LE GESTE QUOTIDIEN D'ENSEIGNER
QUELQUES APPORTS DE L'ANALYSE SYSTEMIQUE DE LA
*
COMMUNICATION
par
P.de SAINT-GEORGES
Aux yeux de l'enseignant, la sociologie de l'éducation n'est-elle
pas condamnée
a
n'ëtre trop souvent qu'une sociologie triste révé-
lant, comme une obsession, une sorte de surdétermination Impitoya-
ble de son geste quotidien d'enseigner dans le sens d'une reproduc-
tion des Inégalités sociales
?
Tout en Intégrant les conclusions Importantes Issues de cette
perspective de recherche, l'analyse systémique de la communication
peut-elle contribuer
a
un autre cadrage qui restituerait
a
l'ensei-
gnant notamment une part de sa responsabilité d'acteur social
?
L Le courant systémique
Raisonner un processus de communication - dans l'enseignement
ou ailleurs, mais on se limitera ici au domaine de l'enseignement -
semble aujourd'hui encore appeler assez irrésistiblement une repré-
sentation quasi "télégraphique". Et c'est vrai, très souvent, c'est
encore le modèle de Lasswell qui semble servir de référence princi-
pale (Lasswell, 1948) :
1
QUI
1
dit IQUOII par I~~LI
a
IQUI
1
et avec QUELS
RESULTATS
*
Communication présentée
a
l'UCL dans le cadre de la Chaire J.Leclercq,
1982-83..
37
On aurait sans doute tort de considérer avec dédain ce schéma
linéaire car il faut insister sur son influence incontestable dans l'ap-
proche des phénomènes de communication, particulièrement dans le
champ des "mass media". Et au niveau de l'enseignement , l'apport
assez récent du courant docimologique repose en grande partie sur
un mode de raisonnement analogue : chercher
à
ma!triser et
à
opti-
miser rigoureusement la séquence de transmission "objectifs poursui-
vis par l'enseignement - résultats effectivement atteints".
Mais on ne peut limiter le propos d'H.Lasswell
à
une grille de
découpage de l'acte de communication, même si c'est cela qu'on a
retenu le plus souvent (1). H.Lasswell écrivait son article en 1948
tandis que N.Wiener inventait la cybernétique (1948) et que Shannon
et Weaver mettaient au point la théorie mathématique de la commu-
nication (1949) à laquelle l'informatique et l'automatique doivent
énormément et tandis que K.Lewin créait la notion de "dynamique
des groupes" (1947) qui allait révolutionner les méthodes de forma-
tion.Or, ces chercheurs avaient participé pour la plupart aux sémi-
naires de la Macy Foundation durant la deuxième partie de la guerre
40-45 et immédiatement après, séminaires auxquels participaient aus-
si des personnalités telles que Bateson, von Neumann, Lazarsfeld,
Mead, Ashby•••et ils y avaient exploré sous des formes variées (des
sciences appliquées
à
la psychothérapie en passant par l'économie)
les notions de système et d'auto-régulation (feedback).
Mine de rien d'abord, puis dans l'engouement souvent aveugle
ensuite, on va assister au développement considérable de ce courant
systémique dans de multiples disciplines. On le retrouvera à bien des
sauces avant que la part des choses ne se soit faite récemment.
Avec le recul, il faut bien constater que la perspective systémi-
que introduit une véritable rupture épistémologique. A l'implication
causale du type:
1
CAUSEPIEFFETI (ce qui est, on l'a vu, une lectu-
re partielle et erronée du schéma de Lasswell) ou du genre :
[STIMULUS] )IREPONSEI qui en est une variante, l'approche systé-
mique subsitue une relation circulaire fondée sur une boucle de feed-
back (c'est-à-dire à la fois sur une 'information en retour' révélant
l'état de l'action à un moment de la durée et sur une 'régulation en
retour' de cette action en cours même d'activité).
(1) On retient de LASSWELL l'aspect analytique et linéaire mals ne disait-il pas
cependant : "Il nous paratt moins Important de démonter l'acte de communication
que de le considérer comme un tout en relation avec le processus social entier"
(1948 :38).
38
C'est le schéma bien connu de la "botte noire"
t
'-----', 1
>
but
Feedback
Appliqué à la communication d'enseignement, ce raisonnement
peut bien sür connattre des tas d'implications différentes permettant
de saisir le quotidien sous un angle sensiblement original.
On pourrait - à titre d'exemple uniquement - s'interroger en axe
principal d'investigation sur les mécanismes de feedback au sein du
groupe-classe et se demander comment la régulation s'y opère. On
serait ainsi amené à distinguer de manière rigoureuse les notions de
contrôle et de feedback et à clarifier par là, par exemple, le rôle
des interrogations, des travaux écrits, des "devoirs" ou des examens
dans le processus de communication "pédagogique". Chacune de ces
activités implique en effet l'idée d'une vérification des résultats d'u-
ne transmission d'informations auprès des étudiants. Mais si ces ré-
sultats ne sont pas acquis et que l'on constate des erreurs, _que se
passe-t-il ?
Vérifie-t-on - et comment - le processus de transmission lui-mê-
me pour s'assurer de ses éventuelles défaillances (" Le langage est
source de malentendu" ) et y apporte-t-on, le cas échéant, des cor-
rectifs ou d'une manière ou d'une autre, sélectionne-t-on les étu-
diants en postulant que la transmission a nécessairement fonctionné
de manière correcte ?
En termes d'investigation de la communication, les deux pers-
pectives sont évidemment tout à fait différentes. Alors, communica-
tion ou transmission ? Régulation dynamique par feedback ou vérifi-
cation statique par contrôle ?
Et une fois les réponses à ces questions acquises, que pourra-t-
on dire des rapports sociaux mis en oeuvre au sein de cette classe
et auxquels renvoient les observations faites à propos de la commu-
nication ?
Autrement dit, quand, par exemple, je me laisse interpeller par
la classe, quand je rëexplique la matière ou que je réoriente mon
cours: qu'est-ce qui change au juste, la rigueur du contenu de mon
enseignement ou la rigidité d'un modèle social dans lequel s'inscrit
nécessairement mon acte d'enseigner?
Quand la sociologie de l'éducation met en évidence la relation
entre l'origine sociale des étudiants et la réussite (ou l'échec) scolai-
39
re en termes d'inégalité des chances ou quand elle montre l'existen-
ce et le rôle d'handicaps socio-culturels, elle ouvre un champ de
réflexion nouveau et elle y apporte des repères que l'école doit en-
core très largement assimiler. Mais elle laisse aussi l'enseignant per-
plexe au sujet de son rôle dans cette affaire tant l'origine sociale
paraît surdéterminer la trajectoire scolaire de l'enfant en dépit
même de son intervention à lui.
Agent, instrument, otage ou complice•••quelle est la position de
l'enseignant dans cette "reproduction sociale" (qui est aussi, ne l'ou-
blions pas, une production sociale )
?
C'est selon les appréciations,
mais il est beaucoup plus rare que l'on tente de lui expliquer com-
ment fonctionnent de tels mécanismes dans le quotidien de sa ren-
contre avec les étudiants.
Or, c'est précisément le parti que nous prenons ici : celui d'in-
terroger le geste d'enseigner en le saisissant comme un mode quoti-
dien de participation à un processus de communication plus vaste.
Bien entendu, pour répondre à cette interrogation, il convient de
compléter le cadre de référence que nous venons d'amorcer.
Bref le feedback qui est central dans la perspective systémique
para!t bien être un excellent fil d'ariane pour la saisie et la com-
préhension sociologique de ce qui se passe en profondeur lorsqu'on
regarde la société - ou l'enseignement dans le cas présent - comme
un système de communication.
II. Palo Alto : vers une pragmatique de la communication
On vient d'évoquer le rôle peu connu, mais important, de la
Macy Foundation dans le développement d'une conception systémique
des processus d'information. Peut-être n'a-t-on pas assez souligné la
place d'un des participants à ces séminaires : Gregory Bateson.
La vie de Bateson (1904-1980) vaudrait le commentaire, même
bref : zoologue de formation, il étudie •••la vie des coupeurs de
tête en Nouvelle Guinée (1936). A Bali, il met au point des techni-
ques de description et d'analyse du comportement non verbal (1942) ;
il découvre le feedback lors des séminaires de la Macy Foundation
(1942), passe à la psychiatrie en tant qu'anthropologue et invente le
concept de "double-contrainte" (1956). On le verra aussi étudier le
langage des dauphins (1966) et l'écologie urbaine (1971)•••
Tout cela n'est pas banal et il faudrait détailler plus encore,
car l'influence de G.Bateson se fait sentir au travers notamment de
R.Birdwhistell, qui est peut-être moins connu chez nous, jusqu'à
E.Goffman dont P.Bourdieu lui-même relayera l'oeuvre en France.
40
Enfin, G.Bateson est le mattre
a
penser de D.Jackson, de Paul
Watzlawick, etc., et, par eux, sans en faire partie, de toute "l'école
de Palo Alto".
Mais avant de présenter les principaux thèmes de l'école de Pa-
10 Alto, notons que progressivement l'idée d'analyse pragmatique de
la communication va se substituer
a
celle d'analyse systémique au
point de se confondre aujourd'hui l'une et l'autre (2).
Cette question d'étiquetage n'a guère d'importance en soi, mais
elle Indique l'influence supplémentaire de tout un courant Issu de la
linguistique anglo-saxonne dont on cherchera longtemps
a
transposer
les méthodes de travail au-dei
a
de la langue (cf."Ballnese character",
par exemple).
Le terme de "pragmatique" est d'ailleurs repris
a
Carnap et
à
Morris qui distinguent trois domaines dans l'étude de la communica-
tion humaine : la syntaxe, la sémantique et la pragmatique. Pour
celle-ci "tout comportement est communication" et "toute communi-
cation affecte le comportement". C'est
déjà
en quelque sorte le pre-
mier axiome de "la logique de la communication" : "on ne peut pas
ne pas communiquer" (3).
L'implication de tout ceci dans le cadre scolaire est manifeste.
Sans la développer, soulignons que désormais le ton de la voix, le
collier de perles, le jeans, la couleur des murs, les postures physi-
ques ou la disposition des bâtiments, par exemple, seront autant
d'Informations
a
considérer
à
côté
de bien d'autres pour rendre
compte correctement du processus de communication pédagogique.
On va voir, en creusant cette question, que l'acte individuel de
communiquer est aussi
a
considérer d'emblée et tout autant comme
un acte de communication sociale.
Bref, la communication est intrinsèquement "polyphonique". Et
dans cette perspective, c'est l'image de l'orchestre qui se substitue
à
celle du télégraphe, orchestre où non seulement chacun jouerait
son petit air personnel mais où encore les groupes et les organisa-
tions auraient leurs volx
a
faire entendre. La société serait en quel-
que sorte un gigantesque concert sans chef d'orchestre, dont le so-
(2) Le titre original du livre "Une logique de la communication" était, ne l'ou-
blions pas "Pragmatlcs of human communication. A study of Interactlonal patterns,
pathologies and paradoxes" (New York, Norton and Cy, 1967).
(3) Il serait Intéressant de faire le rapprochement entre ces études et celles de
BARTHES (1965), un des pionniers de la semiologie ou encore avec l'évolution
récente des travaux de BOURDIEU (1982) sur le langage et la "distinction sociale".
41
1 / 18 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !