MARS 1982.
N
°
8206
L
A CRISE ACTUELLE EST
-
ELLE LA
REPETITION DE CELLE DE
1929
?
par
Robert BOYER
Ce texte dérive de l’exposé initialement présenté dans le cadre du Colloque organisé
par l'A.E.P. sur la gestion de la crise (Montréal, Septembre 1981). Une version plus complète, partie
intégrante d'une convention de recherche CEPREMAP-CORDES, a fait l'objet d'une présentation lors des
journées sabbatiques organisées par l’Université de Paris I sur la notion de régulation (Décembre 1981).
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Depuis le début des années soixante-dix, semblent être rompues les conditions
permettant une forte croissance, un niveau de chômage relativement faible, une inflation persistante mais
modérée. Ainsi s'explique sans doute le fait que la période récente ait connu un regain d'intérêt pour les
recherches sur les crises. À grands traits, ces recherches mettent en œuvre deux types d'approches.
D'un côté, par un retour sur
la théorie générale des crises,
de nombreux économistes
ont cherché
à
montrer la possibilité puis la nécessité des crises dans des sociétés dominées par le mode de
production capitaliste. Même si les préoccupations tenant
à
l'interprétation de la crise actuelle ne sont pas
absentes, la visée est essentiellement théorique et tend
à
s'opposer aux conceptions qui, dans les années
soixante, faisaient de la disparition des crises majeures un argument clé démentant les prédictions marxistes.
De l'autre, les praticiens de l'économie se sont attachés
à
une analyse des
enchaînements conjoncturels
marqués par la succession de récessions puis de reprises, sans retour aux
tendances antérieures, la persistance de l'inflation, la montée du chômage, les difficultés croissantes des
politiques économiques. Pour ce courant d'analyse, la crise se définit essentiellement comme une rupture
des régularités économiques observées dans les années soixante. À l'opposé du précédent, il s'inspire d'une
conception quelque peu « empiriciste » des crises. De ce fait, la richesse des observations statistiques trouve
ses limites dans l'absence de cadre théorique
explicite
autorisant certaines hypothèses ou propositions
générales.
Le présent travail
esquisse
une forme d'articulation entre ces deux approches. De
façon plus précise, il en retient les apports suivants.
Pour une large part, les travaux théoriques ont surtout analysé les aspects les plus
fondamentaux des crises capitalistes et de ce fait souvent insisté sur
les invariants.
Néanmoins, diverses
contributions ont tenté une explication de l'originalité de la crise actuelle,
dans sa forme précise.
La
spécificité de la monnaie, de l’État, des relations internationales ou encore du procès de travail dans les
sociétés contemporaines a ainsi été proposée pour rendre compte des différences avec la crise de 1929.
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Tout le problème est alors de rechercher une articulation entre ces diverses explications. Une telle
entreprise est fort difficile, aussi ne présentera-t-on que l'une des voies d'approches possibles : celle qui met
en œuvre
une analyse en terme de régulation et de régime d'accumulation.
Un
mode de régulation
se définit par l'ensemble des formes institutionnelles qui,
résultat d'une configuration donnée des structures économiques et des rapports sociaux fondamentaux,
parvient
à
garantir une stabilité, toujours partielle et provisoire, du régime d'accumulation en vigueur. Pour
sa part,
un régime d'accumulation
désigne toute forme d'assignation du capital capable d'assurer, pendant
une période prolongée, une adéquation relative entre la dynamique des moyens de production et celle des
moyens de consommation.
Du second courant, on retient l'intérêt – voire la nécessité – d'une confrontation des
hypothèses avancées avec les matériaux empiriques disponibles, qu'ils portent sur les changements dams les
formes institutionnelles ou sur l'évolution de grandeurs macroéconomiques appréhendables
statistiquement. À l’opposé d'un certain empirisme, il ne suffit pas de constater combien le déroulement de
ces deux crises est différent pour en inférer qu'elles sont, d'un point de vue théorique, radicalement
distinctes. Il est en effet nécessaire de recourir
à
une conceptualisation plus élaborée permettant d'analyser
les raisons de la lente évolution au cours du temps
des modes de développement
et donc
des crises cycliques ou
majeures
qui les traversent.
Dans ces conditions, une comparaison terme
à
terme de la crise actuelle et de celle de
1929 fournit sans doute un cadre adéquat
à
la mise en évidence des invariants et des traits originaux qui
marquent chaque "grande" crise. En conséquence, l'exposition fait appel
au déroulement suivant. On se
propose de montrer en premier lieu l'importance des changements intervenus après la seconde guerre
mondiale quant à
l'insertion des salariés
dans les économies capitalistes dominantes (Section 1). Dans le cas
de la France, telle est, semble-t-il, l'une des bases du
mode de développement original
qui se met progressi-
vement en place après 1945 (Section 2). Si pendant un temps les crises cycliques se trouvent atténuées, sont
introduites de
nouvelles potentialités de crises,
se manifestant effectivement à la fin des années 1960 (Section
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3). Cette même hypothèse d'un mode de développement et d'un type de régulation originaux par rapport à
l'entre-deux-guerres rend compte des différences fondamentales qui marquent
l'entrée dans la crise
actuelle
et dans celle de 1930 (Section 4). On peut expliquer de la même façon les divergences qui ressortent d'une
comparaison des
deux périodes
1925-1938, 1969-1980
(Section 5). Force est alors de conclure au
caractère non pas transitoire mais
structurel
de la crise ouverte au début des années 1970 (Section 6). Dans
ces conditions, face au processus largement
ouvert
de sortie des grandes crises, la discussion de quelques-uns
des enjeux de la période actuelle
prend tout son intérêt (Section 7).
1.
L'
IMPORTANCE DU RAPPORT SALARIAL DANS LE MODE DE DEVELOPPEMENT
CONSTITUE APRES
1945.
Des travaux antérieurs
(1)
ont progressivement introduit les diverses notions aboutissant
à l’hypothèse d'un passage, après la seconde guerre mondiale, d'une régulation à dominante concurrentielle à
une régulation de type monopoliste. Ce changement dérive lui-même de la constitution puis de la diffusion
progressive de
formes institutionnelles
originales concernant la totalité de la vie sociale.
Au premier rang de ces dernières se trouve le
rapport salarial,
c'est-à-dire les
conditions d'usage dans la production de la force de travail aussi bien que celles de la reproduction. Cette
notion est fondamentale d'un point de vue théorique puisqu'elle précise la place qu'occupent les producteurs
directs dans le mode de production
capitaliste. D'un point de vue empirique, si l'on étudie l’historique des
formes du rapport salarial en France, il est frappant de constater que ses grandes transformations rythment
les changements du mode de développement lui-même (2).
À ce titre, la période actuelle ne saurait être assimilée à l'entre-deux-guerres. En effet,
à travers un processus complexe, combinant l'orientation des luttes de classes, la forme des alliances
politiques et les caractéristiques de la reproduction économique, s'est dégagée, après 1945,
une forme
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originale du rapport salarial.
Cinq de ces transformations sont particulièrement importantes pour les
présentes analyses :
i)
Entre 1913 et 1979, le taux de salarisation de l’ensemble de l'économie passe de 57,9 à 83,8
%.
C'est là
une première originalité par rapport aux années vingt. Les trente dernières années ont marqué
l'insertion
du salariat
dans la société et plus encore l'économie française. Non seulement le salariat devient la
forme dominante d'exercice de l'activité productive, mais il tend à constituer l'un des supports essentiels
de la reproduction économique. Il participe en effet aussi bien à la production qu'à l'achat des
marchandises qui structurent l'accumulation
et
le mode de vie.
ii)
Parallèlement,
le
bouleversement permanent du procès de production
devient la forme dominante
d'obtention de gains de productivité. La nouveauté par rapport à 1 'entre-deux-guerres tient non à
l'intensité,
de ces gains, mais à
leur stabilité
sur une période de près de 25 ans. Ces gains sont en
moyenne de 4,9
%
de 1949 à 1959 et de 4,8
%
de 1959 à 1973. Or cette caractéristique n'est pas sans
rapport avec les nouvelles modalités de formation du revenu salarial, dans ses deux composantes.
iii)
De fait, les procédures de
formation du salaire direct
qui se constituent progressivement après 1945 ont
pour effet d'induire un retour en cohérence de la dynamique du salaire réel avec celle de la productivité,
à l'opposé du divorce qui avait marqué les années vingt et dans une large
mes
ure avait engendré la crise
de 1929-1930. Alors que la productivité par tête augmentait en moyenne de
5,8
%
de
1920
à
1930,
le
salaire réel hebdomadaire augmentait de
2,2
%.
Entre
1949
et
1959,
l'augmentation du salaire réel
hebdomadaire était de
3.9
% ;
entre
1959
et
1973,
de
4,1
%.
Cependant, le revenu salarial direct ne
constitue que l'un des vecteurs de l'accès du salariat à la « consommation de masse ».
iv)
En effet, la place prépondérante du revenu salarial dans le revenu disponible tient pour une très large
part
à
la
montée du salaire indirect,
c'est-à-dire des transferts liés aux aspects collectifs et sociaux du
mode de vie constitué après la seconde guerre mondiale : c'est par exemple ce qui explique le
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