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Sociétal
N° 36
2etrimestre
2002
MÉDECINE DE VILLE : CHRONIQUE D’UNE CRISE ANNONCÉE
dans l'absolu, mobiliser pour
soigner le malade le plus banal…
La crise de la médecine n'est pas
la seule. S'y ajoute une crise de
l'État et de l'assurance-maladie.
Le paritarisme sans le Medef est
aussi difficile à concevoir qu'un
match de football avec une seule
équipe. Quant à l'État, qui s'est
attribué un pouvoir de plus en
plus étendu dans la gestion du
système de soins, son efficacité
ne semble pas exemplaire, à voir
le dérapage des comptes dans
les secteurs où il exerce
seul la responsabilité.
UN CADRE
ÉLABORÉ
EN 1926
Com me nt co m-
prendre ces crises,
comment y remédier ?
Au cours du XXesiècle,
la société française n'a véritable-
ment débattu qu'une seule fois
avec le corps médical de son
rôle et de ses prérogatives : ce
fut entre 1925 et 1930. Les
« principes de la médecine libé-
rale » furent en effet imaginés
en 1926.
Ces principes portent la marque
de l'idéologie des grands médecins
parisiens, à l'époque les seuls à
être exclusivement payés à l'acte,
les autres praticiens se contentant
de présenter des honoraires an-
nuels, aux alentours de Noël, sous
forme de forfait familial. Ce sont
les grands médecins parisiens
qui refusèrent le principe du
« tarif opposable » de l'acte médi-
cal remboursé par l'assurance-
maladie, pourtant accepté en
1925 par la majorité de leurs
confrères et par le gouvernement.
Les principes de la médecine
« libérale »1seront politiquement
portés durant tout le XXesiècle
par la CSMF (Confédération des
syndicats médicaux français),
créée en 1927. De minoritaire,
cette confédération deviendra
majoritaire et obtiendra, après
une reculade du gouvernement,
des modifications législatives en
1928 et en 1930, dont la plus
importante fut la transformation
du « tarif opposable » en « tarif
de prestation » : au nom de la
liberté d'honoraires, les médecins
purent facturer librement, au-delà
de ce que remboursait l'assurance-
maladie.
La profession médicale s'arroge
alors toutes les libertés : liberté
de ch oi x, l ib er t é
d'honoraires, liberté
de prescription, liberté
d'installation. Elle érige
le paiement à l'acte
en principe quasi reli-
gieux. Elle refuse la
« médecine de caisse »
à l'allemande, tout en
obtenant de l'assurance-
maladie que la demande
devienne solvable par l'instaura-
tion du tarif de « prestation » Le
tarif de prestation n’est pas
opposable, autrement dit le
médecin peut facturer plus que
ce que rembousera l’assurance-
maladie. Restait à bénéficier
d'une juridiction autonome : ce
fut fait dans les tout premiers
mois du gouvernement de Vichy,
à l'automne 1940.
Au cours des soixante-douze années
qui se sont écoulées depuis 1930,
il n'y aura eu de tarifs opposables
nationaux et uniques que pendant
moins de neuf années (1971-1980),
jusqu'à la création du secteur 2
par le gouvernement de Raymond
Barre. En outre, dans le système
français, en cas de contrôle par
l'assurance-maladie d'un profes-
sionnel de santé, par exemple
pour la pose d'une prothèse
dentaire, ce n'est pas le dentiste
qui est contrôlé par son confrère,
dentiste-conseil de l'assurance-
maladie, mais le patient. Il n'y a
pas ainsi de contrôle véritable
des pratiques cliniques, chacun
sachant que l'on n'évalue pas les
qualités professionnelles d'un
dentiste en examinant l'une de
ses indications, voire l'une de ses
prothèses.
Il en est de même des médecins.
Le début prometteur des RMO
(références médicales opposables)
en 1993 n'a pas été suivi d'autres
méthodes d'évaluation de la qua-
lité des soins. Et même les RMO,
qui visaient à s'assurer du bien-
fondé de certaines prescriptions
et le firent avec efficacité, ne
sont plus en vigueur.
LE FONCTIONNEMENT
KAFKAÏEN DE L’ETAT
Pourtant, l'inadaptation des
principes négociés il y a un
demi-siècle est criante. Quel sens
peut encore avoir la cotation uni-
forme de l'acte médical, quelle que
soit la durée de la consultation, la
formation et l'âge du médecin ?
Pourquoi, en France, les médecins
de première intervention, et no-
tamment les généralistes, ne
sont-ils toujours pas payés, pour
l'essentiel, au forfait annuel par
malade (paiement à la capitation),
alors que c'est la règle en Europe
et en Amérique du Nord ? L’avan-
tage de ce mode de paiement
est qu’il n’induit pas de consom-
mations d’actes. Il reste un système
libéral puisque, chaque année, ni
plus ni moins souvent que nous le
faisons, par exemple, pour notre
compagnie d’assurance, le patient
choisit son médecin, et c’est ce
choix qui déclenche le paiement
du forfait. Certes, depuis 1998,
il est possible d'honorer ainsi –
partiellement en tous cas – le
médecin « référent », qui reçoit
alors un forfait annuel pour la
tenue du dossier médical de son
patient. Mais ce forfait est limité
(de l'ordre de 38 euros par an),
il a été mal défendu par ses inven-
teurs et largement combattu par
la CSMF.
Pourquoi, cette fois-ci encore,
la refonte de la nomenclature gé-
1 Ils ne sont
aucunement
libéraux au sens
économique
du terme, à
commencer par
la reconnaissance
du monopole
des médecins
dans l’exercice
de la médecine.
Dans le système
français, il n’y a
pas de contrôle
véritable
des pratiques
cliniques.