Migros Magazine No 25 du 20/06/16 Page 41, Région Edition

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40 | MM25, 20.6.2016 | SOCIÉTÉ
Entretien
«Nous réussissons
à faire tout et son
contraire sans
percevoir
d’incohérence»
Le degré d’acceptation des migrants ou la façon de percevoir les campagnes
antitabac: le psychologue Juan Falomir-Pichastor étudie comment
les contextes sociaux et les mécanismes identitaires peuvent déterminer
notre manière d’agir, de penser et de ressentir les choses.
Texte: Laurent Nicolet Photos: Guillaume Megévand
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De quoi parle-t-on?
Professeur à l’Université
de Genève, Juan FalomirPichastor est spécialiste en
psychologie sociale.
Que dit la psychologie sociale sur les degrés
d’acceptation des migrants par les autochtones, un des thèmes que vous avez explorés?
Nous sommes dans une société qui crée une
dissonance ou un conflit chez l’individu. En
Suisse en particulier, il y a d’un côté le choix
de ne pas entrer dans l’Europe et une politique vis-à-vis de l’immigration un peu plus
restrictive que dans d’autres pays. On définit
une identité nationale par le biais d’une préférence nationale. Une identité nationale
qu’on ne veut pas voir ternir par une arrivée
massive d’étrangers. Mais de l’autre côté,
il y a des normes sociales, des normes culturelles et parfois même des discours politiques qui montrent que la Suisse a une tradition de tolérance, d’ouverture et que dans
le cas des réfugiés actuels, on doit être à la
hauteur. Il existe aussi une adhésion à des
valeurs égalitaires, la volonté de ne pas discriminer ou exprimer des préjugés. Nous
étudions comment les gens vont finalement
faire coexister ces deux principes opposés.
Ils finissent toujours par privilégier
un des deux aspects, non?
Pas forcément: nous sommes tellement
flexibles dans notre fonctionnement psychologique que nous réussissons à faire tout et
son contraire sans nécessairement en percevoir l’incohérence. Le mécanisme qui permet le maintien d’une identité de soi positive malgré le fait d’exprimer des préjugés
a été bien étudié. Ces préjugés sont cachés,
parce qu’ils se manifestent de manière
implicite ou dans des contextes tels qu’ils
permettent de garder de soi l’image de
quelqu’un qui n’a pas ces préjugés. Il existe
aussi une stratégie qui permet l’octroi de
crédits moraux et qui pourrait se résumer
par cette phrase: «Moi, de toute façon, je ne
suis pas raciste, mais…» On peut aussi
rejeter la responsabilité sur les autres.
Les attitudes hostiles et restrictives sont
alors justifiées par la manière d’agir de l’autre.
Quels autres facteurs sociaux influencent la
perception des migrants?
Nous avons étudié la variation des préjugés
en fonction de l’expérience de contacts réels
avec les migrants. On a moins de préjugés
lorsqu’on est en contact avec une minorité
ou un groupe d’immigrés. Plus on a d’amis
migrants, moins on a de préjugés. Ainsi,
les cantons qui ont le plus de préjugés envers
les immigrés sont ceux où, paradoxalement,
il y a le moins d’immigrés. Ce n’est donc pas
parce que les relations avec les immigrés
Ses travaux portent sur
la compréhension du comportement individuel dans
un contexte social: appartenances, valeurs sociales
ou culturelles, relations
interpersonnelles ou entre
les groupes. Pour lui, «nous
sommes ce que nous faisons
et nous agissons en accord
avec qui nous sommes.»
Un choix pourtant
très personnel,
comme celui de
donner ses organes
ou pas, s’inscrit
également dans
un contexte
culturel précis.
sont conflictuelles, mais plutôt parce que l’on
se représente symboliquement ces relations
comme conflictuelles. Encore plus important, les gens qui sont le moins en contact
avec les immigrés sont aussi les plus vulnérables aux discours hostiles aux immigrés.
Un autre thème que vous avez abordé
par le biais de la psychologie sociale,
c’est celui de l’acceptation ou non
des interventions militaires…
C’était un projet de recherche conçu suite à
la politique va-t’en-guerre des années Bush.
Il y avait dans la justification de ces interventions une nette catégorisation: «Vous
êtes avec nous ou contre nous.» Une autre
justification consistait à dire que ce sont des
peuples barbares qui ne connaissent pas la
civilisation, donc la démocratie. Dans cette
optique, la démocratie n’est pas seulement
un système politique, des procédures,
un partage des responsabilités, une division
des pouvoirs ou la liberté de s’exprimer
ouvertement. C’est davantage: c’est un idéal.
Le problème c’est que dès que quelque chose
devient un idéal, cela devient aussi une
source de justification pour n’importe quoi.
Dans la mesure où la démocratie devient un
idéal, on peut justifier des guerres en son nom.
Comment cela fonctionne-t-il?
Dans des études menées en Suisse sur
des conflits armés (prétendument véri-
diques, mais en réalité fictifs), on a observé
que, d’une manière générale, la décision
d’attaquer un pays non démocratique prise
par un pays démocratique était plutôt mieux
perçue que le contraire. On a aussi directement posé la question aux participants: dans
quelle mesure soutiendriez-vous une intervention validée par la communauté internationale, en sachant qu’il pourrait y avoir
X milliers de morts? Les résultats ont
montré que le nombre de morts qu’on serait
capable d’accepter varie en fonction de
l’appartenance démocratique ou pas des
victimes. Les actes agressifs des démocratiques vis-à-vis des non-démocratiques sont
considérés comme plus légitimes.
Vous avez étudié les liens entre identité
sexuelle et préjugés. Avec quels résultats?
La masculinité est toujours à cheval entre
une définition traditionnelle – l’homme
viril, agressif, investi dans son travail plutôt
qu’à la maison– et les nouvelles formes de
masculinité qui acquièrent des caractéristiques plus féminines – un homme à l’écoute,
qui s’investit davantage dans l’éducation des
enfants. Malgré cette légère évolution,
la masculinité traditionnelle continue à
influencer énormément la façon dont les
hommes se définissent. Dans notre société,
rien ne vous dit ce qu’est un homme.
Les hommes sont donc un peu obligés de
s’attacher à cette définition traditionnelle.
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Quelles en sont les principales
caractéristiques?
Deux sont assez essentielles: l’antiféminité
et l’hétérosexualité. Etre un homme signifie
encore, pour une bonne part, ne pas être
une femme, ne pas être féminin. Etre suffisamment fort physiquement mais aussi
psychologiquement et émotivement,
avoir de l’autonomie, un statut, du pouvoir.
Cette antiféminité explique la persistance
des rôles de genre, par exemple le faible
nombre de femmes occupant des postes
de cadres ou d’hommes occupant des postes
dits «féminins», malgré l’évolution
de la société vers davantage d’égalité.
Et l’hétérosexualité dont vous parliez?
Un vrai homme doit être hétérosexuel
pratiquement dans toutes les cultures.
Plus les hommes adhèrent à cette définition de la masculinité, plus ils manifestent
des attitudes négatives envers l’homosexualité. De fait, ils veulent se différencier
des homosexuels afin de montrer qu’ils sont
de «vrais» hommes. Mais paradoxalement,
quand on dit à ces hommes que les homosexuels sont biologiquement différents,
argument supposé «gay friendly» (bienveillants à l’égard des homosexuels, ndlr), ils sont
soulagés. Parce que la différenciation nécessaire sur le plan identitaire est accomplie
par la biologie. Ils ont à ce moment-là
des attitudes plus positives envers les
homosexuels. On observe aussi des
mécanismes de différenciation par rapport
au type de loi sur le mariage. Ces hommes
traditionnels s’opposent moins à l’égalité
des droits pour les homosexuels (par
exemple dans les questions d’adoption, des
impôts ou du permis de séjour) si ces droits
sont présentés sous forme d’union civile
plutôt que de mariage. Autrement dit, les
mêmes droits sont beaucoup mieux acceptés
s’ils portent une étiquette différente.
Et les femmes?
L’identité féminine est aussi en transformation, par exemple avec des femmes qui
«violent» l’idéal féminin traditionnel, qui
ont des formations supérieures, des postes
importants et qui sont devenues un peu des
femmes masculines. Sauf que, contrairement à la masculinité, la féminité n’est pas
définie comme antimasculine ni comme hétérosexuelle – l’homosexualité féminine fait
même partie de l’imaginaire érotique. Ainsi,
de manière générale, on ne trouve pas chez
les femmes un regard critique porté sur
les femmes masculines. En revanche, sur
la question du mariage, les femmes aussi
réagissent mieux aux mêmes droits s’ils sont
appelés différemment pour les homosexuels
que pour les hétérosexuels.
Vous avez aussi travaillé sur les réactions
aux campagnes de dons d’organes.
Nous avons fait une révision des facteurs
qui déterminent la motivation et la prédisposition à donner ou à ne pas donner
ses propres organes. Par exemple, le rapport
à notre propre mort. Lorsqu’on demande
à quelqu’un de signer une carte de donneur,
on lui demande de réfléchir à sa mort et
cette réflexion peut avoir des conséquences,
comme de l’angoisse. Il peut y avoir aussi
des réactions de dégoût, associées à l’idée
d’un «charcutage» du corps. Des facteurs
comme la croyance religieuse peuvent
également intervenir. De même que
l’empathie, la solidarité envers autrui.
Savoir également que beaucoup de gens ont
déjà signé peut aussi nous influencer. Enfin,
les législations différentes suivant les pays
peuvent favoriser le don, comme le consentement présumé.
Comment expliquez-vous le manque
de donneurs en Suisse?
Des considérations éthiques et une certaine
retenue limitent chez nous les moyens que
Bio express
1968 Naissance à Castellón de la Plana
(Espagne).
1991 Etudes de psychologie aux
universités de Castellón
et de Valence (Espagne).
1997 Doctorat en psychologie
à l’Université de Valence.
1998 Doctorat européen en psychologie
à l’Université de Valence.
1998 Chercheur à l’Université de Genève.
2003 Maître d’enseignement et recherche
à l’Université de Genève.
2010 Professeur en psychologie sociale
à l’Université de Genève (groupe
de recherche sur l’influence sociale).
l’on peut mobiliser. Par exemple le respect
de la sphère privée: on n’est pas sûr qu’on
ait moralement le droit d’aller convaincre
quelqu’un de donner ses organes. On peut
observer dans d’autres pays des campagnes
plus ouvertes, plus explicites, qui sont plus
à l’aise avec le fait de demander à quelqu’un
de signer une carte de donneur.
Vous vous êtes également intéressé à la
perception des campagnes antitabac…
Au début des années 1990, les campagnes
antitabac se sont musclées, mais avec
des résultats allant à l’encontre des attentes.
Nous avons alors étudié le décalage entre,
d’une part, une prise de position qui se
croit légitimée par le savoir scientifique et,
de l’autre, l’individu qui fonctionne différemment. Même s’il reconnaît aux scientifiques et aux experts des compétences, il ne
se laisse pas convaincre si facilement.
Pourquoi donc?
En essayant de changer des comportements
importants pour l’individu, les experts
activent en général des motivations défensives. Parce que l’expertise est gênante.
Un fumeur sait très bien que fumer n’est
pas bon pour la santé, et la gêne vient du fait
qu’il ne peut pas dire à l’expert qu’il a tort.
A un moment donné, le fumeur est tellement obligé de reconnaître les torts de son
comportement que cela augmente les blocages. On a pu montrer que si les mises en
garde venaient non pas d’experts, mais par
exemple d’une association de quartier,
le message était mieux accepté. Parce que là,
on est dans l’échange, ce n’est pas quelqu’un
qui détient la vérité et le fumeur qui doit
l’accepter sans autre.
Quel rôle jouent dans le cas du fumeur
les mécanismes identitaires?
La dépendance au tabac me définit comme
quelqu’un qui n’est pas maître de soi.
C’est négatif pour mon identité. Je n’aime
pas cette image, et elle peut me motiver à
arrêter de fumer. Surtout dans une société
qui valorise l’autonomie. Néanmoins, cette
image négative me dit aussi que je suis un
vrai fumeur, et elle peut aussi m’amener
à être beaucoup plus susceptible face une
information qui m’attaque directement.
J’aurai des motivations défensives qui
m’amènent à un blocage, par exemple à ne
pas réfléchir à la problématique. J’adopte
alors une stratégie évasive: «J’y réfléchirai
l’année prochaine.» MM
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