Honneth: La réification comme oubli de la reconnaissance

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Revue Mitwelt - Novembre 2013
Honneth: La réification comme oubli de la
reconnaissance
Recension : Axel Honneth, La réification. Petit traité de théorie critique, Paris, Gallimard, 2007 (traduction: Stéphane
Haber).
Le concept de réification, courant dans la critique culturelle des années 20 en Allemagne, et auquel Lukacs a donné une
formulation cohérente dans Histoire et conscience de classe, s'est ensuite effacé de la théorie sociale. Or il réapparaît
aujourd'hui sous des formes multiples : la littérature évoque la pénétration des valeurs économiques dans notre vie
quotidienne ; la psychologie sociale étudie la tendance à l'automanipulation émotionnelle ; la philosophie morale analyse
le traitement instrumental croissant des personnes ; enfin l'étude du cerveau court le risque d'un réductionnisme
(neuronal) de certaines approches cognitives contemporaines. L'ambition d'Axel Honneth dans ce petit livre est d'unifier
ces différentes manifestations grâce à un concept remodelé de réification, assumant une portée ontologique,
anthropologique et éthique. Pour cela, il doit retrouver, dans la définition de Lukacs une dimension normative implicite à
la critique d'une pathologie de la vie pratique (p. 19).
Lukacs donne au concept de réification un sens marxiste courant 1, c'est-à-dire ontologique : les relations entre
personnes prennent le caractère de choses. L'extension des rapports de l'échange marchand, qui affecte le rapport au
monde, aux autres et à soi, est devenue une « seconde nature », parce que le sujet adopte une attitude contemplative,
un détachement qui le coupe de la participation active aux actions sur le monde environnant. Autrement dit, la réification
n'est pas pour lui une notion épistémique ou morale, mais pratique. Elle ne relève pas en effet de la simple erreur de
catégorie (c'est un changement d'attitude qui affecte profondément nos conduites), ni de la faute morale (car aucune
intention personnelle n'y intervient). La réification désigne en fait une disposition (Habitus), une habitude, ou encore une
posture (Haltung) contemplative, développée en seconde nature, et par laquelle « l'environnement naturel, le monde
social, ainsi que les capacités du sujet, sont saisis d'une manière désintéressée et affectivement neutre, à la manière de
choses » (p. 27). Qualifier la réification de « pratique (Praxis) manquée », d'« atrophie » et de « distorsion d'une pratique
originaire dans laquelle l'homme entretient une relation engagée par rapport à soi et par rapport au monde » (p. 31),
c'est sous-entendre une dimension normative qui s'enracine dans une anthropologie philosophique qu'on peut à bon
droit estimer caduque. Pour réhabiliter ce concept, Honneth se propose donc de le détacher d'un certain nombre de ses
composants théoriques d'origine, et de l'insérer dans une théorie de l'action renouvelée, qui évite à la fois la conception
idéaliste de la pratique (qui conçoit traditionnellement l'activité comme dérivée de l'activité générique), et le caractère
monocausal et totalisant de la thèse lukacsienne (seule l'extension du domaine des biens marchands est responsable de
la transformation des conduites).
La stratégie de Honneth est alors double. Il tente d'abord une lecture « existentielle » de la réification, pour interpréter la
pratique authentique de façon moins idéaliste que Lukacs, comme forme d'interactivité, de participation. Cet effort de
rapprochement avec le « souci » heideggérien vise à concilier les idées de fausse posture et d'interprétation fausse : la
réification est une mauvaise manière d'interpréter une pratique qui demeure vraie sous ses formes élémentaires.
Ensuite, Honneth s'efforce de résister à l'interprétation « communicationnelle » (Habermas) ou « intentionnelle »
(Dennett2) de cette thèse, en arguant de la priorité génétique et conceptuelle de l'affirmation positive par rapport à la
communication intersubjective. C'est en ce point que la catégorie hégélienne de reconnaissance prend le relais du souci
: Honneth prétend lui donner un sens ontologique à la faveur d'un rapprochement avec la critique que Dewey, attentif
aux nuances émotionnelles et qualitatives de toute situation préréflexive, fait du modèle - dérivé et abstrait - du «
spectateur ».
Reste à justifier cette idée du primat de la reconnaissance sur la connaissance. Honneth mobilise à cette fin deux types
d'arguments. Les premiers sont d'ordre ontogénétique et portent sur le développement du sens de la réalité chez le
nourrisson, par triangulation émotionnelle (identification à la personne de référence, puis décentrement progressif et
intégration de l'existence d'une autre perspective sur le monde3). Honneth s'inspire notamment de l'idée adornienne d'un
fondement libidinal et affectif des opérations par lesquelles on entreprend de connaître le monde, notamment par
l'imitation. L'autre ligne argumentative relève de l'enquête catégoriale et reprend directement les remarques
néo-wittgensteiniennes de Stanley Cavell4 sur le rapport non cognitif à soi, pour étayer la légitimité de la présupposition
non épistémique d'une posture de reconnaissance (acknowledging). Honneth refuse toutefois de restreindre, comme
Cavell, les conditions de validité de la posture de reconnaissance au seul domaine de la communication inter-humaine :
la réification touche en effet au rapport au non-humain.
Censé rendre compte aussi bien d'un processus que d'un résultat5, le concept de réification souffre d'une ambiguïté
fondamentale : comment expliquer qu'on puisse en venir à perdre une forme de comportement considérée comme
fondamentalement sociale. L'équivalence que pose Lukacs entre réification et objectivation, qui le conduit à opposer
réification et participation de façon exclusive, est trop totalisante : elle condamne sans discrimination toute innovation
sociale exigeant une neutralisation (décrite par Weber ou Simmel). Or il faudrait non seulement pouvoir décider dans
quelles sphères sociales respectives l'attitude objectivante est exigée, comme le fait Habermas dans sa Théorie de l'agir
communicationnel, mais aussi préciser les attitudes objectivantes exercées par les exigences fonctionnelles6. Par là est
posée la question du critère : la réification est définie comme l'oubli de la reconnaissance (originaire), ou encore, sous
l'influence d'Adorno, comme une perception d'objets dépouillés de toute émotion 7. Comme il n'est plus possible
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aujourd'hui de passer aussi directement et immédiatement que le faisait Lukacs du constat (la dissolution de la
participation) à l'explication sociologique (le facteur du marché), Honneth conçoit moins l'oubli comme désapprentissage
que comme restriction de l'attention. « Le fait de la reconnaissance se déplace à l'arrière-plan de la conscience et ne
s'offre plus à la vue immédiate » (p. 82), à cause d'une autonomisation d'un but particulier par rapport au contexte qui le
fait advenir, ou d'une réduction de l'attention portée aux données significatives d'une situation du fait de facteurs
externes à l'attention - il s'agit alors plus d'une dénégation ou d'une défense (par préjugé) que d'un oubli. Pour justifier le
passage d'un niveau interpersonnel (direct) à un niveau ontologique (indirect) d'analyse de la reconnaissance, Honneth
recourt à la thèse adornienne d'une imitation originaire liée à l'investissement libidinal d'un autre concret : réifier, c'est ne
pas respecter les significations que les êtres humains ont attribués aux objets - on peut parler en ce sens d'un certain
aveuglement (ou encore d'un oubli de la reconnaissance au second degré). L'asymétrie entre les deux formes de
reconnaissance (directe ou non) explique qu'on puisse adopter une attitude réifiante en face du monde objectif sans
perdre pour autant la possibilité d'y accéder, alors qu'on ne peut même plus connaître d'autres personnes sans les
reconnaître.
Peut-on parler d'autoréification ? Cette question est laissée en suspens par l'analyse de Lukacs et Adorno lui-même n'en
dit mot. Honneth élabore cette idée d'une reconnaissance première de soi par soi à partir de la théorie la relation d'objet
de Winnicott et du concept aristotélicien d'amitié pour soi-même (maîtrise bienveillante de ses pulsions). Pour thématiser
ce rapport à soi originaire, il reprend la typologie de David Finkelstein8 entre conception détectiviste (rapport neutre à
soi, qui prête le flanc à l'objection de Searle contre l'idée d'un tel « œil intérieur »9), constructiviste (le contenu des états
mentaux serait produit par décision ; ce qui est leur conférer une plasticité sans doute trop importante) et expressiviste
(insistance sur le fait qu'il y a bien quelque chose qui existe et à quoi on prête attention, qu'on ne saisit pas
cognitivement, mais qu'on formule en fonction de ce qui nous est intérieurement familier). La reconnaissance de soi est
une sorte de souci de soi : pour entrer en relation avec soi de façon expressive, il faut qu'un sujet puisse s'accepter lui
même au point de considérer que ses propres vécus psychiques méritent d'être activement envisagés et formulés10
. Honneth va plus loin et fait de cette reconnaissance le critère de l'échec du rapport à soi : détectivisme et
constructivisme sont correspondent dès lors à des formes de réification (états fixes ou produits instrumentaux), ce qui
légitime l'idée d'auto-réification, définie comme l'oubli que nos désirs et sentiments valent la peine d'être formulés et
appropriés.
Le dernier effort de Honneth dans son ouvrage consiste à sortir du schéma causal unidimensionnel de Lukacs (la
généralisation de l'échange marchand dans la société capitaliste est la cause unique des phénomènes de réification) en
mettant en place une étiologie sociale de la réification. Eviter l'approche totalisante de Lukacs implique en fait de
disjoindre dépersonnalisation (qui suppose la reconnaissance de l'autre, mais sous une forme élémentaire) et réification
11 , de rétablir la contingence du lien entre les différentes dimensions de la réification (objective, intersubjective,
subjective), de remettre en question l'automaticité du lien entre économie (infrastructure) et culture (superstructure),
notamment pour tenir compte de la fonction protectrice du droit, et enfin de tenir compte des formes idéologiques de
réification (racisme...). Honneth propose de distinguer des causes différentes pour l'auto-réification et la réification des
autres hommes - cette dernière pouvant provenir soit d'une participation à une pratique sociale où la simple observation
devient une fin en soi, soit d'un système de convictions, soit encore de la combinaison dynamique des deux. De fait,
l'oubli de la reconnaissance des autres personnes n'est pas du même type que celle qui caractérise le soi, du fait que le
rapport à soi suppose une auto-affirmation fondamentale. Ce sont d'autres pratiques (scénarisation de soi dans
l'entretien d'embauche ou le E-dating) qui expliquent la tendance à l'auto-réification.
Honneth tire de sa médiation une conséquence logique d'une grande portée pour l'ensemble de la philosophie pratique :
la valeur normative des sociétés ne doit pas être mesurée à l'aune de principes de justice universellement valables, mais
à celle de critères plausibles, éthiques - sans que jamais la philosophie puisse revendiquer une position de surplomb
dans la théorie sociale. Pour Honneth, la clinique s'oppose donc à la théorie de façon exclusive dans la critique de la
justice (il y insiste encore dans un entretien récent). Autrement dit, la critique se confond avec la clinique, de sorte que la
réflexion sur la justice ne peut plus être seulement théorique.
L'entreprise de Honneth, que ce dernier ne cesse de préciser, suscite plusieurs types de réflexions. On peut d'abord se
demander, avec François Dubet, si l'extension ontologique du concept de reconnaissance n'est pas excessive, et ne fait
du concept de reconnaissance un outil trop mou pour être vraiment opératoire. En quoi, par exemple, la logique de la
reconnaissance se distingue-t-elle de la logique du don ?
Ensuite, est-il légitime de vouloir rénover le concept de réification, fût-ce au moyen de la théorie de la reconnaissance ?
Le souci louable de distinguer réification, objectivation et dépersonnalisation, la prise en considération des dimensions
subjectives et intersubjectives du phénomène, ne plaide-t-il pas en faveur d'un projet de reconstruction conceptuelle plus
radical ? C'est ce que tente Stéphane Haber en situant le concept de réification dans la perspective généalogique plus
longue de la notion d'aliénation. Il est dommage que Honneth n'aborde la question qu'au détour d'une note (p.128), à
propos du livre de Rahel Jaeggi12, que, par ailleurs, S. Haber ne paraît pas citer dans son étude.
Enfin, par-delà ce qui les distingue, les approches d'E. Renault, S. Haber et A. Honneth partagent une conception
purement reconstructrice de la justice, qui oppose de façon radicale la spéculation sur les principes abstraits et les
études de cas (pathologiques). Outre qu'une approche contraire, constructiviste a pu être récemment tentée par Rainer
Forst13, on peut se demander si les deux approches normatives sont à ce point contradictoires (question que pose
également Dubet dans Esprit) qu'on ne puisse les articuler. L'usage ambigu que Honneth fait du terme de théorie semble
y inviter: s'il oppose parfois "théorie" et critique normative (dans La réification, par exemple, pp. 122-3), il tente ailleurs
d'utiliser le concept de reconnaissance pour élaborer une "théorie de la justice". Peut-être est-ce le signe qu'une
réflexion normative conséquente devrait moins opposer que conjoindre "attention théorique" et "critères plausibles" (La
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réification, p. 122), principes de justice et clinique de l'injustice. Mais une telle approche reste encore en attente de sa
logique propre...
Philippe Lacour
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Pour citer cet article :
Philippe Lacour, « Honneth: La réification comme oubli de la reconnaissance », Mitwelt, 28 novembre 2009, [En ligne].
http://mitwelt.ways.org/fr/content/honneth-la-réification
1. 1. Ce point de vue a été récemment remis en question par Stéphane Haber
2. 2. D. Dennett, La stratégie de l'interprète, Paris, Gallimard, 1990.
3. 3. Honneth cite notamment Habermas (« L'individuation par la socialisation. La théorie de la subjectivité »,
La pensée post-métaphysique , Paris, Gallimard, 1993) et M. Cavell (The Pschoanalytic Mind. From Freud to
Philosophy, Cambridge, Harvard University Press, 1996).
4. 4. Stanley Cavell, "Knowing and Acknowledging", in Must We Mean What We Say ? , Cambridge, Cambridge
University Press,1976.
5. 5. Lohmann, Indifferenz und Gesellschaft. Eine kritische Auseinandersetzung mit Marx, Suhrkamp, 1991.
6. 6. C'est l'objection qu'adresse Honneth à Habermas dans Kritik der Macht, Franfkurt, Suhrkamp, 1989.
7. 7. Contrairement à Martin Seel ( Adornos Philosophie der Kontemplation , Surhkamp 2004), Honneth refuse de
détacher l'idée adornienne d'une connaissance par reconnnaissance de ses réflexions psychanalytiques sur le
fondement pulsionnel de toute connaissance.
8. 8. David Finkelstein, Expression and the Inner, Cambridge, Harvard University Press, 2003.
9. 9. Searle, La redécouverte de l'esprit, Paris, Gallimard, 1995.
10. 10. Tugendhat, dans Egozentrizität und Mystik. Eine anthropologische Studie (Beck, Munich, 2003) a souligné
combien l'affirmation de soi dépend de la reconnaissance qu'accorde autrui.
11. 11. Pour Georg Simmel, dans la Philosophie de l'argent (Paris, PUF,1987), autrui est certes réduit au rang de
partenaire d'un acte d'échange médiatisé par l'argent, mais il reste présent en tant que porteur des propriétés qui
caractérisent les personnes en général.
12. 12. Rahel Jaeggi, Entfremdung. Zur aktualität eines sozialphilosophishen Problems, Campus, 2005.
13. 13. Rainer Forst, Das Recht auf Rechtfertigung. Elemente einer konstruktivistischen Theorie der Gerechtigkeit
, Franfkurt/M, Suhrkamp, 2007.
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