REPÈRES ET TENDANCES ASIE Chine : derrière la croissance économique, la crise morale PHILIPPE TRAINAR * A Sociétal N° 41 3e trimestre 2003 26 Au voyageur pressé, la Chine présente l’aspect d’un pays plongé dans les réformes, assurant à sa population urbaine des conditions de vie sans cesse améliorées en même temps que des espaces de liberté élargis. Un régime qui rappelle le bonapartisme, fort de son armée, prônant la souplesse et l’ordre, manquant seulement de légitimité politique mais s’en accommodant. Au voyageur moins pressé, le tableau n’apparaît pas aussi rose : la réussite économique prend la forme d’une fuite en avant, destinée à faire oublier la grave crise morale que connaît le pays, crise née des répressions sanglantes du dernier demi-siècle et surtout d’un profond désarroi spirituel. Le mensonge élevé au rang de valeur sociale entretient la méfiance, le cynisme, voire un certain désespoir : on l’a vu à deux reprises en matière de santé, avec le SIDA et le SRAS. La jeunesse chinoise qui n’adhère pas à l’économisme ambiant verse plutôt dans le nihilisme. Une tentation qui pourrait déboucher sur de graves secousses politiques. L es signes d’une crise morale profonde, et d’autant plus dangereuse qu’elle est encore refoulée, sont maintenant perceptibles en Chine, alors que le pays apparaît le plus souvent comme un modèle de transition réussie. Des thérapies de choc ont imposé des ajustements douloureux en Russie et dans les pays d’Europe centrale, mais la Chine, selon le point de vue le plus courant, aurait maîtrisé son processus de développement en limitant notamment ses coûts humains. Il y a certainement du vrai dans ce point de vue et l’apparent optimisme des Chinois, qui, pour le voyageur, contraste avec le pessimisme des Slaves, ne fait que confirmer cette impression. Comme pour rendre les différences encore plus frappantes, les entreprises étrangères se précipitent dans les grandes villes côtières chinoises où elles font monter les prix de la main* Rédacteur en chef de la Revue française d’économie. CHINE : DERRIÈRE LA CROISSANCE ÉCONOMIQUE, LA CRISE MORALE d’œuvre qualifiée, alors qu’elles boudent les pays de l’Est, leur insécurité et les chicaneries d’administrations déboussolées par le changement. Bon nombre de libéraux authentiques, ceux qui exècrent les révolutions brutales, inévitablement porteuses d’inhumanités et d’injustices, ne se font pas prier pour louer l’empirisme du gouvernement chinois. Certes, le pouvoir ment, reste arbitraire et ne respecte pas les opposants, qu’à la limite il fait disparaître. Mais quelle distance parcourue depuis les monstrueux excès de la campagne « anti-droite », du « Grand bond en avant » ou de la révolution culturelle ! Chaque voyage apporte l’impression d’un élargissement continu de la sphère des libertés : l’échange est possible, et fructueux. Comment ne pas se laisser séduire par ce lot de nouveautés ? L’extrême gauche européenne est en revanche de plus en plus critique à l’égard de la Chine, dénonçant la montée du marché, celle du capitalisme sauvage, des inégalités, de la corruption. Ces critiques ne sont pas fausses, mais leur crédibilité est affaiblie parce qu’elles proviennent des nostalgiques de la révolution chinoise et de son cortège d’horreurs. Leur manque aussi la prise en compte des changements positifs intervenus au cours du quart de siècle écoulé, notamment l’amélioration des conditions de vie. N’était leur communisme, on se prendrait à imaginer les dirigeants chinois en disciples de Burke, attachés à une liberté concrète, sans excès, soucieux de ne plus se lancer dans des politiques aventureuses. On se prendrait même à craindre l’impatience des libéraux et des minorités qui réclament le respect de leurs droits, et à leur conseiller la modération . UN BONAPARTISME À LA CONQUÊTE DE LA PROSPÉRITÉ A la vérité, c’est au bonapartisme que l’on devrait comparer le régime actuel : même souci de réconciliation, même flexibilité idéologique, même culte de l’ordre, même dépendance à l’égard du militaire. Et, du coup, on donnerait au régime l’éternité que le philosophe Jean-Baptiste Vico concédait aux monarchies classiques « humaines » du début du dix-huitième siècle et que certains, jusqu’à la papauté ellemême, ont cru retrouver dans le bonapartisme. politiques et morales applicables à la situation actuelle. Au fond, les Chinois sont plus nietzschéens que les occidentaux, ce qui est une découverte surprenante. Comment expliquer cette crise morale ? LA CONFUSION DES PERSÉCUTÉS ET DES PERSÉCUTEURS I l y a tout d’abord un passé criminel non liquidé, d’autant plus difficile à oublier que la victime a été à Mais n’est-ce pas là pousser trop loin un degré ou un autre elle-même un le parallélisme entre la Chine comassassin, que le persécuté a été un muniste d’aujourd’hui et la France persécuteur, et en Chine de Bonaparte ? Je ne le plus que dans tout autre crois pas. On peut même régime révolutionnaire. le pousser un peu plus loin. Ces gouvernants L’Etat a été le chef d’orL’empire communiste de apparemment chestre de ce crime, qui la Chine actuelle partage a trouvé son point en effet une autre carac- « humains », d’acmé dans la technique téristique avec l’empire chacun sait de l’autocritique ou bonapartiste du début du qu’ils étaient encore dans les camps XIXe siècle : il lui manque la légitimité politique, qui sur les lieux du de travaux forcés du Lao ne peut venir que d’un crime lorsque Gaï, peuplés de prisonniers tibétains. Seul l’Etat principe monarchique ou celui-ci s’est pourrait effacer cette démocratique – ou être tragédie qui pèse sur les remplacée par la terreur. produit. générations de la révoLa fuite en avant peut comlution. Mais, comme en son temps penser ce manque : c’est la guerre l’empire napoléonien, le régime chez Bonaparte ou, ce qui est plus communiste actuel ne veut pas sympathique, la croissance éconodénouer cette fatalité, par peur de mique chez les dirigeants commuse retrouver confronté à ces « génies nistes. invisibles de la cité » évoqués par l’historien Guglielmo Ferrero. La révoTout cela étant dit, on retrouve à lution les avait libérés, et Deng chaque fois la même crise morale, reposant sur les mêmes facteurs : Xiaoping, comme autrefois Napodes gouvernants apparemment léon, a eu beaucoup de mal à les « humains », mais dont chacun sait contenir, puis à les rejeter. qu’ils étaient sur les lieux du crime lorsque celui-ci s’est produit ; une Le régime affirme avoir identifié les société en état d’apesanteur, incacoupables – la « bande des quatre » pable d’accéder à sa dimension his– et exorcisé les « génies invisibles », torique en raison de l’amnésie tout en sachant que cela n’est pas concernant son passé récent ; des totalement vrai, et que la « bande individus sans généalogie morale, des quatre » a joué le rôle comemportés dans le tourbillon écomode du bouc émissaire. Pour évinomique de la fuite en avant. Avec, ter que les fantômes du passé ne en toile de fond, le nihilisme du réapparaissent, les autorités ont régime, celui de la société et de l’indonc décidé de fermer et d’interdividu. Et de fait, les discussions que dire à jamais l’accès à cette période : l’on peut avoir avec l’homme de la dès décembre 1988, le bureau de rue finissent toutes sur du nihilisme la propagande avait interdit toute et non sur des idées de solutions publication sur la révolution cultu- Sociétal N° 41 e 3 trimestre 2003 27 REPÈRES ET TENDANCES ASIE pliquer par la fusion quasi religieuse relle. L’histoire prend valeur de partolérée que rattachée à un Etat incaqu’elle a paru restaurer entre l’Etat cours initiatique à sens unique. pable de la contrôler, l’expérience et les intellectuels. Mais cette fusion Dante ne retourne pas plus en enfer artistique est étroitement surveillée, que les dirigeants chinois ne se n’a été qu’une macabre contrefal’expression d’un libéralisme poliretournent vers les crimes çon, achevée dans la tratique est éminemment suspecte… hison des clercs, leur passés du Parti. La réforme Comment l’âme chinoise pourraitLa fusion est le point d’aboutisseavilissement au rang de elle retrouver des racines si l’exment heureux de la révo- opérée par commissaires politiques périmentation spirituelle est à ce lution, elle l’efface à jamais, la révolution et de tortionnaires, puis point bridée, voire persécutée ? soit qu’elle la dépasse dialeur liquidation. L’esprit communiste lectiquement, soit qu’elle chinois en a été purement Cependant, l’individu a encore la la ravale plus prosaïque- entre l’Etat et simplement assassiné. possibilité de mener une vie spiriment au rang d’absurdité. Au sortir de la révolution tuelle et intellectuelle autonome, et les culturelle, l’effondrement mais à condition de le faire de façon intellectuels Comme le note le critique du communisme religieux strictement isolée. Si l’on pense aux littéraire Xu Zidong dans un n’a été et l’ouverture progressive années sombres de la révolution et essai titré « La mémoire col- qu’une de la société chinoise ont à celles qui ont suivi les événements lective en carton pâte », les pu donner l’espoir d’une de la place Tien An-men, cette macabre romans chinois ont bien renaissance spirituelle. A dimension de la liberté individuelle intégré cette version reloo- contrefaçon. l’ombre de l’économisme est un bien extraordinairement prékée de la révolution cultuétriqué de Deng Xiaoping, cieux, dont les Occidentaux auraient relle : leurs héros sortent plus forts la classe intellectuelle avait réussi tort de sous-estimer la valeur. Mais de l’épreuve initiatique, plus heureux à se reconstituer progressivement il est clair que cette forme de liberté en amour ou promus politiquement. et à regagner une part de liberté. n’est pas suffisante pour permettre Curieuse vision de ce cataclysme hisOn connaît la suite : lorsqu’elle a de refonder une société authentitorique ! Seule la poésie ose évoquer voulu redonner un sens à la vie colquement chinoise. de façon elliptique la vérité de la révolective, la classe intellectuelle a été lution, comme le poète LuYuan dans écrasée. Les événements de la place LE MENSONGE COMME son poème « Luth brisé II » : « PourTien An-men ont consommé la rupVALEUR SOCIALE quoi rompre le silence / Puisque m’hature entre l’Etat et les intellectuels, ous les niveaux de la société et l’âme chinoise a été une troibite la tristesse ?/Tout comme lorsqu’on sont touchés par cette crise sième fois déchirée, aggravant une a mal / Nul autre ne peut partager… » morale qui prend des formes mulcrise spirituelle propice à l’éclosion tiples et complexes. Trois d’entre de toutes les sectes et sociétés L’ÉCONOMIE elles méritent une attensecrètes, des plus anodines POUR TOUT HORIZON tion plus particulière. aux plus inquiétantes. L’éthique a crise morale que traverse la Chine a une autre raison, qui est Le « mensonge » reste La troisième raison, enfin, confucéenne la négation de toute dimension spiaujourd’hui encore, de ce désarroi moral, tient du respect et rituelle de l’existence. Collectivecomme aux périodes les au caractère unidimenment, à travers le confucianisme, et plus sombres de la révolusionnel que l’Etat et le parti de la individuellement, à travers le taoïsme, tion, une des pratiques cherchent à imprimer au modération a les Chinois ont eu pendant des milstructurantes de la polipays. L’économisme règne été foulée lénaires la certitude, rassurante, tique chinoise. Plus grave en maître et s’il est imposé d’être les dépositaires du mandat encore, ce mensonge, qui aux Chinois avec plus de aux pieds et céleste et de réaliser l’alliance du ciel fait partie de la vie quotisubtilité et de force aujour- n’a jamais et de la terre. En raison de la forte dienne, est connu et d’hui qu’à l’époque du été vraiment unité du spirituel et du temporel dans reconnu. Il peut même « Grand bond en avant » ; la société chinoise, le renversement s’élever au rang de valeur il n’en limite pas moins remplacée. de l’empire et la proclamation de la sociale puisque la vérité étroitement l’horizon de république ont été vécus comme un n’est tout simplement pas supportous. Sortir de la recherche de la table. « La vérité est morte » pour dépouillement spirituel bien plus procroissance économique et du culte reprendre le titre d’une pièce d’Emfond que celui provoqué par la Révodu marché n’est pas accepté, aucune manuel Roblès. De ce fait, comme lution française. expérience spirituelle ou politique les jeunes le confessent, la Chine collective n’est vraiment autorisée. moderne ne possède plus de morale L’enthousiasme suscité ensuite par La secte Falungong est violemment sociale autonome. L’éthique confula révolution communiste peut s’expersécutée, l’église catholique n’est T L Sociétal N° 41 3e trimestre 2003 28 CHINE : DERRIÈRE LA CROISSANCE ÉCONOMIQUE, LA CRISE MORALE céenne du respect et de la modél’âme chinoise. Ce qui frappe le plus trême droite japonais « Le Japon peut ration a été foulée aux pieds et n’a dans les conversations avec les jeunes dire non ». Ce nationalisme, qu’il jamais été vraiment remplacée. Elle générations ou dans la lecture des prenne la forme d’un retour à ne subsiste que sous des romans récents, c’est l’abConfucius, d’une idéologie sécuriformes étriquées : l’impésence totale de sens donné taire ou d’une nouvelle gauche étaratif de la croissance éco- L’envers de à la vie, que cette absence tiste, ne constitue qu’une autre nomique et du rattrapage cette société s’exprime dans une vision forme de fuite en avant. Mais il pourla fait tomber dans l’oubli. convenue et stéréotypée rait se révéler dangereux, notamexclusivement de l’existence ou qu’elle ment pour les voisins de la Chine – Mais les dernières grandes marchande, soit explicitement postuon peut évoquer à ce sujet, à titre c r i s e s o n t m o n t r é l e s c’est le lée. La banalité d’une de comparaison, les avatars sanglants conséquences désastreuses désespoir des société exclusivement mardu panslavisme en Serbie. C’est prode ce déni de vérité : la corchande, le consumérisme bablement l’échappatoire dont la ruption explose partout, y jeunes effréné, l’affairisme et la Chine a le moins besoin aujourd’hui. compris dans les organes générations, corruption constituent les dirigeants de l’Etat, du parti l’augmentation aspects les plus visibles de DES VOIES DE SORTIE et des collectivités locales ; ce manque. Le désespoir DANGEREUSES plusieurs millions de pay- du nombre des des jeunes générations, es négociations de l’OMC ont heusans ont été contaminés par suicides, la l’augmentation du nombre reusement montré qu’il était posle Sida parce que l’Etat n’a libération des suicides, la libération sible, au nom de la raison économique pas voulu reconnaître en sexuelle incontrôlée et le et politique, de reléguer le nationatemps utile une défaillance sexuelle Sida, l’abrutissement dans lisme dans l’arrière-boutique. Mais il grave ; plusieurs milliers de incontrôlée, la drogue, en constituent ne faut pas s’y tromper : le risque le personnes ont été vrai- le Sida, l’autre face, moins imméplus dangereux qui guette aujourd’hui semblablement infectées diatement perceptible par la Chine est bien là, un risque peutpar le Sras (« pneumonie la drogue… le voyageur. être plus redoutable que celui de l’afatypique ») pour préserver fairisme, dont les limites morales et un secret d’Etat. De plus, la Le succès de la culture dite intellectuelles sont évidentes. norme rigide de l’enfant unique, « populaire », qui défend des valeurs imposée aux Chinois Hans, risque ouvertement anti-intellectuelles et Ainsi, au-delà des appade devenir une bombe à retardemafieuses, rences d’une transition proment démographique et ethnique à l’instar du romancier à sucDes difficultés gressive, dont il ne faut pas sans précédent dans l’histoire du cès Wang Shuo, illustre bien sous-estimer les aspects pays. les angoisses d’une société économiques très positifs sur les plans déboussolée. Ni l’Etat ni un peu économiques et humains, A l’occasion de chacun de ces menle parti ne sont en mesure sévères ou la Chine semble confronsonges, des individus sont délibéd’offrir des références tée à une profonde crise rément sacrifiés à la raison d’un Etat stables aux individus. La cor- des scandales morale dont il n’est pas sûr qui refuse catégoriquement de ruption, qui mine autant les répétés qu’elle soit elle-même pleireconnaître qu’il est faillible, comme institutions que les indivipourraient nement consciente. Cette tous les autres Etats du monde. dus, est devenue un phénocrise aux racines et aux Etant données la taille de la Chine mène totalement endogène brutalement manifestations multiples lui et l’ampleur des problèmes qui doiau système, et les autorités dégénérer en suggère insidieusement de vent être arbitrés, cet aveuglement chinoises sont parfaitement secousses dangereuses voies de sorconscient risque de coûter de plus conscientes de leur incapatie : des difficultés éconoen plus cher au pays, au fur et à cité à la combattre sérieu- dévastatrices. miques un peu sévères mesure que les relations sociales sement sans se remettre ou des scandales répétés vont devenir plus denses et plus tenelles-mêmes en cause. pourraient brutalement dégénérer dues, du fait du développement écoen secousses dévastatrices, sous la nomique. Face à ce vide individuel et institupression de tendances autodestructionnel, ressurgit un courant natiotrices ou impérialistes. Les périodes naliste qui ambitionne de redonner DU NIHILISME AU de changement rapide sont aussi des une raison d’espérer à la société chiNATIONALISME périodes de fragilité : toute erreur noise. C’est ainsi qu’a paru, au milieu a vérité n’est pas seulement d’appréciation politique, même des années 90, un ouvrage collectif morte dans les relations sociales, mineure, peut avoir des conséquences au titre provocateur, « La Chine peut elle l’est aussi au plus profond de en chaîne. Les réformes ne doivent dire non », inspiré de l’ouvrage d’ex- L L Sociétal N° 41 e 3 trimestre 2003 29