abuser de la servante Suzanne, comme Ubu de Jarry qui assassine des nobles dans un discours
d’exécution effrayant. La peinture de la noirceur des hommes sert ici de repoussoir et de révélateur : le
dramaturge tend au public un miroir qui lui renvoie l’image du vice et lui représente les conséquences
néfastes du mal qui l’entoure : ce peut être un vice comme l’avarice, une médisance comme le
personnage d’Arsinoé dans Le Misanthrope ou une ambition ridicule comme Monsieur Jourdain dans
Le Bourgeois gentilhomme, ou un vice moral comme Le Tartuffe. Par sa célèbre formule « Castigat
ridendo mores »- corriger les mœurs en riant que Molière reprend des auteurs latins-, le célèbre
dramaturge du XVIIème siècle indique clairement corriger les défauts des hommes par le rire. Les
victimes de ces monstres sont généralement sympathiques pour le spectateur : Britannicus n’est-il pas à
plaindre face à son demi-frère Néron qui abuse de son pouvoir et qui lui ravit sa dulcinée, la pauvre
Junie ? Et Elvire, la femme de Dom Juan n’est-elle pas aussi un personnage qui entraîne l’adhésion du
spectateur alors qu’elle est victime de l’infidélité de son mari qui l’abandonne ? Enfin, ces personnages
sont des types d’individus avec une large palette de registres comme le père qui est comique, bouffon
de farce grotesque, Néron est un monstre terrifiant, Caligula est fou et nous fait peur. Et le dramaturge
condense tout cela en une durée limitée, ce qui nous impressionne encore plus, les personnages sont
grossis, caricaturés comme par exemple, l’ignoble Don Salluste de Ruy Blas.
De plus, force est de constater que la noirceur est plus intéressante que les bons sentiments : depuis
l’Antiquité, les dramaturges mettent en valeur le pouvoir politique et l’amour. Et dénoncent la noirceur
du tyran politique. Néron dans Britannicus de Racine, Caligula de Camus, Ubu roi de Jarry ou
Lorenzaccio de Musset (le tyran Alexandre de Médicis) mettent en scène des despotes et des tyrans de
la pire espèce. Le spectateur est heurté par ces comportements qui le heurtent, par exemple, peut-il
adhérer à ce vers de Néron quand il enlève Junie : « J’aimais jusqu’à ses larmes que je faisais couler » ?
Et Caligula avec son rire fou dérange, impressionne et nous met mal à l’aise. On se souvient de ces
personnages cruels mais on a tendance à oublier les personnages plus larmoyants comme ceux de
Diderot. Enfin, cette vision du mal nous conduit à la catharsis d’Aristote, c’est- à- dire la purgation des
passions, en libérant des sentiments, le spectateur guérit du mal si toutefois il était tenté par lui. Par
exemple, le personnage de Phèdre, amoureuse coupable de son beau-fils, est typique de la catharsis. Elle
est victime d’elle-même.
Enfin, le théâtre est un miroir privilégié des passions des hommes : sa forme vivante, le spectacle,
et le mal incarné par des êtres humains devant nous impressionnent. C’est Ubu et son « crochet à nobles »
et son « couteau à nobles », instruments de torture et de mort épouvantables, le mal prend corps, le traître
est Don Salluste, Ubu est le pouvoir injuste et arbitraire, Caligula passe de la colère au calme en un
instant preuve de son désordre mental. De plus, le théâtre est aussi dialogue et pouvoir des mots. La
noirceur s’exprime par des paroles et le langage est un révélateur : les insultes d’Ubu même grotesques
« bouffre, stupide bougre ! » celles de Caligula « imbécile », l’impératif, le tutoiement méprisant, tout
cela est concordant de la noirceur humaine qui veut anéantir son prochain. De même, parfois, à ce mal
incarné s’oppose le bien – qui transparaît parfaitement quand Britannicus parle à Néron, et le spectateur
peut avec ces interventions des personnages réfléchir à sa propre opinion. Dans ce miroir des passions,
parfois aussi, le dramaturge donne son avis politique : dans Hernani de Victor Hugo, le roi d’Espagne
Don Carlos s’interroge sur son pouvoir dans un long monologue sur la tombe de Charlemagne. Le
théâtre propose donc une vision des hommes susceptible d’intéresser les spectateurs.
Néanmoins, les deux aspects peuvent être conciliés et il n’est pas question de choisir entre divertir et
dénoncer.
Le théâtre en effet propose d’associer les deux aspects de façon à éviter l’entreprise de moralité
ou d’engagement.
En premier lieu, il est délicat d’aller au spectacle pour réfléchir seulement et on vient aussi au
théâtre par plaisir et non pour voir Izquierdo torturer ses opposants. Il y a de plus risque qu’en sortant
du spectacle, les hommes se disent que ce n’était que de la fiction. La représentation du vice peut aussi
être banalisée, habitués aux traîtres, les spectateurs peuvent hausser les épaules et considérer la pièce
comme un spectacle de plus. Le public peut aussi prendre fait et cause pour le personnage qui n’est pas
vertueux : Dom Juan est un personnage qui possède bien des attraits et sa mort déçoit certains spectateurs
qui se riaient de son comportement immoral, il est certes plutôt inélégant avec Done Elvire mais n’est-
il pas aussi séduisant ? Sa mort est-elle si juste ? De même, dans Antigone d’Anouilh, Créon est-il si
infâme ? N’est-il pas celui qui rétablit l’ordre et qui refuse que sa ville soit perdue ? Avait-il un autre