Gouvernance du commerce, gouvernance du climat :
l'Europe doit-elle renoncer au multilatéralisme ?
L’Ena hors les murs, N° 378, Février 2008. A paraître
Laurence Tubiana
Tancrède Voituriez
Institut du développement durable et des relations internationales*
*IDDRI – 27, rue Saint-Guillaume– 75337 Paris cedex 07 – France
www.iddri.org
laurence.tubiana@iddri.org
1. La gouvernance globale des questions collectives ou « biens publics mondiaux »
est aujourd’hui au milieu du gué. Derrière nous, des éléments de crise indiscutables
attestent des difficultés de gouverner la globalisation par des normes et des règles
concertées. Ainsi de l’ajournement ou des laborieux progrès des négociations
multilatérales environnementales - climat, biodiversité - et commerciales – le cycle de
Doha à l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Devant nous,
l’« objectivation » de problèmes globaux spécifiques rassemble autour de ceux-ci un
consensus de connaissances et d’intérêts sans précédent, qui en affirme la gravité.
C’est le cas en particulier de la question climatique (Stern, 2007), des objectifs du
Millénaire pour le développement (notamment pauvreté et santé), et des questions de
sécurité (prolifération nucléaire, terrorisme). « Le paradoxe de la période », résume
David Held, professeur de sciences politiques à la London School of Economics « est
que les problèmes globaux qu’il nous faut affronter sont d’une importance et d’une
intensité croissantes, quand les moyens collectifs dont nous nous dotons sont faibles
et incomplets » (Held, 2006: 240).
2. Dans ce contexte, l’Union Européenne se trouve dans une situation sans précédent.
Défenseur inlassable du multilatéralisme et d’une gouvernance fondée sur le droit, les
normes et les règles, sa contribution à la future architecture de la gouvernance
mondiale est attendue. Dans le même temps, sa capacité à exprimer une seule et
même voix sur des questions globales pourtant prioritaires (sécurité, climat,
libéralisation du commerce) a montré ses limites au cours des cinq dernières années.
L’estompement du projet politique de l’Europe, après plusieurs décennies de paix et
de prospérité, explique en partie le cruel écart entre ce que l’Union souhaite pour elle-
même et pour le monde, et les moyens politiques dont elle s’est au fil du temps dotée
pour incarner son modèle de gouvernance avant de l’exporter. Même lorsque l’Union
parle d’une voix - et c’est largement le cas de la lutte contre le changement climatique
-, elle a du mal à rallier d’autres pays à ses propositions et à articuler le consensus
européen avec ce qui pourrait être un chemin, un cadre ou un régime, pour
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l’ensemble des pays. L’influence européenne semble dès lors se jouer davantage au
travers de l’adhésion extérieure à son modèle (Fukuyama, 2004), par l’intégration à
son projet (l’élargissement et les procédures de candidature) que par l’affirmation et
la diffusion volontaristes de sa cause et de ses idées. En ce sens elle ne joue pas un
rôle hégémonique comme les Etats Unis ont pu le faire dans le passé en négociant des
principes acceptables sous conditions - elle en vient plutôt, ou se résout, à compter
sur les effets d’entraînement de son modèle.
3. La transition que l’on observe dans la définition du projet politique de l’Union et
celle dans laquelle se trouve la gouvernance des questions globales sont
concomitantes. Demain, elles resteront liées : le dessin de la future gouvernance
mondiale dépendra de la capacité de l’Union à accorder – ce qu’elle a réussi à faire
jusque là – son projet politique interne et son projet pour le monde ; à l’inverse, la
future gouvernance mondiale aura vraisemblablement des conséquences très lourdes
sur l’organisation de l’espace politique interne de l’Union. L’Europe modèlera la
gouvernance mondiale autant que la gouvernance mondiale modèlera le projet
européen.
4. Quelles sont dans ces conditions les options de gouvernance à la disposition de
l’Union? En nous limitant à une question globale particulière qui est celle du
changement climatique, deux pistes au moins semblent se dégager ; polémiques, elles
sont ici simplement esquissées. La première consiste à lier entre elles les négociations
portant chacune sur un « sujet » ou « problème » différent (en anglais, issue linking) –
plus spécifiquement, à lier la négociation « commerce » et la négociation « climat ».
La seconde privilégie la création d’accords par « clubs » autours des questions
globales, en lieu et place des accords multilatéraux que l’on a pu connaître dans les
années 1990 en matière de commerce et de climat précisément.
II. Lier les problèmes et les négociations au sein d’accords globaux
5. L’option consistant à lier les négociations commerciales et celles portant sur le
changement climatique a suscité en 2007 de nombreuses contributions, personnelles
dans un premier temps, plus institutionnelles ensuite. Ainsi en écho à la proposition
de Joseph Stiglitz (2007), puis à celle de Nicholas Stern et Laurence Tubiana (2007),
la Banque Mondiale (2007) a-t-elle à son tour publié un rapport sur les moyens
d’utiliser les réformes des politiques commerciales comme levier des négociations sur
l’environnement global.
6. Pour autant, le débat ne s’est pas cantonné aux sphères académiques. En Europe,
les entreprises soumise au système de marché de permis d’émission (European Union
Emissions Trading Scheme ou EU ETS) « internalisent » le prix du carbone dans
leurs coûts de production, à la différence des entreprises implantées à l’extérieur de
l’Europe. L’idée d’un mécanisme d’ajustement aux frontières ou “taxe carbone”
(border tax adjustment ou BTA) venant en secours des entreprises soumises au
marché de permis d’émission est en discussion au sein de la Commission depuis deux
ans, sans qu’un consensus se dégage sur la pertinence de son application (Mandelson,
2006). Lors de sa visite officielle en Chine le 27 novembre 2007, le Président
Sarkozy a proposé un “New Deal” pour le climat, appuyant explicitement l’idée
d’une taxe d’ajustement aux frontières (BTA), appliquée en Europe pour restaurer la
compétitivité des industries de l’Union soumises à l’EU ETS – en particulier celles
du ciment et de l’acier.
7. Les débats à l’intérieur et à l’extérieur de l’Europe sur le contenu d’un accord
climat pour la période post 2012 soulignent cependant qu’un engagement volontaire,
et isolé, de l’Europe sous forme de permis d’émission du type EU ETS, pas plus
qu’un protectionnisme « carbone » unilatéral en accompagnement de ce dernier, ne
créeront un signal approprié pour que d’autres pays, et en particulier la Chine, se
joignent aux efforts de l’Union en matière de réduction d’émission de gaz à effet de
serre. Plutôt que d’un repli protectionniste, la solution pourrait provenir d’un
mécanisme d’ajustement aux frontières – mais aux frontières chinoises cette fois-ci.
Et bien mieux qu’un droit de douane dont les recettes seraient perçues par l’Union
sans guère d’effet sur les émissions chinoises, une taxe d’exportation sur les ciments
et aciers chinois pourrait à la fois réduire les exportations de la Chine (marginales en
regard de la production et consommation domestiques, et pour cette raison, sans
doute peu stratégiques) et offrir à celles-ci des moyens financiers complémentaires
pour restructurer son industrie selon des canons moins polluants. Des accords
bilatéraux pourraient apporter le cadre idoine à la mise en place de telles mesures.
III. Vers des accords globaux par clubs
8. Les possibilités de coopération dépendent de la capacité des pays à lier différents
domaines de l’action internationale, de la capacité à compenser les efforts et les
abandons partiels de souveraineté dans certains domaines par ce qui peut, dans
d’autres, apparaître comme des gains de sécurité, d’autonomie ou des gains
économiques.
9. Cette liaison entre les sujets est aussi le produit des interactions croissantes entre
les différents champs de problèmes qui sont le produit même de la mondialisation. La
concurrence sur les marchés mondiaux est aussi la mise en concurrence de modèles
sociaux de préférences collectives, de choix en matière environnementale.
L’intégration au marché oblige, sinon à niveler les différences, au moins à organiser
la compatibilité entre des politiques publiques différentes. D’où la difficulté, dans
cette diversité de modèles politiques et économiques, de mettre en œuvre une
coordination essentiellement fondée sur des règles, et la nécessité de combiner la
flexibilité des approches avec le partage d’objectifs communs.
10. Les configurations du système de gouvernance lui-même en sont affectées. La
recherche de « deals » plus globaux implique la constitution de groupes restreints
capables de négocier et conclure ces accords. On l’a vu dans le domaine du climat ;
c’est aussi vrai dans celui de la santé ou du commerce. Ces « deals » globaux
organisés autour de clubs se définissent – intégration économique oblige - entre des
acteurs de nature mixte, à la fois publics et privés, entreprises et gouvernements,
voire organisations de la société civile. Il y a une logique à la constitution de clubs
plus restreints à géométrie variable. La constitution de ces clubs est évidemment au
cœur de la relation entre vieux pays industrialisés et économies émergentes.
11. Cette constitution de clubs opérationnels et actifs ne rend pas la recherche de
consensus universels inutile, au contraire. Les deux approches ont des finalités
différentes et convergentes : le recours à la formule des clubs pour créer les bases
d’un accord sur des politiques et mécanismes de nature globale ; le recours à un cadre
de discussion universel pour consolider une compréhension mieux partagée des
grands objectifs à atteindre pour le développement durable.
Références
Fukuyama F. (2004), State-Building: Governance and World Order in the 21st
Century. New York : Cornell University Press.
Held D. (2006), “Reframing global governance : apocalypse now or reform !”, in
Held. D. and A. McGrew, Globalization Theory, Polity Press Cambridge UK: 240-
260.
Mandelson P. (2006). Trade and Climate Change. Speech delivered in Brussels, 18
Dec 2006.
http://ec.europa.eu/commission_barroso/mandelson/speeches_articles/sppm136_en.ht
m
Stern L. and L. Tubiana (2007). New Deal pour le climat [A New Deal for the
Climate], Le Monde, 21 September 2007.
Stiglitz J. (2007). Making Globalization Work, W.W Norton and Company, New
York.
Stern N. (2007), “The Economics of Climate Change”, HM Treasury Report.
World Bank (2007). International Trade and Climate Change: Economic, Legal, and
Institutional Perspectives, The World Bank, Washington, DC.
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