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Revue Mitwelt - Novembre 2013
aujourd'hui de passer aussi directement et immédiatement que le faisait Lukacs du constat (la dissolution de la
participation) à l'explication sociologique (le facteur du marché), Honneth conçoit moins l'oubli comme désapprentissage
que comme restriction de l'attention. « Le fait de la reconnaissance se déplace à l'arrière-plan de la conscience et ne
s'offre plus à la vue immédiate » (p. 82), à cause d'une autonomisation d'un but particulier par rapport au contexte qui le
fait advenir, ou d'une réduction de l'attention portée aux données significatives d'une situation du fait de facteurs
externes à l'attention - il s'agit alors plus d'une dénégation ou d'une défense (par préjugé) que d'un oubli. Pour justifier le
passage d'un niveau interpersonnel (direct) à un niveau ontologique (indirect) d'analyse de la reconnaissance, Honneth
recourt à la thèse adornienne d'une imitation originaire liée à l'investissement libidinal d'un autre concret : réifier, c'est ne
pas respecter les significations que les êtres humains ont attribués aux objets - on peut parler en ce sens d'un certain
aveuglement (ou encore d'un oubli de la reconnaissance au second degré). L'asymétrie entre les deux formes de
reconnaissance (directe ou non) explique qu'on puisse adopter une attitude réifiante en face du monde objectif sans
perdre pour autant la possibilité d'y accéder, alors qu'on ne peut même plus connaître d'autres personnes sans les
reconnaître.
Peut-on parler d'autoréification ? Cette question est laissée en suspens par l'analyse de Lukacs et Adorno lui-même n'en
dit mot. Honneth élabore cette idée d'une reconnaissance première de soi par soi à partir de la théorie la relation d'objet
de Winnicott et du concept aristotélicien d'amitié pour soi-même (maîtrise bienveillante de ses pulsions). Pour thématiser
ce rapport à soi originaire, il reprend la typologie de David Finkelstein8 entre conception détectiviste (rapport neutre à
soi, qui prête le flanc à l'objection de Searle contre l'idée d'un tel « œil intérieur »9), constructiviste (le contenu des états
mentaux serait produit par décision ; ce qui est leur conférer une plasticité sans doute trop importante) et expressiviste
(insistance sur le fait qu'il y a bien quelque chose qui existe et à quoi on prête attention, qu'on ne saisit pas
cognitivement, mais qu'on formule en fonction de ce qui nous est intérieurement familier). La reconnaissance de soi est
une sorte de souci de soi : pour entrer en relation avec soi de façon expressive, il faut qu'un sujet puisse s'accepter lui
même au point de considérer que ses propres vécus psychiques méritent d'être activement envisagés et formulés10
. Honneth va plus loin et fait de cette reconnaissance le critère de l'échec du rapport à soi : détectivisme et
constructivisme sont correspondent dès lors à des formes de réification (états fixes ou produits instrumentaux), ce qui
légitime l'idée d'auto-réification, définie comme l'oubli que nos désirs et sentiments valent la peine d'être formulés et
appropriés.
Le dernier effort de Honneth dans son ouvrage consiste à sortir du schéma causal unidimensionnel de Lukacs (la
généralisation de l'échange marchand dans la société capitaliste est la cause unique des phénomènes de réification) en
mettant en place une étiologie sociale de la réification. Eviter l'approche totalisante de Lukacs implique en fait de
disjoindre dépersonnalisation (qui suppose la reconnaissance de l'autre, mais sous une forme élémentaire) et réification
11 , de rétablir la contingence du lien entre les différentes dimensions de la réification (objective, intersubjective,
subjective), de remettre en question l'automaticité du lien entre économie (infrastructure) et culture (superstructure),
notamment pour tenir compte de la fonction protectrice du droit, et enfin de tenir compte des formes idéologiques de
réification (racisme...). Honneth propose de distinguer des causes différentes pour l'auto-réification et la réification des
autres hommes - cette dernière pouvant provenir soit d'une participation à une pratique sociale où la simple observation
devient une fin en soi, soit d'un système de convictions, soit encore de la combinaison dynamique des deux. De fait,
l'oubli de la reconnaissance des autres personnes n'est pas du même type que celle qui caractérise le soi, du fait que le
rapport à soi suppose une auto-affirmation fondamentale. Ce sont d'autres pratiques (scénarisation de soi dans
l'entretien d'embauche ou le E-dating) qui expliquent la tendance à l'auto-réification.
Honneth tire de sa médiation une conséquence logique d'une grande portée pour l'ensemble de la philosophie pratique :
la valeur normative des sociétés ne doit pas être mesurée à l'aune de principes de justice universellement valables, mais
à celle de critères plausibles, éthiques - sans que jamais la philosophie puisse revendiquer une position de surplomb
dans la théorie sociale. Pour Honneth, la clinique s'oppose donc à la théorie de façon exclusive dans la critique de la
justice (il y insiste encore dans un entretien récent). Autrement dit, la critique se confond avec la clinique, de sorte que la
réflexion sur la justice ne peut plus être seulement théorique.
L'entreprise de Honneth, que ce dernier ne cesse de préciser, suscite plusieurs types de réflexions. On peut d'abord se
demander, avec François Dubet, si l'extension ontologique du concept de reconnaissance n'est pas excessive, et ne fait
du concept de reconnaissance un outil trop mou pour être vraiment opératoire. En quoi, par exemple, la logique de la
reconnaissance se distingue-t-elle de la logique du don ?
Ensuite, est-il légitime de vouloir rénover le concept de réification, fût-ce au moyen de la théorie de la reconnaissance ?
Le souci louable de distinguer réification, objectivation et dépersonnalisation, la prise en considération des dimensions
subjectives et intersubjectives du phénomène, ne plaide-t-il pas en faveur d'un projet de reconstruction conceptuelle plus
radical ? C'est ce que tente Stéphane Haber en situant le concept de réification dans la perspective généalogique plus
longue de la notion d'aliénation. Il est dommage que Honneth n'aborde la question qu'au détour d'une note (p.128), à
propos du livre de Rahel Jaeggi12, que, par ailleurs, S. Haber ne paraît pas citer dans son étude.
Enfin, par-delà ce qui les distingue, les approches d'E. Renault, S. Haber et A. Honneth partagent une conception
purement reconstructrice de la justice, qui oppose de façon radicale la spéculation sur les principes abstraits et les
études de cas (pathologiques). Outre qu'une approche contraire, constructiviste a pu être récemment tentée par Rainer
Forst13, on peut se demander si les deux approches normatives sont à ce point contradictoires (question que pose
également Dubet dans Esprit) qu'on ne puisse les articuler. L'usage ambigu que Honneth fait du terme de théorie semble
y inviter: s'il oppose parfois "théorie" et critique normative (dans La réification, par exemple, pp. 122-3), il tente ailleurs
d'utiliser le concept de reconnaissance pour élaborer une "théorie de la justice". Peut-être est-ce le signe qu'une
réflexion normative conséquente devrait moins opposer que conjoindre "attention théorique" et "critères plausibles" (La