Construction / reconstruction des normes et processus de conceptualisation Maria Pagoni1 Il s’agit ici de contribuer au débat sur les normes et la normativité par une interrogation concernant les processus d’appropriation des normes par les élèves dans le cadre de situations d’éducation morale et / ou à la citoyenneté. Je m’intéresse plus particulièrement aux normes qui sont liées au « champ conceptuel de la loi » qui renvoie à trois domaines de l’action sociale : le domaine du droit (ensemble des droits et obligations explicites et codifiés qui régissent la vie collective), le domaine de la morale (valeurs qui fondent le droit et qui sont enracinées dans l’histoire et l’identité des collectifs), le domaine politique (exercice du pouvoir et participation à des processus de prise de décisions concernant justement les règles de la vie collective en fonction des valeurs fondatrices). Cette interrogation a un double ancrage : - Ancrage théorique renvoyant à des approches psychologiques du développement et de l’apprentissage telles que la théorie des champs conceptuels (Vergnaud 1996, Merri coord., 2007), la perspective historico-culturelle de l’activité et du développement (Leontiev 1975, Clot coord., 2011) ou la didactique professionnelle (Pastré 2011, Vinatier 2009). - Ancrage empirique renvoyant à des travaux de recherche développés depuis plusieurs années sur les processus d’appropriation des normes par les élèves dans un objectif d’éducation morale et / ou à la citoyenneté ou par les enseignants dans des situations de transmission et / ou d’appropriation des principes qui contribuent à la construction de leur professionnalité (Pagoni 2011, 2013). L’hypothèse soutenue est que l’enjeu de ce processus d’appropriation des normes est lié à la signification que celles-ci acquièrent dans des contextes précis d’action. Cette signification conditionne la construction de la légitimité de ces normes et constitue le produit de déplacements, de tensions et de conflits à la fois intra et interindividuels qu’il convient de décrire avec précision pour comprendre comment et dans quelles conditions ces normes deviennent des outils de développement de l’activité des acteurs. La question posée est la suivante : comment une approche par la conceptualisation peutelle contribuer à l’éclaircissement de ce processus d’appropriation des normes qui régissent la vie collective ? L’appropriation des normes comme un processus de construction de significations Pour définir l’appropriation des normes de l’environnement social dans le cadre de l’éducation morale, je me base sur une citation de Ricoeur (1996) faisant le lien entre normes, morale et éthique. Cet auteur propose « de tenir le concept de morale pour le terme fixe de référence et de lui assigner une double fonction, celle de désigner, d’une part, la région des normes, autrement dit des principes du permis et du défendu, d’autre part, le sentiment d’obligation en tant que face subjective du rapport d’un sujet à des normes. » Il distingue par la suite l’éthique qui se situe en amont et en aval de la morale, l’éthique antérieure visant « l’enracinement des normes dans la vie et dans le désir, l’éthique postérieure visant à insérer les normes dans des situations concrètes. À cette thèse principale je joindrai une thèse 1 2 Professeure des Universités en sciences de l’éducation, Université Lille 3, Proféor-CIREL. Voir Paul Ricoeur «De la morale à l’éthique et aux éthiques » dans Monique Canto-Sperber complémentaire, à savoir que la seule façon de prendre possession de l’antérieur des normes que vise l’éthique antérieure, c’est d’en faire paraître les contenus au plan de la sagesse pratique, qui n’est autre que celui de l’éthique postérieure. »2 Deux éléments semblent importants à retenir de cette citation de Ricoeur par rapport au processus d’appropriation des normes : -­‐ Ce processus est intégré dans une approche générale de l’activité de l’individu en situation, ce que ce philosophe appelle la sagesse pratique. A partir de ce constat, je fais l’hypothèse qu’un des objets centraux de l’éducation morale est d’aider l’élève à construire la signification des normes sociales auxquelles il se trouve confronté par l’interprétation de son activité dans différents contextes. Du point de vue de la recherche, cela signifie que l’analyse de l’activité de l’élève au sein de l’espace scolaire et dans le cadre des situations éducatives finalisées peut donner des indices sur la façon dont il construit ces significations. -­‐ Ce processus implique une réflexion sur le sentiment d’obligation de l’individu et sa transformation en un choix délibéré qui détermine son éthique personnelle enracinée à la vie et au désir. Ce constat conduit à considérer les liens entre règles de vie collective et normes sociales. Les normes déterminent les limites du permis et du défendu, elles peuvent être personnelles ou collectives, elles sont le produit d’une culture et d’une histoire. Or, quand on se place du point de vue de l’éducation, ce qui nous intéresse c’est de comprendre comment les normes s’objectivent, s’explicitent, se justifient et se transmettent sous forme de règles prescrites en jouant sur le passage de l’implicite à l’explicite et de l’arbitraire au droit. Nous faisons ainsi l’hypothèse que la construction d’un espace de droit peut jouer un rôle de médiation qui favorise la construction de la signification des règles qui régissent la vie collective par les élèves. La place des médiations symboliques dans la construction de la signification des concepts Jerôme Bruner (1991) signale qu’on peut distinguer, en psychologie, deux grandes tendances : celle qui s’attache à étudier les liens entre stimulus et réponses en considérant l’activité des individus en termes de procédures et de réactions à des stimuli et celle qui met au centre de l’analyse de l’activité de l’individu la construction de la signification du réel. Dans ce dernier cas nous ne sommes pas situés dans un paradigme stimulus – réponse mais dans un paradigme de résolution de problème où l’élève est censé se construire une représentation de la situation en prélevant des indices et en faisant une sélection et une hiérarchisation des informations qui lui semblent les plus significatives selon le but de l’activité et le mobile qu’il se donne. Dans cette optique, la signification est à la fois moyen et objet de l’activité de l’élève : elle est un moyen parce que l’élève mobilise des concepts qui lui semblent pertinents pour analyser la situation ; elle est un objet parce que la résolution de cette situation peut conduire à la re-configuration de la signification d’une règle. Dans les deux cas de figure, l’activité est médiatisée par des signes dont le langage occupe une place importante. J’adopte à ce propos l’analyse faite par Moro et Rickenmann : « C’est par le biais des médiations éducatives / formatives – et donc par le medium de la communication – que le sujet apprenant se trouve peu à peu inclus dans les systèmes de pratiques et d’usages existants. Ces derniers en tant que systèmes ou formes de significations constituent à la fois le but des apprentissages mais en constituent aussi le moyen, rendant en quelque sorte possibles 2 Voir Paul Ricoeur «De la morale à l’éthique et aux éthiques » dans Monique Canto-Sperber (1996), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris : PUF. les apprentissages eux-mêmes – et ce, au travers des différentes modalités sémiotiques qu’ils recèlent. Ce faisant, au travers des médiations éducatives / formatives, la signification est à la fois moyen et objet de la construction. Se pose en conséquence la question du rôle respectif des différents systèmes de signes […] dans les processus de médiation, ces derniers concernant autant les outils matériels et symboliques utilisés que les modalités de l’éducationnel » (2004, p.10). Cet intérêt pour le langage comme outil de construction de la signification des normes auxquelles se trouvent confrontés les élèves, conduit à réfléchir sur le statut des concepts dans les situations de communication qui concernent les normes régissant la vie collective. Le statut des concepts dans trois registres d’activité La recherche des indices de conceptualisation des normes socio-morales dans le discours des adolescents était l’objet de ma thèse de Doctorat. Les adolescents avaient comme consigne de discuter par groupes de trois, sans la présence du chercheur, pour se mettre d’accord sur six règles de comportement qu’ils considéraient comme les plus importantes pour les relations humaines, et les hiérarchiser par ordre d’importance. L’analyse de ce matériau très riche a permis de poser quelques questions fondamentales pour éclairer ce processus de conceptualisation, conçu comme un processus de construction de la signification des concepts socio-moraux (Pagoni 1997). La première question concerne la relation entre règles et valeurs qui les sous-tendent. Quel rôle joue la compréhension de ces valeurs dans la construction de la signification de ces règles et l’acceptation de leur légitimité ? L’analyse du discours des adolescents a mis en évidence que ceux-ci construisent cette signification à partir du moment où ils commencent à se poser des questions sur les conditions de validité des règles socio-morales dans des situations précises. Par exemple, ils considèrent qu’il faut dire la vérité mais il y a des cas où il est nécessaire de mentir pour différentes raisons (ne pas blesser l’autre, etc.) Ce questionnement les conduit à thématiser le contenu des valeurs véhiculées par les règles, à les considérer comme des objets de réflexion et à les intégrer dans un système conceptuel en relation avec d’autres concepts du même champ. On passe ainsi d’une réflexion sur les règles à une réflexion sur les concepts qui y sont intégrés. Pour analyser ce processus, il a fallu construire trois catégories d’opérations du discours que les adolescents utilisaient pour s’exprimer à propos des concepts socio-moraux : les opérations normatives, les opérations pragmatiques et les opérations conceptuelles. Ces catégories ont permis de montrer qu’il y a une évolution graduelle, avec l’âge, des opérations normatives vers les opérations conceptuelles. Les opérations pragmatiques jouent le rôle d’un maillon intermédiaire dans cette évolution et sont également présentes aux deux classes d’âge distinguées (13-14 ans et 17-18 ans) même si leur usage varie dans chacune d’elles. En tant que révélatrices d’un processus d’adaptation au réel, ces opérations jouent un rôle central dans la construction de la signification des concepts moraux. Elles permettent de faire le lien entre les trois domaines de la cognition auxquels renvoie la réflexion socio-morale : le moralement prescriptif (il faut s’aimer les uns les autres), le pragmatiquement possible (il n’est pas possible d’aimer tous les autres) et le conceptuellement nécessaire (est-ce que l’amour est la même chose que le respect ? Quand on dit qu’il faut s’aimer les uns les autres, ne parle-t-on pas en réalité de respect ? ). L’étude du processus de conceptualisation des règles socio-morales à travers les opérations du discours renvoie en même temps au caractère pragmatique des concepts au sens de la pragmatique linguistique. Ce qui signifie que les concepts sont l’outil / le produit non seulement de l’action sociale de l’individu mais aussi d’opérations à la fois cognitives et discursives. Cette idée se base sur le rapport entre la fonction de communication de la langue et la fonction de représentation de celle-ci, rapport interrogé en psycho-linguistique par les travaux de Jean-Blaise Grize ou de Culioli, en philosophie par Habermas, en sociolinguistique par Basil Bernstein et en psychologie par Vygotski. Je me suis ainsi intéressée aux indices de conceptualisation des notions morales dans le discours et à la transformation d’une notion, d’outil en objet d’une activité. Cette investigation conduit à la position théorique selon laquelle on n’apprend pas seulement « par la pratique », comme le dit le vieil adage selon lequel « c’est en forgeant qu’on devient forgeron » mais aussi par l’analyse de celle-ci, en proposant ainsi, comme un moment important dans la conceptualisation d’une norme socio-morale, la prise de conscience des propriétés qui permettent de la rendre fonctionnelle dans l’activité. La deuxième question soulevée par cette thèse était celle de la relation entre deux grands champs conceptuels de la morale étudiés par la littérature spécialisée et notamment les travaux de Kohlberg (1984) et de Gilligan (1982/1986) : le champ de la justice, qui accentue la dimension généralisée et décontextualisée des valeurs, et le champ de la sollicitude qui accentue la dimension contextualisée et relationnelle de celles-ci. La recherche a montré la complémentarité existant, dans le discours des adolescents, entre ces deux grandes catégories de concepts et leurs propriétés, ainsi que le rôle important de la valeur de la sincérité dans cette intégration. Ces résultats contribuent à l’éclaircissement de certains conflits de normes qui peuvent être rencontrées par les jeunes par rapport à la double fonction qui caractérise les normes socio-morales : elles structurent les relations interpersonnelles et notamment l’amitié et la coopération ; elles structurent le groupe et son organisation démocratique et égalitaire. Cette double fonction des valeurs peut provoquer des tensions dans les choix et la construction de la personnalité de l’enfant ou du jeune adolescent, ce qui apparait dans les recherches concernant le fonctionnement des conseils de coopérative à la fin de l’école primaire : tension, par exemple, rencontrée par un délégué des élèves entre favoriser ses amis d’une part et adopter un comportement égalitaire envers tous les camarades de classe en respectant la fonction qu’il exerce au sein du collectif, d’autre part. Ces conclusions et questionnements ont alimenté ma réflexion sur la relation qui existe entre les trois registres de l’activité qui construisent la signification des concepts, à savoir le registre prescriptif, le registre pragmatique et le registre conceptuel au sein des situations éducatives dans les établissements scolaires. Dans quelles conditions un milieu éducatif peutil contribuer à la construction de la signification des normes qu’il génère ? Cette question a été examinée dans le cadre d’une recherche analysant les processus et les effets de socialisation scolaire des élèves dans une école primaire fonctionnant selon les principes de la pédagogie Freinet. Méthodologie de recherche La recherche se base sur la monographie d’une école primaire située dans une zone REP (Réseau d’Education Prioritaire) à Mons-en-Baroeul dans la banlieue lilloise. Cette école accueillant une population d’élèves issue essentiellement de milieu populaire et présentant des difficultés scolaires et comportementales importantes, l’Inspection Académique a demandé à une équipe d’enseignants faisant partie du mouvement Freinet (ICEM : Institut Coopératif de l’Ecole Moderne) de prendre en charge le projet de l’école pour une période de cinq ans avec l’objectif d’améliorer les résultats des élèves dans tous les domaines d’apprentissage. L’équipe d’accueil Theodile-CIREL a assumé l’évaluation de ce projet (Reuter 2007). Ayant comme objectif d’étudier les processus de socialisation des élèves au sein de cet établissement scolaire, j’ai eu l’occasion de réunir, pendant plusieurs années, différents types de données concernant ce processus, dans une perspective de comparaison avec d’autres établissements scolaires situés soit dans la même ville mais utilisant une pédagogie dite « traditionnelle » soit dans d’autres villes mais utilisant une autre pédagogie alternative, comme la pédagogie institutionnelle. Ce matériau très riche conduit à une hypothèse sur les conditions qui déterminent la construction de la signification des règles scolaires par les élèves. Cette hypothèse s’appuie sur l’analyse des données qui correspondent à trois types de discours construits, au sein de l’établissement, autour des règles scolaires, leurs fondements et leurs conditions d’application : -­‐ -­‐ -­‐ Discours des prescriptions (règlement intérieur, règles de classe, règlement de récréation, règles spécifiques de chaque discipline ou de chaque activité …) ; il est abordé à partir de l’analyse du contenu et de la forme de ces textes prescriptifs : longueur, présence des obligations et des devoirs des élèves seulement ou de tous les membres de la communauté éducative ; référence aux finalités de cette communauté pour justifier l’existence de ces règles ; explicitation des sanctions prévues en cas de manquement aux règles prescrites. En s’inspirant des travaux de Merle (2003) sur les conditions de construction d’un espace de droit au sein de l’établissement scolaire, cette analyse a montré que la construction de cet espace dépend du degré de transparence des règles scolaires et des sanctions qui les accompagnent, de leur référence aux principes qui les fondent et qui les justifient ainsi que de leur possibilité d’évolution par des processus démocratiques de prise de décision. Discours des élèves sur leur expérience scolaire. Il s’agit d’entretiens effectués avec les élèves sur leur sentiment de justice et la pertinence des sanctions, le sentiment de sécurité, le respect des droits et obligations par les élèves et les enseignants, le sentiment de participation dans des processus de prise de décision. L’analyse de ces entretiens, en comparaison avec d’autres établissements scolaires (Pagoni 2009), a permis de montrer que l’acceptation de la légitimité des règles scolaires par les élèves est liée à la fois à leur sentiment de justice et de participation à la vie scolaire mais aussi à leur représentation de l’éthique professionnelle des enseignants (responsabilité dont ils font preuve envers les élèves). Discours élaboré au sein des conseils de coopérative en cycle trois. Ces conseils ont lieu une fois par semaine et ont une fonction de prise de décision concernant à la fois les sanctions des élèves et le respect des règles, l’évolution de celles-ci selon les besoins de la classe et / ou de l’établissement (suppression de certaines qui ne sont plus fonctionnelles et institution d’autres qui peuvent s’avérer nécessaires au cours de l’année) ou encore l’organisation générale de la classe (mise en place de projets, etc.). Les interactions verbales qui ont lieu dans ces conseils ont été analysées par rapport aux objets de discussion mais aussi aux modalités du discours utilisé et notamment la distinction entre le discours prescriptif, le discours pragmatique / explicatif et le discours conceptuel (discussion autour de la signification des règles et des valeurs qui les fondent). Ces critères d’analyse ont permis de montrer des différences dans la façon de mener ces conseils aussi bien entre enseignants du même établissement plus au moins expérimentés qu’entre enseignants d’établissements différents qui s’inscrivent dans d’autres courants pédagogiques et notamment la pédagogie institutionnelle. L’étude a montré que les conseils de coopérative font appel à des compétences professionnelles spécifiques de la part des enseignants (Pagoni, 2011). Ces compétences permettent aux enseignants de résoudre de façon spécifique à chacun des tensions qui régissent les finalités de ces conseils : outils de pacification des élèves et des problèmes qui existent entre eux, outils de résolution de problèmes concernant la vie scolaire, outils de réflexion sur l’expérience scolaire des élèves et sa régulation. Ainsi, selon la façon dont ils sont menés, les conseils de coopérative peuvent remplir une fonction plus ou moins importante à la fois de prise de décision et d’objectivation de l’expérience scolaire. Quelques conditions de fonctionnement des institutions comme outils de développement Les analyses qui précèdent conduisent à la construction du schéma ci-dessous qui présente les interactions qui existent entre les différents discours observés concernant les règles de fonctionnement de la vie scolaire en lien avec les domaines des valeurs, du droit et du politique. Ces relations permettent de montrer les conditions qui semblent jouer un rôle sur la construction de la signification des règles scolaires par les élèves, des concepts qui les soustendent et, de ce fait, de leur appropriation. Une première condition concerne la réduction du décalage entre le prescrit et le réel, entre ce qui est prévu par les différents règlements de classe et / ou d’établissement, et ce qui est fait par les adultes et les élèves dans la réalité. Le recours au règlement intérieur pour justifier une punition ou une obligation de l’élève, la référence à la communauté scolaire et son fonctionnement, l’observation des devoirs par les enseignants eux-mêmes contribuent à la construction d’une représentation des règles scolaires non seulement comme outils de discipline mais aussi comme outils de protection et de justice, réduisant l’arbitraire de traitement et organisant la responsabilité des adultes envers les élèves. Les règles scolaires se construisent ainsi comme un outil opératoire de la vie collective et non comme une lettre morte, formelle et inutile. Il est possible ici de faire référence à la distinction, faite par Foucault (1975) entre un espace de droit, régi par la loi, et un espace de discipline, basé sur la norme. Il considère que les deux espaces se différencient de la façon suivante : la discipline, imposée par la norme, juge plutôt les individus et les dispositions tandis que le droit juge les actes et les faits ; la loi qualifie les actes en distinguant entre le permis et le défendu, tandis que la norme est au contraire un critère positif qui se substitue à la spontanéité et à l’initiative individuelles que la loi ménage ; la loi marque les frontières entre l’espace public et l’espace privé des individus, tandis que la norme pénètre cet espace privé pour classer ou hiérarchiser les individus selon leur comportement. Dans le cas de figure analysé, l’espace de droit renvoie au fait que l’usage des règles n’est pas seulement utilitaire (imposer l’ordre et la discipline) mais opératoire et pragmatique puisque celles-ci organisent l’activité des élèves. Une deuxième condition concernant la construction de la signification des règles scolaires est la construction d’espaces permettant l’objectivation de l’expérience de l’élève. Cette objectivation conduit au développement d’une réflexion concernant les finalités et les modes de fonctionnement des règles de la vie collective et des valeurs qui les fondent. Les réunions de coopérative constituent un des exemples possibles des lieux de ce type, oscillant entre une fonction de réflexion et une fonction de prise de décision. Du point de vue conceptuel, ces lieux conduisent à la transformation du statut des concepts socio-moraux dans l’activité, des concepts « en-acte » devenant des objets de celle-ci. Du point de vue politique, ces lieux instituent le conflit et la controverse, permettant ainsi aux acteurs d’échanger sur la signification des règles et de décider de leur évolution possible. On arrive ainsi à la dernière condition concernant l’impact d’un système de fonctionnement sur la construction de la signification des règles scolaires, à savoir leur degré de rigidité et / ou de souplesse et la possibilité de leur évolution, conférée par le système. La conceptualisation des règles scolaires comme outils de régulation de la vie collective nécessite leur actualisation permanente selon des processus démocratiques de prise de décision. Construction de la signification des règles scolaires par les élèves Discours sur l’expérience scolaire Sentiment de confiance Sentiment de justice Respect des droits et des obligations des élèves et d es enseignants Secondarisation De l’expérience Discours observé dans les conseils de coopérative Identifier un problème Proposer une sanction / une règle / u ne solution Débattre sur une notion Voter Les institutions comme outils de construction de la signification des règles scolaires Réduction du décalage entre le prescrit et le réel, le fait et le droit : Discours des prescriptions (RI, règles de classe, règlement de récréation …) * Souplesse et évolution des règles * * Cette analyse ouvre des pistes de réflexion sur la relation qui existe entre une approche psychologique des processus de conceptualisation des normes et règles qui régissent la vie collective en milieu scolaire et une approche politique des processus de fonctionnement et de prise de décision dans une perspective d’éducation de l’élève à la citoyenneté. Se pose ainsi la question de la fonction des règles et autres types de prescription comme outils de développement à la fois des élèves et des institutions scolaires. Ces prescriptions sont considérées comme des artefacts, des produits culturels utilisés pour réguler l’action humaine, elles ont un caractère opératoire et fonctionnel. Ce processus de reconfiguration des prescriptions est étudié dans certains milieux de travail et notamment dans le travail de l’enseignant (Amigues 2009) mais il est peu étudié dans une perspective éducative. Pourtant, la prise en compte de la construction de la signification des règles par les élèves fait partie d’une réflexion plus large concernant les fondements de la loi et son évolution dans une société ou un groupe donné. Selon Amsterdam et Bruner (2002), la loi ne s’établit pas de façon arbitraire mais s’enracine dans une culture. Pour qu’elle soit fonctionnelle et utile, elle doit constituer l’extension ou le reflet d’une culture. On ne pourrait pas imaginer un droit qui soit complètement détaché de la vie de la société qu’il concerne. Pour préciser le statut de la culture, Bruner prend appui sur l’anthropologie moderne. Il affirme que les anthropologues sont divisés entre deux points de vue : pour les uns, la culture est considérée comme un ensemble d’arrangements institutionnels qui structurent les échanges au sein de la communauté. Pour les autres, la culture est un ensemble de façons de penser, sentir et croire, partagée par les membres d’une société. Les auteurs considèrent que les deux approches (l’institutionnelle, qu’il appelle « de l’extérieur » et la subjective, qu’il appelle « de l’intérieur ») sont indispensables et liées entre elles. Ni les arrangements institutionnels tout seuls ni la subjectivité partagée seule ne suffisent pour capturer la complexité de l’organisation de la vie sociale au sein d’un groupe. Il propose donc de concevoir la culture comme une dialectique entre les fonctionnements canoniques qui sont organisés par les formes institutionnelles d’une société et les mondes possibles qui sont générés par la riche imagination de ses membres. Dans un sens profond, les fonctionnements canoniques d’une culture sont remis en question par les produits de son imagination collective, qu’il appelle espace noétique. Ainsi, la culture tolère ces mondes possibles de l’espace mental. Ces mondes existent au sein des institutions marginales comme le théâtre, les romans, les mouvements ou les associations politiques. Certains d’entre eux arrivent parfois à gagner du terrain et à acquérir des supports institutionnels plus solides et à faire évoluer ou remplacer les institutions déjà existantes dans la société canonique. La dialectique de la culture est une sorte de tension entre le yin et le yang qui produit sans arrêt des petits mouvements et des réajustements occasionnels dans l’équilibre qui existe entre les institutions d’une société, ses imaginations, ses actualités et ses possibilités. Même si le milieu scolaire est soumis à des contraintes importantes qui restreignent la possibilité d’action des acteurs, aussi bien élèves qu’enseignants, la prise en compte de l’expérience des élèves et / ou des enseignants, et l’existence des lieux de réflexion commune permettant le passage entre les différents espaces d’expérience des uns et des autres, semblent jouer un rôle important dans le caractère opératoire des règles scolaires et son appropriation pour la vie collective. C’est ce caractère « vivant » des règles scolaires qui est susceptible de donner des possibilités de développement aussi bien aux élèves qu’à l’institution. Bibliographie Amsterdam A.G., Bruner J. (2002), Minding the Law, première edition 2001, Harvard, Harvard University Press. Bruner J. (1991), …car la culture donne forme à l’esprit. De la révolution cognitive à la psychologie culturelle, édition anglaise en 1990, traduction française par Yves Bonin, Paris, Eshel. Clot Y. dir. (2011), Vygotski maintenant, Paris, La Dispute. Foucault M. (1975), Surveiller et punir, Paris, Gallimard. Gilligan C. (1982/1986), Une si grande différence, Paris, Flammarion. Kohlberg L. (1984), Essays on Moral Development, Vol.1, The Psychology of Moral Development, San Francisco, Harper and Row. Leontiev A. (1975), Activité, conscience, personnalité, trad.franç. Moscou, Editions du Progrès 1984. Merle P. (2003), « Les nouveaux règlements intérieurs des établissements scolaires. De la règle à son interprétation locale », dans Henaff G., Merle P. dir.(2003), Le droit et l’école. De la règle aux pratiques, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, p.23-40. Merri M. coord. (2007), Activité humaine et conceptualisation. Toulouse, Presses Universitaires du Mirail. Moro Ch. et Rickenmann R. (2004), « Les formes de la signification en sciences de l’éducation », dans Ch. Moro et R. Rickenmann éds. (2004), Situation éducative et significations, coll. Raisons éducatives, Bruxelles, De Boeck Université, p.7-32. Pagoni M. (1997), « Du concept-outil au concept-objet. Une méthode d’analyse de la conceptualisation des valeurs morales pendant l’adolescence », Spirale, Adolescences, n°20, p. 77-97. Pagoni M. (2009), « Rapport à l’autorité et contextes pédagogiques », dans Sirota A. coord. Violences subies, violences vécues par les enfants, Paris, Bréal, 71-86 Pagoni M. (2011), Développement moral et situations éducatives. Contribution à l’étude du champ conceptuel de la loi en milieu scolaire, Habilitation à Diriger des Recherches, Université Paris 8. Pagoni M. (2013), « Discours pédagogique et construction de la signification des règles scolaires. Questionnements autour de la notion de médiation », dans M.Brossard : Vygotsky et l’école. Apports et limites d’un modèle théorique pour penser l’éducation et la formation, Presses Universitaires de Bordeaux., p.225-236. 1 Pastré P. (2011) La didactique professionnelle. Approche anthropologique du développement chez les adultes, Paris, PUF. Reuter Y. dir. (2007), Une école Freinet ; fonctionnement et effets d’une pédagogie alternative en milieu populaire, Paris, L’Harmattan. Vergnaud G. (1996). « Au fond de l’action, la conceptualisation ». In J. M. Barbier (Ed) Savoirs théoriques et savoirs d’action. Paris, PUF, p.275-292. Vinatier I. (2009). Pour une didactique professionnelle de l’enseignement. Rennes, Presses Universitaires de Rennes.