économistes. Aussi faut-il saluer l’initia-
tive de Walter Nonneman, professeur au
Département d’économie de l’Univer-
sité Saint-Ignace d’Anvers. Son travail a
consisté à appliquer, non sans humour, le
fameux modèle du « bandit station-
naire » de Mancur Olson à l’Etat jésuite.
Walter Nonneman a pré-
senté cette réflexion devant
le premier atelier de l’Ener
(European Network on the
Economics of Religion) à
Grenade, Espagne, en
novembre 2007 (voir enca-
dré), montrant toute la per-
tinence, s’il en était besoin,
de l’application du raison-
nement économique à des
phénomènes religieux.
Rappelons d’abord ce qu’il
en est de la théorie du ban-
dit stationnaire. « Toutes
choses égales par ailleurs,
un criminel se trouve
mieux dans une société
riche que dans une société
pauvre : il y a plus de cho-
ses à voler », remarque d’abord Olson
dans son maître ouvrage2. Ce criminel
va voler tout ce qu’il peut sans se sou-
cier de l’épuisement de la ressource. La
« taxe » qu’il prélève sur ses victimes
est de 100 %. En sera-t-il de même
pour une mafia qui contrôle un terri-
toire donné ? « Définitivement non »,
répond Olson. Car la part qu’elle pré-
lève est beaucoup plus importante que
ne l’était celle du bandit isolé et a une
incidence sur la société sans commune
mesure avec celle du vol individuel. Si
le business est handicapé par la délin-
quance, ou si le crime pousse les entre-
preneurs à s’enfuir, alors la population
s’appauvrira et il y aura moins de cho-
ses à voler. En fait, assure Olson, la
mafia qui jouit d’un véritable et perma-
nent monopole du crime sur un terri-
toire donné ne devrait commettre
aucun crime. Pour maximiser son
revenu, elle a intérêt à sécuriser l’éco-
nomie sur son territoire. Plus riche
sera la population, plus haut sera le
prix auquel elle pourra vendre sa pro-
tection à la fois contre les crimes
qu’elle pourrait commettre elle-même
et contre les crimes quelle empêche
d’autres bandits de commettre.
Autrement dit, la « taxe » qu’elle pré-
lève en tant que « bandit stationnaire »
sera toujours, et largement, inférieure à
100 %. Bentham – bien avant Olson –
avait trouvé une formule frappante
pour décrire ce phénomène : « il est de
l’intérêt du loup que les
brebis soient grasses et
nombreuses ».
Sur la lancée de son raison-
nement, Olson va plus loin :
au lieu de dépenser pour lui
tous les revenus qu’il tire de
la population qui lui
est soumise, le bandit,
prétend-il, va en consacrer
une partie à la production
de « biens publics » – levées
de terres contre les inonda-
tions, police pour dissuader
du crime, armée contre les
envahisseurs, quarantaine
contre les contagions,
autant de mesures suscepti-
bles d’augmenter la pro-
ductivité du travail. « Bien
que le changement qui fait passer du ban-
dit itinérant au bandit stationnaire
apporte des gains à la fois au bandit lea-
der et à la population, il ne vient pas d’un
contrat social ou d’une quelconque
transaction volontaire. Il n’est pas le
résultat d’une main invisible3qui souvent
fait que les transactions volontaires sur
un marché servent l’intérêt général.
Néanmoins, l’accroissement de la pro-
duction et le gain mutuel qui surviennent
quand le chef d’une bande itinérante
s’installe et se proclame lui-même roi
sont le fruit d’une réponse à des incita-
tions : les résultats étonnamment bons
obtenus sous le règne de mon bandit sta-
tionnaire ne doivent rien aux bonnes
intentions. »
Serait donc à l’œuvre une main invisible
autre que celle imaginée par Adam
Smith, et cette main-là va, elle, jusqu’à
fournir des biens publics. « Il ne peut
y avoir de théorie du pouvoir, du gou-
vernement et de la politique, ou des
bienfaits ou des méfaits faits par les gou-
vernants, ose conclure Olson, qui ne
tienne pas compte de la seconde main
invisible. ». Ainsi, selon lui, ce grand ban-
dit qu’a été Staline aurait été poussé par
cette main-là à élever le taux d’inves-
tissement en Russie et donc le niveau
de croissance économique à un niveau
que le régime tsariste était incapable
d’atteindre.
RETOUR SUR
LES JÉSUITES DU PARAGUAY
En quoi ce modèle peut-il s’appliquer
aux jésuites du Paraguay?
Jusqu’à leur entrée sur la scène, les
conquistadores, ayant des horizons éco-
nomiques très courts, se comportent
plus ou moins comme des bandits itiné-
rants, notamment vis-à-vis de la popula-
tion indigène qu’ils considèrent comme
une « ressource » n’appartenant à per-
sonne et donc à tout le monde.Alors se
produit ce que l’on appelle dans la
littérature anglo-saxonne la « tragédie
des communs » (tragedy of commons). En
l’absence de droit de propriété privée,
la ressource est inévitablement exploi-
tée au maximum et condamnée à être
épuisée. En particulier, la prédilection
de ces conquérants célibataires pour la
mise en esclavage des femmes pour
leurs propres besoins sexuels a privé la
population indigène d’une partie de sa
« base reproductive » – pour ne rien
dire des maladies apportées par les
conquérants et contre lesquelles les
indigènes n’avaient aucune défense. Bref,
ces populations étaient menacées d’un
effondrement démographique total,
comme celui dont ont été victimes les
Grandes Antilles quelques décennies
après l’arrivée de Christophe Colomb.
LES JÉSUITES DU PARAGUAY : DES « BANDITS STATIONNAIRES » ?
45
Sociétal N° 59 g1er trimestre 2008
2. Olson Mancur, Power and Prosperity, Outgrowing
Communist and Capitalit Dictatorship,Basic
Books, 2000. Le livre a été publié après la mort
de l’auteur. Le modèle d’Olson a été perfection-
né, voire dépassé par B. Moselle et B. Polak, « A
model of Predatory State, Journal of Law,
Economics & Organization, Oxford University
Press, 2001. Pour plus de détails, voir Philippe
Simonnot, Economie du droit,T.1,L’invention de
l’Etat, Les Belles Lettres, 2003.
3. Le concept-clé, on le sait, d’Adam Smith.
Rappelons d’abord
ce qu’il en est de
la théorie
du bandit
stationnaire.
« Toutes choses
égales par ailleurs,
un criminel se
trouve mieux dans
une société riche
que dans une
société pauvre :
il y a plus de
choses à voler. »
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