La question de l`éthique professionnelle des enseignants : un enjeu

IUFM Nord-Pas de Calais 365
La question de l’éthique professionnelle
des enseignants : un enjeu essentiel de la formation
professionnelle et universitaire des maîtres
Didier Moreau
IUFM des Pays de la Loire, CREN – Université de Nantes
Introduction
L’acte d’enseigner semble actuellement pris dans une requête générale d’éthicité qui l’atteint
au cœur parce qu’une fois posée, elle ne saurait se limiter à l’exigence d’une simple conformité
à la moralité sociale, comme celle qui est adressée, par exemple, aux professions juridiques,
de ne pas abuser la confiance de leurs clients. En éducation, en effet, il s’agit de tout autre
chose, de déterminer en l’occurrence le sens et la portée de la relation à autrui construite par
l’enseignant. Cependant cette requête générale, au nom même de la liberté pédagogique
des enseignants, ne saurait guère être soutenue par des exigences précises de l’institution
qui feraient alors régresser leur professionnalité au rang de l’exercice contraint et encadré
d’un métier : une déontologie professionnelle ne saurait être imposée par une autorité
extérieure au corps de la profession ; elle doit être construite par les professionnels eux-
mêmes (Moreau, 2007). Or cette absence de soutien visible de l’institution est vécue par les
jeunes professionnels, lorsqu’ils débutent, comme un paradoxe qui les laisse démunis dans
un grand désarroi face aux situations inattendues qu’ils sont amenés à vivre dans le cours
de leurs classes. C’est de ce paradoxe apparent dont il sera question dans cette étude, de
sa nature et de la possibilité d’en affaiblir les conséquences négatives par une formation qui
prenne en compte à la fois le cadre a priori de l’acte éducatif et les constructions empiriques
grâces auxquelles les enseignants problématisent et résolvent - du point de vue moral et
non technique - les difficultés auxquelles ils se trouvent confrontés.
La construction de l’éthique professionnelle des enseignants
La thématique d’une recherche
La question de l’origine de l’éthicité des enseignants professionnels est traditionnellement
traitée comme un problème de représentations ou de posture qu’un sujet posséderait et
développerait sous l’effet de déterminations externes lui échappant, pour leur plus grande
partie. Or ces approches ne rendent pas compte du fait éthique sui generis et le réduisent
généralement à la possession de valeurs dont le statut demeure hautement discutable. C’est
pourquoi nous avons engagé un ensemble de recherches s’orientant dans une direction
radicalement différente en privilégiant la notion de position d’agent moral, de façon à la
distinguer très précisément des approches relatives aux représentations et aux postures
professionnelles (Moreau, 2003). Etre ou devenir un agent moral, c’est prendre position, par
ses actes et ses paroles, quant à la fin éthique poursuivie par ceux-ci, c’est tenter d’assumer
cette cohérence fondamentale qui, selon Aristote, définit la praxis. A chaque moment donc,
Qu’est-ce qu’une formation professionnelle universitaire des enseignants ? – 2009 (365-374) Tome 1
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une position morale est objet de délibération et de réflexion : elle n’est pas source habituelle
des comportements, comme pourrait l’être une représentation sur la moralité, ou une posture
acquise par intériorisation de patterns. On peut même affirmer qu’il n’y a que la position morale
qui exige cet effort rationnel intégral. Cette position d’agent moral renvoie très précisément
à deux concepts que la philosophie a élucidés : celui de prudence (phronésis) chez Aristote
(Aubenque, 1972), celui de raison pratique chez Kant. L’hypothèse de la recherche a donc
été que dès l’orée de la formation les enseignants débutants se trouvaient confrontés à
l’exigence d’avoir à conquérir une telle position d’agent moral, et qu’ils avaient le choix
parfaitement libre de ne pas s’y engager. Une position d’agent moral en effet n’oblige pas
au-delà d’une connaissance rationnelle, et reconnaître sa portée rationnelle ne comporte
aucune motivation à agir pour la conquérir. Ainsi, ce n’est pas parce qu’un acteur reconnaîtra
qu’il est préférable, relativement au sens même de l’acte éducatif, d’y agir moralement, qu’il
se sentira contraint par cette connaissance, et il pourra décider pour des raisons purement
subjectives de l’ignorer totalement, et de continuer à agir par routine et/ou conformément
à ses intérêts subjectifs. L’avantage de l’hypothèse de la position d’agent moral du point
de vue de la recherche est qu’elle définit quelque chose de public, donc de visible : en
effet, dans la mesure elle est une délibération de l’agent avec soi-même et les autres
protagonistes de l’action éducative, une telle position est toujours déclarative ou structurée
du fait même des interactions professionnelles qui tissent la quotidienneté du praticien. Il
était donc possible de recueillir dans des entretiens les énoncés structurant ces positions,
puis de les interpréter dans une démarche herméneutique l’on suppose que l’énonciateur
est dans une attitude de compréhension de soi (Gadamer, 1996), et non d’exploration de
données enfouies dans sa subjectivité.
Les principaux résultats de la recherche
Les premiers résultats orientèrent l’interprétation vers l’idée d’une structuration de l’éthicité
professionnelle. Les positions éthiques ne pouvaient être tenues qu’en cohérence entre
elles, contrairement à des valeurs qui peuvent s’avérer conflictuelles. C’est-à-dire que les
positions fonctionnent comme les propositions d’une axiomatique: une proposition excluant,
par le choix qui en avait été fait, une autre proposition mais en imposant en revanche une
tierce ; chaque décision morale orientant systématiquement les autres propositions formulées
sur l’éthique (Vuillemin, 1984). Les premiers résultats ont permis de mettre en évidence la
systématicité de l’éthique des enseignants, marque incontestable de son caractère réflexif
et rationnel, vérifiant l’hypothèse de la position et infirmant l’approche par représentations
axiologiques. Mais l’autre aspect de cette systématicité est qu’elle résulte d’un processus
dynamique, ce qui a permis alors de soutenir l’idée d’une genèse de l’éthique professionnelle :
l’acteur professionnel devient un agent moral, en s’engageant dans un procès d’élaboration
de structures éthiques capables d’orienter son agir ; il échange en quelque sorte son trésor
personnel de représentations morales intimes et hétéroclites contre un matériau homogène
et résistant qu’il pourra modeler au fil de son expérience professionnelle. Cet échange de
convictions morales subjectives pour une position éthique professionnelle structurée et
soucieuse de cohérence est d’abord une auto-formation éthique, qui ne résulte pas de
l’immersion dans un bain empirique dans lequel le jeune enseignant s’imprégnerait des
valeurs ambiantes portées par ses collègues et par l’institution. Certes cette conception
héritée de la Morale Laïque de l’école de la IIIème République est toujours vivace du côté
des formateurs ; elle ne correspond pas cependant à la réalité du processus.
D. MOREAU
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L’éthique appliquée
L’éthique professionnelle des enseignants est apparue comme le résultat de la résolution
de problèmes liés à l’action concrète et quotidienne, loin des déclarations principielles et
abstraites. C’est parce qu’ils se trouvent confrontés à des problèmes éthiquement valides et
dont les solutions obtenues par les techniques d’ingénierie s’avèrent insuffisantes, que les
enseignants débutants peuvent s’engager dans la recherche de structures et de catégories
leur permettant de résoudre ces problèmes. C’est parce qu’ils se trouvent insatisfaits de
leur manière spontanée d’agir qu’ils vont tenter, par la délibération rationnelle, de produire
des normes valides capables de guider leur futures décisions. Ces recherches ont posé
l’hypothèse que l’éthique des enseignants professionnels possédait les caractères d’une
éthique appliquée. A l’origine de toute éthique appliquée il y a l’affirmation de la spécificité
de l’Application en morale, c’est à dire le problème pratique de savoir comment appliquer
dans l’action concrète des normes dont on pense qu’elles sont justes (Bayertz, 1998). Si
elles sont justes en théorie, quelle garantie a-t-on que leur application ne soit pas, dans la
situation particulière elles sont invoquées, injuste ? Dans les théories morales classiques
de la modernité, la connaissance des principes permet de dégager à coup sûr les maximes
de l’action à conduire, et l’application n’y est considérée que comme une déduction, faisant
passer de l’universel au particulier, comme chez Kant. Ces théories mettent en avant l’idée
d’une éthique centrée sur la conviction morale du sujet et sur la perfection de ses inten-
tions : la pureté morale de l’intention qualifie d’emblée l’éthicité de l’action. Déjà Aristote,
par le concept de phronésis, avait contesté cette clarté conceptuelle, en montrant que lors-
qu’on veut le bien, il n’est pas permis d’être maladroit, et que cette habileté morale reposait
sur une connaissance plus profonde, acquise par l’expérience, du monde humain et de la
complexité des circonstances de l’action. Les analyses de Max Weber ont repris cette thé-
matique aristotélicienne en la projetant dans le monde contemporain. Il n’y est pas possible
de connaître avec précision et certitude quelles seront les conséquences de chaque action :
les interdépendances entre les acteurs et les sphères multiples de l’agir sont désormais
hors de portée d’une pure conscience réfléchissante (Weber, 1963). Weber analyse les
conséquences de cette complexité dans le monde moral relativement à la question de la
responsabilité publique : celle du savant et celle du politique. Il oppose alors une éthique de
la conviction, selon laquelle l’agent se détermine à partir de ce qu’il tient pour juste et pour
bon, et se satisfait in foro interno de l’excellence morale de ses maximes, à une éthique de
la responsabilité dans laquelle l’agent envisage les conséquences probables de ses actions
pour arrêter ses décisions. Dans une éthique de la responsabilité, le problème de l’applica-
tion passe ainsi au premier plan : que signifie en effet la validité éthique d’un principe si son
application aveugle produit des effets catastrophiques ? C’est dans ce constat que l’éthique
appliquée puise sa légitimité. Le développement des activités s’appuyant sur les sciences
et la technique nous amène à prendre des décisions dont nous ne pouvons connaître avec
certitude ni les effets pratiques ni les conséquences morales (Gadamer, 1991). Le para-
doxe est donc bien d’être responsable dans l’incertitude, c’est-à-dire, d’être responsable
de l’incertitude. Cette éthique appliquée n’est pas une casuistique en ce qu’elle ne traite
pas des cas individuels que représentent les agents moraux engagés dans des situations
toujours singulières, mais au contraire de problèmes ayant une signification générale, tels
ceux posés par les développements de la biologie contemporaine, la complexification de la
justice distributive, l’accélération de la pression des activités humaines sur l’environnement
(Jonsen & Toulmin, 1989). Contrairement à la casuistique, dans laquelle la particularité
des cas interdit toute construction de savoirs, l’éthique appliquée se concentre sur des
problèmes réels qui ont une portée générale et qui présentent ainsi un intérêt public, même
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s’il ne s’étend pas au-delà du groupe professionnel des acteurs qui s’y trouvent confrontés.
L’éthique appliquée ne vise pas universellement et abstraitement « tout être doué de rai-
son » mais précisément des hommes dont les actions rencontrent un obstacle éthiquement
(et non techniquement) déterminé. Si ces problèmes peuvent intéresser rationnellement
tout agent moral quel qu’il soit, il n’en demeure pas moins qu’ils ne se posent empiriquement
qu’à certains acteurs, et que c’est cette rencontre même qui définit éthiquement les enjeux
et tensions propres à telle activité professionnelle : ainsi celle des enseignants. Face aux
problèmes, l’éthique appliquée propose une démarche cohérente dont la mise en œuvre
commence par une analyse explicative des dilemmes, conflits et collisions de principes et
qui, posant l’hypothèse d’une décision concevable, évalue le prix à payer qui en résultera.
Cette phase évaluative correspond effectivement à cet exercice de la responsabilité qui
caractérise l’abandon d’une éthique de la conviction. Enfin, le recueil des décisions accepta-
bles dans la portée de ce qui est prévisible permet la production de normes en vue d’actions
futures : en ce sens l’éthique appliquée est bien productrice de normes pour résoudre des
problèmes nouveaux.
La structure de l’éthique appliquée
Les enseignants débutants sont confrontés dès leurs premiers stages à des difficultés que
la plupart d’entre eux interprètent comme relevant de l’éthique, si l’accompagnement dont
ils bénéficient les aide à mettre à distance leurs pratiques ; ces difficultés se présentent
comme des dilemmes ou des apories. Ils découvrent alors que leurs convictions morales
initiales sont insuffisantes pour avancer et qu’ils doivent faire face, par eux-mêmes, à des
situations inattendues et extrêmement complexes. Quelques-uns déplorent alors un manque
de formation et se murent dans cette déploration, d’autres encore refusent toute épaisseur
morale à des difficultés qu’ils traiteront plutôt techniquement - c’est le fantasme de la maîtrise
qui s’y joue, mais la plus grande part acceptera d’engager une problématisation éthique,
en construisant précisément cette position éthique. Cette problématisation commence
par l’institution dans la classe d’une éthique juridique partant du projet de construire des
règles morales pour éclairer le comportement de chacun : les règles de vie, par exemple,
à l’école primaire. C’est la première structure de l’éthique professionnelle qui présente un
effort de systématicité et de cohérence, puisque l’agir de l’enseignant y est nécessairement
interrogé. Mais si le débutant se représente généralement la difficulté de l’acte d’enseigner,
il ne peut en aucun cas anticiper l’extrême diversité des questions éthiques que sa fonction
d’acteur professionnel lui fera rencontrer, avec les élèves, les parents, les collègues, et
tout partenaire qu’il sera amené à rencontrer. Il réalise alors que cette dimension humaine
de sa profession revendique une éthique qui dépasse toute déontologie formelle possible,
celle dont il pensait précédemment qu’elle lui faisait défaut du fait de l’inconséquence de
la formation. Il comprend également qu’il n’a pas les ressources personnelles suffisantes
pour y parvenir, pas plus qu’aucun autre de ses pairs, au demeurant. C’est pourquoi il
s’oriente vers l’idée d’une éthique de la discussion, destinée à promouvoir autour de lui,
dans l’école et entre collègues concernés en dehors de celle-ci, de véritables communautés
communicationnelles (Habermas, 1992 ; Apel 1994). Cette structuration se traduit par la
demande très forte des jeunes enseignants de former des groupes de discussion dans
lesquels il soit possible de résoudre des problèmes éthiques. C’est ici que commence
véritablement l’éthique professionnelle : dans l’abandon de l’instance monologique du sujet
isolé au profit d’un cadre dialogique en vue de la résolution de problèmes et de la création de
normes. Enfin, s’ébauche la constitution d’un troisième système éthique, dans l’effacement
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progressif du caractère rigide de l’éthique juridique et grâce aux premiers résultats obtenus
dans la participation aux communautés communicationnelles. Il s’agit d’une véritable éthique
herméneutique, qui fait passer au premier plan les exigences morales de l’acte d’éduquer,
et qui s’attelle à la tâche de travailler à la compréhension mutuelle qui permettra que chacun
reçoive de l’éducation la possibilité de s’auto-affirmer comme sujet dans un monde dont il
partagera le sens.
Les épreuves éthiques et les phases de la construction professionnelle
Cette structuration de l’éthique professionnelle est un processus dynamique dont le cours
est rythmé par des événements, c’est-à-dire la survenance de faits qui déchirent l’horizon
d’attente des jeunes professionnels. Ces événements sont vécus comme des épreuves
auxquelles le débutant est exposé du fait de son activité professionnelle. Trois épreuves
éthiques ont été mises en évidence ; selon la réponse que le débutant leur apportera,
sa construction professionnelle trouvera une orientation spécifique, et l’on constate que
c’est lors de ces épreuves que se prennent généralement les décisions d’abandonner la
profession d’enseignant.
La vulnérabilité
Dans la première épreuve, l’enseignant découvre la vulnérabilité d’autrui, tel qu’il l’expose
à ses actes pédagogiques, et éprouve en retour la sienne propre, non plus comme manque
de maîtrise ou insuffisance personnelle, mais comme condition même de l’acte éducatif :
il lui faut s’exposer lui-même comme personne, pour que la relation éducative prenne son
sens. Cette exposition est l’ouverture d’un dialogue avec les autres acteurs : les élèves,
leurs parents, les collègues. Le refus de cette exposition amène le débutant à défendre
une position subjective privée dans laquelle la maîtrise est vécue comme une solitude
radicale, sûre de ses principes dont l’application stricte pourrait résoudre assurément toutes
les situations concrètes ; c’est une position fondamentaliste en morale. Si elle n’est pas
tenable, l’enseignant est conduit à la démission.
L’opacité d’autrui
La deuxième épreuve part de l’expérience de la difficulté du dialogue avec certains élèves,
et la difficulté scolaire est généralement l’occasion de cette expérience. Ce qui passe alors
au premier plan des préoccupations des stagiaires est une volonté de comprendre autrui
élève, parce qu’il y va de la maîtrise professionnelle : le débutant pense qu’un échec dans
cette circonstance signerait la limite de son pouvoir de maîtrise. Aussi l’épreuve consiste-t-
elle à accepter cette résistance de l’élève à l’interprétation, et à comprendre que, loin d’être
un obstacle et une limite, cette opacité est une condition de la rencontre entre les sujets
de la relation éducative : car si l’élève en difficulté reste une énigme pour l’enseignant,
il apparaît très rapidement à ce dernier que lui-même, ainsi que les enjeux mêmes de
l’institution scolaire restent incompréhensibles pour l’élève, et que ce déficit de sens est le
facteur essentiel à l’origine de la difficulté des élèves à l’école. Cette épreuve permet alors
à l’enseignant d’abandonner son rêve d’une maîtrise totale de l’acte éducatif et de porter un
regard prudent sur tous les élèves tels qu’il les confronte aux apprentissages.
L’assomption de la responsabilité
À travers cette épreuve la réflexion découvre le cœur du problème de la responsabilité morale
de l’enseignant ; il ne s’agit plus de prétendre posséder par avance les réponses à toutes
les difficultés potentielles de l’acte pédagogique, mais de comprendre rétrospectivement
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