de max planck

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CONTINUITÉS ET DISCONTINUITÉS
DANS L'a ACTE DÉSESPÉRÉ ))
DE MAX PLANCK
Olivier Darrigol'
1. FIN DE SIÈCLE
Max Planck commença ses études de physique dans les années
1870, à une époque où les physiciens allemands suivaient les
directions de recherche définies quelque vingt ans plus tôt par Franz
Neumann, Wilhelm Weber, Rudolf Clausius, Gustav Kirchhoff et
Hermann Helmholtz - pour ne citer que quelques noms importants.
Cette fidélité à la tradition n'allait pas sans une certaine inertie
intellectuelle - c'est tout du moins ce que pensait le grand Helmholtz.
De sa chaire berlinoise, il désirait réanimer la physique allemande et
* CNRSlREHSEIS (Recherches Épistémologiques et Historiques sur les Sciences Exactes et les institutions
Scientifiques),d a g d @ p ar i ,s 7 . i ~ ~ ~ ~ .
Je remercie Dieter Hoffmann pour m'avoir suggéré le thème, et Edward Jurkowitz pour ses commentaires.
Une version anglaise a déjà été publiée dans Annalen der Physik, g.zooo, 951.960. La présente traduction, due
à Frédéric Chevy paraît avec l'autorisation de ce journal. Les notes font usage des abréviations suivantes : AR
Annalen der Physik ; BB, Akademie der Wissenschaften, Berlin, Physikalisch-mathematischeKlasse,
Sitzungsberichte ;PAK M.Plank, Physikalische Abhandlungen und Vortrdge,3 vol., Braunschweig, 1958.
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Olivier Durrigol
lui rendre le rôle dominant qu’elle semblait avoir cédé à la GrandeBretagne. Suivant ses pas, Heinrich Hertz réalisa plusieurs expériences en vue de comparer différentes théories électrodynamiques et
établit ainsi la supériorité de la théorie de James Clerk Maxwell. Dans
les années 1860,la plupart des physiciens allemands abandonnèrent la
vieille électrodynamique de Weber et Neumann et adoptèrent la
version épurée du système de Maxwell que proposait Hertz. Comme
Ludwig Boltzmann le nota, cet épisode rappelait aux physiciens qu’il
était indispensable de garder une certaine souplesse d’esprit’.
La thermodynamique fondée par Rudolf Clausius et William
Thomson eut d’autres défis à relever. Développant la théorie cinétique
des phénomènes thermiques, Maxwell et Boltzmann militèrent pour
une conception statistique de l’irréversibilité, dans laquelle le second
principe de la thermodynamique n’était plus absolument vrai. Cette
théorie permettait une explication unifiée des phénomènes de
transport et des déterminations concourantes des paramètres moléculaires. La plupart des physiciens allemands la négligèrent
néanmoins et lui préférèrent une application macroscopique directe
des deux principes de la thermodynamique. Helmholtz lui-même
recommandait de ne pas formuler plus d’hypothèses physiques que
n’en nécessitait le problème à traiter ;et l’on se souvient que Kirchhoff
enjoignait les physiciens à limiter leurs ambitions à la simple
description des phénomènes’.
1.- Helmholtz à Beseler, 28 mai 1868, cité dans Leo Koenigsberger, Hermann von Helmholtz, 3 vol.,
Braunschweig, igoz-1903, vol. 2,115 ;Boltzmann, “Onstatistical mechanics”, 1904. in Theoretical p b s i c s and
philosophicalproblems, Dordrecht, i974,i59-i7z, p. 162. Cf. C. Jungnickel et R. McCormmach, intellectual
mastery of nature: Theoretical physicsfrom Ohm to Einstein, vol. I : The torch of mathematics, 1800-1870,
vol. z : The now mighty theoretical physics, 1870-1925, Chicago, 1986 ; O. Darrigol, Eiectrodynamicsfrom
Ampère to Einstein, Oxford, zooo.
2.- Helmholtz, << Über Bewegungsstrome am polarisierten Platina », 1880,in Wissenschafliche Abhandlungen,
3 vol., Leipzig, 1882-95, vol. I , 899-921, p. 910; G . Kirchhoff, Vorlesungen über mathematische Physik.
Mechanik, Leipzig, 1876, préface. Cf. S . Brush, The kind ofmotion we call heat: A history ofthe kinetic theory
of gases in the 19th century, 2 vol., Amsterdam, 1976. J. Renn, M Einstein’s controversy with Drude and the
origin of statistical mechanics : A new glimpse from the “love letters” N Archivefor the history ofexact
sciences, 51,1997,315-354.
Continuités et discontinuités dans I’« acte désespéré
x
de Max Planck
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La situation se modifia vers la fin du siècle. Accompagnant le
concept d’ion, les méthodes statistiques et atomistiques commencèrent à pénétrer la physique allemande dans des contextes
multiples, incluant la conduction électrolytique, les décharges dans
les gaz raréfiés, la théorie de la dispersion, les effets magnéto-optiques
et l’électrodynamique des corps en mouvement. Cette nouvelle
physique incorporait les théories de l’électron de Hendrik Lorentz,
Joseph Larmor et Emil Wiechert, ainsi que les plus spectaculaires
découvertes expérimentales de l’époque, à savoir les rayons X,
l’électron et la radioactivité3.
Pour résumer, aux débuts de sa carrière de physicien, Max Planck
fut le témoin de changements, de questionnements et de divergences
spectaculaires dans les conceptions théoriques et dans les pratiques
expérimentales. Cette agitation affectait même les deux plus belles
réalisations de la physique du XIX‘ siècle, l’électrodynamique et la
thermodynamique.
1.1
Le point de vue de Planck
Dans ce paysage changeant à vive allure, Planck recherchait des
fondations solides sur lesquelles fonder ses recherches. Comme
Maxwell et Boltzmann, il voulait une physique unifiée ; cependant, à
leur différence, il ne croyait pas que le mécanisme et l’atomistique
fussent un point de départ convenable. Dans l’abondance des modèles
mécaniques et atomiques, il ne voyait rien d’autre qu’un signe de
dégénérescence4.
La prudence de Planck avait plusieurs raisons. Tout d’abord, son
attitude générale dans la vie était conservatrice et rangée. Je ne veux
pas dire par là que Planck s’accrochait à toute doctrine établie. Après
tout, c’est lui qui propagea la théorie de la relativité d’Albert Einstein,
3.- Cf. J. Buchwald, From Maxwell to microphysics :Aspects ofelectromagnetic theory in the last quarter ofthe
nineteenth century, Chicago, 1985.
4.- Cf. Planck, << Antrittsrede zur Aufnahme in die Akademie vom 28. Juni 1894 n in PAK 3,i-5.
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Olivier Durrigol
avec sa refonte radicale des concepts d’espace et de temps. Mais
Planck était particulièrement réticent à abandonner les principes qui
avaient guidé ses recherches. Parmi ces principes figuraient les deux
principes de la thermodynamique. Bien que Planck partageât le point
de vue de Helmholtz que ces lois étaient d’origine empirique, il leur
attribuait une validité absolue. En général, il pensait qu’une induction
prudente devait révéler des vérités absolues sur la nature : << I1 est
essentiel, écrivit-il dans son autobiographie, que le monde extérieur
représente quelque chose d’indépendant de nous et d’absolu, quelque
chose à quoi nous nous confrontons ; et la recherche des lois qui
s’appliquent à cet absolu me semblait être la plus belle des vocations
scientifiques. n5
Dans ses premières recherches, Planck cherchait à clarifier la
signification des deux principes de la thermodynamique et à les
appliquer au plus grand nombre possible de phénomènes. Ainsi que
le montre Edward Jurkowitz, Planck poursuivait la physique de
principes inaugurée par Helmholtz dans son fameux mémoire de 1847
sur la conservation de l’énergie. Le but de Helmholtz était de trouver
une façon de faire de la physique qui maintiendrait l’unité suggérée
par le point de vue mécanique antérieur sans avoir à spéculer sur des
entités invisibles. Sa solution était de fonder les constructions
théoriques sur des principes reliant entre eux les phénomènes les plus
divers. Le principe de l’énergie est l’archétype de ces principes
généraux. Plus tard, Helmholtz utilisa le principe de Carnot ainsi que
le principe de moindre action de la même manière. En lecteur avide
des écrits de Helmholtz, Planck assimila si bien cette physique des
principes que Helmholtz l’invita en 1889 à rejoindre la faculté de
Berlin6.
5.- M. Planck (( Wissenschaftiiche Selbstbiographie n in PAV, 3,1948,374-401. Cf. Planck, Das Priniip der
Erhaltung der Energie, Leipzig, 1887 ; M.J. Klein w Max Planck and the beginning of the quantum theory »,
Archive for the history of exact sciences, I, 1962, 459-479 ;A. Needell, Zrreversibility and thefailure ofclassical
dynamics :Max Planck’s work on the quantum theory :1900-1915,thèse, University of Michigan, Ann Arbor,
1980 ;J. Heilbron, The dilemmas of an upright man :Max Planck as spokesman ofGerman science, Berkeley,
1986 ;E. Jurkowitz, étude à venir du style de Planck.
6.- Cf. E. Jurkowitz,a Helmholtz and the liberal unification of science »,Historical studies in the physical and
biological sciences, 32,zoo2, 291-318; et autres études à venir sur Helmholtz, Planck et la physique berlinoise.
Continuités et discontinuités dans I’« acte désespéré n de Max Planck
1.2
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Un programme exaltant
Les premiers travaux de Planck sur les applications de la
thermodynamique étaient suffisants pour lancer une brillante
carrière académique. Ils furent cependant suivis par une découverte
dégrisante :pratiquement tous les résultats de Planck avaient déjà été
obtenus par le physicien américain Josiah Willard Gibbs, sous une
forme élégante et très générale. À partir de ce moment-là, Planck
s’intéressa au problème moins exploré du rayonnement thermique.
En 1860, Kirchhoff avait montré que le second principe de la
thermodynamique appliqué au rayonnement à l’équilibre thermique
aboutissait à un spectre universel, ne dépendant que de la température. Comme d’autres physiciens le reconnurent, ce rayonnement
pouvait être observé à travers un trou percé dans un (( corps noir »,
c’est-à-dire une cavité en équilibre thermique avec des parois internes
absorbantes. Dans les années 1890, ce problème attira les physiciens
du Physikalisch-Technische Reichsanstalt de Berlin (PTR), en partie
en raison de son importance métrologique comme moyen de mesurer
les très hautes températures7.
Léon Rosenfeld et Martin Klein ont depuis longtemps expliqué le
profond intérêt de Planck pour ce domaine. Le spectre du corps noir
était l’un de ces objets physiques absolus auxquels Planck était très
attaché. De plus, en étudiant la thermalisation du rayonnement
électromagnétique, Planck espérait aboutir à une nouvelle
compréhension de l’irréversibilité thermodynamique. Dans sa thèse
de 1879, il avait fait de l’irréversibilité et de l’augmentation de
l’entropie d’un système isolé l’essence du second principe de la
thermodynamique. À l’instar de Boltzmann, il se demandait s’il était
possible de justifier par la dynamique la croissance de l’entropie,
7.- À propos de Planck et Gibbs, cf. M. Planck, << Zur Geschichte der Auffindung des physikalischen
Wirkungsquantum n, in PVA, 3,1943.255-267,p. 258. À propos des premières études du rayonnement du corps
noir, cf. H. Kangro, Vorgeschichte des Pianckschen Strahlungsgesetzes, Wiesbaden, 1970.À propos des travaux
au PTR, cf. D. Cahan, A n institute for un empire : The Physikalish-Technische Reichsanstalt 1871-1918,
Cambridge, 1989.Sur l’aspect expérimental, cf. Dieter Hoffmann, N On experimental context of Planck‘s
fondation of quantum theory », Centaurus, 43, zooz, 240-259.
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Olivier Darrigol
comme cela avait déjà été fait pour la conservation de l’énergie. Mais
il répugnait à suivre la solution de Boltzmann, en raison de sa
méfiance naturelle pour les considérations atomistes et parce que
Boltzmann avait fait de l’irréversibilité une propriété de nature
seulement statistique. Planck espérait obtenir une irréversibilité
stricte en remplaçant le modèle moléculaire de Boltzmann par un
modèle électromagnétique, en l’occurrence un ensemble de résonateurs hertziens idéaux placés dans une cavité aux parois
parfaitement réfléchissantes. D’après la loi de Kirchhoff, le spectre
final du rayonnement émis et diffusé par les résonateurs devait
donner la loi du corps noir*.
Planck commença à travailler sur cet ambitieux programme vers
1895. I1 n’avait pratiquement aucun concurrent. Même si quelques
théoriciens cherchaient à découvrir la loi du corps noir, Planck seul
prévoyait de le faire en termes de processus radiatifs irréversibles.
L’idée de base était que la diffusion d’une onde plane par un
résonateur, ou bien l’amortissement radiatif du résonateur, était un
processus conservatif et intrinsèquement irréversible (bien que le
résonateur fût dépourvu de frottement ou de résistance ohmique).
Comme modèle de résonateur, Planck avait en tête une version
miniature des célèbres circuits résonnants de Hertz. Mais il prenait
garde à ce que ses raisonnements ne dépendent pas de la structure
interne de ces résonateurs. Dans ce but, il adapta d’un vieil article de
Helmholtz sur les tuyaux d’orgue une technique d’équilibrage des flux
d’énergie au travers de surfaces astucieusement choisiesg.
Je souligne que Planck ne prit pas pour modèle de résonateur un
ion ou un électron élastiquement lié, comme Lorentz ou d’autres
8.- M. Planck, v Über den zweiten Hauptsatz der mechanischen Warmetheorie », Munich, thèse, 1879, in PVA,
i,i-61; << Absorption und Emission elektrischer Wellen durch Resonanz N AP, 57,1896,1-14;N Über elektrische
Schwingungen, welche durch Resonanz erregt und durch Strahlung gedampft werden n AP, 60,1897,577-599.
Cf. L. Rosenfeld, N La première phase de l’évolution de la théorie des quanta n Osiris, z,1936,149-196 ; Klein,
ref. 5, et M Planck, entropy, and quanta, 1901-1906 N Natural philosopher, I, 1963,83408 ;T.S. Kuhn, Black-body
theory and the quantum discontinuiv, 1894-1912,New York, 1978.
9.- Planck, réf. 8. Cf. Needell, réf. 5 ;O. Darrigol, From c-numbers to y-numbers: The classical analogy in the
history ofquantum theory, Berkeley, i99z,29-36.
Continuités et discontinuités dans I’« acte désespéré
>> de
Max Planck
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physiciens moléculaires l’auraient fait. Si tel avait été le cas, il aurait
aisément vu que l’interaction entre résonateur et rayonnement était
parfaitement réversible, et qu’elle ne pouvait en rien modifier le
spectre du rayonnement. Au lieu de cela, Planck eut la désagréable
expérience de se faire promptement corriger par Boltzmann sur le
premier point, puis bien plus tard par Paul Ehrenfest sur le second.
Boltzmann accompagna ses critiques d’une analogie avec la théorie
des gaz et d’une suggestion constructive : pour obtenir un
comportement irréversible, Planck devait ajouter une hypothèse
supplémentaire de mouvement désordonné, l’analogue du désordre
moléculaire introduit par Boltzmann lui-même pour justifier son
(< théorème H N concernant l’irréversibilité de l’évolution d’un gaz1’.
1.3 Le rayonnement naturel
Après d’inutiles tergiversations, Planck capitula et introduisit
l’hypothèse du rayonnement naturel, selon laquelle les vibrations du
rayonnement et des résonateurs restaient complètement incohérentes
entre elles. L’évolution observable du système à grande échelle
devenait alors irréversible et conduisait à un rayonnement spatialement uniforme et isotrope. C’est ce que l’on pourrait appeler le
théorème H électromagnétique de Planck, parce qu’au cours de sa
démonstration, Planck introduisait des fonctions de l’énergie du
rayonnement et des résonateurs ayant la même forme que la fonction
H de Boltzmann. Ce théorème, publié en 1898-1899, est bien plus
difficile à démontrer que le théorème analogue de Boltzmann, en
raison des difficultés introduites par la décomposition d u
rayonnement en séries de Fourier. I1 constitue l’une des plus impressionnantes réalisations théoriques de Planck”.
~~~~
~
io.- L. Boltzmann, < Über irreversible Strahlungsvorgange )> BB, 1897, 660-662, 1016-1018 ; << Über
vermeintlich irreversible Stahlungsvorgange n B E , 1898, 182-187 ; P. Ehrenfest, << Zur Planck’schen
Stahiungstheorie H Physikaiische Zeitschrqt, 7,1906,528-532.
11.- M.Planck, << a e r irreversible Strahlungsvorgange. I-V H BB, 1897,57-68,7i5-7l~,i1zz-i145 ;BB, 1898,449476 ;88,1899,440-480 ; Über irreversible Strahlungsvorgange n AP, I, 1900,614-667.
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