Le régime de croissance fordiste Le fordisme fut la conjonction heureuse d’une adéquation entre une façon d’extraire des gains de productivité (taylorisme) et une façon de les répartir (indexation de fait de la progression des salaires réels sur ces gains), donc entre la production de masse et la consommation de masse, d’un régime monétaire souple (monnaie de crédit et économie d’endettement), d’une structure de marché oligopolistique (entreprises « price makers »), d’un État keynésien (politiques macroéconomiques de soutien de la demande) et béveridgien (le salaire indirect et la sécurité sociale), d’un développement autocentré (faible extraversion de l’économie). Nouveaux produits Les successeurs de Schumpeter, observant le dynamisme de l'innovation de procédés et de produits après 1945, interprètent la croissance de l'après-guerre comme la conséquence directe de la diffusion d'une nouvelle génération de produits liés, à l'automobile, aux biens d'équipement du foyer et, par extension, à l'urbanisation. Cependant l’analyse schumpetérienne suppose que l'innovation est une condition nécessaire et suffisante de la croissance. Or la plupart des innovations qui fleuriront lors des « trente glorieuses » émergent dès l'entre-deux-guerres... sans impulser une onde longue de croissance. Nouveau système international À l'issue de la guerre, les États-Unis concentrent l'essentiel du pouvoir en matière de relations internationales : au pouvoir militaire et diplomatique s'ajoutent la prééminence technologique, la puissance économique et financière et même l'idéologie qui associe américanisation et modernisation. Dans l'entre-deux-guerres, le Royaume-Uni voulait encore exercer un pouvoir hégémonique dont il n'avait plus les moyens économiques, alors que les États-Unis auraient eu la puissance économique mais n'avaient ni la volonté ni la capacité de remplacer l'Empire britannique. Par contraste, en 1945, les États Unis établissent un nouveau système international, dont les principes visent à éviter la généralisation des pressions déflationnistes et favorisent la diffusion du modèle américain, politique et pas seulement productif, au reste du monde. Ainsi, le plan Marshall d'aide à la reconstruction de l'Europe (1947) évite les erreurs des réparations allemandes de l'entre-deux-guerres, et lance le processus de reconstruction et d'adoption / adaptation de la production et consommation de masse. Nouveau rapport salarial En effet, le deuxième changement majeur concerne le rapport salarial, c'est-à-dire l'organisation de la production, la codification du contrat de travail, la formation des salaires et la couverture sociale. Selon des modalités liées au contexte social et politique de chaque pays, les salariés imposent et obtiennent une institutionnalisation de leur statut. En conséquence, l'évolution de leur niveau de vie est de moins en moins soumise aux aléas du marché du travail, mais codifiée par un principe de partage des dividendes de la croissance et par l’accès à une couverture sociale portant sur la santé, l'éducation, la retraite, le logement. Non seulement l'évolution du revenu salarial s'en trouve stabilisée, mais la consommation des salariés s'accroît sensiblement au rythme de l'extension des capacités de production. C'est là une rupture considérable par rapport au jeu des forces du marché, encore puissantes dans les années trente et responsables pour une large part de la grande dépression de cette période. Concurrence relâchée Simultanément, la concentration du capital et la centralisation financière amènent un changement dans la formation des prix. À la guerre des prix, épisode fréquent lors des crises du XXe siècle et particulièrement dans les années trente, succède une concurrence modérée du fait du faible nombre des entreprises et du dynamisme de la croissance tirée par la consommation de masse. La concurrence se reporte sur la publicité, la différenciation - apparente ou réelle -, le service après vente, de sorte que les profits évoluent beaucoup plus régulièrement qu'auparavant. Cette stabilisation des cycles économiques est encore favorisée par un accès beaucoup plus facile au crédit, lui-même reflet de l'abandon de la religion de l'étalon-or. Enfin, le constat d'une croissance rapide et régulière généralise des anticipations de long terme favorables, au-delà même des aléas de court terme, à l'opposé des incertitudes radicales observées dans l'entre-deux-guerres. Nouvelles relations monnaie-crédit Tous ces changements n'auraient pas pu intervenir sans une transformation radicale des relations entre monnaie et crédit. Dans les régimes monétaires du XIXe siècle, les réserves métalliques et en devises étrangères constituaient le déterminant essentiel de l'offre de crédit par les banques. Se trouvait ainsi assurée une remarquable stabilité de long terme du niveau général des prix, mais la croissance demeurait limitée par la récurrence de crises financières, impliquant faillites industrielles et paupérisation ouvrière. Après un essai partiel et infructueux consécutif à la Première Guerre mondiale, la monnaie à cours forcé est définitivement instituée après 1945. La considérable élasticité de l'offre de crédit qui en dérive est d'abord utilisée pour financer la reconstruction, souvent grâce à des fonds publics, ensuite pour favoriser le dynamisme et la régularité de 1'investissement privé. Certes, une inflation devenue permanente est le prix à payer pour cette remarquable stabilisation du taux de croissance, mais elle est acceptée sans trop de problèmes par tous les gouvernements, jusqu’au milieu des, années soixante dix. Politiques macroéconomiques contracycliques Tel l'arc-boutant d'une cathédrale gothique, cet édifice institutionnel se parachève par une révolution en matière de relations État-économie. Le budget de l'Etat n’a plus à être géré selon les mêmes principes qu’un agent économique privé (ne pas dépenser plus qu’il ne prélève d'impôts), car il se doit de prévenir et, le cas, échéant, de réduire les instabilités propres à une économie soumise à la logique du marché. Tout au long des années cinquante et soixante, les préceptes keynésiens conduisent à la généralisation de politiques contracycliques : freiner l'activité économique par un relèvement des impôts, une réduction des dépenses et/ou une hausse du taux d'intervention de la banque centrale lorsque s'accélère l'inflation au voisinage du plein emploi ; symétriquement, au cœur de la récession, stimuler la reprise par des programmes de dépenses et d'investissement publics, des réductions d'impôts ou encore une baisse du taux d'escompte par la banque centrale. L'État joue aussi un rôle dans le développement des infrastructures nécessaires à l'établissement du fordisme, qu'il s'agisse des ports, des chemins de fer, des équipements urbains, etç. La politique économique intervient donc tout autant dans la formation des capacités de production que dans la gestion de la demande. Enfin, faut-il le rappeler, ce sont les dépenses sociales qui croissent le plus rapidement de 1953 à 1973, puisqu'elles correspondent à une prise en charge collective de dépenses antérieurement privées (éducation obligatoire, démocratisation de l'accès à la santé, aide au logement social, institution des régimes de retraite ... ).