QUAND LA CULTURE SCIENTIFIQUE ET TECHNIQUE SE FAIT
IDEOLOGIE:
LE ROLE DES MEDIAS DANS LA TRANSMISSION IDEOLOGIQUE
Laurence MONNOYER
Doctorante en Sciences de l’Information et de la Communication
Membre du Laboratoire d’Études
et de Recherches Appliquées en Sciences Sociales
Université de Toulouse le Mirail, France
La diffusion des sciences dites «dures» et des techniques fait l’objet d’une très large
médiatisation: il n’est pas de journal télévisé ou de magazine qui ne relate les
répercussions de telle ou telle découverte, ou encore qui appelle sciences et
techniques au secours des problèmes quotidiens des hommes. Le progrès
scientifique et technique est ainsi continuellement sollicité pour améliorer la vie du
citoyen, résoudre les grands problèmes de société, ou encore réparer les erreurs
que son développement inconsidéré ne manque pas de produire.
Ce qui intéresse notre propos aujourd’hui est de montrer comment la culture
scientifique et technique, en prenant la forme d’une idéologie du progrès encore
appelée technicisme depuis que J. Ellul1 en a développé le concept, se diffuse dans
les médias, et plus précisément encore à travers les messages publicitaires.
L’idéologie, dans ce contexte, a pour objectif de nous faire admettre comme
inévitable le veloppement technologique et, mieux encore, elle nous amène à le
considérer comme nécessaire dans la mesure où lui seul pourra, à terme, assurer le
bonheur des populations.
La fonction idéologique du technicisme réside alors dans l’explication globale et
finalisée qu’elle donne de la réali: elle impose des valeurs fondamentales et
1. Ellul, J., Le système technicien, Paris, Calmann-Lévy, 1982 (nouvelle édition). Et
aussi, La technique et l’enjeu du siècle, Paris, Economica, 1990 (nouvelle édition),
Le Bluff technologique, Paris, Hachette, 1988.
2
donne les moyens de les respecter.
Selon Ellul, ces valeurs sont les suivantes:
la recherche du bonheur passe par l’accumulation de nouvelles techniques
poussant toujours plus loin les frontières de l’imaginaire, nous y reviendrons;
la revendication d’un temps de loisir toujours plus important;
la revendication d’un droit à une meilleure qualité de vie grâce au pouvoir des
sciences et des techniques.
En résumé, on pourrait dire: la technique à tout prix.
Faire accepter le développement technologique suppose l’adhésion sans faille des
populations à des notions telles que l’efficacité, le changement et la productivité,
idées qui sont à la base même de notre société capitaliste, donc difficiles à remettre
en cause.
Notre hypothèse de travail est que le processus d’assimilation de l’idéologie du
progrès passe par l’établissement d’infrastructures cognitives inculquées par la
contagion idéologique dans laquelle les dias jouent un rôle fondamental.
Nous nous sommes plus particulièrement intéressés au système de transmission
publicitaire de cette forme idéologique de la culture scientifique et technique: la
publicité s’inspirant des modes et des styles de vie du jour. Elle est en effet le
creuset des thèmes en vogues et des idéologies dominantes. En décodant le
discours publicitaire, on peut dès lors découvrir les symboles et les mythes qu’elle
véhicule2.
Nous allons donc tout d’abord nous pencher sur la nature du discours idéologique
avant d’en examiner le mode de transmission à travers symboles et mythes que
nous détaillerons.
LE DISCOURS IDÉOLOGIQUE
2. Notre étude a porté sur un corpus de publicités tirés de deux ans du journal
Le Nouvel Observateur, soit 54 numéros et 100 publicités.
3
Le discours idéologique sur la culture scientifique et technique se caractérise par
une thématique particulière qui vient se greffer sur l’objet pour en faire un
symbole.
Les thèmes du discours techniciste
Thème de l’humanisme: la machine apparaît comme un facteur de réalisation
essentiel de l’homme. Elle contribue à son plein épanouissement et lui permet
de aliser ses rêves. Ainsi, l’homme a toujours voulu marcher sur la lune, aller
à la vitesse de la lumière, etc. Dans le domaine de l’hyperchoix, l’homme trouve
enfin sa véritable dimension, loin des contraintes jusque-là imposées par la
nature3.
La maîtrise de l’homme sur la technique: l’homme ayant inventé la technique,
celle-ci ne peut pasà long terme – lui échapper.
La rationali est le troisième thème du discours techniciste. La victoire de la
raison sur l’obscurantisme à l’aube du XVIIIe siècle et sa quasi-sacralisation par
la philosophie kantienne fournissent une puissante justification au
développement de la technique. Le progrès technique ne traduirait que la
marche inéluctable de la raison dans nos sociétés.
Cependant, la domination du rationalisme n’implique pas pour autant disparition
de toute manifestation de sentiment irrationnel; au contraire, elle favorise sa
résurgence, tel un échappatoire au monde actuel.
”La greffe symbolique” des mythes et symboles de l’idéologie
Ainsi identifié, le discours techniciste publicitaire se transmet à travers mythes et
symboles qui, pour être opératoires, sont «greffés» sur des objets techniques qui en
porteront toute la charge connotative.
Les mythes et les symboles du technicisme
3. Autrement dit, «jusqu’ici l’homme n’a pas été tout à fait un homme; la
technique et surtout les technologies nouvelles lui apportent une chance
inespérée», Ellul, J., Le Bluff technologique, Paris, Hachette, 1988.
4
Toute société en secrète. Ceux-ci jouent un rôle de catharsis sociale, expliquant les
événements incontrôlables qui peuvent frapper les hommes. Alors que, pendant
des siècles, la nature hostile était le creuset de tous les mythes, aujourd’hui, c’est la
«techno-nature» qui en fournit le substrat.
Le mythe de la technique est le mythe moderne par excellence. Il s’avère ainsi qu’une
société, pour autant rationnelle qu’elle soit, n’est pas exempte de productions
mythiques: au contraire, ceux-ci restent des échappatoires indispensables à
l’imaginaire.
Le mythe du progrès recouvre divers aspects dont la manifestation la plus
frappante est sans doute sa propension à souligner avec force combien la
technologie délivre l’homme des lourdes tâches qui jusque-là lui étaient infligées,
comme par fatalité. Il est ainsi mis «fin à l’enfermement de l’homme déchu dans le
travail-punition issu du péché originel4».
Par ailleurs, le mythe du progrès stimule le rêve humain de la connaissance
universelle, aisée à posséder et facile à consulter comme en témoigne la
construction en France de la Très Grande Bibliothèque, enfermant le savoir dans
une immense banque de données accessible à tous, et devenant ainsi le sanctuaire
de la culture universelle.
Enfin, autre prophétie: la reconstitution du lien social détruit par
l’industrialisation. Les nouvelles technologies de la communication vont permettre
à l’humanité de retrouver les traces de la convivialimalmenée par le capitalisme
et l’éclatement des famille qui est en résulté. Le rêve du «village planétaire» prend
ici toute sa signification.
Ce rêve de la communication retrouvée se heurte cependant à de nombreux
barrages: outre le fait qu’une bonne communication passe plus difficilement sans
un contact physique entre les personnes, le coût important des technologies de
pointe en limite l’utilisation.
4. Scardigli, V., Nouvelles technologies, l’imaginaire du progrès, in: L’imaginaire
des techniques de pointes, recueil d’articles sous la direction d’Alain Gras et
Sophie-L. Poirot-Depech. Éd. Soc. Paris, l’Harmattan, 1989, p. 101.
5
Le greffage symbolique
Cette mythologie liée à la technique est lourdement chargée de symboles: nous ne
vivons plus dans un monde naturel qui serait objet de symbolisation, mais dans un
monde technique autosymbolique qui n’est autre que la concrétisation des rêves au
nom desquels s’est poursuivi l’essor technique des XVIIe et XVIIIe siècles. Ainsi, les
objets techniques concentrent autour d’eux une forte charge symbolique dans le
sens étymologique du terme –, chacun d’eux ouvrant à ceux qui les possèdent les
rêves de puissance que véhicule l’humanité depuis des siècles. «Ce système d’objet
symbolise notre désir de la modernité; notre consensus pour construire, par le
progrès technique, l’Utopie du bonheur dans la société parfaite5».
Dans cette étude, nous nous sommes efforcés de dégager les symboles et les
mythes du technicisme greffés sur les objets publicitaires.
Une analyse sémiologique de la publicité6 permet de dégager les éléments
constitutifs du technicisme et, mieux encore, son système de contagion.
Par ailleurs, l’analyse du «contrat de lecture» devait révéler un contenu énonciatif
intéressant. Cette approche du discours idéologique, basé sur les théories d’Austin
et de Ducrot, permet en outre de dégager les structures idéologiques sous-jacentes
d’un support, au-delà de la simple appréhension textuelle du phénomène7.
5. Ibid. p. 110.
6. Nous avons donc étudié systématiquement les publicités publiées dans 104
numéros (soit deux ans) du Nouvel Observateur. Cet hebdomadaire national
d’information générale a en effet semblé adapté à une telle étude: sa notoriété
en fait un outil particulièrement révélateur des courants idéologiques de notre
temps.
7. Nous avons donc pris au cours de cette étude le parti de L. Bardin en
considérant que la publicité constitue un système sémiotique en lui-même,
écartant l’argument selon lequel toute analyse de ce genre révèle davantage le
système de référence du chercheur au détriment de celui du récepteur.
Ceci pour deux raisons. La première est que toute analyse de ce genre ne
saurait se baser exclusivement sur l’intuition du chercheur: elle doit être
corroborée par des entretiens semi-directifs et des réunions de groupe,
affinant ainsi les hypothèses dégagées au départ.
1 / 17 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !