Communication & langages http://www.necplus.eu/CML Additional services for Communication & langages: Email alerts: Click here Subscriptions: Click here Commercial reprints: Click here Terms of use : Click here La communication revisitée par la conversation Valérie Patrin-Leclère Communication & langages / Volume 2011 / Issue 169 / September 2011, pp 15 - 22 DOI: 10.4074/S0336150011003024, Published online: 10 November 2011 Link to this article: http://www.necplus.eu/abstract_S0336150011003024 How to cite this article: Valérie Patrin-Leclère (2011). La communication revisitée par la conversation. Communication & langages, 2011, pp 15-22 doi:10.4074/S0336150011003024 Request Permissions : Click here Downloaded from http://www.necplus.eu/CML, IP address: 88.99.70.218 on 17 Apr 2017 15 DOSSIER La communication revisitée par la conversation VALÉRIE PATRIN-LECLÈRE La communication est à ce point revisitée par la conversation que le substantif « conversation » agrémente aujourd’hui des pratiques si diverses qu’on peut se demander ce qu’il désigne vraiment. Récent indice de cette expansion « conversationnalisante », le fait qu’en juin 2011, le salon du design à Paris est baptisé « Conversations »1 . Les explications fournies par les organisateurs sont révélatrices du caractère particulièrement accueillant conféré à cette thématique : « Il n’est rien de plus passionnant que d’échanger, d’écouter et de se nourrir des apports de l’autre »2 ; « un objet de design n’est-il pas la traduction exacte d’une conversation entre un designer, un éditeur, et un industriel ou un commerçant ? »3 ; « il sera question de notre relation quasi fusionnelle avec les aspirateurs, lave-linge, réfrigérateurs, cafetières et autres appareils domestiques dont nous peuplons nos intérieurs »4 . Ladite conversation regroupe tout à la fois les métadiscours croisés des professionnels du design sur leur occupation commune, les contributions des professionnels parties prenantes d’une même production et les échanges muets entre les objets du design et leurs utilisateurs. Le champ conversationnel en devient si vaste qu’il accueille des 1. Designer’s Days, du 16 au 20 juin 2011 : expositions, ateliers créatifs, tables rondes, organisés par une association d’entreprises et de créateurs. 2. Alain Lardet, président de Designer’s Days, sur le site designersdays.com, édito de l’édition 2011 (consulté le 1er juillet 2011). 3. Ibid. 4. Article de Mélina Gazsi, « Design : un parcours sur le thème des Conversations », Le Monde pour Direct Matin, 16 juin 2011. communication & langages – n◦ 169 – Septembre 2011 16 La communication revisitée par la conversation échanges ni verbaux ni même verbalisables ; car aussi bien conçue soit-elle, une chaise ne saurait parler à celui qui s’en sert. À l’image du fauteuil éponyme inventé au XVIIe siècle pour faciliter les confidences (deux places assises tête-bêche), la « conversation » apparaît ici telle une mise en condition, un dispositif caractérisé par l’intention de favoriser la communication entre les possibles participants. Le terme désigne donc tout à la fois un imaginaire et une pratique possible sans être nécessairement avérée, dans la mesure où le dispositif préexiste et survit à l’usage qui pourrait en être fait. Le fauteuil « conversation » garde son nom et sa raison d’être quelle que soit la pratique à laquelle s’adonnent ceux qu’il accueille : on peut s’y asseoir sans converser, on peut même ne pas s’y asseoir, la « conversation » demeure. Ce dossier analyse et discute la notion de « conversation », très répandue aujourd’hui parmi les professionnels du marketing. Il a pour objectif de faire parler cette « conversation » qui prétend parler partout et tout le temps, de la saisir pour mieux comprendre ce dont cet usage florissant est le symptôme. La cristallisation dans un terme partagé, quasiment consensuel chez les professionnels de la communication et du marketing, en France mais aussi en Europe et en Amérique du Nord, offre l’occasion de capter les intentions de ses promoteurs. À cette période où la circulation d’idées se fige en un terme porte-drapeau, les traits du masque se dessinent, le mouvement donne à voir en même temps sa forme et son sens – dans les deux sens du terme, c’est-à-dire tant ce qu’il désigne que l’intention qui le motive. Le règne de la « conversation » nous renseigne sur les métamorphoses de la communication d’entreprise (les pratiques des professionnels des marques et des médias ainsi que celles des consultants qui les conseillent), mais aussi sur les (auto)représentations effectives et rêvées de la com­ munication en tant que secteur économique. Substituer « conversation » à « communication » n’est pas un simple effet de style, même si la « conversation » est dans la plupart des cas métaphorique : toute situation de communication dans laquelle le destinataire est susceptible d’interagir tendant à être recatégorisée comme conversationnelle, les distorsions entre ce qu’est censée être une « conversation » du point de vue de la linguistique et des sciences de l’information-communication et ce qui est désigné comme tel dans le champ de la communication organisationnelle sont manifestes. Mais là n’est pas l’essentiel dans le projet qui anime ce dossier. Ce qui nous importe principalement, c’est de comprendre pourquoi ce terme « conversation » suscite un tel engouement : il s’agit d’interroger à la fois la nouvelle donne dans les pratiques de communication médiatisée, les liens de causalité entre adaptation des stratégies de communication communication & langages – n◦ 169 – Septembre 2011 Introduction 17 des organisations et apparition d’un concept érigé en paradigme, enfin la perméabilité entre modélisations professionnelles et théorisation à visée scientifique. Nous cherchons à interpréter cette montée en visibilité de la « conversation », à la démonter non pas pour la dénoncer mais pour la discuter. La conversation est une représentation de la communication. Au-delà des fausses évidences, qu’est-ce que converser veut dire ? Que la « conversation » soit un faux ami ne signifie pas qu’elle ne veut rien dire. On ne peut pas nier, en effet, l’existence d’un phénomène consécutif à l’informatisation des moyens de communication : la possibilité élargie pour chacun de s’exprimer et de contacter d’autres personnes. Pas plus qu’on ne doit sous-estimer la nécessité (et la difficulté) dans laquelle se trouvent les professionnels de la communication d’adapter leurs outils et stratégies à cette capacité des consommateurs à médiatiser leurs avis. Nous voulons discuter l’usage proliférant de la « conversation » tout en tenant pour indéniable que le contexte est spécifique et irréductible à la situation médiatique préexistante. Toute la complexité de la notion tient dans le fait qu’elle désigne des mutations importantes irréfutables. . . et qu’en les qualifiant elle est l’instrument d’une mutation autoprédictive. Dire que la communication se mue en « conversation », c’est prétendre que la communication se débarrasse du marketing au moment même où son emprise est la plus aboutie. Car outre le fait que le « marketing conversationnel » réfère à une nouvelle donne technologique, sociologique et économique, sa dénomination est la trace d’un maquillage destiné à revaloriser symboliquement des pratiques à visée marchande. Se saisir du « marketing conversationnel » amène à dérouler un écheveau de problématiques fondamentales : célébrer l’avènement de la « conversation », c’est récuser le modèle reliant un énonciateur et un destinataire pour mettre en scène des co-énonciateurs perpétuellement à égalité dans un échange idéalement symétrique. Dans le même mouvement, c’est dénoncer les médias au nom de leur principe de communication « descendant » pour leur opposer des médias « sociaux » ; le média social serait donc horizontal et le média traditionnel non social. Le « marketing conversationnel » peut être interprété comme l’indice d’une société en mal-être, inquiète de son devenir socioculturel et économique. C’est un discours qui tout à la fois réfute les fondamentaux du marketing (des marques qui construisent une image et la déclinent dans une perspective marchande) et en naturalise le bien-fondé. La notion de « conversation » ancre la fameuse « demande » : les conversations sont en effet faites en partie de questions et de réponses, qui prolongent et entérinent l’imaginaire de communication & langages – n◦ 169 – Septembre 2011 18 La communication revisitée par la conversation l’offre et de la demande. Or si l’existence de l’offre relève de l’évidence, celle de la demande est bien plus complexe ; il y a des consommateurs, peut-être des publics. . . mais la demande est-elle autre chose qu’une construction et une justification théorique ? Que les consommateurs achètent des produits et des services suffit-il à prouver qu’ils les ont à proprement parler demandés ? Dans une certaine mesure, présupposer que les marchés sont des conversations règle le problème. . . en le supprimant : la demande est une question posée à une marque-entreprise qui apporte la réponse adéquate. Revenons à nos bancs tête-bêche, ces fameux objets facilitateurs de communication. Dans le « marketing conversationnel » comme dans ces auto-désignés objets de mise en conversation du XVIIe siècle, c’est le dispositif qui est censé faire la conversation. La mise en condition suffit à qualifier la situation. Le dispositif serait performatif, la performativité ferait la performance. Je t’autorise à converser, donc la situation est une conversation, donc tu es un « conversateur » qui participe à la nouvelle donne communi­ cationnelle. Le principe est à la fois simple et risqué. Les promoteurs du « marketing conversationnel » se comportent en apprentis alchimistes. Ils voudraient faire des médias informatisés l’athanor dans lequel la noire communication se muerait en or conversationnel, en passant par le rouge participatif5 . Les évangélistes d’Internet sont décidément pleins de ressources. Les usagers se prendront-ils au jeu durablement. . . ou en viendront-ils à reprocher aux nouveaux prédicateurs d’avoir tenté de leur faire avaler leurs œufs d’or à n’importe quel prix, en profitant de la si déculpabilisante gratuité, justement parce qu’il n’y a apparemment pas de prix à payer ? Ce dossier décortique des discours, des pratiques et des productions. Il ne délivre pas un point de vue que les six auteurs partageraient de manière consensuelle. La complexité du sujet se révèle dans leurs éclairages complémentaires. Deux questionnements sont articulés : l’un, large, porte sur la montée en force des discours sur le « marketing conversationnel ». L’autre, plus spécifique et enchâssé dans le premier, traite des conséquences de cette nouvelle situation sur le « contrat de lecture », qui reste très usité dans les méthodologies d’étude tout en étant plus discutable que jamais. Ce dossier est une manière de prolonger un article qu’Yves Jeanneret et Valérie Patrin-Leclère ont consacré en 2004 au « contrat de lecture »6 . Cette 5. L’athanor est le fourneau dans lequel les alchimistes transformeraient les métaux en or, en passant symboliquement et successivement par le noir, le blanc, le rouge. 6. Yves Jeanneret et Valérie Patrin-Leclère, « La métaphore du contrat », Hermès, 38, 2004. communication & langages – n◦ 169 – Septembre 2011 Introduction 19 méthodologie, élaborée par Eliseo Veron dans les années 1980 pour aider les médias à définir leur positionnement, correspond à la fois à un certain con­ texte communicationnel (une énonciation médiatique continue et explicite, alors qu’elle est aujourd’hui plus disséminée) et à certains enjeux marketing (enrichir l’argumentaire de vente des régies à destination des annonceurs, alors qu’aujourd’hui la publicité n’est plus un levier de croissance pour les médias ni un modèle de communication particulièrement prisé par les marques). Les enjeux marketing et le contexte communicationnel ont changé, amenant les entreprises de médias à envisager qu’à la métaphore « contrat » vient se surajouter une métaphore « conversation ». Ériger le « contrat de conversation » comme nouvel outil est le symptôme d’une tentative pour figer des dispositifs de communication de plus en plus complexes et des circulations de messages de plus en plus incertaines. Les conversations sont mouvantes, libres et imprévisibles. Marques et médias cherchent à les intégrer dans leur propre système d’énonciation. Compte tenu de la nature de la thématique, deux chercheurs profes­ sionnels sont sollicités aux côtés de quatre chercheurs qui travaillent sur le discours publicitaire. Jean-Maxence Granier est particulièrement familier du concept de « contrat de lecture », dont il a participé au succès en tant que directeur d’études à la Sorgem7 , où exerçait alors Eliseo Veron. Il travaille avec Laura Pynson dans le cabinet Think-out, spécialisé dans le conseil stratégique aux marques en général et aux médias en particulier. Tous deux sont donc à la fois des observateurs et des acteurs importants des évolutions discutées. Caroline de Montety, Valérie Patrin-Leclère, Maxime Drouet et Karine Berthelot-Guiet consacrent une large part de leurs recherches à l’étude des formes contemporaines de la communication marchande et notamment aux tentatives de légitimation sociale de la publicité. Dans le premier article, Caroline de Montety et Valérie Patrin-Leclère questionnent de manière globale la notion de « conversation », telle qu’elle a cours dans le champ du marketing. Elles mettent à plat les fausses évidences qui sont à l’origine de la généralisation de ce nouveau paradigme professionnel autoproclamé et elles engagent une réflexion sur la visée stratégique des professionnels concernés : comment préserver le cadre définitoire du marketing, de la marque et des médias, quand on prétend que chaque internaute est un interlocuteur privilégié ? Comment construire l’identité symbolique des entités économiques s’il faut renoncer à élaborer de manière autonome et déterminée toute stratégie de communication 7. Institut d’études qualitatives français, dans lequel Eliseo Veron a forgé le concept et la méthodologie de « contrat de lecture ». communication & langages – n◦ 169 – Septembre 2011 20 La communication revisitée par la conversation organisationnelle ? Le « marketing conversationnel » apparaît sinon comme un oxymore, du moins comme une gageure. Maxime Drouet propose une mise en perspective historique qui permet de bien situer les tenants et les aboutissants des déplacements d’expression. Il décrit et analyse la manière dont un nouvel idéal professionnel, fantasmé, émerge et circule dans ces espaces d’échanges professionnels que sont les magazines spécialisés, les conférences, les séminaires internes, les blogs professionnels. Les publicitaires ont désormais pour horizon « la conversation », reléguant « la publicité » et « la communication » au passé de la profession, ce qui participe à la recherche de création d’une culture com­ mune pour des professionnels de la communication largement déstabilisés par le développement d’Internet et de l’ensemble des médias informatisés. Jean-Maxence Granier adapte le « contrat de lecture », qui a aidé les médias à mieux définir leur rôle et leur relation avec leurs destinataires, à la « nouvelle donne » numérique. Il introduit donc un concept qui s’en inspire et s’en distingue, celui de « contrat de conversation ». Dans une perspective de conseil aux entreprises médiatiques, et notamment aux médias d’information, il cherche à sensibiliser les responsables des médias à l’importance des transformations socioculturelles en cours, qu’il s’agisse des nouvelles formes d’expression émanant des utilisateurs mais aussi plus largement de la reconfiguration de leur relation aux médias. Laura Pynson prend l’exemple de la presse d’actualité et d’information pour étudier la manière dont les médias ont progressivement accueilli sur leur site, autour de leurs propres contenus éditoriaux, des espaces invitant leur public à « participer ». Ce faisant, ils ont engendré plus ou moins consciemment des dispositifs médiatiques d’un nouveau genre, qui transforment les perceptions, les pratiques, les rapports réels ou imaginés. Ce sont le rôle même du média, sa représentation, sa valeur symbolique qui sont en jeu. Elle montre en quoi les outils que sont le « contrat d’écriture » et le « contrat de conversation » peuvent aider à construire une participation valorisante et profitable à la fois pour le média et pour le public. Karine Berthelot-Guiet examine la « conversation » comme un nouvel argument des publicitaires pour justifier leur dépassement de la publicité classique. Elle resitue donc la conversation comme la dernière manifestation d’une évolution plus large des formes contemporaines de prise de parole des marques. La conversation permet de bien distinguer la mise en place, dans les prises de parole contemporaines des marques, d’une partition entre la forme et le fond, qui tend à désolidariser l’essence publicitaire des messages, c’est-à-dire leur principe d’influence ou publicitarité, et la forme publicitaire du message, au sens classique du terme ; autrement dit, communication & langages – n◦ 169 – Septembre 2011 Introduction 21 la multiplication de messages à visée publicitaire qui se démarquent à tout prix de la publicité. Cet article est aussi l’occasion de discuter la prétendue scientificité d’une « conversation » empruntée aux sciences du langage. Or, la « conversation » telle que la conçoivent les linguistes s’avère bien éloignée de la panacée consensualiste et égalitariste que voudrait dessiner la nouvelle doxa marketing. VALÉRIE PATRIN-LECLÈRE communication & langages – n◦ 169 – Septembre 2011 22 La communication revisitée par la conversation Illustration : dans sa carte de vœux à ses clients, le cabinet-conseils Think-Out utilise l’expression « marketing conversationnel » communication & langages – n◦ 169 – Septembre 2011