MARS 1982 - CEPREMAP

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MARS 1982.
N° 8206
LA CRISE ACTUELLE EST-ELLE LA
REPETITION DE CELLE DE 1929 ?
par
Robert BOYER
Ce texte dérive de l’exposé initialement présenté dans le cadre du Colloque organisé
par l'A.E.P. sur la gestion de la crise (Montréal, Septembre 1981). Une version plus complète, partie
intégrante d'une convention de recherche CEPREMAP-CORDES, a fait l'objet d'une présentation lors des
journées sabbatiques organisées par l’Université de Paris I sur la notion de régulation (Décembre 1981).
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Depuis le début des années soixante-dix, semblent être rompues les conditions
permettant une forte croissance, un niveau de chômage relativement faible, une inflation persistante mais
modérée. Ainsi s'explique sans doute le fait que la période récente ait connu un regain d'intérêt pour les
recherches sur les crises. À grands traits, ces recherches mettent en œuvre deux types d'approches.
D'un côté, par un retour sur la théorie générale des crises, de nombreux économistes
ont cherché à montrer la possibilité puis la nécessité des crises dans des sociétés dominées par le mode de
production capitaliste. Même si les préoccupations tenant à l'interprétation de la crise actuelle ne sont pas
absentes, la visée est essentiellement théorique et tend à s'opposer aux conceptions qui, dans les années
soixante, faisaient de la disparition des crises majeures un argument clé démentant les prédictions marxistes.
De l'autre, les praticiens de l'économie se sont attachés à une analyse des
enchaînements conjoncturels marqués par la succession de récessions puis de reprises, sans retour aux
tendances antérieures, la persistance de l'inflation, la montée du chômage, les difficultés croissantes des
politiques économiques. Pour ce courant d'analyse, la crise se définit essentiellement comme une rupture
des régularités économiques observées dans les années soixante. À l'opposé du précédent, il s'inspire d'une
conception quelque peu « empiriciste » des crises. De ce fait, la richesse des observations statistiques trouve
ses limites dans l'absence de cadre théorique explicite autorisant certaines hypothèses ou propositions
générales.
Le présent travail esquisse une forme d'articulation entre ces deux approches. De
façon plus précise, il en retient les apports suivants.
Pour une large part, les travaux théoriques ont surtout analysé les aspects les plus
fondamentaux des crises capitalistes et de ce fait souvent insisté sur les invariants. Néanmoins, diverses
contributions ont tenté une explication de l'originalité de la crise actuelle, dans sa forme précise. La
spécificité de la monnaie, de l’État, des relations internationales ou encore du procès de travail dans les
sociétés contemporaines a ainsi été proposée pour rendre compte des différences avec la crise de 1929.
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Tout le problème est alors de rechercher une articulation entre ces diverses explications. Une telle
entreprise est fort difficile, aussi ne présentera-t-on que l'une des voies d'approches possibles : celle qui met
en œuvre une analyse en terme de régulation et de régime d'accumulation.
Un mode de régulation se définit par l'ensemble des formes institutionnelles qui,
résultat d'une configuration donnée des structures économiques et des rapports sociaux fondamentaux,
parvient à garantir une stabilité, toujours partielle et provisoire, du régime d'accumulation en vigueur. Pour
sa part, un régime d'accumulation désigne toute forme d'assignation du capital capable d'assurer, pendant
une période prolongée, une adéquation relative entre la dynamique des moyens de production et celle des
moyens de consommation.
Du second courant, on retient l'intérêt – voire la nécessité – d'une confrontation des
hypothèses avancées avec les matériaux empiriques disponibles, qu'ils portent sur les changements dams les
formes institutionnelles ou sur l'évolution de grandeurs macroéconomiques appréhendables
statistiquement. À l’opposé d'un certain empirisme, il ne suffit pas de constater combien le déroulement de
ces deux crises est différent pour en inférer qu'elles sont, d'un point de vue théorique, radicalement
distinctes. Il est en effet nécessaire de recourir à une conceptualisation plus élaborée permettant d'analyser
les raisons de la lente évolution au cours du temps des modes de développement et donc des crises cycliques ou
majeures qui les traversent.
Dans ces conditions, une comparaison terme à terme de la crise actuelle et de celle de
1929 fournit sans doute un cadre adéquat à la mise en évidence des invariants et des traits originaux qui
marquent chaque "grande" crise. En conséquence, l'exposition fait appel au déroulement suivant. On se
propose de montrer en premier lieu l'importance des changements intervenus après la seconde guerre
mondiale quant à l'insertion des salariés dans les économies capitalistes dominantes (Section 1). Dans le cas
de la France, telle est, semble-t-il, l'une des bases du mode de développement original qui se met progressivement en place après 1945 (Section 2). Si pendant un temps les crises cycliques se trouvent atténuées, sont
introduites de nouvelles potentialités de crises, se manifestant effectivement à la fin des années 1960 (Section
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3). Cette même hypothèse d'un mode de développement et d'un type de régulation originaux par rapport à
l'entre-deux-guerres rend compte des différences fondamentales qui marquent l'entrée dans la crise actuelle
et dans celle de 1930 (Section 4). On peut expliquer de la même façon les divergences qui ressortent d'une
comparaison des deux périodes 1925-1938, 1969-1980 (Section 5). Force est alors de conclure au
caractère non pas transitoire mais structurel de la crise ouverte au début des années 1970 (Section 6). Dans
ces conditions, face au processus largement ouvert de sortie des grandes crises, la discussion de quelques-uns
des enjeux de la période actuelle prend tout son intérêt (Section 7).
1. L'IMPORTANCE DU RAPPORT SALARIAL DANS LE MODE DE DEVELOPPEMENT
CONSTITUE APRES 1945.
Des travaux antérieurs (1) ont progressivement introduit les diverses notions aboutissant
à l’hypothèse d'un passage, après la seconde guerre mondiale, d'une régulation à dominante concurrentielle à
une régulation de type monopoliste. Ce changement dérive lui-même de la constitution puis de la diffusion
progressive de formes institutionnelles originales concernant la totalité de la vie sociale.
Au premier rang de ces dernières se trouve le rapport salarial, c'est-à-dire les
conditions d'usage dans la production de la force de travail aussi bien que celles de la reproduction. Cette
notion est fondamentale d'un point de vue théorique puisqu'elle précise la place qu'occupent les producteurs
directs dans le mode de production capitaliste. D'un point de vue empirique, si l'on étudie l’historique des
formes du rapport salarial en France, il est frappant de constater que ses grandes transformations rythment
les changements du mode de développement lui-même (2).
À ce titre, la période actuelle ne saurait être assimilée à l'entre-deux-guerres. En effet,
à travers un processus complexe, combinant l'orientation des luttes de classes, la forme des alliances
politiques et les caractéristiques de la reproduction économique, s'est dégagée, après 1945, une forme
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originale du rapport salarial. Cinq de ces transformations sont particulièrement importantes pour les
présentes analyses :
i) Entre 1913 et 1979, le taux de salarisation de l’ensemble de l'économie passe de 57,9 à 83,8 %. C'est là
une première originalité par rapport aux années vingt. Les trente dernières années ont marqué l'insertion
du salariat dans la société et plus encore l'économie française. Non seulement le salariat devient la
forme dominante d'exercice de l'activité productive, mais il tend à constituer l'un des supports essentiels
de la reproduction économique. Il participe en effet aussi bien à la production qu'à l'achat des
marchandises qui structurent l'accumulation et le mode de vie.
ii) Parallèlement, le bouleversement permanent du procès de production devient la forme dominante
d'obtention de gains de productivité. La nouveauté par rapport à 1 'entre-deux-guerres tient non à
l'intensité, de ces gains, mais à leur stabilité sur une période de près de 25 ans. Ces gains sont en
moyenne de 4,9 % de 1949 à 1959 et de 4,8 % de 1959 à 1973. Or cette caractéristique n'est pas sans
rapport avec les nouvelles modalités de formation du revenu salarial, dans ses deux composantes.
iii) De fait, les procédures de formation du salaire direct qui se constituent progressivement après 1945 ont
pour effet d'induire un retour en cohérence de la dynamique du salaire réel avec celle de la productivité,
à l'opposé du divorce qui avait marqué les années vingt et dans une large mesure avait engendré la crise
de 1929-1930. Alors que la productivité par tête augmentait en moyenne de 5,8 % de 1920 à 1930, le
salaire réel hebdomadaire augmentait de 2,2 %. Entre 1949 et 1959, l'augmentation du salaire réel
hebdomadaire était de 3.9 % ; entre 1959 et 1973, de 4,1 %. Cependant, le revenu salarial direct ne
constitue que l'un des vecteurs de l'accès du salariat à la « consommation de masse ».
iv) En effet, la place prépondérante du revenu salarial dans le revenu disponible tient pour une très large
part à la montée du salaire indirect, c'est-à-dire des transferts liés aux aspects collectifs et sociaux du
mode de vie constitué après la seconde guerre mondiale : c'est par exemple ce qui explique le
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doublement de 1913 à 1979 de la contribution du revenu salarial au revenu disponible des ménages,qui
passe ainsi de 39,4 % à 78,8 % .
v) Enfin, la garantie théorique d'un doit à l'emploi après 1945, associée à une notable atténuation de
l'ampleur des récessions, conduit à une plus grande stabilité de l'emploi. Il est par exemple significatif
que la vitesse d'ajustement de ce dernier ait notablement diminué dans les années soixante-dix par
rapport aux années trente : selon le chiffrement déjà présenté par des travaux antérieurs (R. BOYER, J.
MISTRAL (1978) p. 188), cette vitesse serait passée d'environ 0,70 à 0,2.
Ces trois dernières caractéristiques ont pour conséquence d'introduire une relative
régularité de la croissance du revenu salarial et plus encore de garantir une certaine cohérence, entre la
dynamique de la production et celle de la demande globale. En ce sens, le mode de développement après
1945 n'est en rien la reproduction de celui à l'œuvre après 1919. Tous les indicateurs antérieurement cités
convergent vers une conclusion centrale : on serait passé d'une accumulation intensive sans consommation
de masse, à une accumulation intensive centrée sur la consommation de masse.
2. DEUX DIFFERENCES FONDAMENTALES PAR RAPPORT A L'ENTRE-DEUX-GUERRES.
Les travaux de H. BERTRAND pour la période contemporaine (1978), (1979),
(1980), puis leur extension par le GRESP à l'entre-deux-guerres (1981), confirment, en la précisant et
l'enrichissant, la conclusion précédente. La crise ouverte en 1973 survient dans le cadre d'un régime
d'accumulation marqué par deux changements essentiels par rapport aux années trente.
2.1. La période contemporaine : une forme originale d’articulation
entre sections productives
− Lors des années vingt la forte croissance de l'économie repose sur un boom de l'accumulation portant de
façon privilégiée sur la section des moyens de production. Quant à la croissance de l'emploi, elle est dans
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sa quasi-totalité dépendante du succès de l 'accumulation puisqu'elle est uniquement le fait de la
section 1.
La crise de 1929 apparaît donc en France comme une crise de suraccumulation dans la section 1, ce qui
explique que de 1929 à 1938 la chute de l'accumulation, différentiellement plus marquée dans la section
1, impose le retour à une relative cohérence de la dynamique des deux sections mais au prix d'une
contraction cumulative de la production et de l'emploi.
− À l’opposé à part i r de l a fin des années cinquante, l'accumulation se porte simultanément sur les deux
sections, signe d'une forme nouvelle d'articulation entre les conditions de production – tout particulièrement dans la section 2, initialement « retardataire » par rapport aux normes américaines – et les
conditions de vie des salariés.
Sous-jacente à ce processus, s'opère une transformation des conditions de production dans la section 2,
trouvant sa contrepartie – tout au moins approximativement – dans l'évolution du revenu salarial réel,
déterminant essentiel de la consommation privée au cours de cette période.
Tout comme précédemment dans la période de croissance, la totalité des créations
d'emploi provient de la section des moyens de production, conformément à ce qui semble être une tendance
de très longue période des économies capitalistes. Aussi le déclenchement de la crise, résultat du blocage de
la dynamique antérieure de l'accumulation, est-il logiquement associé à une contraction de la production des
moyens de production, donc de l'emploi dans cette section et par conséquent, du fait de son rôle moteur, de
l'emploi global. De ce fait, dans la crise actuelle – tout comme de 1930 à 1938 – la montée du chômage ne
dérive pas de désajustements conjoncturels, mais bien de l'armée aux limites d'un régime d'accumulation, luimême conséquence d'un ensemble de formes structurelles ou institutionnelles originales.
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2.2. Une seconde différence avec les années trente : une internationalisation de la production
beaucoup plus marquée.
Telle est en effet la conclusion à laquelle aboutissent H. BERTRAND et le GRESP,
lorsqu'ils distinguent, non plus deux, mais trois sections : des moyens de production, des moyens de
consommation et section exportatrice :
− De 1913 à 1929 la section exportatrice n'exerce d'influence prépondérante ni sur la croissance de la
valeur ajoutée ni sur l'emploi, même si l'accumulation tend à s'y diriger de façon légèrement
préférentielle. L'internationalisation est loin d'être négligeable en ce qui concerne les mouvements
monétaires et financiers. Elle joue certes un rôle significatif aussi quant à l'échange des marchandises ;
mais il semble que soit exceptionnelle la division internationale d’un même procès de production. Plus
encore, la décennie qui précède a crise ne repose pas sur une insertion accrue de l'économie française sur
le marché mondial. Cependant, une fois la crise déclenchée, le marché mondial s'effondre encore plus
vite que le marché intérieur, ce qui explique après 1929 la contraction très rapide de l'emploi dans la
section exportatrice, ce qui a son tour déclenche de multiples pressions en faveur du protectionnisme.
− Après la seconde guerre mondiale, une fois achevée la période de reconstruction, les trois sections tendent
à progresser de façon sensiblement homothétique, même si la croissance de l'emploi dérive de façon
exclusive de la section 1. Par contre à partir de la fin des années soixante, tout se passe comme si la
logique du développement technologique et économique antérieur poussait à une internationalisation
croissante des échanges et de la production afin de garantir l'obtention de rendements d'échelle sur un
espace beaucoup plus large que les seuls marchés nationaux, devenus trop étroits. Par ailleurs, les
possibilités de segmentation de certains processus productifs, associées à l'essor de nouvelles zones
géographiques dans lesquelles les salaires sont inférieurs, initient un mouvement de délocalisation du
capital hors du territoire français (J. LAFONT, D. LEBORGNE, A. LIPIETZ (1980)). Ce double
mouvement d'extraversion du système productif se traduit notamment dans la croissance sans précédent
de la section exportatrice, l'accumulation et donc l'emploi reposant de façon privilégiée sur le
dynamisme des exportations.
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De ce fait, l'économie française s'avère encore plus insérée dans les relations
internationales qu'elle ne l'était dans l'entre-deux-guerres : la poursuite d'un fort dynamisme du commerce
international et la cohérence du système monétaire et financier constituent alors deux des conditions au
maintien du mode de développement. Plus encore, l'interdépendance, voire la dépendance vis-à-vis du
marché mondial, se trouve inscrite dans la structure du système productif.
Dès lors, au-delà des apparences, la croissance des années soixante ne saurait être
analysée comme la répétition de celle des années vingt. D'une part, le régime d'accumulation à l'œuvre dans
les principales économies dominantes est fondamentalement différent. D'autre part, le principe même de
cohérence de l'économie internationale implique une articulation originale entre économies dominantes, et
économies dominées.
Cette caractérisation n'est pas sans conséquence sur l'interprétation de la crise actuelle.
3. DES POTENTIALITES NOUVELLES DE CRISE…..À LEUR MANIFESTATION
EFFECTIVE.
Compte tenu des analyses qui précèdent, le mode croissance de l'après seconde guerre
est potentiellement soumis à deux grandes sources de déstabilisation :
− Soit il peut buter sur les limites à l'approfondissement de la division sociale et technique du travail,
hypothéquant la poursuite des gains de productivité élevés, base sur laquelle repose la stabilité du mode
de croissance due en particulier à la complémentarité salaire-profit d'une part, consommation et
investissement de l'autre.
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− Soit la perte de cohérence des relations internationales induit ou précipite la crise latente au sein de
chacune des économies nationales, soumise à un approfondissement de plus en plus difficile et coûteux
de la logique du fordisme.
Si l'on passe d'une analyse théorique à l'étude des enchaînements à l'œuvre depuis le
milieu des années soixante, ces deux potentialités de crise jouent successivement. La première s'observe aux
États-Unis dans le milieu des années soixante puisque s'y manifeste un problème majeur de productivité
industrielle, que ces difficultés naissent du caractère de plus en plus coûteux du développement des forces
productives ou des luttes des travailleurs, explicites ou implicites (montée de l'absentéisme, et de la rotation
de la main-d'œuvre). La seconde rend compte de l'extension de la crise à des pays qui jusqu'alors avaient
manifesté un dynamisme plus grand que les États-Unis qu'il s'agisse du Japon, de la R.F.A. ou plus
généralement des autres pays européens tels la France.
De fait, les indicateurs statistiques disponibles confirment cette interprétation générale
quant aux différences d'origine des deux crises.
i
11
Après 1955, la dynamique du taux de profit enregistre bien en France les changements
associés au passage à l'accumulation intensive centrée sur la consommation de masse. Si la crise de 1929
était marquée par l'incompatibilité entre un taux de profit – trop haut – et des perspectives de réalisation –
insuffisantes du fait même du niveau du taux de profit – la dynamique à l'œuvre après 1945 se manifeste au
contraire par une très grande régularité de la croissance et du profit qui conserve jusqu'en 1973 un niveau
élevé. (A. BIROTTI, D. JOURNET, F. SERMIER (1976)).
Cependant, à l'échelle internationale, le problème de la valorisation du capital se
manifeste comme question centrale au Royaume-Uni, en Allemagne et au Canada dès le milieu des années
cinquante, aux États-Unis après 1967 (T.P. HILL (1979)). Compte tenu de la place centrale occupée par
l'économie américaine, on comprend assez bien la diffusion de cette crise latente à l'ensemble des autres
économies dominantes, à travers l'exportation de capital américain, le développement des marchés
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financiers internationaux (en particulier celui des eurodollars) et plus encore l'interdépendance croissante
des systèmes productifs nationaux, et leur dépendance vis-à-vis de matières primaires et d'énergie à bon
marché.
En résumé, on ne saurait assimiler la crise actuelle à la simple répétition des années
trente : l'ensemble des formes sociales constituées après 1945 et qui ont précisément permis de sortir de la
stagnation de d'entre-deux-guerres ont donné naissance à un nouveau mode de développement, lui-même
supporté par une régulation originale s'affranchissant des principes concurrentiels qui étaient encore à
l'œuvre à la fin du XIXème siècle et à la fin des années trente. C'est l'ensemble de ces formes
institutionnelles, d'un régime d'accumulation intensive centrée sur la consommation de masse et d'une
régulation dite « monopoliste » qui entre en crise au début des années soixante-dix.
Ce changement dans la régulation se manifeste dans les enchaînements conjoncturels
tout comme dans les évolutions de moyenne période.
4. L'ENTREE DANS LA CRISE : DEFLATION ET DEPRESSION CUMULATIVE APRES 1930,
INFLATION ET REPRISE PARTIELLE APRES 1974.
Apparemment les années 1930-1931 d'une part, 1974 III - 1975 III de l'autre font
apparaître une étonnante similitude quant à la contraction de la production industrielle et de la P.I.B. (environ
- 11 % pour la première, - 4 % pour la seconde). De la même façon l'investissement se contracte
massivement bien qu'à un rythme moindre en 1975 ( - 7 % contre - 15 %). De fait, au-delà de ces
similitudes on enregistre deux différences fondamentales (R. BOYER, J. MISTRAL (1978), p. 251).
− Après la chute de la production pendant quatre trimestres, le mouvement se renverse au milieu de l'année
1925 alors que la dépression ne cesse de s'approfondir jusqu'à 1932.
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− Au cours des deux années sous revue, une différence fondamentale tient à l'opposition entre une
déflation qui va s'approfondissant (respectivement - 2.8 % et - 7.5 % de chute des prix à la
consommation en 1931 puis 1932) et la poursuite de l'inflation à un rythme élevé peu affecté par
l'ampleur de la récession (10,9 % et 9,6 % p r an en 1975 et 1976).
4.1 Les politiques de stabilisation : ne pas en surestimer l’impact.
Si l'on devait suivre une interprétation courante il faudrait attribuer une telle
différence à la promptitude et l'ampleur des politiques économiques contracycliques, politiques dont on connaît
l'ampleur en France. En fait, un examen statistique dément cette intuition, fût-elle séduisante. En effet il est
vrai qu'ex ante les gouvernements de l 'entre-deux-guerres cherchent un excédent budgétaire, alors qu'en
1975 le gouvernement accepte un déficit importa t, d'autant plus facilement qu'il est supposé se résorber
automatique ment sous l'effet de la reprise. Néanmoins ex post, du fait de l'inertie des compromis
institutionnalisés qui sont à la base des dépenses publiques et de la fiscalité (3), l'ampleur relative du solde
d'exécution de la loi de finance s'avère très proche dans les années 1930 à 1932 et de 1974 à 1976.
De la même façon se trouve démentie l'interprétation monétariste traditionnelle de la
crise des années trente comme conséquence d'une gestion monétaire inadéquate, comme l'ont proposée M.
FRIEDMAN et A. SCHWARTZ (1963) pour les États-Unis, hypothèse que s'est attaché à infirmer P.
TEMIN (1976). Dans le cas de la France, le lien entre politique monétaire et spéculation financière d'être
évident : les émissions en bourse enregistrent une croissance explosive de 1926 à 1930, sans que ni le crédit
aux entreprises ni le refinancement de la Banque de France ne suivent un mouvement analogue. Il ne fait
cependant pas de doute que la spéculation retarde le déclenchement de la crise ... sans en être l'origine qui se
trouve dans le blocage de l'accumulation dont les premiers signes interviennent, semble-t-il, dès 1926.
v)
Un dernier argument tend encore à relativiser l'attribution des différences entre les deux
crises à la conduite des politiques monétaires. En fait, l'évolution de la masse monétaire réelle s'avère
étonnamment proche de 1930 à 1932 et de 1974 III à 1976 III, même s'il est vrai que la masse monétaire
appréciée en termes nominaux continue à croître à un rythme très élevé dans les années 1970, alors qu'elle
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s'était quasiment stabilisée après 1931. Un monétariste serait cependant tenté d'interpréter l'inflation et non
plus la récession, comme la conséquence du « laxisme » actuel de la Banque de France. Le différentiel
d'inflation entre les deux crises pourrait être ainsi attribué quasi exclusivement à deux évolutions très
contrastées de la masse monétaire. Dans le cadre de la problématique développée ici, on est tenté, à
l'opposé, d'attribuer cette différence à l'effet du passage d'une régulation concurrentielle à une régulation
monopoliste. Si dans la première, le crédit se déduit bien de la base monétaire par le jeu d'un multiplicateur
relativement stable sur moyenne période, dans la seconde c'est la création de monnaie banque centrale qui
répond au besoin de refinancement engendré par une demande de crédit, elle-même conditionnée par
l'évolution économique d'ensemble. Dès lors, le rythme élevé de croissance des moyens de paiement en
1975 serait la conséquence de stratégies d'endettement des firmes des ménages compte tenu d'anticipations
d'un prolongement des rythmes d'inflation antérieurs. De fait cette même interprétation qui rend compte
de la poursuite de l'inflation, peut aussi expliquer la seconde particularité de l’entrée dans la crise actuelle.
w)
En effet, si la récession s'arrête au bout de quatre trimestres, c'est pour l'essentiel du
fait de la poursuite d'une forte croissance de la consommation des ménages (+ 4.2 % par an) alors qu'au
contraire elle avait chuté de 1930 à 1931 (- 5,1 %). Ainsi s'explique qu'après une première année de
réduction de l'investissement, ce d se remette à croître légèrement, du fait des pressions qu'exerce la mande
finale sur les capacités de production d'abord dans le secteur des moyens de consommation et par
extension dans celui des moyens production. Enfin, la reprise de la croissance des exportations au milieu de
l'année 1975 s'oppose à l'effondrement qui survient de 1931 à 1932, lui-même conséquence de la montée
du protectionnisme et de dislocation des relations internationales qui marquent les années trente.
4.2. Derrière le déroulement contrasté des deux crises : un changement dans la forme
du rapport salarial ?
Compte tenu du rôle contracyclique fondamental exercé par la consommation il faut
donc rechercher dans les déterminants de cette dernière l'origine des différences observées.
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De façon assez surprenante, ce n'est pas la dynamique du salaire réel qui distingue les deux
périodes : dans l’un et l’autre cas, le salaire réel progresse à un rythme compris entre 5 et 6 % par an. En fait la
contraction du pouvoir d'achat de la masse salarial dans les années trente provient d’une chute de l'emploi beaucoup
plus importante que la progression du salaire réel. À l’opposé, en 1974 et 1975, la poursuite de la croissance de
l'emploi, en dépit du ralentissement de la production, est 1 'origine directe de la fermeté du revenu salarial réel et
donc de la consommation.
Il est donc ainsi clair que c’est la spécificité du rapport salarial monopoliste qui est au cœur
du caractère atypique de la récession de 1974-1975 et tout particulièrement de la non-reproduction de l’épisode
catastrophique que furent les années 1930 à 1932. D’un point de vue empirique, c’est moins la formation du salaire
qui est en question que les déterminants de l'emploi en ce qu'ils conditionnent un attachement des salariés
aux firmes beaucoup plus durable que lors des années trente et plus encore du XIXème siècle.
En définitive l’originalité de la récession de 1974-1975 dérive directement des
caractéristiques d'une régulation et d'un régime d'accumulation tous deux sans précédent. Le
même cadre d'anal se, qui avait servi pour rendre compte de la croissance exceptionnelle postérieure à la seconde
guerre mondiale, permet ainsi d'interpréter ce qui est souvent considéré comme un paradoxe : l'accentuation en
1974-1975 des phénomènes stagflationnistes qui n'avaient cessé de marquer les années soixante.
On converge vers une conclusion analogue si l'on s'intéresse maintenant aux tendances de
moyenne période de 1969 à 1980 et non lus seulement à l'entrée en crise.
5. UNE CRISE MOINS BRUTALE, MAIS UNE EGALE ABSENCE DE SORTIE ENDOGENE.
À la récupération rapide de la production en 1976, puis a reprise partielle de la
croissance, s’opposent les enchaînements récessionnistes des années 1930 à 1935. Cette différence
essentielle, est la conséquence assez directe du caractère structurellement moins déséquilibré d'un régime
d'accumulation intensive avec (et non plus sans) consommation de masse. À cet égard les données
concernant l'investissement sont significatives. La crise de 1929 apparaît à nouveau cornme résultant d'une
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évolution divergente de l'accumulation dans les deux sections puisqu'à une croissance très rapide de la
formation de capital (+ 9 % en taux annuel moyen de 1925 à 1930) succède une contraction cumulative à
un rythme considérable ( - 6.9 % en moyenne de 1930 à 1936). À l’opposé, la formation de capital varie au
même rythme que la production industrielle et la P.I.B. de 1969 à 1974, caractéristique qui illustre bien la
propriété de relative stabilité du régime d'accumulation. Les chiffres sont en effet, au taux annuel, respectivement de 5.2 %, 5.3 % et 5.4 %.
Or cette divergence entre 1925-1936 et 1965-1980 renvoie elle-même à celle de la
consommation. À ce titre, le contraste entre l'effondrement de la consommation dans les. années trente (son
taux annuel de variation passe de 2.3 % à - 3.8 % après 1930) et la très légère décélération après 1974 (de
+ 4.9 % à + 3.6 % par an) est frappante et montre clairement les conséquences du passage d'une
régulation concurrentielle (entre-deux-guerres) à une régulation de type monopoliste (période
contemporaine).
5.1 La régulation monopoliste contemporaine atténue l’ampleur de la crise…
En effet, la poursuite de la croissance du revenu salarial réel soutient celle de la
consommation et donc le ralentissement de la formation de capital. Si après 1930 le salaire réel s'accélère – il
passe de + 1.1 % de 1925 à 1930 à 4.7 % de 1930 à 1936 – il décélère au contraire après 1974, de
5.3 % à 3.2 % par an. De plus la progression du salaire réel dans la crise est assurée au travers de deux
mécanismes distincts : une baisse des prix à la consommation et une stabilité du salaire dans les années trente,
une croissance du salaire nominal plus rapide que celle du coût de la vie dans la péri actuelle.
x)
Cette constatation renvoie au nouveau mode de formation des salaires constitué après la
seconde guerre mondiale. À la grande stabilité des tendances du salaire nominal dans la période contemporaine s’oppose sa nette sensibilité aux mouvements de l’emploi dans l’entre-deux-guerres (R. BOYER
(1981)). En outre une moindre contraction de l’emploi accentue cette quasi-déconnexion entre la
dynamique du salaire nominal et les pulsations de l’activité et du chômage. Dès lors le rapport salarial
contemporain a une double conséquence : de soutien de la croissance par la consommation, d'impulsion d'une
16
croissance des coûts salariaux par unité produite. Or une comparaison conduit à deux enseignements
principaux.
- De 1973 à 1980, le coût salarial par unité produite, apprécié en termes nominaux, tend à croître plus
vite en période de récession qu'en période de reprise. Compte tenu de la régularité du salaire nominal, ceci
correspond au fait qu’à court terme la productivité varie positivement avec la production.
- De 1930 à 1938, le coût salarial par unité produite croît plus vite en période de relance conjoncturelle
que de récession. D’une part le salaire nominal varie avec l'activité, d’autre part on n’observe pas de liaison
aussi stricte entre croissance et productivité. Cette différence fondamentale résulte donc aussi bien du
passage à une régulation monopoliste du salaire que du type d'organisation de la production, des choix
technologiques, comme des relations sociales du travail, autant de caractéristiques qui renvoient au rapport
salarial progressivement constitué après 1945.
À leur tour ces caractéristiques ne sont pas sans effet sur la formation des prix. Or c'est
de l'évolution comparée des prix des salaires et de la productivité que dépend traditionnellement la sortie, en
quelque sorte automatique des crises cycliques. On se propose de montrer que cette propriété de
rééquilibrage spontané, qui trouve démentie de 1930 à 1938, l'est plus encore de 1974 à 1980.
5.2 …..Mais le jeu de la régulation monopoliste ne permet pas une restauration des bases
de l'accumulation.
La crise actuelle trouve son origine dans le divorce entre un niveau du taux de profit
trop bas et la poursuite d'une croissance des débouchés de moyens de consommation, impulsée par le
rapport salarial, dans un premier temps, tout au moins. Dans un second temps en effet, le blocage de
l'accumulation a pour conséquence de réduire le dynamisme de la consommation, crise liée à l'insuffisance
de la rentabilité et récession dérivant de la contraction de la demande effective cumulant leurs effets. Tout le
problème est alors celui du relèvement du taux de profit.
17
Or les années 1974 à 1978 sont marquées, au contraire, par un déplacement du partage
du revenu en faveur des salariés, ce qui a pour effet de peser sur la formation de capital. Les mécanismes à
l'œuvre, s'ils prolongent un temps la dynamique antérieure, n'ont donc pas la propriété d'en restaurer les
conditions de base.
De façon certes très schématique, l'évolution comparée des prix et du coût salarial
donne une image suggestive de cette non sortie de crise. Alors que dès 1930 se crée un différentiel plutôt
favorable à un retour en cohérence de l'accumulation, dans la crise actuelle ce rééquîlibrage – d’ailleurs de
sens opposé – n'intervient qu'en 1979. Mais ce mouvement engendre une nouvelle série de contradictions.
En effet, loin de restaurer les bases d'une croissance durable puisque le ralentissement
du salaire réel induit en 1980 une décélération notable de la consommation, mouvement qu'aggravent encore
l'enchérissement du pétrole, la montée du dollar et la récession mondiale qui en découle. Or dans le mode
d'accumulation qui prévaut, ceci déclenche un ralentissement de la production des moyens de consommation, puis de production. En conséquence, les profits, loin de se restaurer, se détériorent à nouveau à l'occasion
de la récession de 1980 (Comptes de la Nation 1980, Tome 1, p. 59, INSEE (1981)).
Le report sur le marché mondial pourrait compenser cette évolution défavorable de la
production. Or cela s'avère d'autant plus difficile que la quasi-totalité des économies dominantes adoptent
cette même stratégie.
Mais cette contradiction n'est pas la seule. Si l'on tente de prolonger les « compromis
institutionnalisés » antérieurs, la conséquence en est une tentative de dépassement des incompatibilités
macroéconomiques par une accélération de l'inflation ;…. mouvement qui rencontre lui-même deux limites.
D'une part, une telle évolution conduit à renforcer les pressions en faveur d'une indexation – explicite ou
implicite – sur ce qui à son tour, loin de stabiliser l'inflation, l'aiguise. D'autre part, compte tenu de
l'internationalisation des échanges et de la production, le rythme d'inflation de chaque économie nationale
doit être compatible avec sa place dans la division internationale du travail, d'où une limite au processus de
consolidation, par l'inflation, des compromis antérieurs. De plus, à moyen long terme, la non restauration des
18
profits n'est pas sans conséquence quant à l'exportation ce capital et la délocalisation vers des formations
sociales garantissant des taux de profit supérieurs à celui économies dominantes "vieillissantes".
y)
Il est clair que la complexité de ce réseau de contradictions marque l'arrivée aux limites
du mode de développement lui-même et non pas un "dérèglement passager". C'est ce thème que l'on
propose d'expliciter plus complètement.
6. 1974-1980 LE DÉBUT D'UNE GRANDE CRISE CAPITALISTE.
Même si les théories sont nombreuses et ont fourni une grande variété d'explications
concernant l'origine et le déroulement des crises, de façon explicite ou implicite, une interprétation tend à
s'imposer comme dominante. Qu'elles qu'en soient les causes (suraccumulation liée à la montée de la
composition technique ou à une croissance « disproportionnée », conséquence de la spéculation financière….) les crises trouvent leur origine dans une baisse du profit qui, contractant l'accumulation, déclenche
une chute de la production, donc de l'emploi. La reprise intervient lorsque les faillites industrielles et
bancaires et le chômage induisent un relèvement du profit suffisant pour enclencher une nouvelle phase
d'expansion, initiée par la restauration des bases de l'accumulation (abondance des réserves d main-d'œuvre,
salaires bas, possibilité de crédit... donc haut niveau du taux de profit).
En fait, cette conception repose sur une double hypothèse :
i)
Toutes les crises sont finalement identiques quant à leurs caractéristiques fondamentales, les
spécificités historiques de leur déroulement n'étant que secondaires.
ii)
Toutes les crises sont des crises cycliques (ou « petites » crises, c’est-à-dire qu'elles trouvent leur issue
dans le jeu même de la régulation qui prévaut à l'époque et dans la société considérées.
Il ressort de la comparaison des années trente et soixante-dix que la première hypothèse
est pour le moins discutable, à moins que l'on se place à un niveau d'abstraction tel que, par définition, toutes
19
les crises soient le reflet d'un même ensemble de contradictions générales (celles du mode de production
capitaliste). De fait, on a pu montrer que la société avait « les crises de sa structure » et qu'effectivement
depuis le XVIIIème siècle, ces dernières avaient connu des changements qualitatifs importants (4).
L'hypothèse d'une sortie endogène de toutes les crises peut-elle aussi être contestée?
1929 est là pour montrer que tel ne fut pas le cas, puisque le jeu de la régulation concurrentielle s'est alors
avéré incapable d'assurer une reprise endogène de l'accumulation et donc de la croissance. Telle est, à un
premier niveau, la définition d'une "grande" crise. En fait, une analyse plus précise conduit à proposer une
définition plus générale et à distinguer deux notions :
− Par hypothèse une crise cyclique correspond à un épisode de chut de la production, d'effondrement de
l'accumulation, de faillites industrielles et bancaires selon un mouvement assurant la reconstitution quasiautomatique des bases d'une reprise de la croissance à formes institutionnelles globalement inchangées.
− À l’opposé, une crise structurelle ou grande crise, désigne un épisode au cours duquel la dynamique de
la reproduction économique entre en contradiction avec les formes sociales et institutionnelles sur la base
desquelles elle opère.
Or il est clair que la période actuelle désigne bien un épisode du second type.
En effet, l'incompatibilité entre maintien strict des formes institutionnelles et les
conséquences de la régulation monopoliste est manifeste après 1976-1977.
Ainsi note-t-on par exemple un « té1escopage » entre le vote de lois renforçant la
protection des salariés et la recherche par les firmes de formes d'emploi s'affranchissant au maximum de
toute contrainte statutaire. Ce passage de politiques salariales codifiant, dans les années soixante, la
participation des salariés au progrès économique général, aux politiques visant à garantir au mieux une
stabilité du revenu salarial est par ailleurs significative du changement intervenu quant aux buts bien différents
assignés à la forme du rapport salarial, supposée même inchangée (5).
20
De même, l'orientation des politiques économiques à partir de 1976 est un bon indice
des tensions qui sont à l'œuvre dans l'État, elles-mêmes liées au blocage du mode de développement
antérieur.
Quant au système des relations internationales, il donne de façon très explicite l’image
d'un divorce entre les formes d'organisation constituées après 1945 et des évolutions économiques et
financières, fortement divergentes, que ces formes ne parviennent plus à rendre tant soit peu cohérentes.
On pourrait multiplier les exemples d'un tel divorce entre évolution des formes
institutionnelles et dynamique économique.
Une conséquence de cette conception est de faire des crises cycliques un phénomène
« déterministe », mais des grandes crises un processus largement ouvert, car dépendant de l'issue des luttes
politiques, nées de 1’impossibi1ité de prolonger les formes antérieures de la reproduction économique et
sociale.
7. A PROPOS DE QUELQUES ENJEUX DE LA CRISE ACTUELLE.
Aussi, et c'est un troisième indice de grande crise, voit-on apparaître une série de
programmes politiques dont l'enjeu – explicite ou implicite – n’est autre que la constitution d'un ensemble de
formes institutionnelles nouvelles susceptibles, à terme, d’assurer le retour à un minimum de cohérence entre
la reproduction économique et ses bases sociales.
7.1 Des limites de l’orthodoxie keynésienne au regain des thèses libérales
Explorer ce thème nécessiterait des développements complets que l'on se bornera à
esquisser. À cet égard, « la crise du keynésianisme » est plus que la conséquence de changements politiques,
elle dérive aussi des limites tout à fait réelles rencontrées par la poursuite des politiques économiques qui
21
avaient connu le succès que l'on sait dans les années soixante. La montée des problèmes de rentabilité, a
restructuration et perte de cohérence des systèmes productifs nationaux, plus généralement les difficultés
d'adaptation aux nouvelles conditions technologiques et. économiques créées par la crise introduisent autant
de limites aux principes d'un keynésianisme simplifié qui se bornerait à agir sur le niveau de la demande
effective. Il est significatif que les politiques social-démocrates de gestion de la crise rencontrent une série
d'obstacles économiques puis politiques (Norvège, Suède) conduisant à un notable renversement des
priorités antérieures.
Derrière le mot d'ordre des politiques monétaristes et plus généralement de
restauration de mécanismes concurrentiels, sont à l'œuvre diverses tentatives de destruction puis
recomposition de formes sociales devenues inadéquates à une reprise de la croissance.
En France, l'imposition d'objectifs de croissance de la masse monétaire introduit ainsi
une inflexion significative dans les moyens antérieurs de contrôle du crédit, même si derrière cette
intervention très globale, subsistent de très nombreuses mesures sélectives d'aide à la formation de capital, à
l'exportation ou à l'équipement de secteurs particuliers (agriculture, logement... ).
Quant au rapport salarial, les stratégies des firmes et de l'État tendent d'une part à
changer le contenu précis des conventions collectives antérieures (suppression des clauses concernant la
productivité), d'autre part au développement de formes d'emploi s'affranchissant·du système légal de
couverture antérieurement constitué (travail à temps partiel, 'intérim, emploi de travailleurs émigrés…. ).
La politique budgétaire et fiscale connaît de même une orientation restrictive puisque
jusqu’en 1980 est recherchée une réduction du déficit public, le gonflement des dépenses liées à la
persistance de la crise étant financé par un relèvement de la fiscalité et des cotisations sociales.
22
7.2
Vers l’échec des politiques libérales
Certes les politiques d'inspiration libérale menées en France de septembre 1976 au
début de l'année 1981 n'ont pas eu la vigueur, voire le caractère primaire, que revêtent celles à l'œuvre en
Angleterre et plus récemment aux États-Unis. Néanmoins on a pu mesurer les effets destructeurs qu'elles
avaient eus. D'un strict point de vue économique, l'austérité salariale détruit le moteur même de la croissance
antérieure sans lui trouver de substitut, compte tenu de la difficulté qu'un pays rencontre, en période de crise
mondiale, à infléchir, en l 'améliorant sa place dans la division internationale du travail. Les effets sociaux de
ces politiques ne sont pas moins redoutables puisqu'on enregistre la déstabilisation des groupes et classes
sociales que le processus de croissance avait engendrée depuis le milieu des années cinquante (développement du chômage et de la précarisation dans le noyau dur du monde ouvrier, remise en cause de la
position privilégiée des nouvelles classes moyennes, qu'elles appartiennent au secteur étatique ou privé…).
Il est donc fondamental de rappeler, même si ce danger semble pour l'instant écarté en
France, le caractère éminemment périlleux des stratégies libérales de sortie « vers le bas » de la crise. Toutes
les analyses menées en terme de régulation convergent vers la conclusion que le retour à une régulation
nettement plus concurrentielle, loin de résoudre la crise, l'exacerberait plutôt.
7.3 Quelle alternative ?
L'échec prévisible des expériences THATCHER et REAGAN rend d'autant plus
nécessaire la recherche d'une alternative, c'est-à-dire d’une sortie « vers le haut » maintenant les potentialités
ouvertes par les formes institutionnelles générales constituées après la seconde guerre mondiale, tout en
redéfinissant leur contenu exact et plus encore leur articulation. Il est plus que probable que la sortie de la crise
ne pourra être assurée que moyennant une nouvelle configuration du rapport salarial, de l’organisation de la
production, du type de rapport de l’État à l’économie ou plus généralement à la société, sans oublier bien sûr
le rôle crucial que devrait jouer une redéfinition de l’articulation vis-à-vis du marché mondial. Au sein de ces
formes institutionnelles, l’étude historique tendrait à privilégier le rôle du rapport salariat : c'est dire toute
l’importance que revêtent les négociations actuelles concernant la réduction du temps de travail, alors que,
23
parallèlement, restent à constituer des mécanismes de formation du salaire direct et indirect permettant
d’éviter les deux dangers opposés d’une dépression cumulative d’un côté, d'un emballement inflationniste de
l’autre.
Le caractère périlleux de la situation présente tient sans doute au fait que l’État peut agir
beaucoup plus facilement sur les variables fiscales budgétaires et monétaires qu’il est à même de modifier
rapidement les formes institutionnelles les plus fondamentales. Il se pourrait même que le renforcement des
contraintes s’imposant à court terme à la politique économique hypothèque la recherche de nouveaux
compromis institutionnalisés, susceptibles d’assurer à terme une sortie de la crise actuelle.
L'expérience en cours en France est d’autant plus importante que jusqu'à présent
l’histoire montre que les économies capitalistes ne sont véritablement sorties de leurs grandes crises que par
des guerres, d'abord locales, ensuite mondiales.
Analyser les processus totalement contradictoires qui traversent les grandes crises n’est
pas une tâche facile. C’est pourtant l'un des enjeux, pas seulement intellectuel, de la recherche de conditions
d'une sortie, capitaliste ou non, de la crise actuelle.
24
NOTES
-------------
(1)
Voir par exemple : CEPREMAP-CORDES (1977), J.P. BENASSY, R. BOYER, R.M. GELPI (1979),
R. BOYER, J. MISTRAL (1978), A. LIPIETZ (1979), sans oublier le travail fondamental de M.
AGLIETTA (1976).
(2)
Voir R. BOYER (1980) et (1981).
(3)
On doit cette notion aux travaux considérables de C. ANDRE et R. DELORME sur le rôle de l'État
et ses transformations de longue période en France. Pour leur synthèse voir l'ouvrage à paraître en
1982.
(4)
Pour une argumentation plus complète, voir notre article paru dans Critiques de l'Économie Politique,
n° 7/8, 1979.
(5)
Pour une analyse plus détaillée, voir R. BOYER (1981).
25
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