Chapitre 2 : Fondements de l’analyse économique 2.A. RATIONALITE DES CHOIX INDIVIDUELS La rationalité constitue le postulat fondamental de la vision économique de l’homme (homo oeconomicus). Les individus cherchent à utiliser les ressources rares pour satisfaire leurs besoins ; ils le font en cherchant le maximum de satisfaction et exploitent donc toujours une opportunité d’améliorer leur situation. Leurs réactions à des incitations positives ou négatives sont alors explicables et prédictibles. On ne doit pas se méprendre sur l’hypothèse de rationalité. La maximisation de la satisfaction individuelle ou du profit est une simple hypothèse corollaire du postulat de rationalité pour conduire une analyse positive. Il n’y a aucun jugement de valeur et l’individualisme méthodologique n’a rien à voir avec l’égoïsme. La satisfaction individuelle peut très bien passer par le bien-être de l’autre et donc entraîner des comportements altruistes. La rationalité ne signifie pas non plus un comportement systématiquement calculateur et l’absence d’erreur. Le calcul économique est coûteux (temps, recherche d’informations…) et il peut donc être rationnel de ne pas toujours utiliser toute l’information, de s’en remettre parfois à l’habitude, à son expérience ou à celle des autres. Cela implique que l’on peut se tromper. Mais ce qui est exclu c’est l’erreur systématique, répétitive. Les critiques formulées par les profanes à l’encontre de l’hypothèse de rationalité (égoïsme, infaillibilité…) sont déplacées. Pour autant, cela ne signifie pas l'absence de débats sur le statut de cette hypothèse. Bien au contraire (voir texte 1 en annexe à ce chapitre). Mais tout en reconnaissant que l'irréalisme du comportement rationnel peut être grand, il faut sans doute reconnaître que l'irréalisme de toute espèce particulière de comportement irrationnel serait encore plus grand et qu'il reste difficile de concevoir un autre système d'hypothèses qui soit aussi simple et utilisable. A l'expérience, l'hypothèse de rationalité s'est révélée féconde parce qu'elle soumet la modélisation à une discipline flexible. Cette discipline réside dans l'obligation de suivre une logique qui impose que les acteurs économiques poursuivent des fins cohérentes. L'économiste et le modélisateur s'interdisent ainsi des échappatoires et évitent des facilités de la pensée courante. Mais l'hypothèse de rationalité n'est pas une option rigide et elle se montre capable d'expliquer, sans se renier, des phénomènes qui au premier abord lui sont étrangers. 2.A1. DES CHOIX SOUS CONTRAINTE a/ Capacité à classer les options envisageables L'hypothèse de rationalité signifie que les individus sont capables de classer, en référence à leurs objectifs, toutes les options envisageables et qu’ils adoptent un comportement cohérent avec le classement effectué. Plus précisément, la capacité à classer signifie que, confronté à deux options A et B, l’agent économique est capable de dire s’il préfère A à B ou B à A ou s’il est indifférent entre les 1 Chapitre 2 : Fondements de l’analyse économique deux. L’idée de cohérence du classement renvoie au fait que si un agent préfère A à B et B à C, alors il doit préférer A à C ; on parle de transitivité des choix. Le classement ainsi opéré définit une échelle de préférences donnant une mesure de la satisfaction. Cette mesure est appelée utilité. Dans le cadre d’analyse le plus général, l’utilité est considérée comme une mesure purement ordinale. Cela signifie que la mesure ainsi définie est attachée à l’ordre du classement, mais non à la valeur de chaque niveau. En d’autres termes, ce qui compte ce n’est pas de pouvoir dire que le niveau de satisfaction atteint avec une option A est de 10 ou 100 tandis que celui procuré par l’option B est de 5 ou 10, ce n’est pas de dire que l’option A procure deux ou dix fois plus de satisfaction ; c’est simplement de dire que l’option A est préférée à l’option B ou que la satisfaction obtenue avec l’option A est plus élevée que celle associée à l’option B. Dans une perspective générale, susceptible de recevoir une formalisation mathématique, la capacité de choix s’exprime comme une fonction qui associe la mesure d’un objectif à atteindre, ou variable de résultat, à des combinaisons d’une ou plusieurs grandeurs représentatives des moyens employés par l’agent, ou variables de contrôle. - Ainsi, lorsque l’analyse s’intéresse aux choix d’un consommateur, elle peut définir une fonction d’utilité qui relie la mesure de satisfaction – l’utilité – aux combinaisons des quantités consommées de biens et services. - Lorsque l’analyse s’intéresse aux choix d’une entreprise, on peut aisément établir un parallèle avec une fonction de production qui relie la mesure de la production – la quantité produite – aux combinaisons de facteurs productifs utilisés, sous une hypothèse de non gaspillage. Mesure ordinale et mesure cardinale Même si les démarches conduisant à l’expression d’une fonction d’utilité, d’une part, et à celle d’une fonction de production, d’autre part, sont très similaires, les deux cas présentent une différence notable. - Dans le cas de la fonction d’utilité, la variable de résultat (utilité) est un indicateur subjectif dont les valeurs ne peuvent être a priori transposables d’un individu à un autre (mesure ordinale). Mathématiquement, les propriétés associées à la fonction d’utilité lorsque l’on retient une mesure purement ordinale sont intégralement conservées si l’on une effectue une modification de la fonction par une transformation monotone croissante qui, par définition, conserve l’ordre des résultats. - Dans le cas de la fonction de production, la variable de résultat (quantité produite) est une grandeur objective (mesure cardinale). Certes, les valeurs qu’elle prend peuvent varier selon l’unité de mesure retenue, mais une fois déterminée cette unité, les valeurs prises ne dépendent pas du décideur et les écarts entre ces valeurs ont une signification mathématique précise. Du point de vue mathématique, cela signifie que le seul type de transformation permettant de conserver les propriétés de la fonction initiale est une transformation linéaire croissante qui, par définition, conserve la proportionnalité des résultats On remarquera que la référence à une mesure ordinale de l’utilité permet de développer l’analyse sans avoir à se prononcer sur la dimension nécessairement subjective de toute tentative de quantification de la satisfaction individuelle. Il faut toutefois noter que, dans certains développements de l’analyse économique (analyse des comportements en univers incertain ou des choix collectifs par exemple), il devient nécessaire d’introduire un caractère cardinal dans la définition de l’échelle des préférences. 2 Chapitre 2 : Fondements de l’analyse économique b/ Restriction du domaine des choix possibles En accordant une place centrale à la notion de rareté, l’analyse économique est logiquement conduite à considérer que les choix des agents sont contraints. Il ne s’agit pas, pour l’agent, d’atteindre, dans l’absolu, une satisfaction maximale. Il est question d’atteindre une satisfaction maximale dans un cadre de contraintes donné. C’est précisément la logique d’optimisation inhérente au postulat de rationalité : l’agent économique cherche à obtenir le meilleur résultat à partir de moyens limités. Le repérage des contraintes est une étape essentielle dans la définition du problème de choix auquel est confronté un agent économique. Ces contraintes peuvent être multiples et de natures très diverses. En pratique, certaines d’entre elles peuvent être implicitement intégrées dans la fonction de résultat. Ainsi, des contraintes de nature physiologique, psychologique, sociale ou culturelle peuvent être implicitement intégrées dans la fonction d’utilité qui définit les préférences d’un consommateur. De même, quand on étudie les choix d’une entreprise, les contraintes technologiques sont prises en compte dans la fonction de production. D’autres contraintes feront l’objet d’une expression plus explicite indépendamment de la fonction de résultat. C’est le cas notamment de contraintes physiques, telle la contrainte de temps qui définit le temps total qu’un agent peut choisir de répartir entre travailler pour gagner un revenu et avoir des loisirs ou se reposer. C’est aussi le cas des contraintes budgétaires qui imposent, sur une période donnée, une relation entre les emplois et les ressources d’un agent économique. De gustibus non est disputandum (les goûts n’ont pas à être discutés) Dans l’absolu, l’importance cruciale de l’identification des contraintes tient à ce que l’analyse économique n’est pas en mesure de discuter des préférences des agents économiques. Celles-ci échappent à son champ d’investigation ; elles sont données de façon exogène. Dans ces conditions, expliquer les variations dans les choix d’un agent au cours du temps par de variations de ses préférences ou expliquer des écarts de choix entre plusieurs individus par des différences dans leur préférences équivaut à une forme de renonciation à donner une explication économique. L’analyse risque alors de devenir tautologique : les choix s’expliquent dans leur diversité par la diversité de préférences qui ne sont pas autrement observables qu’à travers les choix auxquels elles conduisent. Pour éviter un tel biais, une attitude de principe consisterait à supposer que les individus ont tous, dans l’absolu, les mêmes préférences mais sont soumis à des ensembles de contraintes très variés (sexe, âge, contexte socio-culturel, éducation, revenu,…). Dans la pratique, la formalisation de l’analyse s’effectue généralement en intégrant implicitement la plupart de ces contraintes dans la fonction d’utilité de façon à isoler la ou les contraintes dont on veut analyser plus particulièrement l’influence spécifique sur les choix de l’agent. Lorsqu’on étudie dans ce cadre l’incidence de modifications dans la valeur des paramètres de la fonction d’utilité, il faut comprendre que, au-delà d’une explication ad hoc en termes de variations dans les préférences, une explication économique sous-jacente pourrait être recherchée à un niveau d’analyse différent. Bien évidemment cette démarche analytique ne doit pas faire croire que l’explication économique peut suffire à appréhender les comportements humains dans toutes leurs dimensions. On doit y voir un 3 Chapitre 2 : Fondements de l’analyse économique choix méthodologique pour conduire le plus loin possible une logique d’analyse scientifique propre à la discipline. On notera que, formellement, l’expression des contraintes n’est pas indépendante du postulat de rationalité. Prenons le cas des contraintes budgétaires : celles-ci s’expriment a priori comme des inégalités. Pour un consommateur par exemple, il s’agit de dire que, dans un cadre statique excluant toute possibilité d’emprunt, le total des dépenses ne peut excéder le revenu de l’agent. Si l’on suppose que l’utilité ne dépend que des quantités consommées de biens ou services et que, toutes choses égales par ailleurs, la satisfaction augmente avec la consommation, la rationalité implique de dépenser la totalité du revenu. On dit que le comportement optimisateur conduit à saturer la contrainte qui s’écrit alors sous la forme d’une égalité. Un raisonnement similaire vaut pour des contraintes techniques de production et explique que l’on définisse la fonction de production comme une relation entre la quantité produite d’output et les quantités employées d’inputs, pour une technologie donnée et en l’absence de gaspillage dans l’utilisation des inputs. Lorsque que la formalisation de l’analyse conduit à exprimer la capacité à ordonner les choix possibles à travers une fonction mathématique liant une variable résultat à des variables de contrôle, le comportement rationnel de l’agent économique apparaît comme la solution d’un problème d’optimisation sous contraintes. Il s’agit de déterminer la combinaison des variables de contrôle qui permet d’atteindre le niveau le plus élevé possible de la variable de résultat – en supposant que celle-ci est une mesure positive de la satisfaction1 – compte tenu des relations pesant sur les variables de contrôle et limitant l’éventail des combinaisons possibles. 1 Dans le cas où la variable de résultat constitue une mesure négative de la satisfaction (désutilité ou coût, par exemple), l’optimisation devient un calcul de minimisation sous contrainte. 4