Cérémonie de collation des grades de la promotion Emile Durkheim 2011 Centre des Saints Pères, 45 rue des Saints Pères Université Paris Descartes, le 12 mai 2012 Durkheim. par François de Singly C’est avec émotion que j’évoque, devant vous, Emile Durkheim, retenu comme le nom de la promotion 2011 des grades, pour l’université Paris Descartes. Je remercie le président, Fréderic Dardel, de m’avoir fait l’honneur de me confier cet hommage au fondateur de la sociologie française. En 1968, dans Le métier de sociologue, Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamborédon et Jean-Claude Passeron s’appuient sur les trois grands-pères pour refonder la discipline : Max Weber, Emile Durkheim, Karl Marx, c’est dire qu’ils sont encore du capital sur le marché des biens sociologiques. Max Weber, Emile Durkheim derrière, Karl Marx devant. Vous voilà, assis dans l’amphithéâtre Binet, dans la « faculté de médecine ». Pour y parvenir, vous avez franchi le seuil de la faculté de médecine, situé 45 rue des Saints-Pères. Peut-être avez-vous remarqué les portes ouvertes, lourdes. Et au-dessus, le tympan qui représente Asclépios, fils d’Apollon qui meurt foudroyé par Zeus d’avoir ressuscité les morts. Son attribut est un bâton avec un filaire de Médine, enroulé. C’est le symbole de la médecine, le caducée. Asclépios est invoqué au début du serment d’hippocrate : « Je jure, par Apollon médecin, par Asclépios, par Hygie et Panacée, par tous les dieux et toutes les déesses, les prenant à témoin… ». Le tympan Un des deux battants qui, représente, entre autres, le couple humain devant les mystères de la vie et de la mort. La porte de Landowski en 1968 Aucun panneau, aucune plaque n’indique l’auteur de cette porte. Paul Landowski. Lauréat du Prix de Rome en 1900, directeur de l’école des beaux-arts, sculpteur « officiel » sous la troisième république, il a été également chargé de recruter les sculpteurs pour orner la façade du 45. Il est surtout connu pour avoir sculpté un des monuments les plus célèbres du monde, le Christ qui domine la baie de Rio. Pourquoi commencer ainsi mon discours, êtes-vous sûrement en train de vous demander ? C’est parce qu’il existe un lien entre Durkheim et Landowski. En effet, en 1912, il y a tout juste un siècle, Landowski sculpte un buste de Durkheim. Un an plus tard, le 8 mai 1913, a lieu chez Durkheim, au 4 de l’avenue d’Orléans, une fête pour ce sociologue, pour célébrer ses 25 ans d’enseignement supérieur et aussi ses 55 ans. Se trouvent réunis tous les collaborateurs de la revue L’année sociologique qu’il a créée. Et contrairement à l’image d’une « école », homogène, c’est la seconde et dernière fois qu’une telle réunion a lieu. La première fois, c’était en 1908, mais rue St Jacques, toujours chez Durkheim, pour ses cinquante ans et la légion d’honneur, il y a un invité d’honneur, Jean Jaurès. Revenons à la fête de 1913. L’idée d’offrir ce buste est venue de Célestin Bouglé. Ce cadeau n’a pas suscité l’enthousiasme des autres membres du groupe. Mais Emile Durkheim, lui, est enchanté : « Voilà un très beau buste ». Ce buste n’est pas seulement le symbole de l’existence du groupe réuni, autour de la figure du « père », pour un rituel d’anniversaire. Il traduit aussi l’amitié entre Durkheim et Landowski. En effet ce sculpteur appréciait recevoir des philosophes, aimait recevoir Durkheim à Boulogne. Selon une biographie, Durkheim avait même posé pour son ami pour l’aider à faire la sculpture de Jean Calvin, incluse dans le monument de la Réforme à Genève. C’est sans doute grâce à ces séances que Landowski a pu aussi réaliser le buste de Durkheim. Le rapprochement entre Durkheim et Calvin n’est pas fortuit, l’un et l’autre ayant méfiance vis-àvis des plaisirs. On découvre un des traits de Durkheim qu’il tire sans aucun doute de sa famille. Durkheim naît en 1858 à Epinal, son père est rabbin. Du côté paternel, on est rabbin de génération en génération : Moïse est le huitième. Emile est le cinquième et dernier enfant de Moïse et d’Elodie. Sa sœur, Rosine, aînée, aura un fils célèbre, Marcel Mauss. On y reviendra. Dans la maison du rabbin d’Epinal, selon Georges Davy, régnait « l’austérité plus que l’opulence et où l’observance de la loi y est précepte et exemple, rien n’y venant divertir du devoir ». Durkheim reconnaitra plus tard qu’il ne pourra jamais, je le cite, « vivre un plaisir sans en concevoir du remords ». Pendant son adolescence, Emile Durkheim refuse de « ressembler à son père », de « répéter ce qu’a fait son père ». Il veut devenir professeur, et donc interrompre la chaîne des générations, la reproduction. Son père accepte à la condition que son fils « travaille fort ». Une autre rupture aura lieu - on en ignore la date - mais David Emile Durkheim abandonne son prénom juif pour ne conserver que celui d’Emile. Cette double décision exprime la manière dont Emile s’individualise. Il le fait encore, soit au moment du baccalauréat, soit à son arrivée à Paris, en prenant distance avec la religion juive. Cependant, comme le plus souvent, il ne s’agit qu’une désaffiliation relative. Il restera très lié à sa famille, même si sa sœur Rosine lui en voudra toute sa vie de cette distance. Il choisira son épouse, Louise Dreyfus, dans le milieu juif parisien. Progressivement, il accorde de plus en plus de temps à l’étude de la religion d’un point de vue sociologique. Il met dans son enseignement quelque chose qui était perçue, de la part de son auditoire, comme un prêche, comme une volonté de convertir le public à la sociologie. Georges Davy témoigne ainsi : « C’était un convaincu et un passionné. Sa foi communiquait à sa pensée et à sa parole un caractère enthousiasme et impératif. On l’aurait dit inspiré, et donnait à ceux qui l’entendaient l’impression d’avoir devant eux le prophète de quelque religion naissante ». Pour s’en moquer, Lucien Fèvre évoquera, dans une lettre à Marc Bloch, « le catéchisme de l’église de Saint-Durkheim » ! Selon un autre témoin, Hubert Bourgin, passé du socialisme à l’extrême droite, lui aussi ironique, Durkheim était un « prêtre laïque » : « tout son être physique, toute sa personne morale l’attestaient, il était plus prêtre que encore que savant. C’était une figure hiératique. Sa mission était religieuse ». Selon un bergsonien, ce professeur à la Sorbonne prêchait « sans fin une nouvelle Réforme ». En effet, Durkheim se donne une mission, faire de la sociologie une science, et pas seulement un discours général sur la société. Pour y parvenir, il veut, comme il le souligne dans son ouvrage, Les règles de la méthode sociologique, publié en 1895, « étendre à la conduite humaine le rationalisme scientifique ». Il voudrait, écrit-il, faire partager « notre foi dans l’avenir de la raison ». Aussi défend-il une posture, le fameux « traiter les faits sociaux comme des choses », pour découvrir ce qui détermine les faits sociaux. Une des stratégies qu’il met en place pour imposer une sociologie scientifique est la création d’une revue, L’Année sociologique, l’année d’après la publication des Règles. Durkheim consacrera beaucoup de temps à cette publication qui comprend des « mémoires originaux » et surtout une revue de comptes rendus. Pour parvenir à rendre compte de la littérature en sciences sociales, entendues au sens large, il associera bon nombre de collaborateurs. Son neveu, Marcel Mauss, y consacrera, bon gré ou malgré, beaucoup de temps aussi. Paul Fauconnet, Emile Durkheim, Marcel Mauss Dès que Mauss fait autre chose, en particulier de la politique, par exemple à L’Humanité, son oncle le reprend. Pour exemple, nous sommes place de la Sorbonne, Marcel Mauss est avec des amis dans un café. Il aperçoit Durkheim qui passe, il se cache pour ne pas se faire gronder ! Un quasi-père sévère. Durkheim, à un autre moment, lui écrit : « Ne dis pas que le temps perdu se rattrape. Il ne se rattrape jamais. Pour l’instant c’est à la besogne qu’il faut penser. Penser au reste ne sert à rien ». Des travaux de sociologie de la sociologie décrivent les différents cercles que construit Durkheim et qui en réalité ne se recoupent pas si fréquemment Le réseau autour de Durkheim, reconstruit par Philippe Besnard Dans cette nouvelle religion que serait la sociologie, tous ces hommes ne sont pas à strictement parler des « disciples » de l’auteur. Ils sont des esprits libres. Contrairement à ce qu’affirme Bouglé, non Durkheim n’a pas créé le PSU, le Parti Sociologique Unifié ! Mais ces hommes – pas une femme en vue à cette époque - ont en commun de vouloir promouvoir la sociologie et les sciences sociales comme une science, et reconnaissent que Durkheim joue un rôle central. Il n’est donc pas certain que les « durkheimiens » forment école, ou doctrine. Etrangement, l’intégration d’une partie des durkheimiens s’est faite autour de Lucien Herr, bibliothécaire de la bibliothèque de l’ENS rue d’Ulm, dans le Groupe de l’unité socialiste, ancêtre de la SFIO. Plus tard Lucien Herr prendra la tête du Musée pédagogique, institution qui deviendra l’INRP, institut national de la recherche pédagogique. Une autre stratégie de Durkheim, mise en œuvre, et accentuée quand il est nommé à Paris et occupera des responsabilités au conseil de l’Université, est de chercher à contrôler les nominations, à intervenir pour soutenir ceux qui font partie de l’Année sociologique. Il reçoit particulièrement l’aide de Louis Liard, directeur de l’enseignement supérieur, vice-recteur de l’académie et très sensible au renouveau de l’Université. Les retombées de l’affaire Dreyfus seront positives pour lui. Mais au départ, le fort engagement de Durkheim dans le camp des dreyfusards, avec la création de la section de la Ligue des droits de l’homme et du citoyen lui attire des ennuis à Bordeaux. Son engagement le conduit à écrire, en 1898, l’année du J’accuse de Zola, un article célèbre dans la Revue Blanche, « L’individualisme et les intellectuels ». Il y montre dans une lettre à Bouglé « que l’individualisme est notre seul fin collective »… L’individualisme entendu comme « la pitié et la sympathie de l’homme pour l’homme » : « Je me mets au défi qu’on nous propose une autre fin que celle-là ». Mais nous n’en sommes pas encore là. Revenons un peu arrière. On en était à Durkheim arrivant à Paris. Il s’inscrit à Louis le Grand tout en logeant à la pension Jauffret. C’est là qu’il deviendra ami avec un autre pensionnaire, Jean Jaurès. En accord avec Jaurès et un autre ami, il décide de se consacrer à la « question sociale ». Il lit beaucoup, il s’enthousiasme pour Charles Renouvier, auteur de La science de la morale. Il dira plus tard : « Si vous voulez mûrir votre esprit, attachez-vous à l’étude scrupuleuse d’un maître, démontez un système dans ses rouages les plus secrets. C’est ce que j’ai fait et mon éducateur fut Renouvier » (p. 53). C’est intéressant de vous demander dans un jour comme aujourd’hui si vous avez suivi un tel programme ? A la sortie de l’Ecole, il devient professeur de philosophie au lycée de Sens. Il s’engage dans une thèse pour analyser les liens entre individu et société. Il commence à publier dans la Revue Philosophique (dirigée par Théodule Ribot, professeur de psychologie expérimentale à la Sorbonne). C’est alors qu’il découvre la sociologie, science « peu en vogue » alors. Après plusieurs années au lycée à Troyes, il est nommé en 1887 à Bordeaux chargé de cours à l’Université de Bordeaux, pour la « science sociale ». La faculté des lettres compte alors 120 élèves, dont 20 en philosophie. L’université e masse n’existe pas encore. Durkheim fera un cours de pédagogie, et un autre de sociologie. Il a, très vite, la réputation d’être un admirable professeur. En 1893, il soutient sa thèse principale, De la division du travail social, publié chez Alcan. C’est son premier livre qui obtient un succès considérable (dans les cercles intellectuels), et qui l’objet d’une grande discussion. Des jeunes veulent faire de la sociologie, l’un des premiers qui se déclare est Célestin Bouglé que nous avons déjà rencontré. Il deviendra directeur de l’Ecole Normale Supérieure d’Ulm et qui, notons-le au passage, enverra LéviStrauss comme professeur de sociologie à Rio, là où il découvrira l’ethnologie. Il était, lui, non pas socialiste mais radical. Nommé professeur à Bordeaux. Durkheim rêve cependant de Paris. Il lance, on l’a vu, sa revue, L’Année sociologique. Il publie Les Règles de la méthode. Il entreprend alors ses travaux sur Le Suicide qui sera publié sous la forme de livre en 1897. L’année suivante, il se mobilise avec d’autres intellectuels dans l’affaire Dreyfus, comme on l’a vu. En 1902, Durkheim arrive à la Sorbonne. Il remplace Ferdinand Buisson élu député radicalsocialiste (D18). Buisson est le cofondateur de la ligue de droits de l’homme et du citoyen, il est président de la ligue de l’enseignement. Il est des figures centrales du camp laïc, il invente même le terme de laïcité, ce qui suscite bien des critiques. Un exemple avec cette caricature de l’Action Française. Buisson recevra plus tard le prix Nobel de la paix. Il est surtout connu aujourd’hui pour son Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, publié entre 1882 et 1887 (D20). Vincent Peillon, le probable prochain ministre de l’Education Nationale, lui a consacré un livre qui a comme titre : Une religion pour la République : la foi laïque de Ferdinand Buisson. Durkheim se situe nettement dans cette mouvance. l Durkheim est nommé à la Sorbonne, mais pas sur une chaire de sociologie. Cela montre certaines limites de l’imposition de la discipline dans le champ académique. Comme l’écrit Maurice Halbwachs, cette discipline n’est entrée que « par la porte étroite de la pédagogie ». Durkheim s’installe au 260 rue St Jacques, à moins de dix minutes à pied de la Sorbonne nouvelle, construite à partir de 1885. Si vous passez devant, vous verrez une plaque rappelant cette présence. On dit, mais je ne sais pas si c’est vrai, qu’aujourd’hui Jacques Delors qui habite dans cet immeuble. Ses cours de pédagogie, et notamment sur l’éducation morale, ont un succès fou, selon Mauss. Il faut attendre l’année universitaire 1908-1909 pour que le terme de sociologie apparaisse dans les intitulés de cours. Durkheim se consacre, en dehors de l’Année sociologique, en crise presque à chaque numéro, en dehors de son travail pour l’Université de Paris, à ses trois domaines de prédilection : la morale, la religion, et l’histoire de l’institution scolaire, de l’enseignement. A la lecture de son dernier livre publié, de son vivant, en sociologie, Les formes élémentaires de la vie religieuse, en 1912, et à un autre livre, L’évolution pédagogique en France (publié en 1938 seulement), on observe que Durkheim change de perspective sociologique. Le suicide et Les règles de la méthode sociologique empruntent plutôt le modèle de la science expérimentale, avec la statistique comme instrument de dévoilement des déterminismes sociaux, pour étudier des variations. Dans ces deux derniers livres, Durkheim utilise d’autres méthodes de comparaison, empruntées à l’ethnologie et à l’histoire. En effet, pour l’enseignement, les organes de l’enseignement, même s’ils sont en relation avec « les autres institutions du corps social » de la société dans lequel ils sont situés, ont « une vie propre, une évolution relativement autonome » qui repose et renvoie aux formes anciennes. Pour Halbwachs, commentant ce livre, « l’organisation pédagogique nous apparaît comme plus hostile au changement, plus conservatrice et traditionnelle peut-être que l’église elle-même » ! Dans les temps où les réformes se succèdent, les responsables pourraient sans doute lire avec profit L’évolution pédagogique en France ! 1912, donc Les formes élémentaires de la vie religieuse. Durkheim s’appuie sur les recherches de deux « durkheimiens », Mauss, et Hubert, qui ont publié un essai sur Le sacrifice et une « Esquisse d’une théorie générale de la magie ». 1913, la fête chez Durkheim par laquelle on a commencé. 1913, le mariage de sa fille, Marie Bella, mariage « laïc » selon la volonté de Durkheim. 1913, la chaire de science de l’éducation, occupée par Durkheim, est transformée en une « chaire de science de l’éducation et de la sociologie ». La sociologie entre enfin à la Sorbonne officiellement mais elle est placée derrière la science de l’éducation. Au départ l’intitulé proposé donnait l’ordre inverse, mais Louis Liard demande à Durkheim d’accepter ce changement. Pour l’expliquer, n’oublions pas que pour la République l’école et l’éducation sont au centre d’une société fondée sur la Raison. Nous arrivons à la dernière partie de la vie de Durkheim. 1914 commence bien avec la naissance de son premier petit-fils, Claude, avec son classement derrière Lavisse pour être directeur de Normale sup. Il doit le devenir le coup d’après. Mais la guerre gronde, la mort de l’ami Jaurès en fin juillet, et l’ordre de mobilisation en août. Triste avec la guerre de 14-18. Premièrement parce que Durkheim avait commencé sa carrière intellectuelle par un voyage en Allemagne, c’est là qu’il avait découvert l’intérêt de la science expérimentale dans les sciences humaines, avec Wundt, créateur du premier laboratoire de psychologie expérimentale. Deuxièmement parce que le modèle de la « bonne conduite » pour Durkheim est celui du juste milieu, de la modération. Alors qu’il défendait dans ses interventions un patriotisme « modéré », il s’engage très fortement dans la propagande pour la France, contre l’Allemagne. La Raison n’éclaire plus l’humanité, mais seulement la France, de telles affirmations sont sûrement des déchirements intellectuels pour lui. Troisièmement, il est totalement engagé dans la cause de la France – il écrit des « tracts », des brochures dont Qui a voulu la guerre ? , L’Allemagne au-dessus de tout. La mentalité allemande et la guerre ; il participe à une publication La science française. Or un ancien député intervient en affirmant que Durkheim est un espion à la solde de l’Allemagne, et derrière cette attaque, indigne, l’insinuation que c’est parce que les juifs n’ont pas de patrie. C’est une grande souffrance pour Durkheim. Et enfin quatrièmement la « grande boucherie » de la Guerre qui frappe bon nombre de durkheimiens et qui contribuera à l’affaiblissement incontestable du groupe. Dans ces morts pour la France, André Durkheim, mort en 1915 mais son père ne le saura qu’en début 1916. C’est son fils bien-aimé, en qui Emile Durkheim a mis toutes ses espérances intellectuelles. Il l’avait gardé à la maison jusqu’au lycée pour être lui-même son maître (en contradiction avec sa thèse, dans l’Education morale, de la fonction de l’école qui permet à l’enfant de s’éloigner de sa famille). « Il l’avait fait deux fois son fils » selon l’expression d’un proche. André, brillant, entre à l’Ecole Normale Supérieure, choisit la linguistique. Il est toujours chez ses parents. Durkheim écrit à sa sœur Rosine : « Il avait sa chambre en face de la nôtre et de mon cabinet, il était ainsi plus mêlé à notre vie. On le sentait à côté tout le matin, toute la nuit ». Emile Durkheim écrit la notice nécrologique de son fils dans l’Annuaire de l’association amicale des anciens élèves de l’ENS. Il recommande, à la fin du texte, de penser « doucement à lui. C’est ainsi qu’il eût voulu être pleuré ». Mais il ne parvient pas à suivre ce conseil. Il continue un peu son travail de propagande. Mais il tombe malade, demande des congés. Sa voix devient voilée, son écriture illisible. Il écrit à Mauss : « Mieux vaut mourir que de vivre ainsi » en novembre 1917. Il meurt le 15 de ce mois. Il a 59 ans. Marcel Mauss établit un lien entre la mort du fils et celle du père : « La perte d’André, doublement sentie, paternellement et intellectuellement, a été la cause de la mort de Durkheim ». Durkheim est enterré au cimetière Montparnasse dans le « carré juif ». Pendant l’occupation, la maison de sa fille, Marie Halphen, est réquisitionnée par la Gestapo, toutes les lettres, tous les manuscrits sont jetés par les fenêtres. Une seconde mort. Il n’y en pas eu une troisième. En effet Durkheim a été critiqué, de son vivant, et aussi dans la période entre les deux guerres par exemple par Nizan dans Les chiens de garde, et après 1945, même à la Sorbonne. Mais son œuvre est là, toujours relue, toujours stimulante. Pour finir, je voudrais proposer une petite leçon de morale sociologique. Cette cérémonie de remise de collation des grades aurait plu à Durkheim, si attaché à l’Université. On peut voir ce rituel comme un hommage au mérite. Il en faut en effet pour une thèse. Or le mérite est un des éléments constitutifs d’une morale républicaine, individualiste : l’individu doit exister, par son travail, par ses qualités personnelles, et non pas en tant qu’héritier. Le mérite engendre des inégalités qui reposent néanmoins sur le principe de l’égalité des chances. Il s’agit en quelque sorte d’inégalités justes, justifiables. Cependant l’application de ce principe doit, elle-même, être limitée. Durkheim en a conscience. Il l’écrit en 1899 à Célestin Bouglé qui vient de publier sur l’égalité : « Ainsi l’égalitarisme se ramène-t-il tout entier au seul principe de la justice : à chacun selon son mérite. N’y a-t-il pas un égalitarisme plus radical qui ne tient même pas compte de cette dernière inégalité ? Est-ce qu’il n’y a pas dans toute (souligné par ED) inégalité trop marquée des conditions quelque chose qui nous choque ? J’entends bien que cet hyper-égalitarisme (souligné ED) est plus contesté, mais la tendance existe, et je ne crois pas qu’elle soit sans fondement ». C’est une belle leçon : le mérite est important mais il n’est pas tout. Il existe d’autres formes d’égalité qui doivent aussi constituer l’horizon de la démocratie. En ce jour de célébration du mérite, ne l’oublions pas.