle av. J.C. mais certaines tentatives de transcription n’ont pas abouti, faute de rencontrer suffisamment d’enthousiasme ou de moyens... Ainsi, on peut retenir que, ce qui peut « s’écrire » dans la mémoire humaine, ne trouve parfois pas d’équivalant sur « le papier » ou autres types de codage… C’est là aussi une caractéristique de l’interprétation et la richesse des mémoires… B. La mémoir e subjective ou inscr ite dans l’inconscient individuel et collectif ? 1. La place de l’enregistrement Dans ce chapitre, se pose notamment la question des traces d’écoute, au sens où l’écoute serait une réécriture, une réinvention de l’œuvre. Cette trace sonore qu’est l’enregistrement, est issue de la technologie moderne de mise en mémoire. Elle pèse souvent sur la critique et le jugement du public… et influence également les musiciens d’aujourd’hui dans leur pratique… C’est à la fois une source fabuleuse d’ouverture et de réflexion sur des orientations d’interprétation et à la fois un piège pour l’auditeur dans la construction de son esprit critique… On se demande notamment parfois où se situe la place de l’expression, de la création et de la critique personnelle… Il est enfin très difficile d’étudier l’interprétation. Le travail sur partition est naturel pour certains musiciens, mais en revanche, prendre 20 versions d’une œuvre par 20 interprètes, ou par le même à différentes époques ?… Est­ce concevable de trouver des traces objectives d’écoute ?… 2. La transmission d’une œuvre à un public aujourd’hui Pour certains, la mémoire des maîtres, la transmission des grands musiciens et pédagogues se perd. Selon eux, on pouvait entendre « Debussy disait… », on parlait auparavant du « piano de Chopin »… Ils éprouvent une nostalgie voire une insécurité à ne plus retrouver de repères. A l’opposé, pour Sviatoslav RICHTER : « Jouer avec partition permet de ne pas assumer le public avec les même programmes » et donc de surprendre, d’intriguer, d’innover… Qu’est­ce qui se joue dans la relation au public ?…
24 Dans l’accueil d’une œuvre par le public, se déclenche notamment le processus de mémoire et de reconnaissance. Il s’agit d’un processus qui s’avère vital, fortement impliqué dans notre instinct de survie lorsque l’être humain se trouve en état de veille. En musique, la satisfaction liée à la reconnaissance est une donnée esthétique importante. Dans un cas, on va satisfaire les attentes et permettre l’anticipation sécurisante de l’avenir. Dans un autre, on va provoquer un effet de surprise, un jeu d’intrigue et mettre en éveil notre système d’alerte. C’est pourquoi, au delà de la simple perceptibilité immédiate, l’organisation temporelle fait appel à des stratégies qui ont des objectifs variés ; depuis le simple évitement de l’ennui jusqu’à l’apprentissage, de la captation de l’intérêt au message subliminal, de la rhétorique de propagande au divertissement désintéressé, de l’écœurement de la rengaine à l’exacerbation de la répétition qui mène à l’extase ou la transe, de la démonstration au charme de l’insouciance… les exemples sont innombrables… Etudier les œuvres sous l’angle de leur rapport à la mémoire, c’est chercher à rendre compréhensible la manière dont elles travaillent l’intimité de notre pensée. L’esthétique aborde là un lieu où la sensibilité révèle à l’intelligible une part largement inconsciente de son activité. On peut enfin envisager qu’il n’existe peut­être pas d’œuvres faciles ou délicates à entendre. Les difficultés résideraient alors dans la transmission d’une vision, d’une interprétation de l’œuvre, le public ayant ses références en matière culturelle ; concerts, enregistrements ou autres traces sonores... Nous sommes donc acteurs en tant qu’artistes et enseignants dans l’audition de l’autre. Aujourd’hui, à un moment où l’écoute de la musique est parfois trop superficielle, nous devons encourager l’esprit critique pour soi, pour le public, pour les élèves… C. La mémoir e comme acte ar tistique en soi 1. Disponibilité intérieure du corps et de l’esprit pour recevoir l’œuvre Si la mémoire peut apparaître comme un guide, aidant à la reproduction de ce qui appartient au « connu », il semble par ailleurs important de rechercher un état de disponibilité intérieure, au plus profond de soi… Il s’agit de prendre la distance par rapport à cette mémoire pour réactiver, réinvestir, recréer… interpréter.
25 Chaque note est un son, une pression du doigt, une attaque différente, une multitude de sensations possibles… Les sens se mêlent, les influences des couleurs sur la musicalité du jeu sont multiples, leurs nuances infiniment graduées. Ainsi un jeu riche, coloré, expressif dépend du rapport tactile au clavier, de sa précision, de sa diversité… mais il est en même temps relié à une organisation psychophysiologique complexe. Marie JAELL dit notamment dans ses ouvrages: « Dès que l’on saura perfectionner les fonctions motrices et la sensibilité tactile et auditive du pianiste, à l’aide de la volonté et de l’intelligence, on le délivrera de ses entraves… ». La réalisation de l’œuvre musicale implique effectivement la connaissance approfondie des mouvements corporels qui servent à l’exprimer, et ce de façon très intime. Une émotion se crée lorsque le pianiste vibre « à l’unisson » avec l’œuvre. Le rythme inhérent à l’œuvre trouve en lui ses correspondances ; il lui est transmis par l’intermédiaire du corps et il se retrouve dans son état d’âme, dans son émotion et finalement dans sa pensée, dans sa conscience. Il puise au fond de lui­même… Une intériorité grandissante diminue même l’ampleur de certains mouvements. L’élève de Franz LISZT dira également: « Donner l’expression par un mouvement de moindre dimension, c’est en augmenter la conscience et en intensifier l’expression. Les plus subtiles sensations motrices, tactiles et auditives exigent la plus grande dépense mentale. Les opérations de l’esprit sont invisibles, insaisissables, infiniment délicates, mais nous savons combien sont puissants leurs effets. L’homme renferme dans sa pensée sa plus grande force… » 2. Maîtrise du temps dans l’acte d’interprétation… La mémoire pure et l’interprétation se fondent souvent. Il ne s’agit plus seulement d’assimiler une partition mais de savoir la restituer. Comme on l’a vu précédemment, jouer une oeuvre suppose d’être capable de dominer en grande partie son angoisse, sa nervosité. La maîtrise passe par une conscience non seulement du rythme exact mais également de tout le déroulement temporel de l’œuvre : respirations de la musique par les carrures musicales, poses infimes qui viennent clore une idée, variations subtiles de tempo… Par exemple, l’agogique dans une pièce vient de l’instinct mais doit être portée à la conscience pour, à coup sûr, la reproduire en public dans n’importe quelles circonstances. Ainsi un nouveau guide apparaît pour l’apprentissage « par cœur » d’une œuvre : nommer et amener en notre conscience tout ce que nous dicte notre instinct musical, notre goût artistique.
26 De plus, la mémoire n’est pas à considérer comme un phénomène externe à l’œuvre musicale mais comme ce qui est l’œuvre. Elle est l’essence de toute pensée du temps et peut­être la seule possibilité pour le temps d’accéder à une forme. Cependant, il existe des limites dans les rapports entre l’œuvre musicale et la mémoire : l’érosion mémorielle, l’oubli, et cette variation permanente qu’induit le temps en modifiant à tout jamais le contexte d’une perception. Ainsi, il n’y a pas de vérité absolue dans la perception d’une œuvre. L’enjeu est peut­être autant de décrypter les rouages de la subjectivité que de déchiffrer, dans l’objectivité des œuvres, les éléments de la pensée qui les ont composées. 3. Interpréter de mémoire permet­il la recherche d’une authenticité au delà de la partition ? Le propos est vieux comme le monde. Mais résoudre un problème de mémoire au piano dépend étroitement de chacune des partitions à étudier, comprenant les composantes mélodiques, harmoniques, rythmiques, agogiques, affectives, bref artistiques au sens large. Ainsi, acquérir une mémoire de pianiste accomplie, c’est le travail de toute une vie, un travail nourri de culture musicale. L’interprétation semble par ailleurs se présenter comme un art de création. Lever le mystère est un travail incessant qui nous pousse sans cesse à essayer. L’interprétation est une tentative... Enfin, le manque de tempérament ou de spontanéité est parfois grand lorsque les préoccupations sont notamment placées dans la réussite de concours. Actuellement les obsessions d’ordre technique freinent parfois l’expression de la « personnalité » artistique. La mémorisation d’une oeuvre est une source de satisfaction pour certains pianistes dans leur goût de la « performance » comme acte artistique. Pour ma part, il me semble que l’essence de l’acte de mémorisation se situe ailleurs… dans une recherche au plus profond de soi… La pensée dessine l’imaginaire du passé, comme elle dessine parfois un savoir en devenir. On ne saurait alors l’arrêter pour la comprendre, ni l’isoler pour l’émettre. Il est quelquefois difficile de conscientiser ce que notre mémoire de toute une vie a pu engranger comme richesses… Par ailleurs, l’interprète est en permanence tiraillé entre une identité musicale qui se construit sur le modèle du « maître » (filiation qui se noue lors de l’apprentissage) et/ou sur cette altérité intime qui ouvre la porte à une réflexion nouvelle. On s’aperçoit alors qu’il existe dans la notion d’interprétation une autre façon de concevoir la filiation ; elle ne se conçoit pas dans la transparence mais au contraire dans le mystère et l’opacité des
27 multiples médiations qui la composent. Si elle est acte de projection dans l’avenir, elle n’est pas certitude…
28 Reste en mémoire, que l’organisation de cette dernière n’est pas un phénomène pleinement défini et maîtrisé par l’être humain… Cependant les progrès dans sa connaissance sont en constante évolution… Encore faut­il en tirer les bénéfices dans le processus d’apprentissage… Le travail de mémoire dépasse les idées reçues dans la formation. Mémoriser c’est quelque part s’approprier la partition mais il ne s’agit pas systématiquement de s’en priver. C’est un acte qui permet à l’artiste de trouver son interprétation en résonance avec l’œuvre, le compositeur et sa personnalité de musicien. Aussi, les seules connaissances du corps, du langage, de l’analyse ou de l’esthétique, ne suffisent apparemment pas pour créer l’œuvre d’art. Cette dernière reste toujours un phénomène spontané et mystérieux dû à l’émotion éprouvée par l’artiste en face d’une certaine beauté, en face de la vie et de ses manifestations. Certaines choses de l’art ne s’enseignent peut­être pas ; cela procède de l’inspiration…. Alors… une réalité, matérielle, se communiquerait, et l’autre, spirituelle, serait intransmissible ?… Dans l’acte d’interprétation sommes­nous passifs ou sommes­nous des acteurs ?… N’y aurait­ il pas plutôt interpénétration constante de ces deux aspects dans le jeu instrumental ?… La quête d’une mémoire solide est peut­être le fruit de notre recherche intime de notre personne, avec nos qualités et nos insuffisances. Un effort renouvelé parfois efficient, parfois désespéré pour apprendre des œuvres que nous aimons, décide parfois de notre mémoire musicale. Mais c’est bien cet effort qui témoigne de la noblesse du cerveau humain, de la richesse du métier de musicien et finalement de notre amour de la vie…
29 BIBLIOGRAPHIE La lettre du musicien, Piano, n° 6 (1992­1993), 190 pages. La lettre du musicien, Piano, n° 8 (1994­1995), 210 pages. Médecine des arts n°18 (décembre 1996) Médecine des arts n°28 (juin 1999) CHOUARD Claude Henri, L’oreille musicienne « les chemins de la musique de l’oreille au cerveau » Ed. Gallimard (2001), 347 pages. CHOUVEL Jean­Marc (Articles), Musique et mémoire « Avec le temps il n’y a pas de forme sans mémoire… », Collection Arts n°8, Ed. L’Harmattan (2003), 264 pages. GIROLAMI­BOULINIER Andrée, L’apprentissage de l’oral et de l’écrit, collection « que sais­je ? », Ed. P.U.F (1993). JAELL Marie (élève de Franz LISTZ), Problèmes d’esthétique et de pédagogie musicale, Ed. De l’arche (1989), 177 pages. LIEURY Alain, La mémoire du cerveau à l’école, collection « dominos », Ed. Flammarion (1993), 126 pages. VANDIEDONCK David et DA LAGE PY Emilie, Musique : interpréter l’écoute, Ed. L’Harmattan (2002), 138 pages.
30 ANNEXES Schéma du cer veau (vue de pr ofil) (Alain LIEURY, La mémoire du cerveau) Fonctionnement de la mémoir e (Alain LIEURY, La mémoire du cerveau)
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