REPÈRES ET TENDANCES ALLEMAGNE Le capitalisme rhénan n’est pas mort HENRIK UTERWEDDE * L La panne de croissance et la montée du chômage en Allemagne marquent-elles la faillite du « capitalisme rhénan » ? L’énorme effort nécessité par la réunification ne suffit pas à expliquer la crise. Dans cette société qui s’ausculte avec inquiétude, les diagnostics pointent des faiblesses bien connues – comme le coût élevé du travail et de la protection sociale, les rigidités structurelles, l‘opacité des relations entre banques et grandes entreprises –, et d’autres qui le sont moins – comme les défaillances du système éducatif ou l’inquiétante insuffisance des capacités d’innovation. Mis à mal par la mondialisation, le modèle allemand n’est pourtant pas condamné et peut rebondir, sans sacrifier ses caractéristiques traditionnelles – solidarité, culture du consensus, du partenariat et de la subsidiarité –, mais il doit s’orienter vers davantage de transparence et de rapidité de décision dans les réformes. * Directeur adjoint, Deutsch-Französisches Institut, Ludwigsburg. D epuis quelques années, c’est le souffle qui manque le plus. Longtemps première de la classe, l’économie allemande est devenue la lanterne rouge de l’Europe, ne progressant plus, entre 1995 et 2001, que de 1,6 % en moyenne par an, contre 2,5 % pour la France et 2,8 % pour l’ensemble des pays de l’OCDE. Aujourd’hui, nous en sommes presque à la croissance zéro et l’économie ne crée plus d’emplois. Le taux de chômage est revenu au même niveau qu’en 1998, quand Gerhard Schröder est arrivé au pouvoir. La création de richesses s’est ralentie et les comparaisons avec les autres pays européens sont de moins en moins flatteuses : le revenu par tête qui, en 1990, était supérieur de 54 %, à celui de la zone euro (hors Allemagne), a vu fondre de moitié son avance en onze ans (+ 27 % en 2001). La formidable puissance d’exportation du pays connaît elle même des difficultés : la part de l’Allemagne dans les ventes mondiales est tombée de 12 % en 1990 à moins de 9 % en 2001. Sociétal N° 40 e 2 trimestre 2003 35 REPÈRES ET TENDANCES 1 Voir le rapport annuel des cinq observatoires économiques sur les progrès de l’économie estallemande : DIWWochenbericht, no 25-2002 (www.diw.de). 2 Voir Isabelle Bourgeois, « Allemagne : la maladie de l’Etatprovidence », Sociétal, n° 39. Et comme si toutes ces difficultés mande a besoin de changements ne suffisaient pas, s’est ajoutée une structurels pour retrouver croisvéritable sinistrose, nourrie par la sance et emplois, ses atouts restent mauvaise conjoncture et les espoirs importants et devraient lui perqu’avait fait naître Gerhard Schrömettre d’engager les réformes der en 1998. Il a bien fallu se rendre nécessaires. Quant au capitalisme à l’évidence lorsque fut découverte rhénan, il est – malgré les apparences – après les élections – une situa– toujours bien vivant. tion économique beaucoup plus grave que les Le manque de dynaPrès de la promesses de la cammisme de l’économie pagne électorale ne moitié des allemande a trois causes l’avaient laissé supposer. transferts sont profondes : le choc de la Les augmentations d’imréunification qui n’est destinés aux pôts et de charges toujours pas digéré ; de annoncées après coup, prestations nombreuses lourdeurs et les maladresses du gou- sociales, ce qui rigidités, auxquelles on vernement et l’incapacité s’est attaqué trop tard et rend bien de Gerhard Schröder à trop timidement ; enfin, orienter clairement son modeste la part une préparation insuffiaction dès les premiers réservée aux sante et discutable de mois de sa réélection, l’avenir. investissements. tout cela a fini par désespérer le pays. Et, du coup, – La réunification, qui les réformes annoncées, aussi remonte maintenant à douze ans, continécessaires soient-elles, ont été resnue de peser lourdement sur l’éconosenties davantage comme des mie. Les seuls transferts financiers menaces que comme un moyen de publics ont atteint annuellement 90 s’en sortir. milliards d’euros, soit l’équivalent de 4 % du PIB ouest-allemand : des Dans une telle situation, le doute sommes gigantesques destinées à s’est installé : et si l’économie sociale répondre aux énormes besoins de de marché (Soziale Marktwirtschaft), reconstruction et de modernisasymbole de la réussite du capitalisme tion d’infrastructures vétustes. Mais social allemand depuis 1945, n’était des sommes qui sont aussi nécesplus la bonne formule ? Et si la sosaires pour assurer la cohésion terciété allemande devait faire son deuil ritoriale et sociale du pays. Il faut d’une protection sociale élevée, du savoir que près de la moitié des capitalisme partenarial, de la quête transferts sont destinés aux pressystématique du consensus ? tations sociales, ce qui rend par comparaison bien modeste la part Faute d’avoir su s’adapter à la nouallant aux investissements (15 %). velle donne mondiale, le capitaCet effort considérable a alourdi la lisme rhénan est-il devenu un dette publique, passée de 40 % du obstacle au renouveau allemand ? PIB (1991) à plus de 60 % aujourCertains le pensent, qui réclament d’hui, et a entraîné, en même temps une bonne dose de thatchérisme qu’un alourdissement de la consompour briser le « pouvoir des synmation publique, une hausse des dicats » et revenir à une éconoprélèvements obligatoires pour les mie plus libérale. entreprises et les ménages. Sociétal N° 40 2e trimestre 2003 36 LA CHARGE PERSISTANTE DE LA RÉUNIFICATION A trop noircir le tableau, on risque pourtant de passer à côté de l’essentiel. Si l’économie alle- Le rattrapage économique des nouveaux Länder est maintenant perceptible, preuve que tant d’efforts ne sont pas vains. L’ennui est qu’ils seront encore longtemps nécessaires. Surtout, il faudra désormais ALLEMAGNE les réorienter au profit d’une politique de l’offre : infrastructures publiques, investissements privés, suppression des obstacles bureaucratiques, flexibilité accrue (d’ailleurs déjà à l’œuvre) dans la formation des salaires1. – Les rigidités structurelles. Ce serait une erreur de croire que la réunification est seule en cause dans les difficultés que connaît l’Allemagne. Elle a plutôt été le révélateur de faiblesses structurelles provenant d’une réglementation excessive des marchés et du poids des prélèvements obligatoires, lui-même lié aux coûts du système de sécurité sociale. Tout cela alors que rigidités et réglementations ont plutôt tendance à se réduire dans les pays voisins. Cette thèse, évidemment, ne fait pas l’unanimité. Aux yeux de certains experts, la flexibilité de l’économie allemande serait maintenant satisfaisante. Elle constitue pourtant l’axe prioritaire de la politique des réformes que le gouvernement Schröder, après maintes hésitations, a promis de mettre en œuvre en 2003. Le marché du travail est spécialement visé, même si sa réglementation (plus contraignante que dans le monde anglo-saxon) se situe dans la moyenne européenne, à un niveau proche de celui de la France. Le gouvernement s’est mis au travail en commençant à réformer le fonctionnement de l’agence fédérale pour l’emploi2. Il a promis d’aller plus loin, en facilitant notamment l’intérim et les petits emplois par des charges fiscales et sociales réduites, en incitant davantage les chômeurs à rechercher un emploi, en assouplissant la protection contre les licenciements. En ce qui concerne les conventions collectives, qui constituent une réglementation très dense et contraignante pour les entreprises en matière de salaires, de conditions et de temps de travail, une vaste négociation est en cours entre partenaires sociaux : il LE CAPITALISME RHÉNAN N’EST PAS MORT s’agit de laisser plus de place et de liberté aux accords d’entreprise, voire à des clauses d’exception, pratique déjà largement suivie dans les Länder de l’Est. Comme les autres pays européens, l’Allemagne s’est engagée dans la réforme de ses marchés de biens, de services et de capitaux, prévoyant notamment l’ouverture à la concurrence des services publics en réseau. Si l’on excepte l’Irlande et le Royaume-Uni, les réglementations des marchés de biens sont plutôt moins lourdes que dans la plupart des pays européens. Il reste tout de même beaucoup à faire, notamment pour les petites et moyennes entreprises qui souffrent de la bureaucratie. duels consentis sous forme d’assurances maladie complémentaires. LE RETARD DANS L’« ÉCONOMIE DU SAVOIR » – Une insuffisante préparation de l’avenir. L’Allemagne découvre que son système scolaire, dont elle fut longtemps si fière, pose de graves problèmes. L’étude d’évaluation internationale « Pisa » de l’OCDE a crûment mis le doigt sur ses défaillances, renvoyant aux dépenses insuffisantes que le pays consacre à l’enseignement (4,4 % du PIB contre 6,1 % en France), mais aussi au fonctionnement de l’école, aux programmes et aux méthodes. Autre champ de réformes : la fiscalité et la sécurité sociale. Le gouvernement Schröder avait commencé à baisser les prélèvements pesant sur le travail. Grâce aux recettes fournies par l’écotaxe sur la consommation d’énergie, les cotisations de retraite avaient été réduites, et une réforme fiscale en trois étapes devait alléger la fiscalité de 32 milliards d’euros jusqu’en 2005. Tout cela a été interrompu par la récession, qui creuse dangereusement les déficits publics. L’Allemagne est ainsi renvoyée à un problème de fond : l’allègement des prélèvements fiscaux et sociaux ne sera possible qu’en contrepartie d’une réduction des dépenses publiques (48,6 % du PIB allemand). La capacité d’innovation est également en cause. Le dernier rapport du ministère de la Recherche traitant de la compétitivité technologique de l’Allemagne montre que la situation est globalement bonne, mais que la dynamique du changement est insuffisante par rapport aux pays voisins. Quand il s’agit des secteurs et des structures actuelles, le pays reste bien placé ; il est en bien moins bonne position pour les investissements d’avenir3. Ce constat est corroboré par le dernier classement du World Economic Forum, qui place l’Allemagne en quatrième position (sur 80) pour la compétitivité actuelle, mais au quatorzième rang seulement pour son potentiel d’avenir. Les prestations sociales sont, elles aussi, concernées au premier chef. Après avoir eu le courage de s’attaquer à l’assurance vieillesse, en annonçant clairement que des efforts individuels d’épargne devront demain compléter le système de retraite par répartition, le gouvernement Schröder devra réformer profondément l’assurance maladie. Pour endiguer la hausse des cotisations pesant sur les coûts du travail, les prestations santé devront être révisées et des efforts indivi- On sait bien depuis longtemps que l’économie allemande repose sur des bases industrielles solides mais trop traditionnelles. Elle a donc du mal à profiter des nouveaux potentiels de croissance, en s’engageant davantage dans une économie de services, et surtout dans l’« économie du savoir », faiblesse qu’elle partage avec d’autres pays européens, notamment la France4. Presque tout le monde s’accorde sur la nécessité de faire bouger, non seulement l’économie, mais l’ensemble de la société allemande. Les choses se compliquent quand il faut passer à l’action. De fait, ce n’est pas faute d’analyses qu’on a reculé depuis dix ans devant des choix difficiles. On peut toujours invoquer un manque de courage politique, mais, au-delà de cette explication facile, existent d’autres facteurs plus profonds. Le capitalisme rhénan est mis en cause parce que son fonctionnement, trop lourd et trop coûteux, aurait mené l’économie dans l’impasse. Le salut serait dans l’adoption des recettes libérales en usage aux Etats-Unis. Pour beaucoup, le modèle rhénan est de toutes façons condamné par la mondialisation et la montée en puissance du capitalisme anglo-saxon, qui finira par imposer ses normes. L’Allemagne doit-elle donc changer de capitalisme ? Avant de répondre à cette question, qui agite beaucoup les médias dans la République fédérale, il faut tenter de préciser le sens des mots. Le « modèle rhénan » forme un tout, qu’on ne peut pas réduire à des aspects importants, mais limités, comme la gouvernance de l’entreprise ou le rôle des banques, soulignés notamment par Michel Albert. Le modèle rhénan a des caractéristiques à la fois économiques (compétitivité, fonctionnement « organisé » des marchés, entreprise partenariale), sociales (capacité à gérer les conflits d’intérêts par la négociation, rôle régulateur des conventions collectives) et politiques (philosophie et organisation de l’Etat fondées sur la subsidiarité, le fédéralisme coopératif, la prise en compte organisée des intérêts, une culture politique fondamentalement centriste). 3 Voir Bericht über die technologische Wettbewerbsfähigkeit Deutschlands, 2002, Bonn, Bundesministerium für Bildung und Wissenschaft (www.bmbf.de). 4 Voir les données comparatives dans le rapport du Commissariat général du Plan : La France dans l’économie du savoir : pour une dynamique collective, Paris, La Documentation française, 2002. Sociétal N° 40 e 2 trimestre 2003 37 REPÈRES ET TENDANCES capital allemand dans les entreprises, l’existence de puissants actionnaires de référence, la persistance de mécanismes de solidarité financière interoutes ces composantes trouentreprises, l’absence fréquente de vent leurs racines dans l’histoire cotation en bourse, tout cela plaide du pays et sont donc étroitement en faveur d’une intégration proimbriquées. Leur dénominateur gressive des principes de la sharecommun est une forme de « capitaholder value. La culture d’entreprise lisme négocié », dont le foncn’en restera pas moins tionnement est facilité par La course à la fondée sur le partenariat et la stakeholder une culture du consensus et compétitivité value, qui veut que les par les institutions qui le construisent. Qu’il est un profits soient partagés s’agisse entre toutes les forces marathon, de la vie politique, du monde pas un sprint. qui concourent à la vie de et à la réussite de l’enl’entreprise ou des relations treprise : actionnaires, sociales, une dialectique concursalariés, consommateurs et clients, rence-coopération est toujours à etc. l’œuvre, sous-tendue par une philosophie du partage de l’autorité La crise boursière est passée par là : entre pouvoirs publics et société la culture économique allemande civile5. résistera d’autant mieux aux pressions venues d’outre-Atlantique que Il est vrai que ce modèle est soumis la recherche frénétique du rendeà rude épreuve par la mondialisament financier a montré ses limites tion et la montée en puissance des et ses effets pervers. Il est signifimarchés financiers. Un de catif, par exemple, que le Pdg sorses flancs les plus exposés est celui tant du groupe Allianz, Henning de la gouvernance des grandes entreSchulte-Noelle, pourtant admiratif prises : ces dernières vont devoir du modèle anglo-saxon, s’efforce changer leurs pratiques et se pasde tirer les leçons des erreurs du ser de l’abri jusqu’ici fourni par les passé et plaide en faveur d’un « équibanques contre les OPA inamicales. libre entre les exigences de court En dehors même des luttes pour le terme des marchés et les perspeccontrôle du capital, les dirigeants tives de long terme des entred’entreprises devront réagir plus vite prises »6. quand il s’agira de déterminer des stratégies de développement. De CONCILIER COMPROMIS même, la logique de la shareholder ET EFFICACITÉ value (création de richesse pour les seuls actionnaires) va inéluctablees choix importants devront ment gagner du terrain. Cela veut-il être faits : il faudra déplacer dire que l’économie allemande va les négociations collectives vers les changer radicalement de modèle, entreprises, rééquilibrer la balance succombant bon gré mal gré à la entre réglementation et marché, domination des marchés financiers ? entre solidarité et effort individuel, entre intervention publique et La réponse n’est pas évidente. Des liberté des acteurs économiques. changements s’imposeront évidemEntre l’économique et le social, ment, notamment ceux qui de toutes l’équilibre est moins figé qu’on façons étaient nécessaires, la domine pense. Il est donc possible nation de l’économie allemande par d’effectuer ces modifications sans ses banques ne brillant ni par la transremettre en cause les idées de jusparence ni par l’efficacité. La part systice, d’égalité, de solidarité qui sont tématiquement prépondérante du AMÉLIORER LA GOUVERNANCE DES ENTREPRISES T 5 Cf. Henrik Uterwedde : « Feu le capitalisme rhénan ? », Regards sur l’économie allemande, bulletin économique du CIRAC, no 55/2002. 6 Dans une interview au Monde, 22 février 2003, p.17. 7 Michael Porter : “Marathon, nicht Sprint“, Wirtschaftswoche, 28 novembre 2002, p. 32. Sociétal N° 40 2e trimestre 2003 38 D ALLEMAGNE la base des modèles allemand et européen. La question n’est donc pas de savoir si un tel modèle, conciliant efficacité et solidarité, est théoriquement concevable – mais si, concrètement, le capitalisme rhénan est capable de se renouveler. Les dérives corporatistes, qui sont nombreuses, engendrent bien des blocages. Certes, la recherche systématique du compromis a de solides vertus, impliquant un grand nombre d’acteurs dans la régulation publique et renforçant donc la légitimité politique des décisions et la cohésion sociale. Mais, passées certaines limites, la volonté de compromis peut devenir inefficace : entre partenaires du gouvernement de coalition, entre gouvernement fédéral et Länder, entre pouvoirs publics et groupes d’intérêt, entre partenaires sociaux, il faut parfois savoir trancher. Bien adapté au réglage fin des problèmes, le système allemand de prise de décision manifeste ses faiblesses quand il s’agit de réagir vite et en profondeur. Ce n’est pas la quête du consensus en soi qui fait problème, mais sa pratique. Si elle fige une situation acquise, elle mène au blocage. Si elle est dynamique et aboutit à répondre de façon concertée à des situations nouvelles ou à trouver des solutions négociées, elle peut être un atout formidable dans l’évolution d’une société. Michael Porter a raison d’affirmer que « seul un consensus large assure l’engagement, qui doit être de long terme : la course à la compétitivité est un marathon, pas un sprint »7. On ne change pas de modèle comme on change de vêtement. Le capitalisme allemand, ancré dans une culture politique, économique et sociale particulière, devra trouver sa propre voie. Comme le dit Henning Schulte-Noelle, « nous devons savoir bouger plus vite, réagir à des changements, mais nous aurions tort de nous couper de nos racines ». C’est aux acteurs politiques, éco-