Quelles en sont les principales
caractéristiques?
Deux sont assez essentielles: l’antiféminité
et l’hétérosexualité. Etre un homme signie
encore, pour une bonne part, ne pas être
une femme, ne pas être féminin. Etre su-
samment fort physiquement mais aussi
psychologiquement et émotivement,
avoir de l’autonomie, un statut, du pouvoir.
Cette antiféminité explique la persistance
des rôles de genre, par exemple le faible
nombre de femmes occupant des postes
de cadres ou d’hommes occupant des postes
dits «féminins», malgré l’évolution
de la société vers davantage d’égalité.
Et l’hétérosexualité dont vous parliez?
Un vrai homme doit être hétérosexuel
pratiquement dans toutes les cultures.
Plus les hommes adhèrent à cette déni-
tion de la masculinité, plus ils manifestent
des attitudes négatives envers l’homo-
sexualité. De fait, ils veulent se diérencier
des homosexuels an de montrer qu’ils sont
de «vrais» hommes. Mais paradoxalement,
quand on dit à ces hommes que les homo-
sexuels sont biologiquement diérents,
argument supposé «gay friendly» (bienveil-
lants à l’égard des homosexuels, ndlr), ils sont
soulagés.Parce que la diérenciation néces-
saire sur le plan identitaire est accomplie
par la biologie. Ils ont à ce moment-là
des attitudes plus positives envers les
homosexuels. On observe aussi des
mécanismes de diérenciation par rapport
au type de loi sur le mariage. Ces hommes
traditionnels s’opposent moins à l’égalité
des droits pour les homosexuels (par
exemple dans les questions d’adoption, des
impôts ou du permis de séjour) si ces droits
sont présentés sous forme d’union civile
plutôt que de mariage. Autrement dit, les
mêmes droits sont beaucoup mieux acceptés
s’ils portent une étiquette diérente.
Et les femmes?
L’identité féminine est aussi en transforma-
tion, par exemple avec des femmes qui
«violent» l’idéal féminin traditionnel, qui
ont des formations supérieures, des postes
importants et qui sont devenues un peu des
femmes masculines. Sauf que, contraire-
ment à la masculinité, la féminité n’est pas
dénie comme antimasculine ni comme hé-
térosexuelle – l’homosexualité féminine fait
même partie de l’imaginaire érotique. Ainsi,
de manière générale, on ne trouve pas chez
les femmes un regard critique porté sur
les femmes masculines. En revanche, sur
la question du mariage, les femmes aussi
réagissent mieux aux mêmes droits s’ils sont
appelés diéremment pour les homosexuels
que pour les hétérosexuels.
Vous avez aussi travaillé sur les réactions
aux campagnes de dons d’organes.
Nous avons fait une révision des facteurs
qui déterminent la motivation et la prédis-
position à donner ou à ne pas donner
ses propres organes. Par exemple, le rapport
à notre propre mort. Lorsqu’on demande
à quelqu’un de signer une carte de donneur,
on lui demande de rééchir à sa mort et
cette réexion peut avoir des conséquences,
comme de l’angoisse. Il peut y avoir aussi
des réactions de dégoût, associées à l’idée
d’un «charcutage» du corps. Des facteurs
comme la croyance religieuse peuvent
également intervenir. De même que
l’empathie, la solidarité envers autrui.
Savoir également que beaucoup de gens ont
déjà signé peut aussi nous inuencer. Enn,
les législations diérentes suivant les pays
peuvent favoriser le don, comme le consen-
tement présumé.
Comment expliquez-vous le manque
de donneurs en Suisse?
Des considérations éthiques et une certaine
retenue limitent chez nous les moyens que
l’on peut mobiliser. Par exemple le respect
de la sphère privée: on n’est pas sûr qu’on
ait moralement le droit d’aller convaincre
quelqu’un de donner ses organes. On peut
observer dans d’autres pays des campagnes
plus ouvertes, plus explicites, qui sont plus
à l’aise avec le fait de demander à quelqu’un
de signer une carte de donneur.
Vous vous êtes également intéressé à la
perception des campagnes antitabac…
Au début des années 1990, les campagnes
antitabac se sont musclées, mais avec
des résultats allant à l’encontre des attentes.
Nous avons alors étudié le décalage entre,
d’une part, une prise de position qui se
croit légitimée par le savoir scientique et,
de l’autre, l’individu qui fonctionne dié-
remment. Même s’il reconnaît aux scienti-
ques et aux experts des compétences, il ne
se laisse pas convaincre si facilement.
Pourquoi donc?
En essayant de changer des comportements
importants pour l’individu, les experts
activent en général des motivations défen-
sives. Parce que l’expertise est gênante.
Un fumeur sait très bien que fumer n’est
pas bon pour la santé, et la gêne vient du fait
qu’il ne peut pas dire à l’expert qu’il a tort.
A un moment donné, le fumeur est telle-
ment obligé de reconnaître les torts de son
comportement que cela augmente les blo-
cages. On a pu montrer que si les mises en
garde venaient non pas d’experts, mais par
exemple d’une association de quartier,
le message était mieux accepté. Parce que là,
on est dans l’échange, ce n’est pas quelqu’un
qui détient la vérité et le fumeur qui doit
l’accepter sans autre.
Quel rôle jouent dans le cas du fumeur
les mécanismes identitaires?
La dépendance au tabac me dénit comme
quelqu’un qui n’est pas maître de soi.
C’est négatif pour mon identité. Je n’aime
pas cette image, et elle peut me motiver à
arrêter de fumer. Surtout dans une société
qui valorise l’autonomie. Néanmoins, cette
image négative me dit aussi que je suis un
vrai fumeur, et elle peut aussi m’amener
àêtre beaucoup plus susceptible face une
information qui m’attaque directement.
J’aurai des motivations défensives qui
m’amènent à un blocage, par exemple à ne
pas rééchir à la problématique. J’adopte
alors une stratégie évasive: «J’y rééchirai
l’année prochaine.» MM
Bio express
1968 Naissance à Castellón de la Plana
(Espagne).
1991 Etudes de psychologie aux
universités de Castellón
et de Valence (Espagne).
1997 Doctorat en psychologie
à l’Université de Valence.
1998 Doctorat européen en psychologie
à l’Université de Valence.
1998 Chercheur à l’Université de Genève.
2003 Maître d’enseignement et recherche
à l’Université de Genève.
2010 Professeur en psychologie sociale
à l’Université de Genève (groupe
de recherche sur l’inuence sociale).
SOCIÉTÉ |MM25, 20.6.2016|43