L’école de la régulation 1. Présentation générale L’école de la régulation est née d’une réinterprétation de Marx par Althusser et des institutions par l’école philosophique de Michel Foucault, ainsi et surtout que de l’influence de Bourdieu qui montre la complexité des mécanismes de reproduction du capital. Elle appartient à un courant plus vaste : les hétérodoxes, qui rejettent les hypothèses de la théorie dominante : ils pensent que la répartition du PNB est aussi importante que son taux de croissance, que la justice sociale est une valeur souhaitable ; il s’agit d’un courant plus littéraire, qui refuse la formalisation mathématique à outrance comme s’opposant aux nouvelles données économiques (remise en question des « vérités scientifiques »). L’école de la régulation est d’origine française et regroupe dans les années 70 et 80 des économistes nés après la Deuxième Guerre mondiale, tels le chef de file Boyer, Michel Aglietta, Alain Lipietz, André Orléan, Jacques Mistral… Elle compte aussi des adeptes en Allemagne (J. Hirsch), aux Pays-Bas avec l’école d’Amsterdam et aux USA (D. M. Gordon, Samuel Bowles, Thomas Weisshopf). Elle fixe à l’économie deux nouveaux objectifs : rendre compte du mouvement de l’économie et exprimer le contenu social des relations économiques pour révéler les conflits dont l’économie est l’enjeu, intégrant pour cela les apports des sciences sociales au sens large pour comprendre le changement économique et social. Pour Boyer, on entend par régulation « la conjonction de mécanismes concourant à la reproduction d’ensemble, compte tenu des structures économiques et des formes sociales en vigueur » : La théorie de la régulation, une analyse critique. Pour Aglietta, « c’est une approche holiste, à l’intersection entre un marxisme structuraliste historisé et une macroéconomie keynésienne fondée sur les paradoxes du passage du niveau microéconomique à la macroéconomie » : Ecole de la régulation et critique de la raison économique, 1994 Elle s’oppose à la théorie walrassienne, dont elle rejette l’individualisme et l’équilibre de marché. Cette prise de position anti-walrassienne l’éloigne de la synthèse néoclassique de Samuelson et Arrow : elle est une synthèse entre le marxisme, le keynésianisme et l’institutionnalisme : Le marxisme pour sa théorie des crises du capitalisme (mais rejet de la théorie de la valeur travail) Le keynésianisme pour sa théorie macroéconomique (mais négligence des rapports sociaux) L’institutionnalisme pour sa définition de l’institution comme « armistice social » On lui reproche cependant l’inexistence de concepts centraux opératoires : la principale démarche est la rupture avec le courant dominant et l’holisme pour faire émerger une nouvelle démarche et rompre avec les canons de l’analyse économique dominante. 2. La typologie des crises A la classification tripartite des crises selon la périodicité des cycles et à la prophétie de la catastrophe finale de Marx, les régulationnistes opposent une typologie en 4 classes qui se subdivisent en 2 et 2 : Les petites crises conjoncturelles : simple perturbation accidentelle (type 1) ou crise qui exprime la régulation et correspond aux récessions, à l’effet purgatif (type 2) Les grandes crises structurelles : la crise de régulation plus grave (1929, type 3) ou la crise de régulation à laquelle s’ajoute une crise du régime d’accumulation (par exemple la mondialisation) Boyer définit le régime d’accumulation comme « l’ensemble des régularités assurant une progression générale et relativement cohérente de l’accumulation du capital, c’est-à-dire permettant de résorber ou d’étaler dans le temps les distorsions et déséquilibres qui naissent en permanence du processus lui-même ». Cette école remplace le cycle long par des périodes stabilisées (30 Glorieuses) et des phases de transition et de rupture (les crises). Le mode de régulation devient le concept central. Les crises ont pour but de créer les conditions d’une nouvelle régulation, la crise des années 70 est une crise de la régulation qui nécessite une modification des institutions. 3. Les institutions comme mécanismes de régulation Il existe cinq institutions qui permettent de formaliser une vision de l’évolution historique des sociétés contemporaines (opposition entre Etat-gendarme et Etat-providence par exemple). L’accumulation du capital, extensive au XIX° siècle, devient intensive au XX°. Les crises sont souvent liées à l’absence de débouchés (décalage entre hausses de la productivité et des salaires), ce qui fait émerger la notion de « compromis fordiste ». La régulation fordiste permet à la production et à la consommation d’avoir une évolution synchronisée. A. Le rapport salarial Pour Boyer, le rapport salarial est « l’ensemble des conditions juridiques et institutionnelles qui régissent l’usage du travail salarié, ainsi que la reproduction de l’existence des travailleurs ». Il se décompose en 5 éléments : l’organisation du « procès » de travail (cf. termes marxistes), la hiérarchie des qualifications, la mobilité des travailleurs, le principe de formation du salaire, l’utilisation du revenu salarié. Le travail est un compromis entre la résistance des organisations de travailleurs et l’objectif de rationalisation du capitalisme (par des méthodes telles le fordisme et le taylorisme). Pour Aglietta (Les métamorphoses de la société salariale, 1984), la lutte de classe n’est pas le moteur de l’histoire : la logique de l’organisation joue ce rôle. La nature du rapport salarial dans la société post-fordienne évolue (opposition entre marchés primaire et secondaire). B. La monnaie Pour Aglietta et Orléan, dans La violence de la monnaie (1982), il n’existe pas une substance de valeur qui serait le travail ou l’utilité. Le prix est d’emblée monétaire. La monnaie est un processus de socialisation. Elle est à la fois publique, une unité de compte imposée aux individus, et privée, par le désir des individus de la thésauriser. Pour Lipietz, la valeur travail est « la réalité cachée » (alors que les prix et les profits sont une « réalité apparente »). La monnaie représente du travail abstrait. Celui-ci distingue la valeur sociale (le travail abstrait) de la valeur en procès (les prix). C. La concurrence L’école oppose à l’autorégulation des marchés une hétérorégulation à condition que : Les marchés ne soient pas les principales institutions déterminant les variables économiques Que ces variables ne soient pas automatiquement équilibrées Que la concurrence ne soit qu’une forme de régulation parmi d’autres Selon Boyer, le prix est donné par le marché en concurrence, alors qu’il existe une stratégie de prix en monopole. Aglietta établit d’autre part un lien entre les forces de la concurrence et l’inégalité des revenus. Pour Lipietz, le fordisme périphérique constitue une nouvelle concurrence pour les pays industrialisés (problématique de la mondialisation). D. L’Etat Il est à la fois l’instrument de la lutte des classes et un arbitre au-dessus de cette lutte. Il possède un appareil idéologique qui s’exprime par l’école, les médias, les syndicats et les églises et un appareil répressif qui contraint (armée, police, justice). L’école de la régulation reprend l’idée de Poulantzas qui insiste sur le rôle organisationnel de l’Etat qui n’est pas seulement répressif mais cherche un « équilibre instable » et un compromis entre les différentes formes sociales. Il intervient aussi dans le jeu économique et social. L’internationalisation provoque ainsi une crise de l’Etat et un bouleversement de la régulation qu’il exerce. Quelle forme peut-il adopter pour satisfaire les nouveaux besoins de l’appareil productif ? La même question se pose pour la monnaie, dont l’utilisation est aujourd’hui différente de ce qu’elle a été dans le passé. E. Les relations internationales Le courant insiste sur la polarisation des échanges. La hiérarchisation des nations s’effectue au profit des PDEM et des producteurs de biens d’équipement. La nation hégémonique, les Etats-Unis, peut dicter ses normes. Un processus cumulatif en 4 étapes apparaît : 1) réalisation d’économies d’échelle, d’où une augmentation du taux d’investissement et de la productivité (effet Kaldor – Aglietta) 2) les échanges de marchandises rétro-agissent sur la productivité grâce à la taille des marchés (effet Smith – Beckerman) 3) la rentabilité des branches internationalisées augmente (effet Ricardo) 4) la maîtrise des biens d’équipement accélère la modernisation des autres secteurs (effet Mistral) Une certaine régulation s’exerce par les FMN à court terme ; à long terme, elle ne peut venir que du SMI. L’école propose une nouvelle formulation de la théorie économique qui s’éloigne de l’équilibre général, rejetant un concept dichotomique de l’économique et du social (le marché est le résultat d’une mise en forme de l’espace social), ce qui justifie son jugement de l’école néoclassique, qui n’est pas indépendante de l’espace social dans lequel elle est apparue. La régulation développe une vision historique des modes de pensée. Depuis quelques années, cette vision est prolongée dans le cadre du capitalisme patrimonial dirigé par la finance : la régulation est assurée non plus par l’Etat, mais par les marchés, notamment financiers. La théorie reste contingente à la situation historique : l’émergence du concept de « fracture sociale » illustre une nouvelle interprétation en termes non plus de classes, mais de groupes sociaux. Par son effort de synthèse entre Marx et Keynes et son souci d’expliquer les évolutions historiques actuelles, l’école de la régulation est assez séduisante. Mais elle souffre d’une insuffisance théorique et ne débouche pas sur des recommandations précises de politique économique conjoncturelle, même si elle peut toutefois se traduire par des orientations en matière de politique structurelle (quoique : elle ne donne pas les clés pour savoir ce que serait une bonne régulation).