FERRARI (Emiliano) et GONTIER (Thierry), « Introduction », LAxe
Montaigne-Hobbes. Anthropologie et politique, p. 9-19
DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-6079-1.p.0009
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INTRODUCTION
Depuis quelques années, les spécialistes de Hobbes, et plus généra-
lement de la pensée moderne, conviennent que la formation intellec-
tuelle du philosophe anglais a été fortement marquée par la culture
européenne1. Dans cette perspective historiographique, attentive aux
sources continentales de la philosophie hobbesienne, s’inscrivent les
travaux de Anna Maria Battista, de Quentin Skinner et de Gianni
Paganini, qui ont montré l’importance des Essais de Montaigne dans
la gestation de la politique et de la morale hobbesiennes, ainsi que de
sa théorie de la connaissance2. Les études que nous présentons ici se
situent d’emblée dans cette orientation historiographique, avec une
1 Cette attitude ne fait néanmoins pas l’unanimité, si l’on en croit Noel Malcolm: « Anglophone
scholars still tend to discuss not only the intellectual context of Hobbes’s work, but also its influence
and the responses it aroused, in a largely Anglocentric way » (N.Malcolm, Aspects of Hobbes,
Oxford, Clarendon Press, 2002, chap.14, « Hobbes and the European Republic of Letters »,
p.457).
2 Pour la morale et la politique, voir A.M.Battista, « Psicologia e politica nella cultura
eterodossa francese del Seicento », Politica e morale nella Francia dell’età moderna, Gênes,
Name, 1998, p.221-247 ; Q.Skinner, Reason and Rhetoric in the Philosophy of Hobbes,
Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p.128, p.340 ; Id., « Hobbes on rhetoric
and the construction of morality », Visions of Politics. Volume3: Hobbes and Civil Science,
Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p.87-141 (notamment p.111-113) ;
R.Tuck, Philosophy and government, 1572-1651, New York-Victoria, Cambridge University
Press, 1993, p., 285, 346 ; D.-L.Schaefer, The Political Philosophy of Montaigne, Ithaca,
Cornell University Press, 1990, p.192-193, 285-286, 341-342 et passim ;J.-J.Hamilton,
« Pyrrhonism in the Political Philosophy of Thomas Hobbes », British Journal for the
History of Philosophy, n
o
2, 2012, p.217-247 ; E.Ferrari, Montaigne, une anthropologie des
passions, Paris, Classiques Garnier, 2014, en particulier p.153-174 (De la connaissance
de soi à la connaissance de l’homme. Hobbes, Montaigne et le nosce te ipsum) ; et (dans
une perspective plus littéraire) David L.Sedley, « Nastie, brutish, and long: the life of
Montaigne’s Essais in Hobbess theory of contract », Montaigne After Theory/ Theory After
Montaigne, éd.Z.Zalloua, Washington, University of Washington Press, 2009, p.161-179.
Sur l’importance du scepticisme montanien pour la constitution de la gnoséologie et de la
métaphysique hobbesiennes, voir G.Paganini, Skepsis. Le débat des modernes sur le scepticisme
(Montaigne, Le Vayer, Campanella, Hobbes, Descartes, Bayle), Paris, Vrin, 2008, en particu-
lier p.31-52, 192-199 ; Id., « Montaigne, Sanchez et la connaissance par phénomènes »,
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10 EMILIANO FERRARI ET THIERRY GONTIER
double ambition: il s’agit d’une part, d’élargir la connaissance des
sources continentales (françaises) de la philosophie hobbesienne ; d’autre
part, il s’agit d’évaluer les rapports entre Montaigne et Hobbes, dans
les domaines de l’anthropologie et de la politique, tant pour ce qui est
de leurs similitudes que de leurs diérences.
Nous n’avons pas de certitude absolue que Hobbes ait jamais lu
les Essais de Montaigne. Cette lecture reste néanmoins très probable.
Comme le remarque Gianni Paganini, il est dicile d’imaginer comment
Hobbes aurait pu ignorer « ce grand classique de la nouvelle culture
humaniste qu’ont été les Essais1 ». Il faut par ailleurs tenir compte de
l’impact intellectuel consirable que la traduction de John Florio,
publiée à Londres en 1603 sous le titre The Essayes or Morall, Politike
and Millitarie Discourses, a pu avoir sur le milieu intellectuel anglais
2
–on sait qu’elle a été en particulier lue par Shakespeare3. Nous savons
aussi aujourd’hui, grâce aux recherches de Noel Malcolm, que dans
un livre de comptes (account-book) de la famille Cavendish, au sein de
laquelle Hobbes a travaillé comme précepteur et secrétaire, l’achat de
« Monntains essaies, 1613 » est notifié, cette date de 1613 étant celle de
la seconde édition de la traduction de Florio4.
Montaigne: scepticisme, métaphysique, théologie, éd.V.Carraud et J.-L.Marion, Paris, PUF,
2004, en particulier p.132-135.
1 « È dicile d’altra parte immaginare che gli fosse ignoto un grande classico della nuova
cultura umanistica come gli Essais » (G.Paganini, « Hobbes e lo scetticismo continentale »,
Rivista di Storia della Filosofia – Numéro spécial ‘New critical perspectives on Hobbes’s Leviathan,
éd.L.Foisneau et G.Wright, vol.LIX, 2004, p.314).
2 Comme l’écrit Frances A.Yates, « La traduction fut sans doute l’un des livres les plus
influents jamais publiés dans ce pays. Elle fut immédiatement assimilée par les lec-
teurs anglais » (John Florio. The Life of an Italian in Shakespeare’s England, Cambridge,
Cambridge University Press, 1934, p.240, nous traduisons). Yates rappelle que la
troisième édition de cette traduction (1632), contient, dans les pages introductives, des
vers qui témoignent de l’immense influence que ce texte a eu et continuait à avoir à
l’époque des Stuarts: « For, he that hath not heard of Montaigne yet,/ Is but a novice in the
schooles of wit » (p.242).
3 Voir sur ce point P.Desan,« Translata proficit. John Florio, sa réécriture des Essais et
l’inuence de la langue de Montaigne-Florio sur Shakespeare », Actes du congrès de la
Société française Shakespeare: Shakespeare et Montaigne: vers un nouveau humanisme, n
o
21,
2004, p.79-93 ; voir aussi P.Mack, « Montaigne and Florio », The Oxford Handbook of
English Prose 1500-1640, éd.A.Hadfield, Oxford, Oxford University Press, 2013, chap.5,
p.77-90.
4 Voir N.Malcolm, Reason of State, Propaganda, and the Thirty Years’ War. An Unknown
Translation by Thomas Hobbes, Oxford, Clarendon Press, 2007, p.4. Voir aussi Id., Aspects
of Hobbes, op.cit., p.458: « the evidence of the earliest Hardwick library catalogue – compiled by
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INTRODUCTION 11
D’autres circonstances historiques, plus biographiques, doivent
être prises en considération. Après avoir obtenu le degré de Bachelor of
Arts à Magdalen Hall (Oxford), Hobbes entre au service de William
Cavendish I comme précepteur de son fils ai, William Cavendish II.
Hobbes y fait la connaissance de Francis Bacon, ami du jeune William
et auteur des Essayes (1597)1 –ouvrage influencé à plusieurs titres par
l’œuvre de Montaigne2–, et dont le frère, Antony Bacon, a entretenu
un commerce épistolaire avec le Bordelais. Plusieurs années durant
(notamment entre 1622-1626), le philosophe de Malmesbury se liera
au Lord Chancellor et exercera pour lui des activis de secrétaire et
transcripteur, l’aidant en particulier dans la traduction latine des
certains de ses Essayes3.
On ne saurait non plus sous-estimer de ce point de vue l’importance
des fréquents voyages en France de Hobbes et de son long exil parisien
(1641-1651), pendant lequel le philosophe se lie d’amitié avec Marin
Mersenne et les membres du cercle intellectuel qu’il anime, notamment
Samuel Sorbre et Pierre Gassendi. Ce cénacle d’érudits réunissait des
gures hérogènes (scientiques, philosophes, lettrés, médecins) dont
Hobbes – suggests that his reading in the 1620s and 1630s included Machiavelli, Bodin, Botero,
Boccalini, Huarte, Montaigne, Sarpi, de Dominis, and Grotius ».
1 Nous tirons ces donnés biographiques de N.Malcom, « A summary Biography », Aspects
of Hobbes, op.cit., p.5-7 et K.Schuhmann, Hobbes: une chronique. Cheminement de sa pensée et
de sa vie, Paris, Vrin, 1998, p.23-32. Rappelons ici que William II publiera des ouvrages
anonymes à imitation du style des Essayes de Bacon (A Discourse against Flatterie, 1614 ;
Horae subsecivae, 1620). William II publiera également une traduction italienne des Essayes
de Bacon en 1618, à laquelle il commence à penser sans doute durant son séjour à Venise,
en compagnie de Hobbes (hiver 1614-1615).
2 Cette influence littéraire et philosophique ne se limite pas, contrairement à ce que l’on
pourrait croire, aux Essayes, mais touche également les œuvres de Bacon consacrées à la
reforme de la méthode scientifique, tout particulièrement l’Instauratio Magna (1620) et
le Novum Organum (1623): voir P.Villey, Montaigne et François Bacon, Paris, Revue de
la Renaissance, 1913, passim ; Th. Gontier, « Bacon, Frais », Dictionnaire de Michel de
Montaigne, éd.P.Desan, Paris, Champion, 2004, p.89-90 et Id. « Les idoles, de Montaigne
à Bacon », Bulletin de la Société Internationale des Amis de Montaigne, Actes du Colloque
International « Montaigne et l’erreur » (Bordeaux, 3-5décembre 2014), à paraître dans
le Bulletin de la Société Internationale des amis de Montaigne. Sur le rapport entre Montaigne
et Antony Bacon, attesté notamment par une lettre de Pierre de Brach envoyée au frère
du célèbre philosophe (datée 10octobre 1592), voir P.Villey, Montaigne et François Bacon,
op.cit., p.10-13 ; W.Boutcher, « Montaigne et Antony Bacon: la familia et la fonction
des lettres », Montaigne Studies, vol.13, 2001, p.241-276.
3 Voir N.Malcom, « A summary Biography », art.cité, p.6 ; K.Schuhmann, op.cit., p.32
(avec les témoignages de John Aubrey et Samuel Sorbière).
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12 EMILIANO FERRARI ET THIERRY GONTIER
les probmatiques intellectuelles étaient marquées entre autres par la
critique sceptique de Montaigne et par la crise qu’elle avait provoquée
dans tous les domaines du savoir1.
Le réseau intellectuel dans lequel évolue la pensée hobbesienne,
ainsi que le succès éditorial de la traduction anglaise des Essais, sont
ainsi autant d’indices d’une lecture probable des Essais par Hobbes.
Ces questions d’archives nous paraissent cependant secondaires dans
notre perspective, en regard de ce que nous voulons ici interroger, à
savoir les points de convergence (et de divergence) théorique entre les
deux penseurs. L’existence même de ces point de recoupement constitue
sans doute l’indice le plus important d’une influence de Montaigne sur
Hobbes: mais surtout, elle permet de mieux éclairer certains traits
spécifiques de la pensée des deux auteurs, et, à travers eux, certains traits
caractéristiques de la pensée moderne dans son rapport au scepticisme.
Nous avons fait le choix d’articuler cet ouvrage autour de deux grandes
thématiques: la question anthropologique et la question politique.
LA QUESTION ANTHROPOLOGIQUE
ET L’HUMANITÉ DE L’HOMME
Tout en manifestant un intérêt profond pour la vie humaine dans
sa dimension individuelle et collective, Montaigne et Hobbes ont ceci
de commun qu’ils n’ont jamais proposé une définition théorique de
1 Sur l’influence du « nouveau pyrrhonisme » inauguré par Montaigne sur le milieu intellectuel
du 
e
siècle, voir R.Popkin, Histoire du scepticisme, d’Érasme à Spinoza, tr. fr. de C.Hivet,
Paris, PUF, 1995, en particulier les chapitresV (« Les libertins érudits », p.133-157) et
VIII (« Le scepticisme constructif ou modéré », p.179-202) ; voir aussi l’ouvrage classique
de R.Pintard, Le libertinage érudit dans la première moitié du xviiesiècle, Genève, Slatkine
Reprints, 1983 (1reéd.1943). Sur les liens entre Hobbes et le scepticisme au esiècle,
voir R.Popkin,The Third Force in Seventeenth-Century Thought, Leiden etc., E.J.Brill,
1992, notamment l’étude « Hobbes and scepticism, I » (p.9-26) ; G.Paganini, « Hobbes
e lo scetticismo continentale », art.ci; A.Pacchi, Convenzione e ipotesi nella formazione
della filosofia naturale di Thomas Hobbes, Florence, La Nuova Italia, 1965. Sur la réception
de Montaigne à l’âge classique on pourra voir A.M.Boase, The Fortunes of Montaigne.
A History of the Essays in France, 1580-1669, Londres, Methuen, 1935, en particulier les
chapitresXVII (« Gassendi and his friends », p.238-259) et XVIII (« La Mothe le Vayer:
la divine Sceptique », p.260-276).
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