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de confrontation au plan de leurs assises théoriques et méthodologiques et de leurs résultats (Bru, 2002; Crahay, 2002).
Quelle que soit l’orientation privilégiée – formation ou recherche – les dispositifs d’analyse des pratiques consistent à amener les enseignants
à produire des discours – oraux ou écrits – au sujet de leur action professionnelle. Ces dispositifs recourent de plus en plus souvent aux
diverses méthodes de «rétrospection suscitée», qui permettent au sujet de commenter son activité après sa réalisation, habituellement en
visionnant un enregistrement vidéo de celle-ci. Plusieurs de ces méthodes ont été élaborées dans le cadre des sciences du travail de tradi-
tion francophone - en ergonomie et en psychologie ergonomique - dans le but d’accéder à ce qui est «implicite dans l’activitéréelle » (Clot,
Faïta, Fernandez, & Scheller, 2000; eureau, 2004; Vermersch, 2003). Ces méthodes et leurs cadres théoriques suscitent depuis une dizaine
d’années un véritable engouement de la part des chercheurs s’intéressant aux pratiques enseignantes (Yvon & Saussez, 2010a).
Les approches théoriques et méthodologiques issues des sciences du travail peuvent compléter utilement des approches sociologiques ou
pédagogiques de l’enseignement dans une perspective de recherche pluri-ou interdisciplinaire (Amigues, Félix, & Saujat, 2008; Yvon & Saus-
sez, 2010b). Plusieurs équipes de recherche se sont engagées, d’ores et déjà, dans cette voie (Barbier & Galatanu, 2004; Goigoux, 2007; Vina-
tier & Altet, 2008). C’est dans une visée semblable que Lenoir et ses collègues, œuvrant dans le cadre du CRIE et de la CRCIE, ont proposé
d’enrichir le cadre conceptuel qu’ils ont élaboré pour analyser les pratiques d’enseignement en recourant à certains concepts de la psychologie
ergonomique (Bouillier-Oudot, 2007; Lenoir, 2007; Lenoir et al., 2007). Parmi ceux-ci, le concept de «compétence incorporée» – avancé
par J. Leplat qui est une gure majeure de la psychologie ergonomique française – joue un rôle particulier. En eet, il a été rapproché du
concept d’habitus, central dans la théorie de la pratique élaborée par Bourdieu (1980, 1987, 1994) sur laquelle s’appuie le cadre conceptuel
d’analyse des pratiques d’enseignement élaborée par les chercheurs de la CRCIE et du CRIE (Lenoir, 2007; Lenoir et al, 2007). Notons qu’un
rapprochement semblable a également été proposé par Perrenoud (1994, 2001a, 2001b), qui a eu recours à la perspective développementale
piagétienne pour décrire les savoir-faire professionnels des enseignants en tant que des «habitus» compris comme l’ensemble de schèmes
cognitifs d’un sujet. Toutefois, la question des implications méthodologiques d’un tel rapprochement a été peu abordée par les chercheurs.
Or, comme dans la perspective théorique élaborée par Bourdieu, le concept d’habitus renvoie aux schèmes d’action et de perception qui
fonctionnent sans recours à la conscience ni au discours d’explicitation, il a soulevé, de ce fait, de nombreuses questions quant à la possibi-
lité et la pertinence d’accéder à ce qui est implicite dans les pratiques, surtout quant à la capacité d’un «agent» de rééchir sur sa pratique
(de Singly, 2002; Tupin & Dolz, 2008). On peut se demander si le rapprochement conceptuel entre les concepts d’habitus et de compétence
incorporée permet de clarier les aspects méthodologiques des dispositifs d’analyse des pratiques, notamment en ce qui concerne l’emploi
des méthodes de rétrospection suscitée, élaborées en psychologie ergonomique et psychologie du travail dans la visée expresse d’aider les
praticiens à expliciter l’implicite de leurs actions professionnelles, autrement dit, à exprimer ce qui n’est pas immédiatement accessible à la
conscience du sujet agissant.
1.2 Objectifs
Dans cet article, nous proposons d’approfondir le rapprochement conceptuel entre les concepts d’habitus et decompétence incorporée dans
une perspective complémentaire à celle proposée par Lenoir (2007) en situant le concept de compétence incorporée dans son cadre théorique
de référence, i.e. la théorie psycho-ergonomique deLeplat. Tout d’abord, nous procédons à la comparaison des principaux traits constitutifs
de ces deux concepts an de mieux cerner la portée du rapprochement proposé. Ensuite, nous utilisons le résultat de cette analyse pour
préciser l’idée de la «logique pratique» d’une part, et, d’autre part, pour rééchir aux implications méthodologiques de ce rapprochement
s’agissant des dispositifs d’analyse des pratiques recourant aux méthodes de rétrospection suscitée. Enn, en conclusion, nous discutons des
limites de l’interprétation proposée.
Soulignons que l’analyse proposée est nécessairement limitée, car nous sommes d’accord avec Lenoir lorsqu’il arme que le concept d’habi-
tus est «plus large et plus riche socialement et historiquement que celui de routines ou de compétences incorporées» (Ibid. p. 5). Étant donné
la position centrale de ce concept dans l’œuvre de Bourdieu, il est facile de s’en convaincre, ne serait-ce qu’au vu des débats et des commen-
taires souvent passionnés qu’il a suscités (Bouveresse & Roche, 2004; de Fornel & Ogien, 2011; Lahire, 1999; Robbins, 2000). Néanmoins, la
réexion que nous proposons s’inscrit dans la voie tracée par certains chercheurs qui mettent en garde contre le traitement réié du concept
d’habitus, à la façon d’une «boîte noire»(Corcu, 1999), ou encore d’un simple «concept sensibilisant» (Cicourel, 2004, p. 163), «formulé
dans un langage reposant sur cadre théorique qui ne requiert pas une observation directe de l’action ou des comportements sociaux». Par
ailleurs, tout en reconnaissant les mérites des approches psycho-ergonomiques, nous faisons nôtre cette recommandation formulée par Faïta
(2003, p. 22), selon laquelle il ne sut pas simplement de «transposer à la sphère des activités enseignantes les acquis enregistrés en ana-
lyse du travail pour triompher de la diculté à dire le travail enseignant».Au contraire, il importe d’examiner dans quelle mesure «de tels