LE CANCER DE LA THYROÏDE : DIFFICULTÉS CHIRURGICALES A PROPOS DE 56 CAS M.A. BENBOUZID, F. ALAOUI, L. BENCHAKROUN, N. LAZRAK, N. JAZOULI, M. KZADRI. RÉSUMÉ Les auteurs rapportent leur expérience dans les difficultés chirurgicales du cancer de la thyroïde, à propos d’une série de 56 cas. Les cancers à développement local posent uniquement un problème d’ordre fonctionnel, de préservation des parathyroïdes et des nerfs récurrents. Les cancers étendus aux organes de voisinage posent en plus le problème d’exérèse chirurgicale plus ou moins mutilante. Enfin, nous insistons sur l’intérêt d’un examen histologique extemporané pour ne pas perdre le gain et le confort d’opérer en un seul temps. SUMMARY The authors r e p o rt their experience of surgical difficulty in the thyroïd carcinoma, based on 56 cases. The cancer with local development is only setting fonctionnel problems of parathyroïd and r e c u r re n t laryngeal nerve preservation. The extensive cancer to neighbourhood organ is setting more problems of agressive surgery. At least, we insist on extemporaneous histological examination interest in order not to lose comfort in operating at the same time. INTRODUCTION Le cancer de la thyroïde se distingue des autres cancers par plusieurs caractères : - Il oppose une rareté de découverte clinique à une fréquence élevée de découverte nécropsique (1). - Il tire son originalité de son polymorphisme clinique, allant du simple nodule isolé au blindage cervical. - Son bon pronostic compatible avec des survies prolongées. - Son traitement chirurgical qui doit obéir obligatoi- rement à deux impératifs : - être fonctionnel en préservant les nerfs récurrents et les glandes parathyroïdes ; - être radical sur les aires ganglionnaires et le parenchyme thyroïdien. A propos d’une série de 56 cas de cancers de la glande thyroïde, opérés dans le service d’ORL de l’Hôpital des Spécialités, nous présentons les problèmes et les difficultés chirurgicales posées par ces tumeurs. MATÉRIEL ET MÉTHODES L’analyse porte sur l’étude de 403 cas colligés au service sur une durée de 5 ans, allant de 1990 à 1994 et dont 56 se sont révélés être des cancers, soit 14%, ce qui coïncide avec les données de la littérature (1). Sur le plan histologique, les cancers papillaires sont les plus fréquents (36 cas, soit 64%), suivis par les cancers vésiculaires (10 cas, soit 17%) et les cancers médullaires (4 cas, soit 7%) alors que les carcinomes indifférenciés et les carcinomes épidermoïdes sont beaucoup plus rares (3 cas chacun, soit 5%). En fonction des situations cliniques auxquelles nous sommes confrontés, nous avons répartis nos malades en trois groupes. 1er groupe : Malades de seconde main (8 patients). Ce sont des malades opérés dans un premier temps dans une autre formation hospitalière et qui nous ont été adressés avec un diagnostic de cancer de la thyroïde pour une totalisation et/ou un curage ganglionnaire. 2ème groupe : Malades ayant eu une thyroïdectomie totale en deux temps (15 patients). C’est le cas des faux négatifs de l’examen histologique extemporané (E.H.E.) ou quand cet examen n’a pu être réalisé, alors que l’étude histologique définitive montre l’existence d’un cancer. Le geste initial dans ce cas est soit une isthmolobectomie, soit une thyroïdectomie sub-totale Service ORL et de chirurgie cervico-faciale. Hôpital des spécialités. CHU Ibn Sina. Rabat. Médecine du Maghreb 1996 n°57 M.A. BENBOUZID, F. ALAOUI, L. BENCHAKROUN, N. LAZRAK, N. JAZOULI, M. KZADRI. 18 et la reprise est fait après un intervalle de 15 jours. 3ème groupe : Malades ayant eu une thyroïdectomie totale d’emblée (26 patients). Elle est réalisée chaque fois que l’E.H.E. a montré un foyer carcinomateux évident. Sur le plan de technique chirurgicale, nous opérons sous anesthésie générale avec intubation orotrachéale, qui s’avère difficile en cas de compression. Elle peut être source d’œdème et de dyspnée postopératoire et qu’il faut distinguer d’une vraie atteinte récurrentielle. On reprend l’ancienne incision ou on pratique une incision de Kocher prolongée en L ou en U en fonction du curage à faire. Après un abord médian à travers la ligne blanche, les muscles sous hyoïdiens sont généralement respectés et un temps d’exploration de la loge thyroïdienne et des aires ganglionnaires permettra de faire le bilan lésionnel. Ce bilan conduira au geste chirurgical qui doit être à la fois fonctionnel et radical. RÉSULTATS ET COMMENTAIRES Impératifs d’ordre fonctionnel : Sur le plan fonctionnel, il faut préserver les nerfs récurrents et les glandes parathyroïdes. Vis-à-vis des récurrents : On procède par une dissection première des nerfs, la plus basse possible. Après avoir repéré l’artère thyroïdienne inférieure, celui-ci se trouve à droite, au niveau de la bissectrice qu’elle forme avec la trachée, et à gauche, au niveau de l’angle trachéo-oesophagien (2). Une dissection du nerf est alors effectuée jusqu’à son point de pénétration dans le larynx, sous la petite corne du cartilage thyroïde. La dissection du nerf récurrent doit être toujours prudente. En effet, une paralysie récurrentielle unilatérale préopératoire exige plus de vigilance pour sauvegarder le nerf controlatéral et éviter ainsi une diplégie laryngée. En cas de reprise chirurgicale pour une totalisation ou un curage, le nerf peut être noyé dans un magma de fibrose étendue rendant sa recherche difficile. En dehors des difficultés anatomiques relatives à la dissection du nerf récurrent, comme le trajet aberrant, essentiellement le nerf récurrent non récurrent, d’autres facteurs sont propres à la chirurgie cancérologique et sont dominés surtout par les adhérences péri tumorales qui rendent la Médecine du Maghreb 1996 n°57 dissection laborieuse. Enfin, il faut rappeler que de l’agressivité du geste dépend le risque de lésion du nerf récurrent qui atteint 4% en cas de thyroïdectomie totale et 18% en cas de ré interventions (3). Dans notre série, quatre cas de paralysies récurrentielles ont été déclarés en post opératoire, soit 7%. L’évolution a été favorable dans deux cas après 3 ou 4 mois de rééducation appropriée. Vis-à-vis des parathyroïdes : Le second point important du volet fonctionnel de cette chirurgie, est la conservation des parathyroïdes. Ceci exige de la part du chirurgien une bonne connaissance anatomique, concernant surtout leur situation qui est variable (4) et qui les rend vulnérables au cours de la dissection. Cette conservation nécessite également leur intégrité anatomique et la préservation de leur vascularisation qui est de type terminale tributaire de l’artère thyroïdienne inférieure dans 87% des cas (4). Notre attitude est de les repérer macroscopiquement et de les éloigner doucement du champs opératoire en préservant au moins une artère thyroïdienne inférieure si c’est possible, sinon, en faisant une ligature sélective de ses branches terminales respectant la branche destinée à la parathyroïde. La préservation du retour veineux de la glande est aussi capital pour éviter son infarcissement. Ceci est parfois possible pour les parathyroïdes basses qui se drainent toujours vers les veines thyroïdiennes inférieures. Il est plus délicat pour les parathyroïdes moyennes et impossible pour les parathyroïdes hautes qui se drainent toujours vers le corps thyroïde (4). Il apparaît donc à l’évidence que malgré toutes les précautions, les parathyroïdes peuvent être lésées, faisant apparaître des insuffisances parathyroïdiennes estimées de 2% à 20% selon les séries (5, 6). Ce chiffre de 2% est dû au moins à l’utilisation de techniques modernes de coloration per opératoire, de microchirurgie et d’auto transplantation des parathyroïdes. Le risque parathyroïdien est estimé dans notre série à 8%. Ce chiffre ne reflète que les insuffisances immédiates, car nos malades sont suivis par la suite dans les services de radiothérapie, de radio isotope et d’endocrinologie. Impératifs Carcinologiques : Vis-à-vis de la thyroïde : Le geste chirurgical sur la thyroïde est variable en fonction LE CANCER DE LA THYROIDE… des lésions et de leurs extensions aux organes de voisinage. L’analyse per-opératoire de l’extension tumorale nous a permis de différencier trois groupes de patients : Le 1er groupe est constitué de 41 patients, ayant un cancer limité à la thyroïde, sans envahissement capsulaire et pour la plupart, il s’agit de nodules froids. Ces patients ont bénéficié d’une thyroïdectomie totale complète macroscopiquement, en un ou deux temps en fonction de la disponibilité d’une E.H.E. Le 2ème groupe est constitué de patients ayant un cancer dépassant la capsule thyroïdienne avec atteinte d’un organe de voisinage et c’est ce groupe qui nous a posé le plus de difficultés : * Atteinte laryngo-trachéale : Elle est observé chez quatre patients, dont deux seulement ayant accepté une thyroïdectomie totale élargie au larynx. L’atteinte laryngotrachéale est objectivée sur les images tomodensitométries et confirmée par un examen histologique per opératoire. Les deux autres malades ont subi une thyroïdectomie totale incomplète laissant des résidus tumoraux sur la trachée. En principe, au niveau de l’axe laryngo-trachéal, la trachée est souvent plus atteinte que le larynx (7). L’aspect réalisé peut être celui d’une atteinte périchondrale externe de découverte souvent per opératoire, pouvant s’étendre par la suite vers les structures endolaryngées. Cette extension n’est pas une contre indication à la chirurgie. Le geste est fonction de l’étendue des lésions pouvant aller de la résection cartilagineuse partielle à la laryngectomie totale. Ce traitement pose parfois le problème de reconstruction dans les résections cartilagineuses dépassant 15% de la circonférence (7). * Atteinte pharyngo-oesophagienne : Elle est observée chez deux patients, pour lesquels une chirurgie large n’a pu être envisagée. Cette atteinte est le faite de cancer étendu, très infiltrant. Elle constitue pour nous une limite chirurgicale, car la mutilation d’une pharyngo-oesophagectomie est plus importante que son bénéfice. Une chirur g i e partielle peut être proposée, mais ne peut jamais aller audelà d’une résection de la musculaire oesophagienne (8). * Atteinte jugulo-carotidienne : C’est le cas de quatre de nos malades. L’atteinte des veines jugulaires grèvent le pronostic du fait de la dissémination d’embols néoplasiques dans la circulation générale, mais une résection de 19 veine est possible soit de façon isolée, soit en bloc d’un curage ganglionnaire de type traditionnel (9). Une atteinte de la carotide primitive dépassant l’adventice constitue également une contre indication de cette chirurgie. Le 3ème groupe est représenté par des sujets ayant un cancer très extensif, étendu à plusieurs organes, réalisant un véritable blindage cervical avec tous les signes de compression. Ce groupe constitué de cinq patients est hors de toute ressource chirurgicale et pose le problème de trachéotomie palliative, souvent difficile à réalisé en pré ou en post radiothérapie. Vis-à-vis des adénopathies : Notre attitude chirurgicale vis-à-vis des ganglions peut être schématisée en fonction de deux situations : En cas de No clinique : Nous explorons la chaîne récurrentielle et jugulo-carotidienne homo latérale. Si l’E.H.E. est possible, nous le pratiquons et nous complétons le curage en cas de N+ histologique. En cas de N+ clinique homo latéral : Nous procédons à un curage radical selon le mode fonctionnel ou traditionnel et récurrentiel homo latéral à la tumeur et nous pratiquons un E.H.E. sur un ganglion du côté controlatéral. En cas d’atteinte bilatérale, un curage jugulo carotidien radical et récurrentiel est pratiqué systématiquement des deux côtés. Le curage ganglionnaire accroît le risque d’atteinte récurrentielle et parathyroïdienne d’autant plus s’il a été fait en deux temps. C’est pour cette raison que ces indications sont sujettes à des controverses. Pour certains, comme Guerrier (10), le curage ganglionnaire récurrentiel et fonctionnel homo latéral doit être systématique, car l’étude histologique des ganglions prélevés (No clinique) révèle la présence de métastases dans 80% des cas. Pour d’autres, le curage n’est pas systématique même récurrentiel sans avoir réalisé un examen histologique extemporané confirmant la métastase ganglionnaire (1). Au contraire, dans le cancer médullaire de la thyroïde le curage doit être systématique et de type cervico-médiastinal (11). Médecine du Maghreb 1996 n°57 M.A. BENBOUZID, F. ALAOUI, L. BENCHAKROUN, N. LAZRAK, N. JAZOULI, M. KZADRI. 20 CONCLUSION La chirurgie du cancer de la thyroïde est parfois difficile par ses extensions extra-capsulaires aux organes de voisinage, nécessitant pour être curative une chirurgie large. Cette chirurgie peut être facilitée par un examen histologique extemporané, permettant le gain et le confort pour le chirurgien d’opérer en un seul temps et pour le malade d’échapper à un risque potentiel d’handicap fonctionnel récurrentiel et parathyroïdien. BIBLIOGRAPHIE 1 - C. PROYE. Indications chirurgicales et techniques dans le nodule thyroïdien cancéreux. Rapport Société Française de chirurgie 1989, pages 48-49. 2 - P. BEC, M. MAKEIEFF, L. CRAMPETTE, B. GUERRIER. Repérage du nerf récurrent dans la chirurgie thyroïdienne. J.F. ORL, vol 42, n°1, 1993, 51-54. 3 - A. PECH, M. CANNONI, J.L. GOUBER et Coll. Notre attitude thérapeutique dans les cancers différenciés du corps thyroïde. Actualités de carcinologie cervico-faciale, n°11, 1985, pages 131-137. 4 - M. CANNONI, A. PECH, J.P. 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