25
Relations interculturelles et construction de l’identité enseignante.
Magali Jeannin-Corbin
Cette étude se propose d’interroger la place
des relations interculturelles dans la construction
de l’identité enseignante d’étudiantes étrangères
européennes et russes1 en contrat de formation à
l’IUFM pendant l’année universitaire 2012-20132,
1 Le nombre d’étudiantes interrogées dans le cadre
de cette étude est de 18. Leurs nationalités se répar-
tissent de la manière suivante : 3 Espagnoles, 3 Finlan-
daises, 3 Hongroises, 1 Néerlandaise, 8 Russes.
2 Les étudiantes sont inscrites en M2 au sein du master
MÉEF, spécialité « enseignement primaire ». Elles sui-
vent les cours de certaines UE à l’instar des étudiants
français et se voient dispenser des cours de français
langue étrangère (FLE) et de français sur objectifs spé-
ciques (FOS) qui constituent un cadre de construc-
tion des savoirs didactiques et disciplinaires, mais aussi
d’échange, et de questionnement du concept d’inter-
dans le cadre de la mobilité Erasmus - ou du parte-
nariat inter-universitaire dans le cas des étudiants
russes. La durée du séjour en France varie de trois
à neuf mois (un ou deux semestres) et comprend
obligatoirement un stage en école primaire.
Le niveau de maitrise du français selon le cadre
européen commun de référence pour les lan-
gues (CECR) se situe entre B1 et C1 à l’arrivée
(de B2 à C2 à la n de la formation).
Nous envisagerons la notion d’identiau
croisement de deux concepts : l’identité profes-
sionnelle en construction et l’identité culturelle.
culturalité ; en outre les cours de français sur objec-
tifs universitaires (FOU) sont le lieu d’élaboration du
portfolio numérique, en articulation avec les enseigne-
ments de FLE, de FOS et le séminaire « interculturalité,
médiation, éducation ».
Résumé : Cet article analyse l’évolution des représentations d’un groupe d’étudiantes étrangères en
contrat de formation à l’IUFM, durant l’année universitaire 2012-2013. Ces représentations portent
conjointement sur l’identité culturelle des étudiantes, telle qu’elle se dénit en interaction avec la
culture cible (ici la culture française), et sur l’identité professionnelle telle qu’elle est construite par le
stage en école primaire. Les concepts liés aux relations interculturelles (stéréotypes, dissonance cogni-
tive, régulation adaptative, acculturation) se trouvent ainsi questionnés et articulés à la problématique
de l’identité professionnelle. Ils apparaissent comme des cadres parfaitement opérants pour envisager
la construction de l’identité professionnelle, qui se pense de fait comme une relation interculturelle.
Mots-clés : interculturalité, étudiants étrangers, Erasmus, identité culturelle, identité professionnelle,
enseignement, interactions, stéréotypes, dissonance cognitive, régulation adaptative, acculturation.
a Cette étude n’est en rien une analyse de genres. Nous n’avons pas choisi de nous concentrer sur les étudiantes en
éliminant les étudiants de l’étude : il se trouve que tous les étudiants en contrat de formation à l’IUFM durant l’an-
née universitaire 2012-2013 étaient des étudiantes. L’analyse utilisera d’ailleurs aussi bien le féminin que le terme
générique étudiant.
RELATIONS INTERCULTURELLES ET CONSTRUCTION DE L’IDENTITÉ ENSEIGNANTE
Quelques éléments de réexion autour de l’expérience
d’étudiantes étrangèresa en contrat de formation à l’IUFM de Basse-Normandie - Caen
Magali JEANNIN-CORBIN
PIUFM, Docteur en littérature
26
Relations interculturelles et construction de l’identité enseignante.
Magali Jeannin-Corbin
27
Nous tenterons ainsi d’articuler et de faire dia-
loguer des concepts hérités des diérentes
disciplines en sciences humaines psychologie
sociale, anthropologie, sociologie, sciences de
l’éducation notamment. Cette approche pluridis-
ciplinaire entre en résonnance avec les enjeux de
l’éducation interculturelle, telle qu’elle est dé-
nie par Martine Abdallah-Pretceille : « l’approche
interculturelle s’érige à partir d’une pluralité de
sens, de causalités et de points de vue3 ». Notre
analyse s’appuiera dans un premier temps sur les
réponses données par un groupe d’étudiantes
à des questions portant conjointement sur leur
identité culturelle et professionnelle, avant puis
après leur stage. Les parties de leur portfolio nu-
mérique consacrées aux motivations du séjour en
France, au stage, à l’expérience Erasmus ont fait
également l’objet d’une exploitation4. Il s’agira
dans un premier temps de dénir les cadres de
l’analyse, tant du point de vue de la dénition
de l’identité culturelle et de ses enjeux que de
celle de l’identité professionnelle enseignante.
L’articulation des problématiques associées à ces
3 Abdallah-Preteceille M. (1999). L’Éducation intercul-
turelle. Paris : PUF, p. 41. Sur la question de l’éduca-
tion interculturelle voir aussi Abdallah-Preteceille M.,
Porcher, L. (1996). Éducation et communication intercul-
turelle. Paris : PUF.
4 Les données collectées sont donc de deux ordres :
d’une part les réponses (écrites puis précisées orale-
ment) à des questions explicites concernant la double
problématique des relations interculturelles et de
l’identité professionnelle ; d’autre part, les travaux
écrits produits par les étudiantes dans le cadre d’exer-
cices universitaires (comme le portfolio), dont certains
éléments présentent un lien réel, bien qu’implicite,
avec la dialectique de l’interculturalité et de l’identité
professionnelle.
deux versants de l’identité prendra la forme de
premières hypothèses qui seront discutées dans
un deuxième temps, consacré à l’évolution des
représentations des étudiantes, avant et après
le stage, s’agissant de leur conception de leur
propre identité culturelle et enseignante.
Les cadres de lanalyse
Les cadres théoriques des relations interculturelles
Nous envisageons le concept d’identité
culturelle en l’articulant à celui d’intercultura-
lité, tel qu’il se trouve défini par les instances
internationales (Unesco) et par les travaux ré-
cents en sciences humaines et sociales. L’inter-
culturalité se situe au carrefour des notions
d’interaction, d’échange et de communication
entre les cultures, dans un ou plusieurs es-
paces donnés les cultures non seulement
coexistent mais interagissent. Le concept
d’interculturalité dépasse donc les notions
de « transculturel » conçu comme un au-delà
des différences culturelles, et de multicultu-
ralisme, qui bien que reconnaissant la plura-
lité culturelle se contente de poser la néces-
sité d’une coexistence. L’interculturalité prend
également en compte les acteurs des cultures,
qui « ne sont pas les simples produits de leurs
cultures » mais eux-mêmes « producteurs de
cultures5 ». Dans cette perspective le concept
même de culture se trouve lui aussi à définir
non pas d’un point de vue restrictif (les savoirs
normés relevant des arts et des lettres) mais
anthropologique : « l’ensemble des produits
5 Demorgon J. (1996). Complexité des cultures et de
l’interculturel. Paris : Anthropos, p. 12.
26
27
Relations interculturelles et construction de l’identité enseignante.
Magali Jeannin-Corbin
de l’interaction de l’homme avec son environ-
nement6 ».
L’identité est également un concept poly-
morphe, et dans le cadre de cette étude, nous
choisirons de l’envisager dans son rapport dia-
lectique entre le même et l’autre, tels qu’ils se
trouvent objectivement posés, en intégrant
l’articulation dialogique entre l’individuel et le
collectif : « on peut avancer que l’identité est
dépendante à la fois de la conscience de soi et
de la reconnaissance par autrui7 ». L’identité
culturelle peut alors être dénie par l’ensemble
des schèmes interprétatifs produits par chaque
individu, au sein d’une société donnée, confé-
rant du sens à la réalité et se structurant sur des
représentations mentales relevant d’une forme
d’imaginaire ou du moins de transformation de
cette réalité, en dialogue constant (conscient ou
inconscient) avec des systèmes de valeurs et de
normes considérés comme autres. Précisons que
l’identité culturelle n’est pas une donnée stable
mais en constante évolution ; la question de l’in-
terculturalité pose alors celle du degré d’hété-
rogénéité que l’individu est prêt à intégrer dans
la construction de son identité culturelle. Du
point de vue de la didactique de l’interculturel,
la rencontre avec un autre système aboutit à une
prise de conscience de l’arbitraire du système de
référence maternel alors que « lors de l’éduca-
tion les faits de culture apparaissent comme
des faits de nature tout à fait normaux et uni-
versels8 ». C’est alors que l’individu se trouve
confronté au concept de « choc culturel », lorsqu’il
6 Ferol G., Jucquois G. (Eds) (2003). Dictionnaire de lal-
térité et des relations interculturelles. Paris : A. Colin, p. 157
7 Ibid., p. 157.
8 Ibid., p. 125.
se trouve « coincé entre deux modèles », et au
phénomène de dissonance cognitive, malaise
provoqué lorsqu’un élément de la culture cible
entre en contradiction avec la culture source.
Leon Festinger9 montre ainsi que l’individu tend
alors à éviter tout élément créant de la disso-
nance. Selon Ferréol et Jucquois, la démarche di-
dactique consiste précisément à « utiliser la dis-
sonance elle-même pour la réduire et parvenir à
un changement qui ne soit pas conictuel pour le
sujet mais au contraire positif10 ».
Ces éléments ont servi de cadre conceptuel
aux analyses des représentations des étudiantes
étrangères et de leur évolution, et nous avons
tenté de les articuler aux modèles hérités de la
psychologie sociale, qui fondent la réexion sur
le concept d’identité professionnelle, et plus
précisément d’identité enseignante.
Divers questionnements et hypothèses de
départ : quelle identité enseignante ?
Il nous a paru fécond de questionner l’iden-
tité professionnelle à la lumière de la probléma-
tique interculturelle, à partir des dénitions de
Gérald Boutin qui envisage l’identité profession-
nelle, à la suite de Philipps11, comme « cette partie
de soi qui est investie dans l’activité profession-
nelle en lui étant intimement reliée12 ». G. Boutin
9 Festinger L. (1962). A Theory of cognitive dissonance,
Stanford : Stanford University Press
10 Ferréol G., Jucquois G. (2003). Op. cit., p. 177
11 Philipps S.D. (1992). Career counseling : Choice and
implementation, Handbook of Counseling Psychology,
S.D. Brown et R. W. Lent (Eds), p. 513-547. New York:
John Wiley and Sons, Inc.
12 Boutin G. (1999). Le développement de l’identité
professionnelle du nouvel enseignant et l’entrée dans
28
Relations interculturelles et construction de l’identité enseignante.
Magali Jeannin-Corbin
29
précise ainsi que « le concept d’identité profes-
sionnelle recouvre en bonne partie le dévelop-
pement de soi personnel et professionnel13 ».
Le pôle « individu » est souvent mis de côté dans
l’appréhension de la formation, ou du moins
pris en compte indépendamment du pôle social,
alors que la modication des représentations et
des changements psychiques, sur le plan intellec-
tuel comme sur le plan aectif, est un élément
fondamental14. Cet aspect est particulièrement
prégnant lorsqu’il s’agit de dénir l’identité pro-
fessionnelle enseignante. Sur ce point Marie-
Claude Riopel15 (2006) ore un éclairage tout à
le métier, Jeunes enseignants et insertion professionnelle,
Jean-Claude Hétu, Michèle Lavoie, Simone Baillauquès
(Eds). Bruxelles : De Boeck Université, p. 44.
13 Ibid., p. 45.
14 Voir Ferry G. (1979). Personne et rôle social : le nœud
de la formation. Actes du colloque sur la formation des
enseignants, pp. 11-13. Université de Paris X Nanterre :
Institut des sciences de l’éducation.
15 Riopel M.-C. (2006). Apprendre à enseigner : une
identité professionnelle à développer. Presses de l’uni-
versité Laval. Notre analyse s’est notamment inspirée
de la « synthèse des conceptions de l’identité profes-
sionnelle des enseignants » qu’elle opère dans le cha-
pitre consacré au « concept d’identité professionnelle
des enseignants ». (p. 43). Elle interroge ainsi cinq dé-
nitions de l’identité professionnelle et explore les
conceptions respectivement retenues par les cher-
cheurs de référence convoqués : Lessard et la culture
professionnelle ; Tardif et les savoirs profession-
nels ; Maheu et Robitaille pour la trajectoire sociale ;
Baillauquès et Brense pour la personnalité profession-
nelle ; Gohier, Anadon, Bouchard, Charbonneau et Che-
vrier autour du concept d’identité globale. Notre étude
ne se donnant pas pour but l’explicitation de tous ces
enjeux, nous nous centrerons uniquement sur les élé-
fait pertinent, dans la mesure elle cherche à
cerner les éléments de l’identité professionnelle
déjà présents en formation initiale, donc avant
l’entrée en fonction; elle précise que dans ce cas,
« les fondements de l’identité professionnelle
de l’étudiant apparaissent surtout […] dans ses
dimensions personnelles plutôt que dans ses di-
mensions socio-professionnelles16 » ; notamment
l’étudiant se ressent encore très peu des respon-
sabilités sociales qui découlent de son rôle. Les
étudiantes étrangères interrogées, de fait, sont
en situation de formation initiale ; de plus leur
statut d’étrangère leur permet de conserver une
certaine distance avec l’expérience profession-
nelle que constitue le stage dans la mesure où il
s’agit d’une expérience « à blanc ». Dans leur cas
la distance sociale avec la culture professionnelle
qui caractérise l’enseignant en formation initiale
est donc redoublée. Marie-Claude Riopel déve-
loppe en outre quelques notions-clés qui nous
paraissent particulièrement pertinentes relati-
vement aux enjeux de la constitution de l’iden-
tité professionnelle enseignante des étudiantes
étrangères.
ments nous paraissant susceptibles d’éclairer plus par-
ticulièrement la dialectique identité professionnelle /
relations interculturelles.
16 Ibid., p. 29.
28
29
Relations interculturelles et construction de l’identité enseignante.
Magali Jeannin-Corbin
D’une part la notion d’identication17,
parce qu’elle « fait naitre le sentiment d’appar-
tenance et de ressemblance au groupe profes-
sionnel18 »; d’autre part le motif de la valorisa-
tion de soi: « l’identité ne peut se construire que
dans et par l’acceptation qu’autrui témoigne19 ».
Sur ces deux points, la superposition de la pro-
blématique interculturelle ne peut que renfor-
cer la diculté à s’identier à un groupe social
(puisqu’on s’identie à un groupe culturel et lin-
guistique fondamentalement autre) et à engager
une valorisation de soi dans la mesure autrui
constitue un double étranger, tant du point de
vue professionnel (l’enseignant d’accueil et les
élèves) que du point de vue personnel (le fran-
çais opposé à l’étranger). Il faut d’ailleurs sou-
ligner que les étudiantes étrangères se sentent
elles-mêmes, comme le montrera l’analyse, en
état d’insécurité professionnelle explicitement
lié à leur statut d’étrangères.
Néanmoins, ces étudiantes sont par dé-
nition moins touchées que les étudiants fran-
çais par ce que Florence Giust-Desprairies dé-
nit comme « la complexité des situations », dans
un contexte sociétal en mutation : « les profes-
17 Marie-Claude Riopel cite les travaux de TAP, P.
(1986), qui dénit l’identication comme « les déplace-
ments du soi à autrui » ou « le processus qui permettrait
à l’individu de se conformer aux exigences sociales
sous l’incitation d’autruis privilégiés ou de groupe de
référence ». (p. 237). L’identication est-elle une aliéna-
tion de l’identité ? Identités collectives et changements
sociaux, Actes du colloque international Production et
armation de l’identité, TAP, P. (Ed.). Toulouse : Privat,
pp. 235-250.
18 Riopel M.-C. (2006), p. 30.
19 Ibid., p. 31.
sionnels de l’éducation sont individuellement
vulnérables et institutionnellement fragilisés
par une augmentation de la complexité20 ». De
fait, cette complexité est intrinsèquement liée
à un contexte social et souvent politique
particulier et à la projection parfois dicile des
étudiants français dans leur futur métier, en
lien avec des problématiques particulières au
contexte français (la masterisation du parcours
des enseignants et son articulation au concours
de recrutement notamment). Dans ce contexte,
l’identité individuelle tend alors à se désoli-
dariser de l’identité collective, poussant « à se
réfugier dans une identité qui se crispe à essayer
de tenir21 ». Identication et valorisation de soi
ne trouvent plus d’écho dans l’identité profes-
sionnelle. Par conséquent « l’individu est touché
dans la possibilité de se reconnaitre lui-même
et de se réinvestir dans son action22 ». On peut
ainsi supposer que ce mouvement de crispa-
tion sur une identité individuelle, que Florence
Giust-Desprairies pointe au sujet des jeunes
stagiaires et enseignants français, ne se pro-
duit pas de façon identique chez les étudiants
étrangers. Un nouveau questionnement émerge
alors : l’identité de l’« étranger » permet-elle une
prise de distance réexive des situations et une
dimension d’extériorité analytique ?
L’identité culturelle se penserait donc
conjointement comme obstacle et comme
20 Giust-Desprairies F. (2005). Analyse de la complexité
des situations et de son impact sur les identités pro-
fessionnelles. Analyser ses pratiques professionnelles en
formation, sous la direction de Florence Giust-Desprai-
ries. CRDP de l’Académie de Créteil : Sceren, pp. 19-20.
21 Ibid., p. 20.
22 Ibid., p. 20.
1 / 12 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !