136 DOMINIQUE LECOURT
Jacques, lui, comme le lui rappelle perfidement son Maître, n’est
qu’un Jacques. Un rustre donc. Les deux, sur ce, s’empoignent. Mais c’est
le Maître qui a le dernier mot. Jacques a sa philosophie, mais en tant que
Jacques. Pour ceux qui n’auraient pas compris, Diderot met, dans les toutes
dernières lignes du texte, les points sur les i.
«Quelques jours après, le vieux concierge du château décéda ;
Jacques obtient sa place et épouse Denise, avec laquelle il s’occupe à
susciter des disciples à Zénon et à Spinoza ».
C’est Zénon — Zénon de Citium — qui est cité le premier. Fataliste,
Jacques est ainsi d’abord stoïcien, et c’est aux sources du stoïcisme antique
qu’il puise l’essentiel de sa philosophie. L’essentiel de son argumentation
sur le destin joue avec le fameux argument du « dominateur » (kurieuôn
logos), qu’on pourrait aussi traduire par « maître ». Invraisemblable, direz-
vous, si justement Jacques est un Jacques. Reportez-vous cependant à
l’article STOÏCISME rédigé par Diderot pour l’Encyclopédie (à l’entrée
STOÏCISME,ou SECTE STOÏCIENNE,ou ZÉNONISME). La fin de la présentation
générale porte ce jugement : « le stoïcisme est une affaire de tempérament,
et Zénon imagina, comme ont fait la plupart des législateurs, pour tous les
hommes, une règle ne convenant guère qu’à lui, elle est trop forte pour les
faibles : la morale chrétienne est un zénonisme mitigé, et conséquemment
d’un usage plus général, cependant le nombre de ceux qui s’y conforment
à la rigueur n’est pas grand ».
Jacques, paysan français, élevé dans la morale chrétienne la plus
stricte, « ne croit ni ne décroit à la vie à venir ». Il n’y pense pas. Il prie à
tout hasard. Il lui reste de son christianisme des convictions stoïciennes.
C’est au demeurant à propos du seul stoïcisme que Diderot parle de
«fatalisme ». A son stoïcisme, il conjoint ce qui lui est accessible de la
doctrine de son capitaine. Il en retient tout ce qui récuse comme illusoire
l’idée d’une liberté du vouloir. Au Maître qui lui objecte « mais il me
semble que je sens au-dedans de moi-même que je suis libre, comme je
sens que je pense », Jacques répond en s’effaçant derrière la parole de son
capitaine. « Mon capitaine disait : ‘‘ Oui, à présent que vous ne voulez rien,
mais veuillez vous précipiter de votre cheval ’’ »... La discussion
s’enflamme, pour se conclure par ces sentences sur lesquelles Jacques et
son Maître semblent devoir être d’accord.
Jacques : « Mais si vous êtes et si vous avez toujours été le maître de
vouloir, que ne voulez-vous à présent aimer une guenon ; et que n’avez-
vous cessé d’aimer Agathe toutes les fois que vous l’avez voulu ? Mon
Maître, on passe les trois quarts de sa vie à vouloir, sans faire ».
Le Maître : « Il est vrai ».
Jacques : « Et à faire sans vouloir ».
Et l’auteur prête alors à son héros une formule qui sonne spinoziste :
«Il croyait qu’un homme s’acheminait aussi nécessairement à la gloire ou
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