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Les Lectures-Croisées du GREP Midi-Pyrénées
en partenariat avec la Médiathèque José Cabanis de Toulouse
Événement Lectures croisées 2016
Nos Andalousies
Histoire, Littérature, Poésie, Musique
dans l’âge d’or espagnol
au travers des communautés
juive, chrétienne et musulmane.
Présenté par Nadine Picaudou-Catusse, Elizabeth Rouch, Nicole Gauthey,
et Mohammed Habib Samrakandi, animateurs du GREP
Poèmes lus par Samir Arabi et Georges Ifergan,
Illustrations musicales au luth par Thierry Di Filippo
au grand auditorium de la Médiathèque José Cabanis de Toulouse
Samedi 28 mai 2016
GREP Midi-Pyrénées
5 rue des Gestes, BP119, 31013 Toulouse cedex 6
Tél : 05 61 13 60 61
Site : www.grep-mp.fr
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Événement Lectures croisées 2016
Nos Andalousies :
poésie mystique
andalouse
Présentation générale
par Nicole Gauthey, vice-présidente du GREP
et responsable des Lectures Croisées
Pourquoi ce thème….
Le GREP, cette année, a déjà eu l’occasion de montrer combien l’œcuménisme
pouvait lui tenir à cœur dans ces temps troublés que nous traversons.
Le colloque que nous avons organisé en début de saison avait en effet pour
titre : « Quel Humanisme pour le XXIe siècle ? », il témoignait bien de cette même
préoccupation.
Les trois monothéismes y étaient interrogés dans leurs différences et leurs points
communs, et la succession de conférences et de débats à propos de cette
« aventure monothéiste » (pour citer le titre de l'étude qu’en a faite Isy
Morgensztern) se concluait sur cet espoir d’humanisme que chacun d’entre eux, et
tous les trois ensemble, ne cessent de préconiser.
Aujourd’hui, le travail, appelé « Évènement » qui clôture « Lectures
Croisées 2016 » poursuit donc en droite ligne une préoccupation qui est celle du
GREP, mais aussi celle de nous tous, avec sans doute, en ce qui concerne « Nos
Andalousies » un angle d’attaque très différent, puisqu’il nous en fait faire le
chemin par le détour de la poésie mystique du Moyen-âge espagnol
Cette « aventure monothéiste » donc, qui entremêle les trois religions, avait déjà
bien commencé dès le XIe siècle dans ce qui a pu s’appeler l'« âge d’or ? », avec
des guillemets et un point d’interrogation. Mais nous y reviendrons…
C’est donc au nom du GREP mais aussi en mon propre nom que je salue ce
travail qui ouvre tout un continent littéraire mal connu, et qui surtout apparait à
point nommé dans un grand renouveau du sentiment religieux et dans cette France
d’aujourd’hui, elle aussi multiculturelle et elle aussi plurielle. Je le salue d’autant
plus qu’il pose le « parti-pris », un peu a contre courant, d’aborder ce sujet en tant
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qu’utopie, mais une utopie qui, dans l’Espagne andalouse, a pu par moments être
réalisée.
Ce rêve, avec tous les aspects contradictoires qu’il peut recouvrir, je vous
propose de le retrouver aujourd’hui à travers la poésie mystique andalouse :
hébraïque, arabe et espagnole.
Au cours de cette soirée «Lectures croisées» exceptionnelle (à la Médiathèque
José Cabanis) nous avons alterné (et parfois superposé) des présentations de grands
poèmes, par des animateurs du GREP (Nadine Picaudou-Catusse, Elisabeth
Rouch, Mohammed Habib Samrakandi et Nicole Gauthey), des lectures de ces
poèmes, en français et dans leur langue originelle (hébreu, arabe, espagnol) par
Georges Ifergan, Samir Arabi et Nadine Picaudou-Catusse, et des illustrations
musicales improvisées au luth par le guitariste toulousain Thierry Di Filippo (que
l'on pourra retrouver en allant sur le site du GREP www.grep-mp.fr)
Introduction historique
Nadine Picaudou-Catusse
Le Cantique des Cantiques
Elisabeth Rouch, Georges Ifergan
Poésie mystique juive : Yehuda Halévy,
Samuel Ibn Nagrila, Le Zohar,
Salomon Ibn Gabirol
Nicole Gauthey, Georges Ifergan
Poésie soufie.
Le discours amoureux d'Ibn Arabi
Poésie mystique chrétienne :
Jean de la Croix
Mohammed Habib Samrakandi,
Samir Arabi
Nadine Picaudou-Catusse
Interludes, accompagnements
et conclusion musicale au luth
Thierry Di Filippo
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Introduction historique
par Nadine Picaudou-Catusse
Pourquoi avoir choisi, sous ce titre peut-être énigmatique : Nos Andalousies, de
vous donner à entendre et à penser des textes de poésie mystique venus d’AlAndalus, l’Espagne musulmane médiévale ? Pourquoi avoir décidé de vous les
faire entendre, pour partie au moins, dans les langues de l’origine, l’hébreu,
l’arabe et l’espagnol ?
L’exercice est exigeant sans doute. C’est qu’il est à la mesure de l’ébranlement
de nos consciences et de nos vies consécutif aux drames qui ont marqué l’année
2015 en France. C’est qu’il cherche à répondre à l’interpellation de l’événement.
C’est qu’il exprime le besoin impérieux d’opposer à la barbarie, à l’intolérance et
à l’ignorance, les armes de la connaissance et les vertus de la poésie.
Pour affronter aujourd’hui les défis de l’altérité, pour penser une interculturalité
capable de nourrir un authentique vivre ensemble, nous avons donc choisi
d’esquisser un pas de côté, de situer le questionnement dans un ailleurs, un
ailleurs dans l’espace aussi bien que dans le temps, qui est celui de l’Andalousie
médiévale, que les Arabes appelaient al-Andalus.
Pour clarifier les choses, nous vous proposons d’abord quelques repères
chronologiques. Ils nous conduisent, comme vous le voyez, du début du VIII e
siècle, en 711, à l’arrivée des musulmans dans la péninsule ibérique, jusqu’à la
chute du dernier royaume musulman d’Espagne, celui de Grenade, et à l’expulsion
des juifs en 1492. Il faut y distinguer des moments très différents : il y a le temps
des Omeyyades entre 756 et 1031, une dynastie venue de Syrie qui fuit l’Orient
passé aux mains des Abbassides de Bagdad ; puis le temps des petits royaumes
musulmans des Taïfas qui voit l’éclatement territorial d’al-Andalus ; l’arrivée
enfin de deux dynasties berbères venues du Maghreb, les Almoravides à partir de
1086 puis les Almohades à compter de 1147 pour répondre à l’avancée de la
reconquête chrétienne (la Reconquista), qui s’est amorcée avec la prise de Tolède
en 1085. A compter de 1264, l’Andalousie musulmane se réduit au royaume de
Grenade jusqu’à sa chute finale en 1492. L’histoire d’al-Andalus stricto sensu
s’inscrit entre ces deux dates 711-1492, mais nous avons pris le parti de prolonger
cette chronologie jusqu’à l’expulsion, en 1609, des morisques, ces chrétiens
espagnols d’origine musulmane, lorsque triomphe l’Espagne du refus de l’altérité,
construite sur le fantasme de la pureté de sang (la limpieza de sangre).
L’histoire d’al-Andalus est l’objet de polémiques souvent violentes où se mêlent
controverses savantes et passions communautaires et c’est de là, de ces
polémiques là, qu’il nous faut partir.
Certains en effet développent une vision irénique de la coexistence harmonieuse
entre musulmans, juifs et chrétiens et célèbrent la convivencia entre les trois
communautés. L’Espagne musulmane serait le lieu mythique et le modèle par
excellence d’une tolérance religieuse exemplaire et d’un dialogue harmonieux des
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cultures sous le regard bienveillant de princes arabes cultivés, ce que l’on a parfois
appelé « l’esprit de Cordoue ». Certains d’entre vous ont peut-être vu à cet égard
le film de l’Egyptien Youssef Chahine, sorti en 1997, sous le titre Le Destin, qui
mettait en scène un Averroès de fiction, tout d’intelligence et d’ouverture,
emblème de la coexistence inter-communautaire en lutte contre le fanatisme
religieux. Le cinéaste convoquait le paradigme andalou pour mieux dénoncer la
violence islamiste qui frappait alors l’Egypte.
D’autres, à l’inverse, s’acharnent à détruire « le mythe d’al-Andalus ». Ils
rappellent que, dans l’Espagne médiévale comme dans toute société musulmane
ancienne, chrétiens et juifs étaient réduits au statut infériorisant de dhimmis, à la
fois soumis et protégés du pouvoir : c’est juste, à condition de préciser que
l’infériorité juridique ne se traduit pas toujours par une infériorité sociale. Ils
soulignent l’existence, au demeurant incontestable, d’épisodes de violences et de
persécutions, en particulier sous le règne de la dynastie fondamentaliste des
Almohades, venue du Maghreb au XIIe siècle. Ils récusent au total l’image d’une
Andalousie paradis de la tolérance et de la coexistence entre les groupes.
Dans le contexte contemporain de crispation et de repli identitaire, célébrer le
mythe de la convivencia est un acte politique, c’est vouloir faire d’al-Andalus un
antidote au choc des civilisations, c’est affirmer que le temps est venu de
mobiliser, contre la haine et la barbarie, nos Andalousies intérieures. Mais à
l’inverse, dénoncer le mythe, récuser la vision d’un âge d’or andalou n’est pas
moins politique et risque aujourd’hui de nourrir le refus de l’autre.
Alors faut-il choisir entre ces deux postures ainsi grossièrement situées ? Nous
avons préféré déplacer le questionnement ? Ne pas opposer radicalement le mythe
à l’histoire, mais d’une part, historiciser le mythe, c’est à dire s’interroger sur sa
construction au fil du temps, tout en cherchant d’autre part à repérer, dans la
réalité historique d’al-Andalus, quelques signes pour nos temps d’inquiétude.
1. Le mythe
Le mythe d’al-Andalus est complexe. Il est fait de sédimentations successives
qui lui confèrent des sens et des usages très différents selon la période considérée,
selon qu’il s’agit en particulier d’un mythe littéraire arabe ou d’un mythe politique
espagnol.
Le mythe littéraire arabe est premier. Au cours des siècles omeyyades, les
poètes arabes qui chantent les richesses et les beautés de l’Andalousie en font un
condensé des vertus de l’Orient musulman. Comme si, dans ce lointain Occident
de l’islam, al-Andalus récapitulait en elle les trésors de l’Orient perdu dont elle
porte l’écho. L’Andalousie est ainsi d’emblée le nom d’une identité exilée qui
nourrit une première écriture de la nostalgie.
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Mais c’est la dislocation du califat de Cordoue au XIe siècle qui ouvre à une
identité seconde d’al-Andalus, devenu cette fois l’objet même de la perte. Au gré
de la chute progressive des principautés arabes d’Espagne sous les coups de la
reconquista chrétienne, les musulmans d’Espagne prennent l’habitude d’égrener
les noms des villes perdues, scandés par la formule : « Que Dieu les rende aux
musulmans ». La lamentation sur les jardins perdus d’al-Andalus devient dès lors
un topos littéraire pour dire la douleur de la perte et les affres de l’exil. Depuis
lors, l’épisode andalou hante la littérature arabe, à la fois métaphore de l’âge d’or
disparu mais aussi figure d’une métaphysique de l’absence.
Le mythe politique espagnol est tout autre, c’est celui de « l’Espagne des trois
cultures ». Il s’enracine initialement dans les royaumes issus de l’expansion
chrétienne, en ces lieux frontière entre chrétienté et islam.
D’abord à Tolède après sa reconquête en 1085 par Alphonse VI de Castille et
Léon. Tolède qui, sous le règne éclairé d’Alphonse VI, devint le relais vers
l’Europe des textes de l’Antiquité grecque : la Bagdad des Abbassides les avait
traduits du grec à l’arabe, Tolède les traduira de l’arabe au latin. L’école de
traduction de Tolède sera ainsi l’un des berceaux de la Renaissance européenne.
C’est aussi là que le Coran fut pour la première fois traduit en latin en 1143.
Un siècle plus tard à Séville, conquise par les chrétiens en 1248, Alphonse X le
Sage se met en scène en protecteur des trois religions. On le voit sur nombre de
miniatures jouant aux échecs avec un musulman ou un juif, écoutant des musiciens
musulmans ou juifs, ou encore dirigeant, un livre à la main, une équipe d’érudits
des trois religions. Autant d’images de propagande qui attestent peut-être avant
tout de sa volonté d’asseoir sa légitimité sur ses nouveaux sujets juifs et
musulmans, ces musulmans que l’on nomme mudejar, d’un terme venu de l’arabe
qui signifie les domestiqués, désormais soumis à un pouvoir chrétien. Il fera
également graver les inscriptions du tombeau de son père dans les trois langues, le
castillan, l’hébreu et l’arabe.
Dans l’Espagne moderne cette fois, c’est le débat sur l’identité historique du
pays qui convoque à son tour le mythe d’al-Andalus. En témoigne la polémique
entre deux intellectuels républicains espagnols exilés au lendemain de la victoire
du franquisme : Claudio Sanchez Albornoz et Amerigo Castro, deux hommes qui
ont tous deux mal à l’Espagne. Pour l’un, Albornoz, la péninsule ibérique ne fut
que la « croisée des chemins » pour les trois monothéismes et l’Espagne se
consolida comme nation dans et par la reconquista chrétienne. Pour l’autre,
Amerigo Castro, auquel on attribue d’ailleurs généralement la paternité de la
notion de convivencia, l’identité espagnole est née au contraire de la coexistence et
de la fusion entre les trois apports juif musulman et chrétien. Aujourd’hui,
l’écrivain espagnol Juan Goytisolo, prix Cervantès 2015, sur lequel je reviendrai
dans mon intervention finale, se réclame de cet héritage de « l’Espagne des trois
cultures ». Son ami Carlos Fuentes écrit à son propos :
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« Pour Goytisolo, métisser c’est cervantiser et cervantiser c’est islamiser et
judaïser. C’est embrasser à nouveau tout ce qui a été expulsé et pourchassé, c’est
retrouver la vocation de l’inclusion et transcender le maléfice de l’exclusion. »
2. Réalité historique d’al-Andalus
Mais alors, par-delà les dimensions multiples du mythe, que retenir de la réalité
historique d’al-Andalus pour nourrir nos interrogations d’aujourd’hui, sur quoi
nous arrêter ?
Faut-il s’arrêter sur un modèle de cohabitation quotidienne des populations de
religions différentes ?
Je rappelle qu’il y a les chrétiens, dits mozarabes (arabisés) qui parlent le
roman, une langue issue du latin populaire et qui se fractionnera peu à peu en
castillan, aragonais, catalan, andalou... tout en se mâtinant d’arabe. Mais ils sont
majoritairement ruraux et l’élite religieuse chrétienne a été encouragée à émigrer
dans les royaumes chrétiens du Nord, si bien que la vie intellectuelle y est assez
peu développée. Avec l’époque des taïfas puis des dynasties berbères, la
conversion ou l’exil disperseront largement la communauté mozarabe.
Il en va tout autrement des Juifs de Sefarad (d’Espagne), très anciennement
implantés dans la péninsule ; persécutés sous les Wisigoths, ils trouvèrent
incontestablement une plus grande protection sous la domination arabe,
s’arabisèrent dans la langue, les mœurs et les pratiques du quotidien et jouèrent un
rôle culturel éminent, un rôle politique aussi parfois, que l’on songe à Ibn Shaprut
médecin, poète et diplomate du calife omeyyade Abderraham III au début du X e
siècle, ou à Samuel Ibn Nagrila, rabbin, grammairien et poète, devenu vizir du
souverain de Grenade en 1038 puis commandant en chef de l’armée. Toutefois son
fils Joseph ibn Nagrila, vizir lui aussi, périra victime du pogrom de Grenade en
1066. Plus tard, au XIIe siècle, les persécutions almohades poussèrent nombre de
juifs à émigrer vers Tolède ou Saragosse... ou vers l’Orient musulman, ainsi de
Moshe ibn Maïmun (le philosophe juif Maïmonide) réfugié … dans l’Egypte de
Saladin.
Au total le modèle d’une cohabitation harmonieuse de populations de religions
différentes semble avoir concerné quelques périodes privilégiées, sous le califat
omeyyade de Cordoue, dans certains royaumes musulmans des taifas comme dans
le royaume chrétien de Tolède après la reconquête de 1085. Mais l’on pourrait lui
opposer le pogrom de Grenade en 1066 ou les persécutions almohades du XII e
siècle.
En revanche, il n’est guère contestable que la civilisation arabe ait constitué le
cadre d’un dialogue des cultures, voire de transferts culturels qui se sont opérés
entre les élites des trois communautés. On ne saurait trop souligner à cet égard
l’importance des grandes langues de civilisation dans les rencontres de l’esprit.
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L’arabe d’al-Andalus fut de celles-là. L’Andalousie musulmane fut ainsi le
berceau d’une civilisation arabe qui a diffusé ses modèles culturels dans
l’ensemble des populations, par-delà les clivages religieux.
C’est vrai dans les manières du quotidien ( les modes vestimentaires, l’usage des
parfums, la cuisine)
C’est vrai dans la musique ; c’est vrai dans l’architecture dite mudejar qui imite
le style arabe et qui d’ailleurs se prolonge dans les terres redevenues chrétiennes.
Songeons que c’est après la reconquête chrétienne que l’Alcazar de Séville est
élevé par des artisans maures, comme on dit alors, ou que la synagogue de Santa
Maria la Blanca est reconstruite à Tolède avec l’autorisation du roi Alphonse X, le
financement de la communauté juive locale et le savoir-faire maure.
C’est vrai encore dans les plus hautes productions de l’esprit, qu’il s’agisse des
sciences (médecine, pharmacologie, botanique, agronomie, mathématiques,
astronomie) ou des débats théologiques qui suscitent de violentes polémiques sur
le mode de la disputatio. On dialogue, on polémique, chacun pense détenir la
vérité et cherche à en convaincre l’autre, mais n’oublions pas que c’est sur la base
d’un univers intellectuel commun, nourri par l’héritage philosophique grec.
C’est vrai enfin de la poésie sur laquelle nous allons revenir.
Mais écoutons Moshe ben Ezra au début du XIIe siècle :
« Quand les Arabes se furent rendus maîtres de la péninsule d’al-Andalus, en la
conquérant sur le pouvoir des Goths, les Israélites qui s’y trouvaient apprirent, au
cours des temps, les diverses branches du savoir. Grâce à leur constance et à leur
application, ils apprirent la langue arabe, ils purent scruter leurs œuvres et
pénétrer au plus intime de leurs compositions. Ils devinrent parfaits connaisseurs
de leurs disciplines scientifiques, et, en même temps, ils se délectaient de
l’enchantement de leur poésie. A partir de là, Dieu fit que les Israélites purent
comprendre les secrets de la langue hébraïque et de sa grammaire (…). Là où
l’imitation fut la plus parfaite fut dans l’art de la poésie, car ils assimilèrent leurs
procédés et furent très sensibles à leurs merveilles. »
Les Juifs, qui savaient l’arabe, se mettent donc à l’école des Arabes. Dans le
domaine de la poésie, ils reprennent des genres et des thèmes profanes qui
contribuent à détacher la poésie hébraïque de la seule liturgie, ils introduisent dans
leurs vers la métrique arabe, fondée sur la combinaison de syllabes longues et de
syllabes courtes, ils approfondissent aussi la grammaire de l’hébreu en s’inspirant
largement du travail des grammairiens arabes. Car la pratique de la poésie est alors
indissociable de l’exploration même de la langue. Pour Dominique Urvoy,
spécialiste de l’occident musulman médiéval, « Les Juifs d’Espagne prennent
appui sur une civilisation nouvelle pour se constituer une culture propre ».
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C’est un domaine très spécifique de la production poétique que nous avons
choisi d’approfondir aujourd’hui, celui de la poésie mystique, juive, musulmane et
chrétienne, tant les échos semblent nombreux d’une tradition religieuse à l’autre,
tant les textes que nous allons vous présenter sont remplis de résonances secrètes
que nous nous proposons de vous faire entendre.
3. Poésie mystique
Mais avant de terminer cette introduction j’aimerais dire un mot des
interrogations et des controverses qui traversent la question de la mystique en
général, de l’approche mystique du religieux, dans la mesure où ces interrogations
touchent directement à notre sujet.
Un premier questionnement pourrait se formuler ainsi : faut-il penser la
mystique comme un type universel d’expérience spirituelle, un mode singulier
d’accès au divin qui, par delà la diversité des traditions et des cultures religieuses,
toucherait à un fonds commun de l’expérience humaine ? Pour le dire autrement,
l’attitude mystique serait -elle une manière de constante anthropologique ?
Ou doit-on postuler, à l’inverse, l’impossibilité d’assimiler le langage d’une
tradition spirituelle à celui d’une autre. Il y aurait donc non pas une mystique mais
des mystiques, indissociables des dogmes propres à telle ou telle tradition
religieuse, indissociables aussi des traditions culturelles propres à tel ou tel groupe
humain.
Nous ne trancherons évidemment pas sur cette question mais ce que l’on peut
affirmer, c’est que, dans tous les cas, les phénomènes mystiques semblent
s’épanouir dans des moments de crise des religions instituées, lorsque les hommes
se trouvent confrontés au silence troublant des prophètes, au suspens ou à la
clôture des révélations, lorsqu’ils cherchent les chemins permettant de retrouver ce
qui a été perdu ou masqué par l’accumulation des dogmes et des exégèses, par le
ritualisme et le légalisme.
La deuxième observation que je voudrais faire porte sur la double dimension du
phénomène mystique, qui est à la fois le témoignage d’une recherche spirituelle
intériorisée, d’une aspiration de l’homme à une communion directe avec le divin
qui passe par la déprise des désirs et des passions du moi jusqu’à l’anéantissement
de l’âme en Dieu. Autrement dit qui relève de l’expérience intime.
Mais qui est aussi une théologie, une théologie qui serait recherche du sens
caché de la Révélation, autrement dit recherche d’une dimension ésotérique de la
connaissance de Dieu et de sa création, une dimension qui ne relèverait pas du
registre intellectuel de la connaissance mais du registre de la contemplation et de
l’illumination. Cette deuxième dimension est sans doute plus présente dans les
mystiques juive et musulmane que dans la mystique chrétienne, mais je ne
voudrais pas anticiper.
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C’est en réalité à la confluence de l’expérience mystique et de la pratique
poétique que nous avons choisi de nous placer.
Le mystique, dans sa quête de l’absent éternel, tente de donner forme, dans le
langage, à l’ineffable d’une expérience spirituelle que le langage ne peut contenir.
Le poète quant à lui s’affranchit des conventions de la langue qui font obligation
aux mots de signifier, il dé-naturalise, il dé-territorialise le signe pour le
transformer en pur signifiant gros de toutes les significations possibles, pour
retrouver l’innocence perdue du langage. Car la parole poétique surmonte la
séparation du mot et de la chose, l’objectivation du monde dans le langage, elle
fait en quelque sorte du langage un recours contre lui-même
Le poète Philippe Jacottet écrit : « Sans doute est-ce l’intuition de l’insaisissable
comme source de la parole qui rapproche poésie et mystique », car le poème
pointe à la fois vers un au-delà et vers un en-deçà de la parole qui le traverse et le
déborde. Pour le dire autrement, la parole poétique ne signifie pas, elle manifeste
et c’est à ce point que se situent les convergences entre expérience mystique et
expérience poétique, à la source même de la parole créatrice, aux racines de
l’ambiguïté originelle du langage. Le poème comme « aventure de l’aube » pour
reprendre les mots du poète espagnol José Maria Valente. Mystique et poésie
partagent donc une même expérience de la parole.
Nous avons souhaité commencer par un texte très antérieur aux lieux et aux
temps dont nous traitons ici, mais un texte source, un texte connu de tous, lyrique
et incandescent, le Cantique des cantiques ou plutôt peut-être le Chant des chants.
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Le Cantique des cantiques
par Elisabeth H Rouch
(poèmes lus par Georges Ifergan)
Le Cantique des cantiques est dit « de Salomon » car il est prêté au roi
Salomon, auteur réputé de nombreux psaumes. Et « des » cantiques est, non un
génitif, mais un superlatif d’excellence pour un chant de la passion d’aimer et de
la splendeur du monde, d’une épaisseur sémantique telle qu’on a pu le qualifier de
théologico-érotique.
Pourquoi ouvrir avec lui aujourd’hui ? Parce qu’il est plate-forme voire matrice
majeure de métaphores poétiques, au carrefour proche-oriental et méditerranéen
des cultures et des langages qui nous occupent aujourd’hui.
Shîr ha-shîrîm en hébreu, Cantus cantorum ou Canticus canticorum, Song of
songs, le chant par excellence. En latin, si cantus = chant, canticum = chant
religieux en langue vulgaire.
Incantation et enchantement de l’état amoureux et des noces, il leur esquisse un
statut dès l’aube du monothéisme. La référence à ce texte est dès lors permanente,
mais complexes son interprétation et sa légitimation.
Précision sur le corpus
C'est un texte assez bref, environ dix pages de nos formats moyens.
Sa lecture linéaire est quasi impossible : monologues alternés de l’époux et
l’épouse (dite : la Sulamite), duos, chœurs ; enchainement bariolé de versets
narratifs, descriptifs, prescriptifs, incantatoires, quelques répétitions. Texte métis
donc, souvent réorganisé au cours du temps pour plus d’intelligibilité dramatique
ou artificiellement ramassé en saynète amoureuse.
E. Renan par exemple dit identifier jusqu’à onze instances de paroles quand
certains croient pouvoir le balayer comme un duo avec chœur…
Ses origines
Des analogies et des sources sont établies dans la littérature du Proche-Orient :
l’Egypte du XIIIe siècle av J-C (le Moyen empire et Akhenaton dont s’inspire en
son temps l’administration du roi David et de Salomon) ; les textes hiérogamiques
de Sumer, de Babylone, d’Assyrie, de Syro-Phénicie (cultes païens et folklore
nuptial), d’Inde et Perse peut-être en amont ; et l’Inspiration Palestinienne surtout :
il s’agirait de textes du Xe au VIe siècle, rassemblées vers le Ve av J-C par un
judéen.
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Son statut canonique :
Comment et pourquoi ce texte fait-il entrée et autorité à la Synagogue et à
l’Eglise ?
Dans le judaïsme, il constitue un des Cinq Rouleaux réservés par la liturgie
juive à certaines fêtes. Il est lu le vendredi soir avant d’entrer dans le Shabbat,
commémorant l’achèvement de la création et rappelant la sortie de l’esclavage ; et
au 8ème jour de la Pâque, célébration de cette même délivrance et de l’amour de
Dieu et d’Israël.
Son entrée dans le Canon juif des écritures, d’abord objet de discussion, fut
acquise définitivement au synode de Jamnia (vers 90-100). Son attribution à
Salomon joua un rôle décisif pour sa canonicité. Il passe donc du Judaïsme
rabbinique au Judaïsme hellénistique… et de là au Christianisme.
Les chrétiens se déchirent au IIe siècle pour la définition de leur corpus propre
qui s’opère à travers Irénée de Lyon, vers 200, 0rigène au IIIe siècle, Jérôme au
IVe, enfin aux conciles de Carthage (393 et 402), avec intégration définitive dans
l’Ancien Testament.
Ce texte est dès lors le plus lu et le plus commenté de la mystique juive et de la
mystique chrétienne (dans le monde musulman, les échos semblent plutôt provenir
du fond d’imprégnation archaïque commune).
Quoiqu’il en soit et de façon patente, le Cantique des Cantiques est l’incantation
pour et la célébration de retrouvailles… mais les retrouvailles de qui ?
Si nous écoutions
(Textes proposés à la lecture en hébreu et en français : L’épouse, III, 1-5
et L’époux, IV, 1-7) tous ces textes sont à retrouver plus loin.
Sa littéralité
« Celui qui lit le Cantique des Cantiques comme un texte érotique attire sur lui
le malheur » dit le Talmud. Il est pourtant indéniable, au premier degré de lecture,
que le désir du corps comme du cœur habite le texte. Tension de l’attente, du
furtif, de la part manquante, de l’absence de l’aimé, de l’exil. Le champ lexical
relève du désir amoureux et profane, la célébration du monde semble païenne.
Voici un bref inventaire lexical, non exhaustif :
-La maison, le jardin, le monde.
-La maison, le palais, les colonnes, l’appartement, le cellier, la chambre, la
couche, le lit, la litière, le palanquin…
-Un mobilier de marbre, de bois de cèdre et de cyprès, de l’or, de l’ivoire, de
l’argent, de l’onyx, des saphirs…
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-Un jardin et des vignes généreuses, des arbres et des fruitiers : noyers,
pommiers, grenadiers, palmiers, aloès, troène, figuiers ; mais aussi des roses, des
narcisses et des lys qui deviennent des éléments comparatifs de la beauté des
corps.
-Abondance et générosité des champs et des troupeaux, de la nature et de la
faune sauvages: lions, léopards, renards, colombes, faons, biches, gazelles,
chèvres, tourterelles.
-Fluidités et liquidités : il y a l’eau (fleuve, ruisseau, fontaines, source) ; le miel
et le lait coulent à flots, les jus aussi.
-Dans le même registre sensuel abondent les parfums et les arômes : aloès,
mandragore, cannelle, cinabre, l’encens, la myrrhe, le nard, le safran… On peut
aller pieds nus, et parler.
- Je ne prends pas le temps d’exploiter les couleurs (noir, blanc, rouge), et ne
souligne qu’en passant la toponymie précise des territoires évoqués.
-Dans cette ambiance de ruissellements et de délice, le corps peut se dénuder, la
tunique tombe, et le corps est admiré: seins, ventre, joues, yeux, mains… et la
consommation érotique semble explicite, qu’en pensez-vous ?
Ecoutons à nouveau (L’épouse, IV, 16 et L’époux, V, 1)
Et Dieu dans tout ça ?
Comme a pu demander Napoléon… Une seule occurrence, et bien incertaine ; et
on peut aussi s’étonner, même en lecture profane, que la fertilité de ces corps, la
procréation et la famille ne soient pas évoquées.
Alors, dans le corpus religieux, à quel prix ?
Si tant il est qu’il n’y a pas de vérités mais seulement des interprétations, ici
l’Occident s’en est donné… à cœur joie ! Rapide parcours des perspectives :
-naturaliste : collection plus ou moins bien collée de chants d’amour profanes,
familiers aux prophètes eux-mêmes
-historicisante (Luis de Leon, Jacobi, Herder) : le chant se rapporterait au
mariage du roi Salomon avec une princesse étrangère
-mythico-cultuelle : recyclage de textes hiérogamiques de rituels sacrés de
cultes antérieurs
- allégorique :
interprétation juive : là où tout texte relève de 70 sens, l’allégorie dominante
reste celle de l’amour de Dieu pour Israël et de leur fidélité mutuelle. On repère
des allusions à l’histoire du peuple hébreu, l’exode, l’exil, au retour en Terre
Promise. On entend l’écho d’Isaïe dialoguant avec sa vigne, de Jérémie, etc.
14
Derrière l’épithalame charnel, le spirituel. La Sulamite peut être Israël, Dieu
l’époux, le mari, l’épousée peut-être Jérusalem ou la communauté des croyants. Le
Zohar au 13ème peut y lire l’union de deux sefirots, l’homme et la femme, et tout
le contenu de la foi d’Israël, attente eschatologique incluse. Quand l’âme aime, la
nature tressaille…
interprétation chrétienne, dominante jusqu’au XIXe siècle, hésitante et plus
discrète ensuite : amour de dieu pour l’humanité, amour d’Adam et d’Eve, du
Peuple de Dieu pour la Terre Promise, de Dieu pour l’Eglise (Cyprien), pour la
Vierge (Ephrem, Ambroise), pour l’âme fidèle (Origène, Bernard de Clairvaux,
Jean de la Croix), de l’âme pour l’âme, et jusqu’à l’amour du Christ pour sa mère,
un peu scabreux, chez Claudel…
Dès le haut Moyen- Âge la mystique s’empare du matériau linguistique qui
véhicule Dieu en quelque sorte comme sperma dei quand la Vierge est forma dei
(Dieu est le Verbe, le Logos qui ensemence).
Au XIIe siècle, la redécouverte de la théologie orientale et du Cantique des
Cantiques, en particulier chez les Cisterciens (traces dans 86 homélies de Bernard
de Clairvaux) vivifie la lecture religieuse, mais passe aussi en langage vulgaire ;
lequel pénètre en retour le registre sacré et ensemence largement le profane :
chassé-croisé complexe. On peut même penser que ce texte n’est pas resté étranger
au fin’amour des troubadours…
Aux XVe et XVIe siècles, ferme reprise en main ecclésiologique et théologicopolitique : la référence littérale ou allégorique au Cantique des Cantiques semble
se rétracter. En fait elle se réfugie plutôt dans la mystique espagnole (à suivre !), et
même dans l’orthodoxie protestante.
S’acheminant vers notre conclusion : quelques propositions, une dernière
écoute, et une question
On peut considérer le Cantique si sacré dans les formes premières du
monothéisme qu’on ne soit pas en droit de le lire n’importe où, n’importe quand et
pour toutes les oreilles (fidèles et infidèles, adultes et enfants, ici par exemple et
même un jour de Shabbat !).
Nous nous sommes aujourd’hui autorisés de notre conception de la laïcité d’une
part et de la poésie de l’autre pour le lire comme matrice majeure d’inspiration
dans tout l’espace monothéiste assurant un statut au discours amoureux et du corps
amoureux
Noua suivons en cela Henri Meschonnic, poète contemporain (et traducteur du
Cantique) affirmant (dans Pour la poétique) :
15
« Le vieux faux problème du sens propre des mots…
Le droit à la littérarité, la spécificité de l’œuvre comme texte…
le texte comme forme-sens, sens dans tous les sens, et sans hiérarchie de
sens…
qu’un texte dans son signifiant est l’inconscient du langage. Il fait ceci,
qu’il dure, et on ne peut pas en épuiser le pourquoi. Sa connaissance est
infinie ».
Dernière écoute, ainsi alertée, déférente mais libre
(L’épouse, V, 3-8 et L’époux, VII, 1-9
Pour conclure
Ce texte étrange, la poésie dans son ensemble et la mystique l’ont porté bien
plus loin que lui-même, et sorti de temples souvent rivaux. Il constitue une
cristallisation majeure, dans la tradition occidentale, de la thématique de l’Eden ou
du jardin des délices, évidemment de bien plus large extension dans le temps et
l’espace.
Dans le Cantique des Cantiques les époux se désirent, se cherchent, se croisent,
se manquent. Au pied de la lettre, on peut trouver torride ce diffèrement.
Spirituellement, il peut dire le terrible de notre condition
Si ce n’est Dieu que les hommes ont en partage (Yahvé, Dieu, Allah, l’Etre ou
le Rien, ce dont nous ne déciderons pas ici !), du moins ont-ils en partage le
langage du désir de ne plus faire qu’Un en l’Autre, du désir de la présence pleine,
de l’enchantement dans la beauté des choses ; et du soupçon qu’il y a pour chacun
de nous (individu ou collectif) de l’inatteignable, du manquant, du perdu, de l’exil.
Quelque chose de cet ordre et en partie de cet héritage hante la mystique et la
poésie.
Question : si les dieux les amants ou les terres originelles n’étaient pas
toujours-déjà en retrait ou partis ou perdus, aurions-nous la littérature ?
Une consolation ?
16
17
18
(version française de Adolphe D. GRAD, édité chez Maisonneuve et Larose, Paris, 1970)
19
Poésie mystique juive :
Yehuda Halévy, Samuel Ibn Nagrila, Le Zohar,
Salomon Ibn Gabirol
par Nicole Gauthey
(poèmes lus par Georges Ifergan)
Après cette première partie sut le Cantique des Cantiques qui est en quelque
sorte la « matrice » de la poésie hébraïque, c’est par un poème de Juda Hallevi
(1075-1141) que je voudrais commencer.
Je l’ai choisi parce qu’il nous parle de l’exil, thème majeur dans la poésie
hébraïque et aussi majeur dans toute la pensée juive.
(lecture du poème Sion)
On retrouvera le poète Yehouda Hallevi tout à l’heure, mais complétons d’ores
et déjà ce qui vient d’être lu par ce qu’il écrivit encore lui-même, quelques années
après, alors qu’il était aux portes de Jérusalem. Il a alors 60 ans, il a en effet quitté
Cordoue, et c’est depuis Alexandrie qu’il écrit ce texte magnifique sur la fierté
d’avoir retrouvé la liberté, avec des mots que tout homme qui a quitté la servitude
pourrait reprendre à son propre compte (je le cite) : « J’en ai fini pour toujours de
ramper sur les mains, tête courbée, en présence d’hommes ! Je me suis fait un
chemin au cœur de la mer, vers le lieu où les propres pieds de Dieu trouvent un
repos, où je peux déverser mon âme et mon chagrin. »
Le Moyen-âge espagnol marque une apogée de la pensée juive pour des raisons
complexes et contradictoires : les multiples pressions apportées par les autres
religions, une forte immigration qui vient grossir les communautés en place en
Espagne depuis longtemps, des périodes de répit dans les rejets et humiliations
subies, des périodes de presque insouciance et de presque intégration.
Mais tout autant, à d’autres moments et à l’inverse : des difficultés qui
favorisent l’éclosion d’une poésie de refuge, Dieu étant l’ultime ressource dans un
univers hostile. On assiste alors à toute une stratégie de résistance spirituelle, de la
part d’un peuple dispersé, sans assise territoriale, privé des attributs de la
puissance politique
Les auteurs qui sont arrivés jusqu’à nous aujourd’hui sont surtout Nagrila,
Gabirol et Hallevi. Ils font fleurir des poèmes profanes ou sacrés entre le XIe et le
XIIIe siècles. On trouve alors d’une part des poèmes dont l’homme est l’unique
acteur avec ses plaisirs, ses petitesses, ses peines, ses peurs, et aussi son panache ;
et d’autre part des poésies sacrées et/ou liturgiques où l’homme est face à Dieu.
Ce Dieu si particulier des Juifs, il faut en parler : un Dieu inconnaissable, dont le
nom ne peut pas même être prononcé, un Dieu avec lequel la relation de l’homme
20
juif est très particulière. En effet, dans toute la poésie mystique hébraïque, on ne
décèlera jamais aucune trace de la moindre fusion avec Dieu. Il y a interdit total
dans la religion juive de la moindre fusion avec Dieu. Aucune extase, aucune
union de type mystique. Le judaïsme proscrit par principe la confusion de l’ordre
humain et divin. Donc jamais aucune illumination. Mais plutôt ce qui peut
apparaître comme un projet de « collaboration » entre Dieu et l’homme, ce projet
ne passant jamais par aucun état sentimental : la connaissance de Dieu est
uniquement conceptuelle. Mais c’est un point majeur justement de ce rapport à
Dieu. Il faut souligner ici toute l’importance dans le judaïsme de ce concept de
« connaissance »
Le judaïsme met cette connaissance au centre du rapport entre l’homme et
Dieu. La connaissance est le don le plus important que l’homme ait reçu de Dieu.
On verra cette idée apparaître très fortement au XIIIe siècle avec les Kabbalistes.
En effet, dans la seconde partie de ce travail, j’aborderai (très modestement) le
Zohar, dont le titre en français est « livre de la splendeur » et qui constitue une
partie de ce qu’on appelle la Kabbale
Mais revenons aux poètes et à la poésie
(Lecture « Rose d’équinoxe » de Samuel Nagrila en hébreu et en français)
Puis
Lecture seulement en français)
Jette tes regards sur moi, mon Dieu
Ecoute ma prière et fais-y attention
Souviens toi de la promesse que tu fis à ton serviteur,
Ne me prive pas de mon espérance
Tend moi la main
Tu es ma force et mon amour tu m’as toujours aimé et tu as adouci mes
douleurs
Si maintenant je dois traverser les eaux, ne m’abandonne pas,
S’il me faut traverser le feu, empêche que je me brûle…
Si tu ne vois pas en moi de vertus suffisantes,
Fais le Seigneur, pour les miens pour mon fils, et ma colombe…
On voit bien que, dans cet exemple de poésie sacrée, Dieu est au centre de
l’inspiration du poète dans sa relation avec l’homme qui lui demande sa
protection. Ce qui pousse le poète à écrire c’est sa foi en Lui et le poème est
l’expression de son sentiment religieux,
Le poète se fait l’interprète de tous les Juifs conscients que l’exil est le
châtiment de leur péché et qui donc demandent à Dieu son pardon et son
21
indulgence. Tout un lyrisme religieux où peuvent se dire la peur, l’angoisse de
l’homme devant Dieu, en particulier au moment du Jugement…
En voici encore un exemple, (seulement en français) :« Oh Dieu qu’est ce que
l’homme ». Il a été écrit par un des plus grands poètes du Moyen-âge, Ibn Gabirol,
je vous en lis quelques extraits :
Oh Dieu ! Qu’est ce que l’homme ?
Rien que chair et sang..
Ses jours l’ombre passant
Son errance qu’il ignore…
Il se couche et s’endort…
Oh Dieu qu’est ce que l’homme ?
Oui un arbre mité
Et lorsque vient la mort, un fétu éclaté
Mannequin de limon dont poussière est le corps,
Soudain son heure vient : il se couche et s’endort
Qui est Gabirol ? Né en 1020, mort en 1057, il est le plus grand et le plus
prolifique poète de son temps (500 poèmes profanes et sacrés). Il est aussi le plus
conscient aussi de sa propre valeur, il dit de lui même :
Je suis le prince dont la poésie est esclave
Je suis le luth des poètes et des musiciens
Mon chant est une couronne pour les rois
Un diadème sur la tête des princes…
Gabirol évoque ses aspirations, ses recherches, ses souffrances, la tristesse
l’exil. Il sait aussi combien il est important pour les poètes de son temps
glorifier le mécène dont il dépend, et nous allons l’écouter en hébreu puis
français dans un poème dont le titre est : Regarde le soleil. ll y pleure la mort
son mécène assassiné.
de
de
en
de
(Lecture : Regarde le soleil)
Ailleurs, c’est la problématique de l’exil et du jugement de Dieu que Gabirol
excelle surtout à traduire : il donne dans le poème dont le titre est « La couronne
de Royauté » sa vision globale du monde. Et dans ce qui est appelé « La
confession du pécheur à l’heure du Jugement » il écrit ce qui est appelé en hébreu
un piyyutim, une élégie, où il demande pardon.
22
Ce poème que vous allez entendre est encore lu aujourd’hui et depuis 9 siècles
et demi, dans les synagogues le jour de Kippour
(Lecture en hébreu et en français de La couronne de Royauté)
Revenons à Hallevi, dont le poème Sion a ouvert ce travail (1075-1141)
Sa poésie illustre bien le fait que les thématiques choisies par les poètes sont très
dépendantes des conditions sociales que leur communauté traverse : Hallévi,
devant le sort de plus en plus précaire des Juifs d’Andalousie, pense maintenant
que seul leur départ pourra être pour eux une solution.
Il le dit dans ce poème :
(Lecture de Sion dans les 2 langues).
Il illustre bien la fameuse phrase qui, dans toute la diaspora, clôture depuis
toujours toutes les fêtes juives : « Cette année nous sommes ici, l’an prochain à
Jérusalem »
Il faut bien noter que deux grilles de lecture se mêlent, se succèdent, se
complètent : celle qui souligne, comme nous venons de le voir, le lien très fort
avec le contexte historique et social de ces poètes dans les communautés
auxquelles ils appartiennent et celle qui traduit l’importance de l’alliance entre
Dieu et l’homme
De ce fait, on pourra trouver une alternance de poèmes célébrant les jardins,
l’amour et le vin, et de poèmes où, dans ce dialogue permanent avec Dieu, le poète
demandera l’expiation de ses fautes et la rédemption, et surtout la fin de la
dispersion qui est son lot, depuis la première destruction du Temple de Jérusalem
en 70, et qu’il ne cessera jamais de pleurer, et que tous les juifs ne cesseront de
commémorer (le verre cassé sous le dais nuptial).
Pour finir cette première partie, une remarque sur la langue : il faut souligner le
métissage des poésies arabes et hébraïques. Il y a un triple lien entre elles :
prosodique, stylistique, (cette langue ornée et fleurie de la culture courtoise
musulmane), et aussi thématique, puisque dans une certaine mesure les juifs et les
arabes étaient contraints par les mêmes conventions sociales et culturelles de la vie
de cour.
Faisons maintenant un saut de deux siècles dans le temps : deux siècles plus tard
apparait le Zohar (ou «Livre de la splendeur»). Encore une fois, la parution du
Zohar souligne ce lien très fort entre l'histoire évènementielle des Juifs andalous et
l’écriture par les Kabbalistes du Zohar. Il faut sans doute croiser pour comprendre
ce que Julia Kristeva appelle « cet incroyable besoin de croire » avec les grands
orages de l'histoire juive de ces années-là. On rencontre une fois de plus cette
passerelle que nous avons déjà soulignée…
23
C’est peut-être une stratégie de résistance spirituelle qui pousse les Kabbalistes
à créer l'univers ésotérique de la Kabbale. Le Zohar parait en Espagne à la fin du
XIIIe siècle, comme un ensemble de textes brefs, écrits en Araméen, langue
sémitique. Il est constitué de deux grandes parties : l’un décrypte la Torah, l’autre
analyse les symboles cachés derrière trois Livres de la Bible : Quohelet, Ruth et
Jérémie.
l’auteur, anonyme prétend être un célèbre rabbi du IIe siècle, Shimon BarYohai.
En fait, après de nombreuses aventures et de nombreux siècles, le manuscrit passe
de mains en mains et réapparait, redécouvert par Moise de Léon.
De quoi parle-t-il ? Les juifs de ce temps sont pris dans de terribles difficultés
de vie et dans de terribles débats… Voici quelques unes des interrogations qu’ilsi
se posent dans cette Kabbale, dans laquelle nous allons tres modestement tenter de
pénétrer, des questions qui sont celles des hommes de ce temps : Dieu nous a-t-il
oubliés en exil ? Qui nous ramènera à Sion ? Le messie viendra-t-il ? Que faire
pour hâter sa venue, comment mériter sa venue ? Comment résister au mal, aux
désirs ?
Le Zohar tente de trouver dans la Torah la réponse à ces questions, et plus
particulièrement s’interroge sur la présence de Dieu dans le monde.
Sa méthode est claire : il s’agit de trouver dans la Torah un sens caché en
décryptant la symbolique des personnages et des situations. Il s’agit de mettre à
jour le sens volontairement caché des fables, paraboles, petites histoires avec
morales de la Torah : un travail de déshabillage et de mise à nu, une recherche
éperdue du message de Dieu.
Ce qui montre bien que le véritable sens de ce qui est dit est en réalité caché et
que seules l’étude et de la recherche pourront permettre d’aller au-delà de ce qui
est dit
Ce « caché» et ce «perdu» du message de Dieu viendrait pour les Kabbalistes
de ce qu’ils nomment le « retrait » de Dieu. Dieu se serait retiré pour laisser… de
la place. Il aurait contracté le divin en lui-même afin de laisser de la place au
monde. La lumière de Dieu aurait alors été contenue dans des vases. Mais à cause
d’un trop plein de lumière, ces vases se seraient révélés trop fragiles pour pouvoir
la contenir et pour la conserver. Les vases se seraient donc brisés. Les écorces de
lumière auraient été éparpillées. Le peuple juif aurait pour tâche de rassembler les
morceaux épars (le mot Tikkoun en hébreu désigne les écorces de sens).
Donc, pour les kabbalistes, là serait la « mission » du peuple juif : chercher
indéfiniment les écorces de sens que Dieu aurait laissées et par cela travailler à
changer le monde et à le rendre meilleur
Pour les kabbalistes c’est la mission de chacun, même à sa petite place, puisque
pour eux, la marche du cosmos, sur laquelle ils s’interrogent tellement, pourrait
être modifiée par l’action des hommes.
24
Conclusion
On voit à quel point cette incursion dans le monde peu connu de la poésie
mystique du Moyen Âge espagnol a pu faire surgir des mondes et des arrièremondes, tout un continent d’interrogations, pour le moins sensibles.
Cet âge, dit « Age d’or », restitue pour nous cette utopie perdue dans laquelle les
trois religions s’entrecroisent et s’unissent ;
Citons le poète Edward Said, ce qu’il nous dit résonne tout particulièrement :
Toutes les cultures sont liées les unes aux autres. Et il continue ainsi : nulle n’est
unique ou pure…toutes sont hybrides, hétérogènes, extraordinairement
différenciées et non monolithiques.
Pendant le Moyen-âge espagnol, en Andalousie, des musulmans, des juifs et
des chrétiens ont peut-être su inventer, par moments, le métissage et la tolérance.
On peut en conserver l’utopie. Comment ne pas saluer aujourd’hui cette leçon de
morale et de sagesse, même si elle est recueillie au milieu des ruines et des
tombeaux, accumulés au fil du temps... Cela reste néanmoins un rêve qui trouve
encore un retentissement pour tous les hommes de tous les pays, et pour tous les
siècles.
C’est avec l’islamologue J. Berque que j’aimerais conclure, parce que ce qu’il
dit est très beau : J’appelle à des Andalousies toujours recommencées, dont nous
portons en nous, à la fois les décombres amoncelées… et l’inlassable espérance.
Sion
Juda Hallevi (avant 1075-1141)
Ne veux- tu point savoir le sort de tes captifs
Restes de tes troupeaux, qui recherchent la paix… ?
De l’occident, de l’orient, du nord et du midi
Qu’ils soient lointains ou qu’ils soient proches,
Ils t’envoient leur salut…
Et te salue aussi le captif du désir
Dont les pleurs sont pareils aux rosées de l’Hermon
Et qui voudrait (tellement) en arroser tes monts…
Je suis comme un chacal
Pour pleurer ta douleur,
Mais quand je rêve à mon retour vers toi,
Je suis comme une lyre
Et je chante tes chants…
… que je passe ta forêt Carmel !
25
En Galaad, que je m’arrête !...
… ton air est la vie que l’âme respire !
La poussière insipide y est… myrrhe sauvage…
Les sucs, les élixirs,
Tes cours d’eau, tes rivières !
D’aller nu et nu-pieds, je m’emplis du désir
Comment aimer encore le manger et le boire ?
Et le lustre du jour, comment le trouver beau ?
Tu attaches les cœurs de tous tes compagnons
Ta paix est bien leur joie
Ton néant (est) leur douleur… et ta destruction les fait pleurer sur toi.
Rose d’équinoxe
Samuel Nagrila ( 993 1056)
Amis, rassemblez vous : le temps est si étale…
Les jours et les nuits sont égales
Et la terre de broderies et d’atours princiers
Vous voyez se fleurit !
Buvez devant la rose au bouton sang vermeil
Le bon sang de la treille !
Regardez son feuillage : tout mêmement uni…
La feuille en est pareille au minois parfumé d’une jeune merveille
Plaqué sur le visage empourpré de l’amant…
Regarde le soleil Ibn Gabirol
Regarde le soleil quand vient le soir, si rouge,
On le dirait drapé de grenat, d’amarante…
Il se répand au Nord, coule vers le midi,
Puis couvre le Ponant d’une pourpre violente.
Et la terre qu’il quitte
Toute nue…et qu’il fuit
S’assoupit sous l’abri de l’ombre de la nuit….
Le firmament s’attriste
Et s’obscurcit le ciel…
Il a pris le silice,
En deuil de Jequtiel
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La couronne de royauté
Ibn Gabirol
Mon Dieu, ma faute est trop lourde à porter
Que feras tu pour ton nom réputé ?
Si je n’espère pas en ta miséricorde,
Qui donc, si ce n’est toi, (pourra) me l’accorder ?
…
Souviens- toi que c’est toi qui m’as fait de glaise
Que c’est toi qui m’éprouves de tentations mauvaises
Ne me rappelle donc pas mes forfaits
Ne me fais mas manger le fruit de mes méfaits..
Et pendant que tu pèses mes erreurs,
Mets, sur l’autre plateau (l’ensemble) de mes malheurs
A l’heure où tu te rappelles mes vices, mes séditions,
Souviens toi de mon dénuement et de mes privations.
O Dieu qu’est ce que l’homme ?
O Dieu ? Qu’est ce que l’homme ?
Rien que chair et que sang…
Soudain son heure vient : il se couche et s’endort…
O Dieu
Qu’est ce que l homme ?
Oui, un arbre mité
Et lorsque vient la mort, un fétu éclaté !
Un mannequin de limon
Dont poussière est le corps
Soudain son heure vient : Il se couche et s’endort…
Mon cœur
Juda Hallevi
Mon cœur est en Orient
Et je suis à l’extrémité de l’occident…
Comment goûter les mets ? Et comment les aimer ?
Respecter mes serments et tenir mes jurements ?
Oh comme il serait doux
De quitter l’Espagne et tous ses biens
Tant il me serait cher
D’aller voir la poussière du temple dévasté
27
Ibn Gabirol
Poésie soufie :
Le discours amoureux d'Ibn 'Arabî
par Mohammed Habib Samrakandi
(poèmes lus en arabe par Samir Arabi)
Tu es à jamais voyageur (Ibn 'Arabî 1165-1240)
On croit que l'on fait un voyage et c'est le voyage qui nous fait (Nicolas Bouvier 1929-1998)
Ce texte et son contexte
Ce texte est trop personnel pour obéir au style académique. Il convient donc de
le prendre comme un témoignage. Cette posture d'écriture m'a été dictée après
une rencontre du GREP-MP. Je me suis laissé conduire par l'ambiance fraternelle
du groupe constitué pour mettre en place une manifestation autour de nos
Andalousies.
Ibn 'Arabî est l'un des hommes les plus représentatifs de cette aventure
civilisationnelle caractérisée par une tolérance relative baptisée à juste titre par
les historiens d'Espagne des Trois Cultures.1 Ibn 'Arabî, ce voyageur sans
bagages, a plusieurs fois chanté, dans ses poèmes l’amour du pays, le hub alwatan qu'il célèbre, c'est pour lui sa «petite» patrie qu'il a chérie : al-Andalous,
l'extrême occident de l'Islam. Il manifeste maintes fois sa dette envers les maîtres
andalous et maghrébins qu'il a connus.
Le soufisme2 qui se revendique de l'Ecole d'Ibn 'Arabî n'a jamais cessé de
rayonner. Et rien ne permet de penser que l’univers confrérique soit voué à une
extinction rapide. L'implantation des institutions initiatiques ésotériques en
contexte postmigratoire témoigne du caractère vivant de cet islam pluriel. C'est
dire combien est essentiel de faire connaître ce pluralisme qui traverse les
sociétés travaillées par le fait islamique3. Socialiser cet aspect vivant d'islam soufi
1
La revue universitaire toulousaine Horizons Maghrébins-le droit à la mémoire- a publié trois volumes
sur l'élaboration de ce concept de l'Espagne des Trois Cultures. Ont contribué à ces publications
d'éminents universitaires du Maghreb, de l'Espagne, de France, de l'Allemagne et des Etats-Unis. Ce
projet a été rendu possible grâce à l'écrivain Juan Goytisolo et le Professeur Bartolomé Bennassar.
2
« le soufisme est d'abord une pratique et une voie à suivre sous la direction d'un ou de plusieurs maîtres
spirituels. Il implique des pratiques spécifiques, la purification de l'âme, l'acquisition des vertus, le
cheminement vers Dieu à travers les stations et les états jusqu'à la réalisation d'un amour et d'une
connaissance de Dieu qui caractérisent le saint et font de lui, avec la permission de Dieu et de son
cheikh, un maître appelé à conduire à son tour les hommes sur la Voie. » (Gril, Denis, 2007, « Le saint
et le maître ou la sainteté comme science de l'Homme, d'après le Rûh al-quds d'Ibn 'Arabî », p. 55-106,
In Saint et sainteté dans le christianisme et l'islam. Le regard des sciences de l'homme. Maisonneuve et
Larose-Maison méditerranéenne des sciences de l'homme, p. 55.
3
Voir notre récente thèse qui porte sur cette dimension de l'islam confrérique à Toulouse : Etude
comparative de l'islam confrérique soufi dans la France contemporaine : Le cas de la 'AlawiyyaDarqâwiyya-Shâdhiliyya, 28 nov. 2015. Sous la direction de : ALBERT, Jean-Pierre, Directeur d’études
à l’EHESS, Toulouse.
28
suffit à remettre en cause les fausses représentations courantes dans l'opinion
publique occidentale qui consistent à croire en l'existence d'une communauté
musulmane potentiellement dangereuse. C’est cette image que produisent des
militants communautarisés qui cherchent à inventer et à instrumentaliser
politiquement des croyances en réalité plurielles. L'islam est né pluriel et le
demeura, comme c'est le cas dans les autres monothéismes abrahamiques. Mon
témoignage a pour ambition de montrer que la République laïque est dans son
droit le plus légitime de construire progressivement un islam adapté aux données
de l’ordre public présent dans la société française. Il n’y a point d'inquiétude à
avoir, les musulmans s'adapteront comme ils l'ont prouvé au cours de l'histoire.
Il convient donc de faire peur à la peur en faisant confiance aux citoyens,
héritiers de Condorcet, à nos universitaires et chercheurs, dotés d'un savoir
scientifique respectable sur le fait islamique. La société civile doit s’exprimer,
comme cela se fit lors de rencontres au GREP-MP qui a donné, dans le passé, la
parole à d'éminents spécialistes (Mohammed Arkoun, Bruno Étienne,
Abdelwahab Meddeb, Michael Barry, Dominique Urvoy, etc.).
Le lecteur francophone peut librement accéder à l'œuvre d'Ibn ‘Arabî, au
soufisme et à ses maîtres. Il découvrira l'un des aspects les plus féconds du
patrimoine musulman. Il aura le bonheur de lire, de méditer sur les écrits
spirituels qui font écho à l'héritage d’autres civilisations. Distinguons donc pour
unir et non pour établir une hiérarchie de valeurs non fondées sur les données ni
de l'histoire ni de la raison.
Ibn 'Arabî : Lumières sur le parcours d'un initié
C'est à Murcie dans le sud-est de l'Espagne que naquit Ibn 'Arabî le 7 août
1165. L'Empire almohade est déjà au pouvoir. Fils d'une illustre famille arabe de
lettrés et d'initiés du côté des deux parents, ce fut de son oncle paternel qu'il vint
à la Voie soufie. Ibn 'Arabî a reçu la lumière aussi de son autre oncle qui avait
gouverné la ville de Tlemcen. Après l'occupation de Murcie par les Almohades,
la famille d'Ibn 'Arabî alla vivre à Séville. Ibn 'Arabî avait huit ans lorsque tous
ces changements eurent lieu. Le fils de l'Andalousie intégra la liste des ouvrages,
accompagnés des résumés, mentionnant les maîtres qui les lui avaient enseignés.
Ibn 'Arabî a occupé la fonction de secrétaire auprès du gouverneur de Séville.
Ibn 'Arabî épousa une jeune fille nommée Maryam qui partageait avec lui son
inspiration à suivre la voie. Il s'est initié à la Voie soufie en 1184, à l'âge de 20
ans. Son ouvrage intitulé Les Soufis d'Andalousie est entièrement consacré aux
Maîtres qui ont marqué sa vie4. Ibn 'Arabî signale, avec une grande affection
parmi ses guides soufis, des femmes et des gens du commun, qui l'ont
accompagné dans son chemin de réalisation spirituelle. Pour cet intellectuel
4
Ibn 'Arabî, Les Soufis d'Andalousie ( Rûh al-quds et ad-Durrat al-fâkhirah), introduction, traduction
par R.W;Austin ( Version française par Gérard Leconte), éditions orientales, 1979 [ 1971].
29
occidental, il est impensable pour tout être doué d'intelligence, de faire
l'économie de l'initiation et de penser pouvoir acquérir la maturité spirituelle sans
être d'abord passé par l'épouvantable condition de l'apprenti et par l'épreuve de
l'initiation. Malgré le recours au même modèle d'initiation, à l'itinéraire type,
enrichi d'innombrables variantes, jamais deux «voyageurs» (sâlik) ne passeront
par la même route. Et Michel Chodkiewicz de conclure que le Mi'râj du Prophète
est une référence majeure. celle-ci est jalonnée d'ahwâl (états), de maqâmât
(stations), de manâzil (demeures), etc.5 Ce sont ces pérégrinations à la rencontre
de figures charismatiques qui ont façonné la personnalité d'Ibn 'Arabî. Sa halte à
la Mecque en 1202 fut décisive. Durant son séjour dans la proximité de la Ka'ba
(de la Pierre Noire), il lui fut donné la preuve qu'il était lui-même le Sceau de la
Sainteté muhammadienne, ce qui confirma l'inspiration qu'il avait eue à Fès en
1195.
Le choix symbolique d'Ibn 'Arabî
Ibn 'Arabî a laissé une œuvre immense qui continue à interpeller, à questionner
l'intelligence humaine en raison de sa portée universelle. Ibn 'Arabî a embrassé la
Voie soufie et s'est soumis aux contraintes du voyage initiatique, constructeur
d'une personne penseur-libre et frère-tolérant à l'écoute d'un libre-penseur. Ibn
'Arabî a consciemment explicité de quel point de vue il parle et ce qu'il pense des
philosophes et des 'ulémas exotériques. Ibn 'Arabî a écrit sous l'inspiration
créatrice et qualifie ses écrits comme des textes conformes à la Loi (sharî'a), ce
qui offre au lecteur l'occasion de découvrir le vaste champ des interprétations
possibles en milieu soufi. La Loi, en milieu soufi, sert d'assise à la Voie (Tarîqa),
qu'il faut suivre pour parvenir à la Réalité véritable (Haqîqa). Le progrès dans la
Voie spirituelle se réalise sans rendre caduque la Loi. Il est question ici de la
pieuse crainte révérentielle (hayba) et nullement de peur d'un châtiment, car selon
le soufi, Dieu est dispensateur de tout bien (Râziq). Le juridisme, sous ses formes
extrêmes, qui a légiféré et qui continue à le faire au nom de Dieu dans tous les
secteurs de la vie humaine -privée et publique-, n'a cessé de combattre le
soufisme et ses figures emblématiques, comme Hallâj (IX-Xe siècles) ou
5
Chodkiewicz, Michel, 1986, Le Sceau des saints. Prophétie et sainteté dans la doctrine d'Ibn 'Arabî,
p.182.
Pour une excellente synthèse sur le recours au modèle prophétique du voyage nocturne de Muhammad
de la Mecque à Jérusalem et de son ascension céleste, lire le chapitre suivant : Le corps et le poème.
De l'Echelle de Muhammad aux voyages spirituels d'Ibn 'Arabî, in Jihad Hassan, Kadhim, 2008, Le
labyrinthe et le géomètre. Essais sur la littérature arabe classique et moderne, suivis de sept figures
proches. Editions aden, p.53-76. Et pour l'actualité de ce voyage initiatique muhammadien en situation
postmigratoire, lire notre travail universitaire intitulé : 2002, Le voyage nocturne de Mohammed. Sa
représentation individuelle et sociale chez les Musulmans de Toulouse, Mémoire de DEA
d'Anthropologie sociale et historique de l'Europe-Méditerranée, [sous la direction de Jean-Pierre
Albert, EHESS], 134 p.
30
Ibn 'Arabî. Ce qui explique l'opposition des milieux soufis à ce strict juridisme,
au nom des valeurs de la vie intérieure.
Il s'agit pour nous de rappeler à la fois les contours de la pensée ésotérique d'un
guide spirituel sans occulter les limites d'une telle posture à un moment donné de
son histoire et de celle du contexte culturel de son époque. Ibn 'Arabî, on le sait
grâce au formidable ouvrage de Claude 'Addas6, manifeste une méconnaissance
de la philosophie arabe. S'ajoute à cela son ignorance flagrante de la philosophie
grecque. Ses allusions à Platon, Socrate ou Aristote sont toujours vagues. Quant à
ses notions du néoplatonisme, il les doit essentiellement aux œuvres d'Ibn
Masarra et aux Epîtres des Frères de la Pureté. Ibn 'Arabî avait en revanche
quelques notions relatives à la philosophie et à l'ésotérisme juifs, et notamment à
la Kabbale, en plein essor en Andalousie à cette époque. Claude 'Addas émet
l'hypothèse que c'est vraisemblablement au cours de rencontres avec les lettrés
juifs parlant l'arabe qu 'il les a acquises.
Au désintérêt pour la philosophie (falsafa) s'ajoute celui de la théologie
spéculative (kalâm). Ce qui explique l'absence de textes polémiques sous la
plume d'Ibn 'Arabî. Il estime que le kalâm n'est nécessaire qu'à peu de gens : un
spécialiste par pays est largement suffisant. Sa correspondance avec le célèbre
théologien Fakhr al-Dîn Râzî (m.1209) témoigne de l'importance limitée qu 'il
accorde à cette discipline. Il est allé jusqu'à proposer à Fakhr al-Dîn Râzî de
renoncer à la réflexion spéculative pour adhérer à la Voie. Pour Ibn 'Arabî, écrit
Kadhim Jihad Hassan, seul celui qui double l'effort de son intellect par une
démarche intérieure sera à même d'appréhender les multiples facettes de l'être et
du devenir7.
En conclusion de cette brève note relative à l'attitude Ibn 'Arabî à l'égard des
philosophes qui s'adonnent à la réflexion spéculative, il établi une exception pour
«Platon le Sage», selon son qualificatif, car, écrit-il, il a expérimenté les états
spirituels et de ce fait, il est semblable aux hommes du dévoilement et de la
contemplation. Ibn 'Arabî le nomme le «divin Platon» (Aflatûn al-ilâhî). Le
recours exclusif à l'intellect ('aql) n'offre qu'une part de la vérité. C'est dans ce
sens qu'il convient de placer la science de l'imaginal, chère à Ibn 'Arabî et
magistralement mise en valeur par Henry Corbin, dans son livre l'Imagination
créatrice dans le soufisme d'Ibn 'Arabî''8. Ibn 'Arabî distingue l'imagination
conjointe de l'imagination dissociable. Dans le cas de la première, elle est liée au
sujet imaginant, elle disparaît avec lui. Quant à la seconde, l'imagination
séparable du sujet, elle a une réalité autonome et subsistante au plan de l'être qui
est celui du monde intermédiaire, le monde des Idées-images. «Extérieure» au
6
7
Addas, Claude, 1989, Ibn 'Arabî ou la quête du Souffre Rouge, nrf-Editions Gallimard, p.138.
Jihad Hassan, Kadhim, 2008, Le labyrinthe et le géomètre. Essais sur la littérature arabe classique et
moderne, suivis de sept figures proches. Editions Aden, p.67.
8
Corbin, Henry, 2006 [ 1958], L'Imagination créatrice dans le soufisme d'Ibn 'Arabî''. Préface de
Gilbert Durand, éditions Médicis-Entrelacs, 398 p.
31
sujet imaginant, elle peut être vue par d'autres - qui doivent être des mystiquesdans le monde extérieur. C'est l'imagination séparable, autonome, qui concerne
plus directement l'imagination «créatrice» en expérience mystique. Le soufisme
considère le cœur (qalb) comme le siège où se produit la vraie connaissance,
l'intuition compréhensive, la gnose (ma'rifa) de Dieu et des mystères divins.
L'organe de la science ésotérique ('ilm al-Bâtin) et par conséquent le centre
propre de l'amour. Grâce à l'imagination active du gnostique ('ârif), créateur des
objets, producteur des changements dans le monde extérieur, le sujet-créateur se
transforme en transformant le monde. L'exemple des récits et de la poésie d'Ibn
‘Arabî est un exemple vital à faire partager pour un Vivre Ensemble.
Amour divin, amour humain
Ibn 'Arabî a laissé un «Traité de l'Amour», tiré de son monumental ouvrage
intitulé «Kitâb al-Futûhât al-Makkiyya» (Les Illumination de la Mecque)9. Ibn
'Arabî présente un traité organique, exhaustif et attrayant sur l'amour envisagé
sous tous les aspects possibles : divins, spirituels et naturels ou physiques. Il
décrit de manière vivante les attributs des amants véritables, comme il témoigne
de sa propre expérience amoureuse et celle d'autres maîtres et poètes. Il est utile
de préciser au lecteur non habitué aux textes des soufis que l'amour dont il est
question ne se limite pas au divin. Dans les écrits d'Ibn 'Arabî, la frontière semble
difficile à identifier entre l'amour porté à Dieu, avec ses différentes variantes et
celui que nous manifestons envers un être humain (l'ami, le disciple, le Maître ou
la bien-aimée...).
Ibn 'Arabî va très loin dans les différenciations des manières d'aimer : aimonsnous Dieu pour Lui-même, pour nous-mêmes, pour ces deux raisons, ou ne
l'aimons nous pour aucune des raisons que nous venons de mentionner ? écrit
Ibn 'Arabî.
Si la question de l'origine de l'amour préoccupe tout cheminant sur la Voie
spirituelle, celle de sa finalité semble fondamentale. L'amour peut porter sur un
grand nombre d'individus ou sur peu d’êtres.
Ibn ‘Arabî nous apprend à ce sujet que « s'il se révèle possible que l'amant
aime plus d'une personne, il aura aussi la possibilité d'en aimer une multitude »,
ce qui fut son cas.
«Trois demoiselles tiennent ma bride et la maîtrisent.
Chacune compénètre mon cœur de toutes parts ( Ibn 'Arabî) ».
9
Ibn 'Arabî, 1997, [rédaction en 1203] et [1988] Les illuminations de la Mecque- Anthologie présentée
par Michel Chodkiewicz. Textes choisis, présentés et traduits de l'arabe sous la direction de Michel
Chodkiewicz avec la collaboration de Cyrille Chodkiwicz et Denis Gril. Cependant, j'ai utilisé la
traduction de Maurice Gloton du 'Traité d'amour'' ( Albin Michel, 1986) et L'interprète des désirs
traduit aussi par Maurice Gloton ( Albin Michel, 1996).
32
Il ira plus loin à propos des effets de l'amour : «Je ressentis moi-même
l'extrême subtilité que l'on peut trouver en amour. Tu éprouves une affection
intense ('ishq), une passion pénétrante (hawâ), un désir ardent (shawq), une
emprise d'amour (gharâm), un épuisement total (nuhûl), un empêchement de
dormir et de savourer la nourriture. Tu ne sais pas en qui ni par qui cela arrive.
Ton Bien-Aimé ne se montre pas à toi d'une manière distincte. Telle est la grâce
la plus détectable que je ressentis par expérience directe (shwaq).»
Ibn 'Arabî, soucieux d'embrasser toutes les formes d'amour, fait écho à la
célèbre aventure amoureuse de Qays pour Laylâ. La légende retenue par
l'arabisant André Miquel crée un mythe : celui de l'amour parfait et impossible.
Celle-ci nous dit qu’au désert d’Arabie, dans la seconde moitié du VII e siècle,
circulent des poèmes chantant un amour parfait et impossible. Leurs auteurs, sous
divers noms, se veulent, d’une tribu à l’autre, les meilleurs dans le genre, et pour
avoir vécu cet amour, et pour le dire. La légende, elle, nous parle d’un jeune
homme, Qays, de la tribu des Banû ‘Amir, qui tombe amoureux de sa cousine
Laylâ. Tout devrait concourir à leur bonheur : ils n’ont aucune crainte quant à
l’accord de leurs familles, portées, comme les autres, à ce type de mariage entre
cousins. Mais voilà… Qays est poète, et il décide de chanter son amour à tous
vents. Ce faisant, il enfreint une règle majeure du code bédouin. Dès lors, tout
s’enchaîne : le refus de la famille, le mariage forcé de Laylâ, son départ de la
tribu, Qays sombrant dans la folie et allant vivre avec les bêtes du désert, sa mort
enfin, d’épuisement et de douleur.
Ibn 'Arabî relate à leur sujet ceci : Laylâ s'offrit à Qays le poète qui la désirait
à grands cris : Laylâ ! Laylâ ! Il saisit de la glace qu'il plaça sur son coeur
brûlant qui la fît fondre. Laylâ le salua alors qu 'il se trouvait dans cet état et lui
parla ainsi : «Je suis celle que tu demandes, je suis celle que tu désires, je suis ta
bien-aimée, je suis le rafraîchissement de ton être, je suis Laylâ ! » Qays se
retourna vers elle en s'exclamant : «Disparais de ma vue, car l'amour que j'ai
pour toi me sollicite au point de te négliger ! »
L'histoire amoureuse de Majnûn Laylâ (Le fou d'amour pour Laylâ) inspira
également à Louis Aragon(1897-1982) son recueil qu’il a en référence intitulé Le
Fou d’Elsa et dans lequel l’amant est, à l’instar de Majnûn, l’objet d’une
transfiguration. Louis Aragon publie chez Gallimard en 1963, ce long et
magnifique poème, dépassant les conflits entre la chrétienté et l’islam en
façonnant l’Europe unie et pluraliste en perspective et où il jeta les bases
utopiques d'une nouvelle Andalousie.
Comme ce dernier, il devient littéralement «habité» par son amour et ne vit
plus que par lui : «Un jour, Elsa, j’ai cru te perdre. Cette agonie, pour moi,
n’aura jamais de fin ».
33
Ibn 'Arabî, l'interprète des désirs
Ibn ‘Arabî écrivit un livre quelque peu particulier : L'Interprète des Désirs.
Celui-ci se dégage nettement, comme le souligne à juste titre Pierre Lory, de
l'ensemble du corpus de notre auteur. D'abord en raison de la circonstance qui l'a
fait naître : une expérience fulgurante d'un amour spirituel suscitée par la
rencontre avec la jeune soufie iranienne Nizhâm bint Rustum. Il est donc
question dans cet ouvrage d'un jaillissement vécu, exprimant des scènes de la vie
bédouine, le départ des caravanes, l'arrêt des campements et ses traces effacés par
le souffle matinal, les empreintes des chameaux et l'art de les faire agenouiller,
les voyages de nuit pour éviter la chaleur torride, la clarté nocturne de la pleine
lune, le ciel constellé d'étoiles, les animaux qui hantent les lieux isolés, le
frémissement de la nature, la rare pluie désirée. Cette référence dépouillée des
nomades, renvoyant aux origines de l'Arabie d'Ibn 'Arabî, mais aussi les images
poétiques inspirées de sa chère andalousie.
Ibn 'Arabî introduit les chapitres de ses «Illuminations de la Mecque» par des
poésies. Dans celui consacré à l'amour, la partie poétique représente la partiela
plus importante. Michel Chodkiewicz explique les raisons de cet usage chez le
Shaykh al -Akbar par le fait que le langage poétique est le prolongement d'une
pensée métaphysique livrée à des interprétations multiples. Les poèmes en
question sont indissociables du reste des chapitres des Futûhât al-Makkiyya
(Illuminations de la Mecque).
Lectures
Salut à Salma ( extrait) :
3 Ils voyagèrent dans les ténèbres,
la nuit ayant laissé tomber ses voiles.
Alors, je lui parlai ainsi, moi l'amant
éperdu,
l'Exilé, l'esclave de l'amour.
La religion de l'Amour ( extrait)
13 Mon cœur est devenu capable
D'accueillir toute forme.
Il est pâturage pour gazelles
Et abbaye pour moines !
14 Il est un temple pour idoles
Et la Ka'ba pour qui en fait le tour,
Il est Tables de la Thora
Et aussi les feuillets du Coran !
34
15 La religion que je professe
Est celle de l'Amour.
Partout où ses montures se tournent
L'amour est ma religion et ma foi !
Les trois aspects de l'aimé ( extrait)
(3) Pendant un temps, on me nomme
Pasteur de gazelles dans le désert,
Pendant un autre, on m'appelle moine
Ou encore astrologue
(4) Mon aimé, sous trois aspects, se montre
Bien qu'il soit unique.
De même, les [trois] Hypostases
Deviennent une par l'Essence.
Arabe et Persane ( extrait)
(5) Avec grâce, elles charment
Par leurs sourires et leur riante bouche :
Lorsqu'elles embrassent,
leurs lèvres gourmandes
Exhalent de suaves parfums.
(6) Elégantes, pieds et mains nus,
les seins bien formés
Arrondis et gonflés,
Elles offrent de beaux présents.
La complainte de la colombe ( extrait)
(11) O combien la séparation
Avec la peine d'amour cause ma ruine !
O combien la dureté du mal d'aimer,
Avec la rencontre de l'aimé, paraît légère !
Mohammed Habib Samrakandi est psychosociologue du fait islamique
et Docteur en Anthropologie historique du fait confrérique soufi. Il dirige la
revue universitaire Horizons Maghrébins-le droit à la mémoire (PUM). Il est
Chef de projet «Cultures du Monde» au service d'art et de cultures au CIAM et il
enseigne à l'Université de Toulouse Jean Jaurès.
35
Poésie mystique chrétienne :
Présentation de Jean de la Croix
par Nadine Picaudou-Catusse
(poèmes lus par Nadine Picaudou-Catusse)
Nous sommes dans une Espagne bien différente de l’Andalus médiévale, dans
l’Espagne d’un Siècle d’or qui s’étend des années 1525 aux années 1648, dans
l’Espagne de la paix retrouvée après les épreuves de la reconquista et les guerres
civiles du XVe siècle, dans une Espagne prodigieusement enrichie par l’afflux des
métaux précieux d’Amérique.
Mais le Siècle d’or espagnol est aussi « le grand siècle des âmes », celui de
l’effacement de l’idéal chevaleresque, dont témoigne le Quichotte, celui de la
Contre-réforme triomphante, celui de l’Inquisition qui pourchasse
impitoyablement les crypto-judaïsants et crypto-musulmans, autrement dit ce qui
reste de la mémoire indésirable de « l’Espagne des trois cultures ». Mais qui
pourchasse aussi les « vieux-chrétiens », suspects d’hérésie : érasmistes,
alumbrados (illuminés) et autres adeptes de l’oraison mentale.
Et le Siècle d’or espagnol est aussi celui de l’exaltation mystique.
C’est dans cette Espagne-là que naît Jean de la Croix. « Ce petit Castillan
maigre et brun » pour reprendre les mots de Bartolomé Benassar, est le fils d’un
hidalgo déclassé devenu tisserand et d’une modeste paysanne. Il naît en 1542 dans
un bourg de Vieille Castille. Celui qui n’est encore que Juan de Yepes est très tôt
orphelin de père. En 1563, à l’âge de 21 ans, il entre chez les Carmes de Medina
del Campo et entame, quelques années plus tard, des études de théologie et de
philosophie à l’université de Salamanque afin de devenir prêtre. A partir de 15671568, Thérèse d’Avila le convainc de participer à la réforme du Carmel qu’elle
vient d’entreprendre, et qui donnera naissance aux Carmes Déchaux (pour
Déchaussés), ainsi nommés parce qu’ils ne portaient, en toute saison, que de
légères sandales, par souci de revenir à une conception plus exigeante de leur foi.
Nommé en 1572 confesseur des Carmélites de l’Incarnation d’Avila, le couvent
que dirigeait Thérèse, il est enlevé en 1577 par les Carmes non réformés qui le
séquestrent, neuf mois durant, dans leur couvent de Tolède, dans des conditions
très éprouvantes, pour tenter de le ramener à l’orthodoxie de l’ordre du Carmel.
C’est là qu’il compose le début de son œuvre poétique, avant de s’évader et de se
réfugier en Andalousie. Il fondera au total une quinzaine de couvents, dont celui
des moniales de Grenade avec Anne de Jésus, en 1582. Il meurt en 1591, à l’âge
de 49 ans, en butte aux tracasseries de l’ordre et à d’intolérables souffrances
physiques, au terme d’une vie aussi aventureuse qu’éprouvante.
36
Il laisse une œuvre poétique brève et fulgurante. Outre une dizaine de romances,
cinq poèmes dont les trois majeurs que j’aborderai : Le cantique spirituel, Nuit
obscure et Flamme d’amour vive. Trois poèmes que je citerai dans la traduction de
Jacques Ancet dont le propos n’est pas, selon ses dires mêmes, d’aller vers Jean de
la Croix mais plutôt de le faire revenir vers nous, de chercher le retentissement en
nous de cette voix unique, Jacques Ancet pour qui la traduction (je cite encore )
« n’est pas de faire passer mais faire se rencontrer ».
Outre ses poèmes, Jean de la Croix a écrit quatre traités doctrinaux à l’intention
des religieuses d’Avila ( La montée du Mont Carmel, La nuit obscure de l’âme, Le
Cantique spirituel et Flamme d’amour vive) dont les titres, vous le voyez, font
directement écho à sa poésie sans qu’il s’agisse toujours de commentaires
systématique de ses poèmes.
Notons qu’il faudra attendre 1630 pour que paraisse la première édition
espagnole des ses œuvres, témoignage de la volonté de marginalisation d’une voix
jugée hétérodoxe par l’Espagne officielle de l’orthodoxie et de l’Inquisition.
1. La mystique de Jean
La mystique de Jean s’inscrit dans une longue tradition chrétienne dite
apophatique, c’est-à-dire fondée sur une théologie négative qui dit ce que Dieu
n’est pas. C’est la longue tradition du « Dieu caché », de l’inconnaissable radical
en qui sombrent tous les discours, toutes les images, toutes les pensées, ce qui a pu
faire parler à propos de ce courant, « d’agnosticisme chrétien ».
« Dieu est une nuit pour l’âme » écrit Jean. Mais Dieu a le pouvoir de brûler les
cœurs, de les enflammer d’amour et de se laisser, par là, pressentir, éclairer
obscurément.
Dieu est néant mais le néant qu’est Dieu est un tout qui seul permet de penser
l’unité des existants. De par sa vacuité même, Dieu est inclusif du tout. Tout est en
Dieu, ce qui n’est pas dire simplement que le monde est métaphore divine, mais
dire que toute créature est substantiellement en Dieu. « Lorsque Dieu se réveille en
l’âme (écrit Jean) elle connaît les créatures par Dieu et non Dieu par les
créatures », dans un mouvement de remontée vers la source de tous les êtres qui
permet la transfiguration du monde et la réunification du sensible.
« Dieu est une nuit pour l’âme » écrit le poète mystique gémissant de désir et
d’absence. Dès lors, l’unique voie vers Dieu est celle de la contemplation, cet
« état de connaissance générale amoureuse » selon les mots mêmes de Jean, qui,
par-delà tout savoir et tout affect, permet d’appréhender obscurément le Dieu total
vers lequel marche le mystique. Jean parle « d’obscure lumière de la
contemplation divine » : obscure lumière, l’un de ces nombreux rapprochements
des contraires qui jalonnent les textes de Jean car l’oxymore est la figure de base
de l’ineffable mystique.
37
« Dieu est une nuit pour l’âme ». La métaphore de la nuit, omniprésente,
obsédante, brille comme un astre noir au cœur de la poésie de Jean qui écrit encore
en 1587, dans une lettre aux Carmélites de Baeza : « Il n’est point de chemin qui
ne conduise à la nuit ».
Cette thématique de la nuit s’origine dans une nuit bien réelle, celle du 3 au 4
décembre 1577, lorsque Jean est enlevé à Avila par les Carmes opposés à la
réforme de l’ordre, qui le conduisent, les yeux bandés, jusqu’à Tolède où ils le
séquestrent. Jean est alors plongé dans une longue nuit de neuf mois, nuit terrible
et nuit bienheureuse à la fois, qui le fait sortir de lui-même et du monde, et qui
déclenche aussi l’écriture poétique.
Mais dans la poésie de Jean, l’image de la nuit est polysémique, elle figure aussi
bien Dieu lui-même que les étapes du chemin vers lui : à la nuit purifiante, celle
des sens et de l’esprit, succède la nuit illuminative, celle de l’union avec Dieu.
Il faut donc parler non pas de la nuit mais des nuits de Jean comme autant de
moments d’une expérience initiatique.
Le premier moment s’identifie à la voie du dépouillement, du détachement, du
dessaisissement, au cours de laquelle l’homme se déprend d’abord des besoins et
des appétits des sens. La nuit amère des sens conduit au deuxième moment de la
voie purifiante, la nuit de l’esprit, nuit terrible, au cours de laquelle l’individu sort
de lui-même, meurt à lui-même, se dépouille des contraintes du moi et des facultés
de l’âme (entendement, mémoire, volonté). La nuit est ici doute, errance, détresse,
avant que, écrit Jean, « l’âme ne devienne libre, désembarrassée et délassée de
toutes les connaissances et pensées ».
Au terme de ces deux moments de purification, des sens puis de l’esprit, l’âme
parvient à la nuit sereine de l’illumination et de l’union avec le divin. Ici, la
métaphore de l’union physique des amants sert à exprimer l’union mystique, qui
est suprême métamorphose de l’aimée en l’Aimé transformée. Cette union est
restauration de la plénitude qui précédait la création, mouvement réunificateur de
l’être indivis de l’origine.
Dans le poème Flamme d’amour vive, poème court et intense écrit dans un
présent éternel, dans un crescendo allant du cri d’amour à l’abandon total en Dieu,
l’expérience de l’union avec le divin est celle d’une flamme vive, d’un brasier
ardent qui consume. Le feu divin est tour à tour assimilé à une « brûlure de miel »,
à une « torche de lumière » qui embrase l’âme et change la mort en vie. Ailleurs il
sera assimilé à une fontaine, à une source vive : « Je sais bien la source qui coule
et fuit malgré la nuit. »
38
2. La Poésie de Jean
Lecture de Noche oscura, (les cinq premières strophes en espagnol puis la
totalité du poème en français : voir les poèmes plus loin)
On pourrait en quelques lignes résumer ainsi l’argument : dans la nuit, une
femme s’échappe de chez elle sous un déguisement pour aller rejoindre son amant
dans un lieu isolé, sans autre lumière que celle de son cœur. Là, elle s’unit à lui et
s’endort dans son étreinte. L’union des amants laisse place, dans la lumière de
l’aube, à la paix du désir comblé.
Mais Nuit obscure est un poème allégorique. La sortie de la maison, de nuit, est
la métaphore du détachement de l’âme d’elle–même et du monde. L’échelle
secrète est celle de la foi qui élève l’âme vers Dieu, de degré en degré. Les quatre
dernières strophes enfin chantent l’union de l’âme avec Dieu, la transfiguration
opérée par l’amour :
« Oh nuit qui a uni / l’ami avec l’aimée, / l’aimée en l’ami même
transformée »
Le poème Nuit obscure peut ainsi être lu comme un « abrégé fulgurant de
l’itinéraire mystique ».
Pourtant, c’est d’abord une parole poétique. Car le poème n’est pas pure et
simple transcription, traduction en mots de l’expérience mystique, ni Nuit obscure
ni aucun autre. Du reste la poésie de Jean est une poésie construite, savante,
élaborée, aux antipodes d’une quelconque « écriture automatique » qui se voudrait
simple traduction en mots d’une expérience psychique intérieure. Elle est à
l’évidence pétrie d’influences littéraires.
Celle du Chant des chants d’abord : on retrouve ainsi dans le Cantique spirituel
dont je vous lirai des extraits dans un instant, l’esthétique du fragment, ce
caractère choral où les voix se répondent, la confusion des identités aussi, les
changements d’espace et de temps, tout comme les multiples métaphores : de
l’Epoux et de l’Epouse, du jardin, de la colombe, du cerf blessé, des lys …
On dit que, quelques instants avant de mourir, Jean aurait demandé que l’on
interrompe la prière pour les agonisants et qu'on lui lise ces versets du Chant des
chants :
J’entends mon Bien-Aimé qui frappe,/ Ouvre-moi, ma sœur, mon amie ma
colombe parfaite / Je suis à mon Bien-Aimé et mon Bien-Aimé est à moi : Il
paît son troupeau parmi les lys.
Pose-moi comme un sceau sur ton cœur, / Comme un sceau sur ton bras /
Car l’Amour est fort comme la Mort, / les grandes eaux ne peuvent l’atteindre /
ni les fleuves le submerger.
L’autre influence est celle de la poésie de la Renaissance, poésie savante et
précieuse venue d’Italie et passée notamment en Espagne par Garcilaso de la Vega
et sa poésie lyrique italianisante.
39
Il faudrait y ajouter pour certains chercheurs la tradition poétique soufie. Asin
Palacios par exemple considère que l’on ne peut penser la poésie de Jean hors de
la tradition mystique musulmane conservée par les morisques castillans, sans
parvenir toutefois à retracer une filiation claire entre les deux.
Il faudrait enfin mentionner l’influence de la tradition populaire, celle des
chansons, coplas et villancicos dont on retrouve les rythmes et les ritournelles
parfois. On sait que certaines strophes du Cantique spirituel ont probablement été
composées d’abord mentalement par Jean dans sa cellule de Tolède comme des
cantilènes nourries de souvenirs fragmentaires de chansons.
Mais, au-delà même de la question des influences, c’est-à-dire au-delà d’une
parole qui se tisse dans l’épaisseur culturelle d’un temps, à un niveau plus
fondamental, le poème, aucun poème, n’est la transcription directe d’une
expérience, quelle qu’elle soit, autrement dit aucun poème n’est l’expression
d’autre chose que lui même. Car tout poème est lui même expérience, il est
expérience d’un dire l’indicible. Dans la poésie de Jean de la Croix, nous n’avons
pas seulement affaire à un ineffable de l’expérience mystique. Nous avons affaire
à une parole poétique en ce qu’elle exprime toujours un impossible à dire. Et il
faut ajouter que l’oralité a directement partie liée avec cette expérience de
l’indicible. Car dans la parole poétique oralement proférée, le mouvement ne
s’ordonne pas à partir du sens des mots mais à partir d’une organisation musicale
du poème. Ainsi par exemple dans Nuit obscure on ne peut qu’être frappé par la
prolifération de la voyelle a, en particulier en assonance à la fin de chaque vers
(relire la première strophe en espagnol) qui contribue je crois à faire entendre la
plainte de ce désir d’amour proféré par l’âme, qui est le signe même de la présence
de l’Autre en soi, le signe de ce qui parle en soi, qu’on le nomme Dieu, comme le
font les mystiques, corps ou inconscient. Jacques Ancet quant à lui parle d’un
« dire qui fait signe vers l’infini qui le déborde ».
Lecture du Cantique Spirituel : Les trois premières strophes en espagnol, puis
l’ensemble en français, puis reprise des deux dernières strophes en alternance de
l’espagnol et du français.
3. Un nouveau pas de côté
J’aimerais terminer par un nouveau pas de côté. Je disais tout à l’heure que
certains chercheurs avaient voulu rapprocher la poésie de Jean de la Croix de la
tradition poétique soufie sans parvenir toujours à en prouver les modes de filiation.
A défaut de preuve historique il existe un lieu de fiction où cette filiation se
réalise. Je veux parler du roman foisonnant et sinueux du romancier espagnol
contemporain Juan Goytisolo, paru en 1988 sous le titre Las virtudes del pajaro
solitario (Les vertus de l’oiseau solitaire).
C’est l’histoire d’une quête où se mêlent étroitement l’érotisme et le sacré, au
travers d’espaces et de temps discontinus. Dans une écriture qui subvertit les lieux
40
et les temps, qui mêle différents niveaux de réalité, qui obéit à la logique du rêve
comme à la troublante polyvalence du langage, Juan Goytisolo construit son
roman autour de la figure de Jean de la Croix en son cachot de Tolède, Jean de la
Croix érigé en victime symbolique de toutes les violences, de toutes les
persécutions, inquisitoriales ou totalitaires, en héros en somme de l’éternelle
insurrection de l’esprit contre les pouvoirs.
Dans la fiction imaginée par l’auteur, un professeur d’arabe fait parvenir au
poète emprisonné quelques vers de mystiques musulmans écrits sur un papier
palimpseste où Jean écrira à son tour quelques vers de son Cantique spirituel. Un
hommage spécifique est rendu à Ibn Farid, le poète soufi égyptien du XII e siècle
connu pour sa poésie d’inspiration bachique. Son ouvrage le plus connu, Eloge du
vin, chante l’ivresse mystique et le désir d’union spirituelle dans la langue de
l’amour humain. (lire p. 133-134 « Un beau jour… intimement se fondre »)
Le romancier y ajoute ensuite l’idée de fragments de textes que Jean aurait
déchirés pour les soustraire à ses censeurs, fragments qui seraient des éléments
d’un traité perdu de Jean intitulé Traité des propriétés de l’oiseau solitaire, c’està-dure le titre même du roman de Goytisolo (Lire p. 93-94, « Qu’allait-il advenir
de moi…. pour les disperser en menus morceaux. »)
Au demeurant, les métaphores poétiques de Jean de la Croix irriguent
l’ensemble du texte de Goytisolo. (Lire p. 105)
Ainsi Juan Goytisolo rétablit-il, par la grâce de la fiction il est vrai, le fil
interrompu de l’héritage d’al-Andalus au cœur de l’Espagne chrétienne.
Jean de la Croix
(Extraits des Poésies)
Noche oscura (Nuit obscure)
En una noche oscura
con ansias en amores inflamada
oh dichosa ventura !
sali sin ser notada
estando ya mi casa sosegada
Dans une nuit obscure
par un désir d’amour tout embrasée
oh joyeuse aventure
dehors me suis glissée
quand ma maison fut enfin apaisée
a escuras, y segura
por la secreta escala dizfrazada
oh dichosa ventura
a escuras y en celada
estando ya mi casa sosegada
apaisée
Dans l’obscur et très sûre
par la secrète échelle déguisée
oh joyeuse aventure
dans l’obscur et cachée
quand ma maison fut enfin apaisée
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En la noche dichosa
en secreto que nadie me veia
ni yo miraba cosa,
sin otra luz y guia
sino la que en el corazon ardia.
Aquesta me guiaba
mas cierto que la luz del mediodia
adonde me esperaba
quien yo bien me sabia
en parte donde nadie parecia.
Dans cette nuit de joie
secrètement car nul ne me voyait
ni mes yeux rien qui soit
sans lumière j’allais
autre que celle en mon cœur qui brûlait
Et elle me guidait
plus sûr que la lumière de midi
au lieu où m’attendait
moi je savais bien qui
en un pays où nul ne paraissait
Oh noche que guiaste !
Oh noche amable mas que la alborada !
Oh noche que juntaste
Amado con amada,
amada en el Amado transformada !
Oh nuit qui a conduit
nuit plus aimable que l’aube levée
oh nuit qui a uni
l’ami avec l’aimée
l’aimée en l’ami même transformée
Contre mon sein fleuri
qui tout entier pour lui seul se gardait
il resta endormi
moi je le caressais
de l’éventail des cèdres l’air venait
Du haut du créneau l’air
quand sous mes doigts ses cheveux s’écartaient
avec sa main légère
à mon cou me blessait
et chacun de mes sens me ravissait
En paix je m’oubliai
j’inclinai le visage sur l’ami
tout cessa je cédai
délaissant mon souci
entre les fleurs de lis parmi l’oubli
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Cantico espiritual (Le cantique spirituel)
Canciones entre el Alma y el Esposo
(Chants entre l’Ame et l’Époux)
Esposa
Épouse
Adonde te escondiste,
Amado, y me dejaste con gemido ?
Como el ciervo huiste
habiendome herido ;
sali tras ti clamando, y eras ido.
Mais où t'es-tu caché
me laissant gémissante mon ami
toute tu m’as blessée
tel le cerf qui bondit
m’ayant blessée
criant je suis sortie tu avais fui
Pastores, los que fuerdes
alla por las majadas al otero,
si por ventura vierdes
aquel que yo mas quiero,
decilde que adolezco, peno y muero.
Pâtres qui monterez
là-haut sur les collines aux bergeries
si par chance voyez
qui j’aime dites-lui
que je languis je souffre
et meurs pour lui
Mes amours poursuivrai
à travers les montagnes les rivières
les fleurs ne cueillerai
ne craindrai lions panthères
et passerai les forts et les frontières
Buscando mis amores
ire por esos montes y riberas
ni cogere las flores
ni temere las fieras
y pasare los fuertes y fronteras.
(…)
Pourquoi l’ayant meurtri
n’as-tu pas soulagé ce cœur blessé
et me l’ayant ravi
pourquoi l’avoir laissé
sans emporter ce que tu as volé
Mon tourment calme-le
puisque à l’apaiser nul ne suffira
et que te voient mes yeux
car tu es leur éclat
et je ne veux les avoir que pour toi
Époux
colombe reviens-moi
voici le cerf blessé
qu’au tertre on aperçoit
qui au vent de ton vol s’aère et boit
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Épouse
Mon ami les montagnes
les vallons ombragés solitaires
les îles incroyables
les bruissantes rivières
les sifflements si pleins d’amour de l’air
Le calme de la nuit
Toute proche du lever de l’aurore
Musique sans un bruit
solitude sonore
repos amour le souper qui restaure (...)
Sur tes traces lancées
les jeunes filles suivent le chemin
d’étincelles touchées
des arômes du vin
exhalaisons de ton baume divin
Au profond du cellier
de mon ami j’ai bu et je sortais
parmi cette vallée
et plus rien ne savais
ayant perdu le troupeau que j’avais
En la interior bodega
de mi Amado bebi, y cuando salia
por toda aquesta vega
ya cosa no sabia
y el ganado perdi que antes seguia
Là son cœur m’a offert
là exquise science m’a enseignée
et à lui toute entière
moi je me suis donnée
là j’ai promis d’être son épousée
Alli me dio su pecho
alli me enseno ciencia muy sabrosa
y yo le di de hecho
a mi, sin dejar cosa
alli le prometi de ser su esposa
(…)
.
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