Traduire et enseigner le lieu vide du savoir

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RenéLemieux:«Traduireetenseignerlelieuvidedusavoir» Traduireetenseignerlelieuvidedu
savoir❧
RenéLemieux*
Je commencerai ma présentation avec quelques considérations sur
ce que je conçois comme la traduction des sciences humaines et
sociales,etnotamment,latraductiondeshumanités,dontjetenterai
d’expliquer la différence. Je le ferai à partir de lectures et de
relecturesrécentesdePlaton.Toutefois,jecommencerairapidement
avec quelques mots sur l’expression «lieu vide» du titre, une
expression que j’ai utilisée à quelques reprises au courant des
ateliers.
Le «lieu vide» est une formule du philosophe Claude Lefort que
j’avaiscommencéàadapterilyaquelquesannéesendéplaçantson
ancrage dans le pouvoir pour le transférer dans le savoir, à partir
d’une conceptualisation de la culture humaniste comme
«bibliothèque», le lieu structurant, pourrait‐on dire, de notre
civilisation1.L’expression«lieuvide»seretrouvedansplusieursdes
textes de Lefort, mais notamment dans un article assez connu,
«Permanenceduthéologico‐politique?»:
Le pouvoir, avant même qu’on l’examine dans ses
déterminations empiriques, s’avère ce pôle symbolique; il
manifesteuneextérioritédelasociétéàelle‐même,luiassure
❧
Texte de la communication prononcée lors du deuxième atelier de
chercheurs du chantier de recherche «Traduire les humanités»
(Laboratoire de résistance sémiotique), le 30janvier 2014 à l’Université
Concordia.
*Politologue de formation, René Lemieux est doctorant en sémiologie à
l’UniversitéduQuébecàMontréal.
1Voir l’«Introduction au dossier “Lieu et non‐lieu du livre: penser la
bibliothèque”»écriteencollaborationavecJadeBourdagesetpubliéedans
la revue Postures: critique littéraire (numéro 13, printemps 2011, p.99‐
109).
TRAHIR/
Cinquièmeannée,avril2014
une quasi‐réflexion sur elle‐même. Cette extériorité, nous
devons certes nous garder de la projeter dans le réel; il ne
feraitplussensalorspourlasociété.Mieuxvautdirequ’ilfait
signeversundehors,depuislequelellesedéfinit.Soustoutes
ses formes, c’est toujours à la même énigme qu’il renvoie:
celle d’une articulation interne‐externe, d’une division
instituant un espace commun, d’une rupture qui est
simultanément une mise en rapport, d’un mouvement
d’extériorisation du social qui va de pair avec celui de son
intériorisation.Or,nousnoussommes,pournotrepart,depuis
longtemps attaché à cette singularité de la démocratie
moderne:detouslesrégimesquenousconnaissons,elleestle
seuldanslequelsoitaménagéeunereprésentationdupouvoir
quiattestequ’ilestunlieuvide,quimaintienneainsil’écartdu
symboliqueetduréel2.
Thèsed’abordphénoménologique,le«lieuvide»nedésigneraitpas
unlieusanspouvoir,maisunlieuoùlalégitimitépourquitiendrace
lieu n’est pas fixée. Lefort qualifie la démocratie moderne de lieu
videpourladistinguerdesrégimestotalitaires,quieuxremplissent
le lieu. La démocratie comme le totalitarisme sont des régimes qui
proviennent d’une ancienne forme de légitimité, transcendante,
puiséedudivin,danslecasdelamonarchieabsolue.Cetteformedu
pouvoir est un lieu plein, et les régimes totalitaires s’efforcent de
garder cette plénitude du pouvoir avec un type de savoir – et la
violence qui vient avec. La démocratie pour sa part s’institue dans
une division du social où le lieu du pouvoir est toujours à remplir,
maislalégitimitédeceuxquisetiennentdanslelieudupouvoirest
toujours potentiellement remise en question. Cela veut aussi dire
que la démocratie est toujours sur le bord d’être remplie, par
exemple avec le populisme, ou encore, et il me semble que c’est la
thèse du sociologue Michel Freitag, avec un mode de reproduction
sociale «opérationnel‐décisionnel» avec le danger de voir les
décisionspolitiquesprisesparunetechnocratied’expertsplutôtque
par des citoyens autonomes. Nous avons parlé, dans les rencontres
précédentes,decettequestiondelalégitimitéentrelepouvoiretle
2ClaudeLefort,Essaissurlepolitique.XIXe‐XXesiècles,Seuil,p.291.
‐2‐
RenéLemieux:«Traduireetenseignerlelieuvidedusavoir» TRAHIR/ savoir au cœur de notre «condition postmoderne», avec Jean‐
FrançoisLyotard.
Aufonddelathèsedulieuvidedupouvoirsetrouvedonclestatut
politique du savoir et son rôle dans la légitimité des dirigeants
politiques,maisonpeutjepenseretournerlathèseetlaquestionner
parl’autrebout,celuidusavoir.SiLefortplacesonquestionnement
à partir de la constitution de la démocratie moderne, rien ne nous
empêche, il me semble, de retourner à la Grèce antique, l’Athènes
démocratique, lieu où s’est posé la première fois le rapport entre
pouvoir et savoir, notamment avec Platon. C’est une des avenues
pensables, avec Jean‐François Lyotard dans La condition
postmoderne:
C’est depuis Platon que la question de la légitimation de la
science se trouve indissociablement connexe de celle de la
légitimationdulégislateur.Danscetteperspective,ledroitde
décider de ce qui est vrai n’est pas indépendant du droit de
décider de ce qui est juste, même si les énoncés soumis
respectivement à l’une et l’autre autorité sont de nature
différente. C’est qu’il y a jumelage entre le genre de langage
qui s’appelle science et cet autre qui s’appelle éthique et
politique:l’unetl’autreprocèdentd’unemêmeperspectiveou
si l’on préfère d’un même «choix», et celui‐ci s’appelle
l’Occident3.
1–Laprétentionàl’héritage
D’abord qu’est‐ce qu’une démocratie dans son sens philosophique?
Pour reprendre une expression de Platon repris par Deleuze dans
Qu’est‐cequelaphilosophie?,c’estlelieudel’amphisbetesis,lelieude
ladispute,duconflitetdelalutteentredeségaux:
C’est sous ce premier trait [le rapport à l’amitié] que la
philosophie semble une chose grecque et coïncide avec
l’apportdescités:avoirformédessociétésd’amisoud’égaux,
mais aussi bien avoir promu entre elles et en chacune des
rapports de rivalité, opposant des prétendants dans tous les
3Jean‐FrançoisLyotard,Laconditionpostmoderne,Minuit,1979,p.20.
‐3‐
domaines, en amour, dans les jeux, les tribunaux, les
magistratures, la politique, et jusque dans la pensée qui ne
trouveraitpasseulementsaconditiondansl’ami,maisdansle
prétendant et dans le rival (la dialectique que Platon par
l’amphisbetesis). La rivalité des hommes libres, un athlétisme
généralisé: l’agôn. C’est à l’amitié de concilier l’intégrité de
l’essence et la rivalité des prétendants. N’est‐ce pas une trop
grandetâche?4
La condition de l’agôn, c’est l’égalité – que Deleuze interprétera
commel’amitié,cequesignifieaussiletermephilo‐sophia,amourde
la sagesse: le problème de Platon devient celui de faire passer ce
sentiment d’autrui vers le «concept». Le concept devient l’objet
aimé,etils’agitdepouvoirdiscriminerlemeilleuramiduconcept.
En s’inspirant d’une tripartition néoplatonicienne, Deleuze reprend
Platon et le transforme quelque peu. Pour comprendre
l’amphisbetesis, il nous faut trois éléments: le participé, le
participantetl’imparticipableàlalutte5,quej’essaiedereformuler
dans le cours que je donne cette année sous la forme: 1)des
prétendants à l’héritage, ou les héritiers; 2)l’héritage lui‐même; et
3)l’exécuteurtestamentaire,c’est‐à‐direl’institutiondelapersonne
moraledelasuccession.Ladémocratieappliquéeàlaquestiondela
culturecommelieuvidedusavoirseraitalorslelieuoùs’affrontent
desprétendantsàunhéritage.Acontrario,unlieupleinseraitlelieu
oùlaquestiondeslégitimitésseraitrégléeetfixée,ceseraitunlieu
sans lutte, où l’on sait d’avance qui va hériter. Si on veut bien
m’accorder ce saut entre pouvoir et savoir, et entre démocratie
(politique) et héritage (culturel, dans notre cas), il reste à nous
demander qui sont ces héritiers dans le cas des œuvres, et plus
précisémentcellesdes«humanités».
4GillesDeleuzeetFélixGuattari,Qu’est‐cequelaphilosophie?,Minuit,1991,
p.9‐10.
Voir Gilles Deleuze, «Platon et le simulacre», dans Logique du sens,
Minuit,1969.
5
‐4‐
RenéLemieux:«Traduireetenseignerlelieuvidedusavoir» TRAHIR/ 2–Lesavoirduprétendant
Pourcomprendrelaconditiondel’héritagedanslecasdelaculture,
on pourrait passer par le problème du «savoir en second» qui
constitueunebonnepartiesinonla totalité de notre conception du
savoir6. Ce savoir en second fait l’objet de plusieurs dialogues
platoniciens sur la sophistique,je ne mentionnerais toutefois qu’un
seul de ses dialogues, assez peu connu, le Ion. Dans ce dialogue,
Socrate qui agit comme personnage conceptuel se moque, avec
beaucoupd’ironie,d’Ion,rhapsodedemétier,c’est‐à‐direunrécitant
de poème, qui prétend posséder un savoir sur tout Homère sans
pouvoir exactement dire de quoi son savoir est constitué. Après de
multiplesquestions,selonlaméthodesocratique,surcesavoirqu’il
prétendposséder–Ionestincapablededirepourquoiilconnaîtl’art
divinatoirechezHomère,maispaschezHésiode,nidedirepourquoi
un malade irait voir un médecin pour un remède plutôt que lui‐
même,mêmes’ilconnaîtparcœurlesremèdesprésentsdansl’Iliade
oul’Odyssée–,ledialogueseconclutsurunealternative:soitIonest
un génie, inspiré par les dieux (analogie de la pierre magnétique),
soit c’est un imposteur. Dans ce dernier cas, il devra admettre que
sonsavoirensecondestsansvaleur.
Ion représente les rhapsodes, mais à travers lui on perçoit les
poètes, mais aussi les dramaturges, et au‐delà, à notre époque les
critiques littéraires, et pourquoi pas les romanciers, ou encore les
traducteurs, bref, tous ceux qui possèdent un savoir en second. Et
toute culture humaniste – et au premier chef, universitaire – n’a‐t‐
elle pas quelque chose du savoir en second? Une lecture plus
attentivedudialogue,etdePlatonengénéral,dontles«thèses»ne
sontjamais véritablement univoques,devrait néanmoins nous faire
douterdesrapportsqu’entretiennentceluiquiécrit,Platon,etcelui
qu’on fait parler, ici Socrate qui agit finalement comme un
personnage, plus fictif que réel. La philosophie en général, avec
Platonetaprèslui,nesepose‐t‐ellepaségalementcommeunsavoir
ensecond?Quefairealorsdecephénomènequ’onpourraitnommer
– pour aller rapidement – du commentaire en philosophie, c’est‐à‐
dire un type de texte qui se pose moins comme une origine, ou
mêmedanslaressemblancevis‐à‐visuntexteantérieur,quedansla
6VoirparexempleGérardGenette,Palimpsestes,Seuil,1982.
‐5‐
différenceparmilesautrestextesdumêmetype.Sansallertropdans
lesdétails,jeveuxsimplementmontrerquedanslechampdelalutte
pourl’héritage danslestextesdesscienceshumaineset sociales,le
traducteuretlecommentateursontendroitd’entrerdansunelutte
pour l’héritage des penseurs. Il n’est jamais décidé d’avance qui
héritera de la «vérité» du texte, entre les prétendants au «sens»
(les commentateurs) et les prétendants à la «forme» (les
traducteurs).
3–L’espacekhoraïque
Jemepermets,pourladernièrelecturedePlaton,devousraconter
une petite anecdote. Comme je fais une thèse sur Derrida, je suis
tombé sur un article à propos des multiples traductions polonaises
du concept de différance. Ne lisant pas le polonais, j’ai demandé à
unecollèguedel’université(DagmaraZawadska,quineconnaissait
pas du tout Derrida), non pas de me le traduire, mais qu’on le lise
ensemble.Parunjeudeva‐et‐viententrelessenspossiblesdesmots
polonais (rendus par Dagmara) et la discrimination du mot plus
juste dans une perspective derridienne (que j’arrivais à rendre),
nous avons réussi à «lire» une bonne partie de l’article ensemble.
Cetteexpériencedelectureàdeuxm’afaitprendreconsciencedela
possibilitéetmêmedelanécessitéd’unelectureoud’unetraduction
àdeux,cequisignifieaussiunelectureouunetraductiondivisée.On
peut donner à cette division divers noms: langue/concept,
signifiant/signifié, mot/idée, ou encore forme/sens, ça revient
toujours à dire qu’il y a une division originelle qui empêche la
plénitudesupposéed’unsavoir.
L’intérêt de cette division n’est pas nécessairement de poser
l’impossibilité structurale d’un savoir plein – la violence
herméneutique d’une légitimité totalitaire rôde toujours –, mais
d’accepter, à titre de lecteur, que son savoir puisse nécessiter de
sortirdulieuconfortableoùl’onsetrouved’abord,celuidepenser
avoirtouteslescapacitésnécessairespourcomprendreuntextepar
soi‐même. Il y a chez Platon une courte réflexion sur un tel espace
antérieuràladistinctionentrelamatièreetlaforme,danslegrand
mythe cosmologique énoncé dans le Timée: c’est «khôra» mot
difficilement traduisible, mais qu’on traduit généralement par
‐6‐
RenéLemieux:«Traduireetenseignerlelieuvidedusavoir» TRAHIR/ réceptacle ou matrice. Khôra est un lieu tiers, mais pas au sens du
«tiers espace» de la traduction, cet espace «entre» le texte ou la
cultured’origineetletexteoulacultured’arrivée,c’estaucontraire
unlieuantérieurautextelui‐même,unlieupré‐originairequipeut
recevoir,diraDerrida,touteslesdéterminations:
Elle possède [les déterminations], elle les a, puisqu’elle les
reçoit,maisellenelespossèdepascommedespropriétés,elle
ne possède rien en propre. Elle n’«est» rien d’autre que la
sommeouleprocèsdecequivients’inscrire«sur»elle,àson
sujet, à même son sujet, mais elle n’est pas le sujet ou le
support présent de toutes ces interprétations, quoique,
néanmoins,elleneseréduisepasàelles.[…]Cetteabsencede
support, qu’on ne peut traduire en support absence ou en
absence comme support, provoque et résiste à toute
détermination binaire ou dialectique, à tout arraisonnement
de type philosophique, disons plus rigoureusement du type
ontologique7.
Si vous vous souvenez, lors du premier atelier, j’avais mentionné
deuxmanières de percevoirla traductiondes scienceshumaines et
sociales, la première française (avec le Rapport Assouline) où on
attribue à la traduction professionnalisante un manque qui devrait
être suppléé d’un auxiliaire (au futur traducteur, on propose
quelqu’und’unautre domainequi pourral’aider).Danslecas dela
formation des traducteurs aux États‐Unis (tel que présenté par
Michael Heim et Andrzej Tymowski dans le petit Guide des
recommandationspourlatraductiondestextesenscienceshumaines),
le savoir de la discipline d’origine est relégué au second plan, et
lorsqu’on recommande à un éditeur d’avoir deux traducteurs, on
propose d’avoir deux traducteurs qui devraient avoir reçu une
formation en traduction, mais dans les deux langues, de départ et
d’arrivée.Danslesdeuxcas,onremplitlelieuvide,démocratique,où
l’héritageestenconflit,onfaitensortequ’iln’yaitpasdeconflit,que
lalégitimitésoitclaireetnon‐discutable.
Assouline qui propose d’adjoindre un «spécialiste», mais de
déplacerl’espacekhôraïque–quiestaussiunespacederencontre–,
du lieu d’une origine indéterminée où le situait Platon à un lieu en
aval, à la rencontre avec un lecteur (représentatif d’un lectorat
potentiel)pasnécessairementchoisiselonsonsavoir,maisselonson
intérêt. Ce «lecteur» devient un égal à qui, à travers la traduction,
ons’adresse.L’idéen’estpasdeproduireartificiellementdesconflits
au sens de l’amphisbetesis de Platon, mais de retrouver, par la
rencontre avec un savoir hors de celui qu’on possède, des vecteurs
desortiequiinciteraitletraducteuràdépassersonsavoirpouraller
versceluidel’autre.
Pourterminerrapidement,jevoudraisrépondreàunequestionqui
était venue la fois dernière à propos de l’expression «humanités»,
plutôt que «sciences humaines et sociales» dans l’intitulé du
chantierderecherche–etj’insisteencoreunefois,latraductiondes
humanitéscen’estniuntype,niunecatégorie,niungenredetexte–
,peut‐êtreparcequej’ailesentimentquecerapportausavoirn’est
pasdutoutuniqueauchampdesscienceshumainesetsociales(ce
«champ» ne couvre pas le problème d’une division originelle du
savoir), mais qu’elle devrait être pensée à la fois comme un risque
qu’encourt tout type, toute catégorie, tout genre de traduction. On
devraitalorspenserles«humanités»commeunechancepoursortir
du savoir programmé – c’est‐à‐dire dont la légitimité est déjà
prévue,prédite,préconçue–delatraduction.
Pourmoncours,etjeconclurailà‐dessus,j’aitentédenepassuivre
les conseils ni du Guide de Heim et Tymowski, ni du Rapport
7JacquesDerrida,Khôra,Galilée,1993,p.37.
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