arithmétique s’impose empiriquement à nous, il faut attendre qu’apparaisse à notre perception
interne le résultat chiffré de la succession des compositions et divisions effectuées dans le
calcul. Ainsi, dire que la construction mathématique de concepts requiert une intuition
sensible n’implique pas que cette intuition fasse nécessairement intervenir des images : elle
peut aussi porter sur des entités qui nous sont rendues sensibles par leur caractère distinct au
sein d’un certain processus de composition ou de production, processus qui s’inscrit toujours
dans le temps.
L’auteur insiste donc sur le nécessaire élargissement du champ de l’intuition sensible à la
temporalité du sens interne. Il nous semble ici que Pierobon voit juste. Certains « algébristes »
ne se sont-ils pas eux-mêmes reconnus dans un tel élargissement ? Ainsi W. R. Hamilton, le
premier grand théoricien des nombres complexes (jugés par Kant « impossibles à penser »)
décrira sa nouvelle algèbre comme « une science du temps pur », et se dira « encouragé à
faire connaître cette conception par le souvenir [qu’il garde] de certains passages de la
Critique de la raison pure de Kant »1. D’autre part, l’extension du champ de l’intuition aux
signes et à l’écriture présente l’avantage non négligeable de saper l’opposition entre
« intuitionnistes » et « formalistes », opposition à laquelle se résument trop souvent les débats
de philosophie des mathématiques. Hilbert, par exemple, généralement confiné dans son rôle
de partisan pur et dur d’un « formalisme sans image », ne considérait-il pas les formules de
l’algèbre comme « les objets concrets d’un attitude intuitive », consistant précisément à saisir
les signes dans leur distinction et leur succession2 ?
Pourtant, lorsque l’auteur aborde de front le problème de l’algèbre –dont on peut regretter, au
demeurant, qu’elle soit définie seulement par son caractère scriptural ou formel, sans préciser
davantage la spécificité de ses méthodes– c’est pour souligner la tension qu’il faut imprimer
au concept même de l’intuition, « tension terrible qui risque, à la réflexion, de le défigurer »
(p. 178). « L’algèbre représente, en quelque sorte, la limite de la conception kantienne des
mathématiques… de nouvelles mathématiques apparaissent que Kant n’a pas eu le temps et-
ou l’occasion d’évaluer à leur juste mesure » (p. 182). Que Kant rencontre des difficultés à
penser l’algèbre, cela paraît indéniable. Mais le manque de temps ou d’occasions suffit-il à les
expliquer ? Heureusement Pierobon ne s’en tient pas là, et invoque une autre raison, bien plus
essentielle : l’élargissement de l’intuition, s’il ne pose pas de problème du côté du sens
interne, ne peut se faire en direction du concept, sous peine de retomber dans l’illusion
transcendantale qui consiste à prendre nos concepts pour des intuitions. « Si, comme nous le
suggérons, l’on allait jusqu’à considérer qu’il y a intuition dès qu’il y a conscience empirique
d’un mouvement de pensée, la distinction architectoniquement essentielle entre intuition et
concept finirait par s’estomper et l’on serait bien en mal de produire un critère suffisamment
discriminant pour séparer l’algèbre de la logique, et vice-versa » (p. 181). Cela finirait « par
réunir à nouveau les conditions d’une illusion transcendantale puissante, dans la mesure où
plus rien ne permettrait de distinguer critiquement entre une « intuition sensible » (l’usage
empirique de l’entendement) et une « intuition en général » (l’usage pur de l’entendement),
comme l’explique l’Amphibologie » (p. 206).
Ainsi ce qui, en définitive, empêcherait réellement Kant de progresser davantage dans
l’explicitation des constructions algébriques de son temps serait tout simplement le cadre
métaphysique, ou transcendantalement illusoire, dans lequel évoluerait la nouvelle
algèbre. Tout se passe au fond comme si l’algèbre, en tant qu’écriture, pouvait être intégrée
1 The Mathematical papers of Sir William Rowan Hamilton, rééd. Cambridge University Press, 1967, p. 117.
2 D. Hilbert, « Die Grundlagen der Mathematik », Abhandlugen aus dem mathematischen Seminar der
Hamburgischen Universität, VI, 1928, p. 71.
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