TRAHIR/
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2–Lesavoirduprétendant
Pourcomprendrelaconditiondel’héritagedanslecasdelaculture,
on pourrait passer par le problème du «savoir en second» qui
constitueunebonnepartiesinonlatotalitédenotreconceptiondu
savoir6. Ce savoir en second fait l’objet de plusieurs dialogues
platonicienssurlasophistique,jenementionneraistoutefoisqu’un
seuldesesdialogues,assezpeuconnu,leIon. Dans ce dialogue,
Socratequiagitcommepersonnageconceptuelsemoque,avec
beaucoupd’ironie,d’Ion,rhapsodedemétier,c’est‐à‐direunrécitant
de poème, qui prétend posséder un savoir sur tout Homère sans
pouvoirexactementdiredequoisonsavoirestconstitué.Aprèsde
multiplesquestions,selonlaméthodesocratique,surcesavoirqu’il
prétendposséder–Ionestincapablededirepourquoiilconnaîtl’art
divinatoirechezHomère,maispaschezHésiode,nidedirepourquoi
un malade irait voir un médecin pour un remède plutôt que lui‐
même,mêmes’ilconnaîtparcœurlesremèdesprésentsdansl’Iliade
oul’Odyssée–,ledialogueseconclutsurunealternative:soitIonest
un génie, inspiré par les dieux (analogie de la pierre magnétique),
soitc’estunimposteur.Danscederniercas,ildevraadmettreque
sonsavoirensecondestsansvaleur.
Ion représente les rhapsodes, mais à travers lui on perçoit les
poètes, mais aussi les dramaturges, et au‐delà, à notre époque les
critiques littéraires, et pourquoi pas les romanciers, ou encore les
traducteurs, bref, tous ceux qui possèdent un savoir en second.Et
touteculturehumaniste– et aupremierchef, universitaire–n’a‐t‐
ellepasquelquechosedusavoirensecond?Unelectureplus
attentivedudialogue,etdePlatonengénéral,dontles«thèses»ne
sontjamaisvéritablementunivoques,devraitnéanmoinsnousfaire
douterdesrapportsqu’entretiennentceluiquiécrit,Platon,etcelui
qu’onfaitparler,iciSocratequiagitfinalementcommeun
personnage,plusfictifqueréel.Laphilosophieengénéral,avec
Platonetaprèslui,nesepose‐t‐ellepaségalementcommeunsavoir
ensecond?Quefairealorsdecephénomènequ’onpourraitnommer
– pour aller rapidement – du commentaire en philosophie, c’est‐à‐
dire un type de texte qui se pose moins comme une origine, ou
mêmedanslaressemblancevis‐à‐visuntexteantérieur,quedansla
6VoirparexempleGérardGenette,Palimpsestes,Seuil,1982.
RenéLemieux:«Traduireetenseignerlelieuvidedusavoir»
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différenceparmilesautrestextesdumêmetype.Sansallertropdans
lesdétails,jeveuxsimplementmontrerquedanslechampdelalutte
pourl’héritagedanslestextesdesscienceshumainesetsociales,le
traducteuretlecommentateursontendroitd’entrerdansunelutte
pourl’héritagedespenseurs.Iln’estjamaisdécidéd’avancequi
héritera de la «vérité» du texte, entre les prétendants au «sens»
(les commentateurs) et les prétendants à la «forme» (les
traducteurs).
3–L’espacekhoraïque
Jemepermets,pourladernièrelecturedePlaton,devousraconter
unepetiteanecdote.CommejefaisunethèsesurDerrida,jesuis
tombésurunarticleàproposdesmultiplestraductionspolonaises
du concept de différance.Nelisantpaslepolonais,j’aidemandéà
unecollèguedel’université(DagmaraZawadska,quineconnaissait
pasdutoutDerrida),nonpasdemeletraduire,maisqu’onlelise
ensemble.Parunjeudeva‐et‐viententrelessenspossiblesdesmots
polonais(rendusparDagmara)etladiscriminationdumotplus
juste dans une perspective derridienne (que j’arrivais à rendre),
nousavonsréussi à«lire»une bonne partiedel’articleensemble.
Cetteexpériencedelectureàdeuxm’afaitprendreconsciencedela
possibilitéetmêmedelanécessitéd’unelectureoud’unetraduction
àdeux,cequisignifieaussiunelectureouunetraductiondivisée.On
peut donner à cette division divers noms: langue/concept,
signifiant/signifié, mot/idée, ou encore forme/sens, ça revient
toujours à dire qu’il y a une division originelle qui empêche la
plénitudesupposéed’unsavoir.
L’intérêt de cette division n’est pas nécessairement de poser
l’impossibilitéstructuraled’unsavoirplein–laviolence
herméneutique d’une légitimitétotalitairerôdetoujours–,mais
d’accepter, à titre de lecteur, que son savoir puisse nécessiter de
sortirdulieuconfortableoùl’onsetrouved’abord,celuidepenser
avoirtouteslescapacitésnécessairespourcomprendreuntextepar
soi‐même.Ily achezPlatonunecourteréflexionsuruntelespace
antérieuràladistinctionentrelamatièreetlaforme,danslegrand
mythe cosmologique énoncé dans le Timée: c’est «khôra» mot
difficilement traduisible, mais qu’on traduit généralement par