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Sociétal
N° 41
3etrimestre
2003
CHINE : DERRIÈRE LA CROISSANCE ÉCONOMIQUE, LA CRISE MORALE
d’œuvre qualifiée, alors qu’elles bou-
dent les pays de l’Est, leur insécurité
et les chicaneries d’administrations
déboussolées par le changement. Bon
nombre de libéraux authentiques,
ceux qui exècrent les révolutions bru-
tales, inévitablement porteuses d’in-
humanités et d’injustices, ne se font
pas prier pour louer l’empirisme du
gouvernement chinois.
Certes, le pouvoir ment, reste arbi-
traire et ne respecte pas les oppo-
sants, qu’à la limite il fait disparaître.
Mais quelle distance parcourue depuis
les monstrueux excès de la campagne
« anti-droite », du « Grand bond en
avant » ou de la révolution culturelle !
Chaque voyage apporte l’impression
d’un élargissement continu de la
sphère des libertés : l’échange est pos-
sible, et fructueux. Comment ne pas
se laisser séduire par ce lot de nou-
veautés ?
L’extrême gauche européenne est
en revanche de plus en plus critique
à l’égard de la Chine, dénonçant la
montée du marché, celle du capita-
lisme sauvage, des inégalités, de la
corruption. Ces critiques ne sont
pas fausses, mais leur crédibilité est
affaiblie parce qu’elles proviennent
des nostalgiques de la révolution
chinoise et de son cortège d’hor-
reurs. Leur manque aussi la prise
en compte des changements posi-
tifs intervenus au cours du quart de
siècle écoulé, notamment l’amélio-
ration des conditions de vie. N’était
leur communisme, on se prendrait
à imaginer les dirigeants chinois en
disciples de Burke, attachés à une
liberté concrète, sans excès, sou-
cieux de ne plus se lancer dans des
politiques aventureuses. On se pren-
drait même à craindre l’impatience
des libéraux et des minorités qui
réclament le respect de leurs droits,
et à leur conseiller la modération .
UN BONAPARTISME
À LA CONQUÊTE
DE LA PROSPÉRITÉ
Ala vérité, c’est au bonapartisme
que l’on devrait comparer le
régime actuel : même souci de
réconciliation, même flexibilité idéo-
logique, même culte de l’ordre,
même dépendance à l’égard du mili-
taire. Et, du coup, on donnerait au
régime l’éternité que le philosophe
Jean-Baptiste Vico concédait aux
monarchies classiques « humaines »
du début du dix-huitième siècle et
que certains, jusqu’à la papauté elle-
même, ont cru retrouver dans le
bonapartisme.
Mais n’est-ce pas là pousser trop loin
le parallélisme entre la Chine com-
muniste d’aujourd’hui et la France
de Bonaparte ? Je ne le
crois pas. On peut même
le pousser un peu plus loin.
L’empire communiste de
la Chine actuelle partage
en effet une autre carac-
téristique avec l’empire
bonapartiste du début du
XIXesiècle : il lui manque
la légitimité politique, qui
ne peut venir que d’un
principe monarchique ou
démocratique – ou être
remplacée par la terreur.
La fuite en avant peut com-
penser ce manque : c’est la guerre
chez Bonaparte ou, ce qui est plus
sympathique, la croissance écono-
mique chez les dirigeants commu-
nistes.
Tout cela étant dit, on retrouve à
chaque fois la même crise morale,
reposant sur les mêmes facteurs :
des gouvernants apparemment
« humains », mais dont chacun sait
qu’ils étaient sur les lieux du crime
lorsque celui-ci s’est produit ; une
société en état d’apesanteur, inca-
pable d’accéder à sa dimension his-
torique en raison de l’amnésie
concernant son passé récent ; des
individus sans généalogie morale,
emportés dans le tourbillon éco-
nomique de la fuite en avant. Avec,
en toile de fond, le nihilisme du
régime, celui de la société et de l’in-
dividu. Et de fait, les discussions que
l’on peut avoir avec l’homme de la
rue finissent toutes sur du nihilisme
et non sur des idées de solutions
politiques et morales applicables à
la situation actuelle. Au fond, les Chi-
nois sont plus nietzschéens que les
occidentaux, ce qui est une décou-
verte surprenante. Comment expli-
quer cette crise morale ?
LA CONFUSION
DES PERSÉCUTÉS
ET DES PERSÉCUTEURS
Il y a tout d’abord un passé crimi-
nel non liquidé, d’autant plus diffi-
cile à oublier que la victime a été à
un degré ou un autre elle-même un
assassin, que le persécuté a été un
persécuteur, et en Chine
plus que dans tout autre
régime révolutionnaire.
L’Etat a été le chef d’or-
chestre de ce crime, qui
a trouvé son point
d’acmé dans la technique
de l’autocritique ou
encore dans les camps
de travaux forcés du Lao
Gaï, peuplés de prison-
niers tibétains. Seul l’Etat
pourrait effacer cette
tragédie qui pèse sur les
générations de la révo-
lution. Mais, comme en son temps
l’empire napoléonien, le régime
communiste actuel ne veut pas
dénouer cette fatalité, par peur de
se retrouver confronté à ces « génies
invisibles de la cité » évoqués par l’his-
torien Guglielmo Ferrero. La révo-
lution les avait libérés, et Deng
Xiaoping, comme autrefois Napo-
léon, a eu beaucoup de mal à les
contenir, puis à les rejeter.
Le régime affirme avoir identifié les
coupables – la « bande des quatre »
– et exorcisé les « génies invisibles »,
tout en sachant que cela n’est pas
totalement vrai, et que la « bande
des quatre » a joué le rôle com-
mode du bouc émissaire. Pour évi-
ter que les fantômes du passé ne
réapparaissent, les autorités ont
donc décidé de fermer et d’inter-
dire à jamais l’accès à cette période :
dès décembre 1988, le bureau de
la propagande avait interdit toute
publication sur la révolution cultu-
Ces gouvernants
apparemment
« humains »,
chacun sait
qu’ils étaient
sur les lieux du
crime lorsque
celui-ci s’est
produit.