Nouvelle économie, Toile et soutenabilité (paru dans le n° 87 de la revue Terminal, aux éditions de l’Harmattan, en 2002) Pierre Dumesnil GET-INT, Département LFH 9, rue Charles Fourier 91011 EVRY cedex [email protected] Introduction Depuis près de deux siècles, « le projet capitaliste de l'expansion illimitée » selon la formulation frappante de Cornelius Castoriadis - s'est réalisé sans que l’on prenne véritablement en compte les bornes naturelles de sa « soutenabilité ». Corrélativement, cet oubli des limites physiques de l'expansion s'est accompagné d'un oubli comptable massif : l’oubli d'une dotation aux amortissements et du financement des « investissements de remplacement » qui auraient dû leur correspondre. A l'évidence, la constante omission dans nos livres de comptes de cette double écriture anticipatrice allège les coûts ou charges du présent, mais se paie d'un alourdissement, parfois brutal, des coûts à venir et va jusqu'à compromettre, au pire irréversiblement, toute production future. Or, après inventaire, l'état actuel de la planète nous signale que ce futur est déjà notre présent. L'accumulation des gaz à effet de serre, l'érosion sans retour de la diversité du vivant, l'avancée des déserts, les pollutions diverses, etc. sont autant de symptômes inquiétants de dégradation hérités de notre insouciance passée. Exténuée par l’oubli physique et financier de sa nécessaire restauration, de son amortissement, ou de son ménagement, la Nature, loin d'être infiniment résistante ou artificiellement « substituable » et moins encore impunément destructible, ne soutient plus l'échange1 avec l'Humanité qu'à un niveau sans cesse affaibli de viabilité. Nous héritons maintenant des effets de la « préférence pour le présent » du passé qu'à notre tour nous transmettons à nos descendants, non pas corrigés, mais amplifiés des conséquences de nos actuelles 1 Traduire « sustainable development » par « développement soutenable » semble être faire un anglicisme, sauf si l'on se souvient qu'en bon français un joueur soutient un échange (au tennis), un chanteur une note, un auteur une thèse, etc.. Est soutenable dans ce contexte ce qui résiste dynamiquement dans l'action : au jeu de l'adversaire, à la fatigue, à la contreargumentation. Résister au caractère insoutenable de l’inégalité intragénérationnelle, de la destruction de la nature et donc de l’inégalité intergénérationnelle qui en résulte me semble en effet être l’exigence centrale du rapport Brundtland, « Our common future », qui a popularisé la notion de soutenabilité. (PNUD, 1987). - 1 - décisions. Car, rien n'indique que notre éthique de la transmission prendrait maintenant sérieusement le pas sur notre souci de l'instant. Tout au contraire, l'invocation compulsive du Marché comme tel, désigné comme régulateur automatique, bienveillant, anonyme et optimal de nos choix et la demande pressante de son extension effective à l'ensemble du Monde et des « choses » apparaissent comme un appel généralisé à l'irresponsabilité politique. Mutatis mutandis, cette invocation n'est pas sans rappeler celle naguère et ailleurs toute-puissante de l'infaillibilité du Parti2. L'opportunisme du quotidien, celui des marchés financiers comme celui du consommateur de supermarchés, est érigé en vertu. S'y opposer serait dérégler la merveilleuse Machine. Son legs a pourtant de quoi nous inquiéter qui, outre un état dégradé de la nature, comprend aussi et surtout, car insidieusement séductrice, la visée illusoire, mensongère et finalement démagogique d'extension à l'ensemble de la planète, c'est-à-dire vraisemblablement à neuf milliards d'habitants d'ici cinquante ans, des normes de vie actuelles ou actuellement anticipées qui sont ou seront celles des riches des pays riches. Cette transmission, physique comme imaginaire au sens fort, socialement instituante, est à tous égards explosive, proprement insoutenable. Or, c'est dans cette sombre perspective qu'est apparue la nouveauté a priori dérisoire d'une prétendue « nouvelle économie ». Au-delà de la dérision, serait-elle néanmoins suffisamment nouvelle et moins illusoire qu'elle ne paraît jusqu'à nous éclaircir ne serait-ce que faiblement l'horizon? ou ne s'agit-il vraiment ou ne s'est-il agi que d'un slogan? Mais, tout d'abord, de quoi nous parle-t-on ou nous parlait-on? Il est notoire que l'expression est née aux États-Unis. Il n'est pas certain cependant que sa version française traduise fidèlement « new economy », formulation qui, pour un Américain se souvenant de Kennedy, renvoie à « new frontier », et donc à cette zone frontière mobile et indécise des conquêtes territoriales, proche de ce qu'en français militaire on appelle une « marche ». Après l'époque de la « marche » vers l'Ouest et du massacre des Indiens, puis celle encore guerrière de la N.A.S.A. vers l'Espace, viendrait le temps enfin pacifique de la conquête d'un nouveau territoire, « immatériel » cette fois, celui de la Toile3. Il est sûrement trop tôt 2Parmi les effets « collatéraux » de l'implosion du système soviétique figure la disqualification a priori de l'idée même de planification. Or, ce qu'il convient assurément de disqualifier c'est la planification pseudo-démocratique, bureaucratique, celle qui, entre mille autres aberrations, a « programmé » en toute irresponsabilité politique la quasi-disparition de la mer d'Aral et la stérilisation de tous ses alentours. Mais, osons dire qu'au-delà des oppositions dogmatiques, la dévolution des questions politiques les plus lourdes, engageant le long terme, aux prétendus automatismes calculatoires de l'économie, qu'ils soient ceux centralisés du Gosplan ou ceux décentralisés du Marché, peut conduire à des résultats empiriquement, et non seulement théoriquement, plus voisins qu'on ne le dit. L'état globalement pitoyable de la planète le montre. 3 Le discours de Gray Davis, Gouverneur de Californie, accueillant en juin 2000 la convention démocrate lors de la campagne des présidentielles américaines, illustre de manière claire cette proximité rhétorique entre « new economy » et - 2 - pour juger du caractère totalement pacifique de cette nouvelle conquête, surtout si l'on se souvient qu'Internet4 a pour ancêtre un projet militaro-scientifique de la D.A.R.P.A. [Defense Advanced Research Project Agency], discrètement « civilisé » sous le nom d'Arpanet, réseau expérimental né au États-Unis en 1969 dans un contexte d'affrontement avec l'U.R.S.S. Quant à son immatérialité, elle est pour le moins ambiguë. Sans que l'étonnant chaos de la production et distribution d'électricité vécu par la Californie puisse être expliqué par le seul accroissement de ses besoins, il permet néanmoins d'illustrer par l'absurde le fait que cette éventuelle nouvelle économie a aussi comme l'ancienne une assise physique. Pourtant, au delà des seuls États-Unis, semble s'amorcer une accélération de la décrue relative du contenu matériel et énergétique des marchandises, du « découplage » partiel entre le physique et l'économique. Or, dans un monde qui commence bien tard à s'inquiéter des « externalités négatives » héritées de sa frénésie transformatrice passée et présente, l'émergence d'une économie allégée, frugale ou sobre, sinon immatérielle, et donc potentiellement équitable parce que généralisable, serait une excellente nouvelle pour nos contemporains et davantage encore pour nos descendants. Est-ce ce à quoi nous pourrions assister? Nous aimerions le croire. Mais, avant d'affronter cette question, que le lecteur accepte quelques détours et leur étrangeté apparente. Variations sémantiques de l’économie Se poser la question d'une hypothétique « nouvelle économie » implique que l'on sache, avant de parler de nouveauté, ce que recouvre la notion même d'économie. Or, sans aller trop profondément dans l'analyse linguistique, on peut déjà remarquer que tout mot isolé, hors contexte, est potentiellement polysémique, celui d'économie comme tout autre. Il y a tout d'abord la signification grecque, première, de l'économie comme gestion domestique ou gestion du domaine . A oïkos pour le grec auquel le français emprunte tous ses préfixes en éco-, correspond domus en latin auquel le français emprunte tous ses préfixes en dom-. Dire économie domestique est alors un « new frontier », comme aussi aux États-Unis la positivité du nouveau (new, dont je souligne les occurrences ci-après) comme tel : "Welcome Democrats and Welcome America to a state that - for 150 years - has captivated the world's imagination, from the gold rush to the silver screen to the Silicon Chip. Millions have come here to find their fortune. They stayed and invented the future. Here, 40 years ago, Democrats gathered to pass the torch to a new generation. Today, we're proud to pass that flame to the first President to be elected in the 21st Century- Al Gore. We remain the new frontier President Kennedy envisioned here. And our party still embodies the spirit of service and duty he called to life. Now, we stand at the dawn of a new century. In the heart of the new economy. In the state that personifies the new moderate direction in American politics." 4 Je néglige volontairement une interprétation la plus souvent donnée à la notion de « nouvelle économie » comme une sorte de retour, après la période 1973-1995, à ce que l’on a appelé pompeusement en France « les 30 Glorieuses » (Fourastié). Car, ainsi que l’écrit Jack E. Triplett la « nouvelle économie » (ne serait alors que) « l’ancienne-ancienne économie » qui dominait pendant les 25 années qui ont suivi la deuxième guerre mondiale. Communication à la 9ème conférence sur la comptabilité nationale, « Comment mesurer la nouvelle économie ? », Paris 21-22 novembre 2001. - 3 - pléonasme. De manière dérivée, économie peut aussi signifier organisation, voire bonne organisation, celle que met en place le bon gérant, le bon économe. Plus largement, on peut aussi parler de l'économie d'un texte, d'un paysage, du vivant, etc. Dans un contexte religieux, en passant par Byzance et à nouveau par le grec, l'économie (oikonomia) est un terme d'une extrême plasticité sémantique, pivot du dispositif rhétorique de la théologie permettant, paradoxalement, de rendre compte de l'indicible, de l'inconnaissable, des mystères du divin5. Peu ou prou, toutes ces significations subsistent. Cependant, hors contexte spécifié, c'est-à-dire dans le contexte par défaut qui est le nôtre, celui de citoyens ordinaires des pays de l'OCDE, économie est actuellement compris comme la forme abrégée d'économie politique. Or, on le sait, ce contexte par défaut est une construction culturelle et historique relativement récente. En témoigne, entre autre, la très faible fréquence d'emploi de cette expression, pourtant audacieusement inventée par Montchrétien6 dès 1615, jusqu'au milieu du XVIIIème siècle. Pour l'élite éclairée de ces époques, imprégnée de culture humaniste, lisant le grec, connaissant par exemple l'Économique de Xénophon7, l'économie politique est encore un oxymoron, une contradiction dans les termes : l'oïkos n'est pas la polis ; le domaine n'est pas la cité. Économie politique et commerce Pourquoi ces détours étymologiques pour parler de « nouvelle économie »? C'est parce que je crois éclairant pour spécifier ce qu'est l'économie de quitter notre moment historique, celui de sa trop grande évidence, pour retrouver les mots qui antérieurement la désignaient. Ainsi, en 1755 encore, près d'un siècle et demi après Montchrétien, dans son justement célèbre « Essai sur la nature du commerce en général »8, à aucun moment Richard Cantillon n'utilise le mot économie, pas plus qu'il n'apparaît dans les titres des ouvrages des auteurs qu'il cite. Que Cantillon traite d'économie politique est pourtant de manière rétrospective pour 5 Marie-José Mondzain écrit plus précisément : « Les dissensions possibles entre certains niveaux, comme par exemple le fait que le terme oikonomia puisse ici désigner les relations trinitaires ou bien la personne du Christ, et là l'artifice, la concession ou le mensonge pieusement finalisés, nous obligent à comprendre que nous avons affaire à l'opérateur conceptuel qui fonde une science du contexte, de l'opportunité et de l'art, en un mot : de l'adaptation de la loi à sa manifestation ou à son application dans la réalité vivante. Loin d'entériner la disjonction de la vérité et de la réalité, l'économie deviendra l'opérateur de leur réconciliation fonctionnelle.» Marie-José Mondzain, Image, icône, économie. Les sources byzantines de l’imaginaire contemporain., Seuil, 1996, p 31 6«En 1615 le Traicté de l'oeconomie politique de Montchrétien réunit pour la première fois sous son titre des notions traditionnellement isolées. Le projet d'associer l'examen des affaires domestiques (l'économie) et celles de l'État (la politique) est nouveau. L'invention sémantique cependant paraît bien fortuite. L'auteur l'oublie dans les six cents pages de son texte; le privilège royal obtenu le 12 août 1615 mentionnait d'ailleurs un autre intitulé : c'était le Traicté oeconomique du trafic. Cette rature est exemplaire. Les disciplines naissantes, on le sait bien, manquent toujours du vocabulaire pertinent.» Jean-Claude Perrot in Une Histoire intellectuelle de l'économie politique, p 63, Éditions EHESS, Paris, 1992. 7 «L'Économique de Xénophon, ce manuel du gentleman-farmer, écrit vers 375 av. J.-C.» dixit malicieusement Moses I. Finley. Voir : Économie et société en Grèce ancienne, La Découverte édit., 1984, p 146. 8 Essai sur la nature du commerce en général, éditions de l'INED, 1952, Paris - 4 - les historiens des doctrines « économiques » une évidence et cette évidence est partiellement présente, quoique « cachée », dans le titre même de l'Essai. Il y est en effet question de commerce, mais surtout de commerce en général.9 C'est en fait la nature générale du commerce et la généralité de son examen qui le rendent proprement politique. Peu à peu, la réalité du commerce, de l'échange marchand, sature la vie de la cité, de la nation. Le commerce - ou, comme l'on disait alors fréquemment, le traf(f)ic 10 - est dans sa généralisation11 et amplification constitutif de l'économie politique comme réalité empirique, participant de sa substance. Ce fut ensuite à l'économie politique comme discipline, pouvant enfin être ainsi nommée, de s'en saisir et de la mettre en forme. Mais cette mise en forme elle-même, par une sorte d'involution théorique où le ou les « marchés » sont des lieux logiques12 plutôt qu'observés et par le choix d'un vocabulaire « technique » qui l'ignore, a fait oublier jusqu'au mot même de commerce dans les manuels ou traités d'économie. Arrêtonsnous un instant sur cette disparition, car elle intéresse la question de la nouveauté. La production dissimilée ou le commerce masqué Si le commerce en général constitue le noyau central de l'économie, comme objet et comme discipline, en quoi serait-il actuellement légitime de la qualifier de nouvelle ? Manifestement, s'il y a nouveauté, elle ne se situe pas 9 « ECONOMIE ou ŒCONOMIE, (Morale & Politique.) ce mot vient , écrit Jean-Jacques Rousseau en 1755 dans la Grande Encyclopédie, de oikos, maison, & de nómos, loi, & ne signifie originairement que le sage & légitime gouvernement de la maison, pour le bien commun de toute la famille. Le sens de ce terme a été dans la suite étendu au gouvernement de la grande famille, qui est l'état. Pour distinguer ces deux acceptions, on l'appelle dans ce dernier cas, économie générale, ou politique; & dans l'autre, économie domestique, ou particuliere. Ce n'est que de la premiere qu'il est question dans cet article. Sur l'économie domestique, voyez PERE DE FAMILLE ». On voit ici que « général » est une manière de dire « politique ». Le texte complet de l'article, dont est extrait le passage ci-dessus, est disponible, comme aussi de nombreux autres textes classiques, économiques ou non, sur l’excellent site de Paulette Taieb http://www.taieb.net/auteurs/Rousseau/economie.html 10 Jean-Claude Perrot le fait remarquer [cf. note 6], le Traicté de l'oeconomie politique de Montchrétien portait aussi un second titre : le Traicté oeconomique du trafic. 11 On peut noter qu'en anglais le terme « domestic » connaît une extrême dilatation géographique puisqu'il concerne tout ce qui est interne à la nation. Sauf anglicisme avéré, comme l'affichage de « vols domestiques » pour « vols intérieurs » dans certains aéroports, le français ne va pas jusque là. 12 Sans doute l'École de Lausanne, avec Walras et Pareto, est-elle principalement à l'origine de cette « involution théorique », celle de « l'économie pure », déductive, pour laquelle l'équilibre général s'établit dans l'équivalent d'un marché boursier idéalisé. La théorie axiomatique de la valeur de Debreu, quasi « bourbakiste », en est un aboutissement. Sans porter de jugement sur cette manière d'envisager l'économie, constatons simplement que le commerce est alors implicitement conçu comme le face-à-face abstrait de l'offre et de la demande. Si abstrait et si implicite, que les mots même de commerce ou de commerçant sont hors lexique. De plus, que ce face-à-face ait lieu, pour la théorie, hors langue, hors commerce langagier, devrait aussi susciter l'étonnement. C'est ce que j'ai essayé de montrer dans mon article « Économie de la langue et langage de l'économie », Revue internationale de systémique, vol. 9, n° 5, 1995 et aussi dans « Pour une économie textuelle » disponible à l'adresse http://www.revue-texto.net. J'ajouterai ici que si la question de l'information est fortement évoquée par la théorie économique « critique » [information imparfaite, asymétrie, etc.], celle de la signification ne l'est pas, voire est considérée comme hors champ. Cet évitement est constitutif et témoigne d'une prise de position épistémologique. Si l'on suit l'éclairante tripartition de Jean Ladrière qui distingue les « sciences formelles », les « sciences empirico-formelles » et les « sciences herméneutiques », il est évident pour moi que la théorie économique néoclassique se situe dans la première catégorie. Tout aussi claire est alors la raison de l'évitement de la question de la signification, du sens, de la sémantique, qui conduirait à reconnaître si elle était abordée que l'économie est aussi une « science herméneutique », et donc une discipline, de droit, massivement non-formalisable, textuelle, sinon littéraire. Vade retro... - 5 - dans le constat ni dans la visée d'un ralentissement ou d'une dévalorisation sociale du commerce. Mieux encore, nous vivons une période historique où son amplification et généralisation à l'échelle mondiale est une réalité que la doctrine officielle nous présente comme nécessaire et comme souhaitable. Que dit d'autre l'O.M.C. ? Mais que disait d'autre le G.A.T.T. ? Les sigles changent, le commerce en général reste. Rien d'étonnant, dira-t-on, puisqu'il s'agit là d'organismes s'occupant explicitement de commerce. Oui, mais que sont donc d'autre les indicateurs « économiques » globaux, Production, P.I.B., Consommation, F.B.C.F. [investissements], Importations, Exportations, etc., sinon des indicateurs de flux commerciaux, mais masqués par la terminologie? Rappelons ici simplement, puisque tout le reste en procède, que la « Production » au sens de la Comptabilité Nationale est « mesurée » monétairement, à quelques détails secondaires près, comme totalisation des ventes de l'année, du commerce donc, de l'ensemble des entreprises du pays. Remarquons tout aussitôt que cela généralement n'est pas dit. L'emploi ambigu du mot, lié à l'oubli de ce contexte précis dans lequel la « Production » prend son sens et sa valeur numérique, conduit à un jeu rhétorique quasi-quotidien que je crois largement involontaire, mais qui n'est nullement innocent. Prenons un seul très bref exemple, mais significatif car répété mécaniquement à l'envi, extrait d'un article appelant à la réunion devenue fameuse de Seattle. L'un des signataires en était Peter Sutherland, dernier directeur général du G.A.T.T. mais aussi premier directeur général du W.T.O. [de l'O.M.C. en français]. Voici ce qu'il écrivait : « Stimulé par une libéralisation sans précédent, le commerce mondial continue de progresser plus vite que la production économique à l'échelon de la planète (...) »13. Comment pourrait-on comprendre que cette phrase ne signifie fondamentalement et laconiquement rien d'autre que : « Libéré de toute entrave légale et douanière, le commerce extérieur continue de progresser plus vite [que le commerce intérieur et donc] que le commerce total à l'échelon de la planète ». ? Ce qui dans une période d'élimination des obstacles14 précédents au libre commerce international apparaît comme une simple lapalissade. 13 Cette citation est extraite d'une tribune parue dans le Monde du 7 août 1998, Pour un sommet sur la mondialisation , dont les signataires étaient Peter D. Sutherland et John W. Sewell. 14 On remarquera que dans G.A.T.T. il était question de commerce (Trade) et de droits de douane (Tariffs), dans W.T.O. seul reste le commerce (Trade). - 6 - L'assimilation de la Production au Commerce exigerait du lecteur une interprétation qui lui fasse quitter le « contexte par défaut » où la Production trouve habituellement son sens, de manière déjà ambivalente, soit comme processus, soit comme résultat dudit processus (productions d'acier, d'automobiles, de logiciels, de coupes de cheveux, de perruques ou de tartes aux pommes, etc.), pour le contexte du comptable qui émet des factures libellées en euros ou en tout autre monnaie à l'adresse de ses clients. Ce lecteur pourrait alors comprendre que ce qui lui est dit, c'est qu'au niveau mondial, pour « l'internationale des comptables », la somme des montants des factures émises vis-à-vis des seuls clients des pays étrangers croît plus vite que le total général de toutes les factures. Or, qu'il soit pleinement volontaire ou non, ce jeu langagier conduit non pas à une assimilation entre Production et Commerce mais à son exact inverse : à leur dissimilation15 maximum ; comme s'il y avait la « production économique » et donc l'économie d'un côté et le commerce de l'autre. Rien de plus faux : sans commerce, sans enregistrement comptable et donc monétaire de ce commerce, sans factures, produire un indicateur numérique, scalaire, de la Production serait impossible. En réalité, « mesure » du commerce et « mesure » de la Production coïncident.16 Cependant, l'effet rhétorique de la dissimilation est certain en ce qu'elle induit chez le lecteur l'idée que la Production serait mesurable indépendamment de l'échange, non comme flux commercial « réel » hétérogène, voire hétéroclite, mais comme substance ou pâte homogène uniformément positive (utilité, valeur d'usage, richesse, etc.) dont la croissance ne pourrait qu'être désirée. N'est-ce pas finalement et généralement, audelà de l'exemple examiné, ce qui est dit et souvent cru, y compris par ceux qui le disent? Inversement, comprendre que la « croissance économique » est « mesurée » par la seule croissance monétaire d'un indicateur commercial est, il est vrai, un peu décevant. C'est peut-être ce que disent à leur manière les opposants à la « mondialisation réellement existante » en faisant valoir que certains flux 15 François Rastier, auquel je dois cette acception du mot, définit ainsi la dissimilation : « Actualisation de sèmes afférents opposés dans deux occurrences du même sémème, ou dans deux sémèmes parasynonymes ». Voir le glossaire associé à la plupart de ses ouvrages et en dernier lieu à Arts et sciences du texte, P.U.F, Paris, 2001. Moins techniquement, je dirais qu'il s'agit d'une opération de « discrimination du même ». Par exemple, la dissimilation permet de lire en contexte « un père est un père » non comme une tautologie, du type X est X, mais comme réaffirmation particulière, « compréhensive », du fait généralement attesté qui est qu'un père ne livre pas son fils à la police, serait-il un assassin. Dans le cas qui nous intéresse, tout conspire rhétoriquement pour inhiber la parasynonymie de production et de commerce et donc pour les dissimiler. Remarque : par construction, le langage du formalisme, contrairement au texte en langue, doit connaître la tautologie ou l'identité et ignorer la dissimilation des occurrences du même. Où qu'il soit dans la page, X est X. Lorsque, quoique de manière affaiblie car parfaitement codifiée, le formalisme cependant utilise la dissimilation, il est significatif que le trouble s'installe. Ainsi, quel débutant en programmation, antérieurement formé aux mathématiques, n'a pas été perturbé de devoir lire X = X + a, avec a ≠ 0? Très vite pourtant, appliquant la convention de lecture fondée implicitement sur l'itération calculatoire constitutive de l'informatique, il sait dissimiler X et X et lire, sans trouble, l'égalité précédente comme toujours équivalente à : Xi+1 = Xi + a. 16 Une illustration par défaut de la coïncidence entre « mesure » du commerce et « mesure » de la Production nous est fournie par l'existence de l'économie dite « souterraine », à savoir sans factures officielles, d'où une sous-estimation de la Production [ou du PIB qui en dérive]; ce qui ne signifie pas bien sûr que le commerce n'a pas lieu, mais simplement qu'il n'est pas spontanément repéré par la Comptabilité Nationale. - 7 - commerciaux sont de manière évidente socialement destructeurs, notamment pour l'économie vernaculaire, « informelle ». Dissimiler Commerce et Production serait alors un artifice langagier de dissimulation sans doute inconscient de cette évidence qui permet en particulier de faire passer un quasi truisme pour un enchaînement causal. Il suffirait ainsi de remplacer la banalité de « la croissance du commerce international accroît le commerce mondial » par « la croissance du commerce international est le moteur de la croissance (de la production) mondiale » pour lui donner l'allure d'une docte sentence « libérale », rhétoriquement et éthiquement opposable à tout contradicteur. Ainsi, le président Bush lors d'une conférence de presse tenue le 17 juillet 2001, la veille de son départ pour le sommet du "G8" à Gênes, n'hésitait pas à déclarer : « Si l'économie de nos pays ne connaît pas d'expansion, il sera très difficile aux pays africains de se développer. Je pense que les échanges commerciaux et les mouvements de capitaux de part et d'autre des frontières constituent le seul moyen de favoriser la croissance ».17 Si nous résumons par « assimilation » la pensée présidentielle, elle devient : « davantage de commerce dans « nos pays » entrainera davantage de commerce en Afrique à condition que ses frontières soient ouvertes ». Sans doute. Remarquons cependant en étant moyennement insolent que cette situation, que le président Bush appelle de ses voeux, ne serait en rien une nouveauté pour l'Afrique qui, sans parler du sinistre commerce « triangulaire », a largement contribué via « les échanges commerciaux et les mouvements de capitaux de part et d'autre des frontières » à l'expansion de « nos pays », mais n'a conduit les pays africains ni à la « croissance » ni « au développement ». Pourquoi en serait-il désormais différemment? Plus profondément, peut-être, cette dissimilation est aussi une dissimulation du fait qu'en économie la question de la valeur, même si elle ne semble plus préoccuper grand monde, n'est pas résolue et vraisemblablement qu'elle est principiellement insoluble. Prendre le nombre, le prix, là où il se trouve, dans le commerce, n'est pas mesurer, dans le sens où les physiciens l’entendent. C'est simplement enregistrer, comptablement et monétairement, une pratique éminemment mouvante, et substituer Production, Croissance ou Économie à Commerce n'y change rien, mais peut faire oublier que les fondations quantitatives de l'économie comme discipline sont bâties sur ce sable d'une réalité paradoxale, mais refoulée comme telle : d'emblée commercialement chiffrée, mais jamais scientifiquement vraiment mesurée.18 17 http://usinfo.state.gov/f1071902.htm. 18 L’emploi elliptique du mot croissance constitue selon moi un symptôme du refoulement de la question de la mesure dans le discours économique courant, politique (Bush) ou journalistique, comme technique : croissance et donc mesure de quoi ? Néanmoins, en économie comme ailleurs, on assiste régulièrement à un retour du refoulé. En particulier, cette question de la mesure réapparaît sous forme de controverses « savantes » à propos de l'emploi de tel ou tel expédient - 8 - De nouveaux systèmes d'actions ou le « retour » du commerce. Constater que l'apparition de l'expression « nouvelle économie » est contemporaine de l'affichage massif sur les écrans d'ordinateurs des entreprises et des ménages américains d'images et de textes via Internet et le WEB, la Toile, c'est constater sans doute davantage qu'une simple concomitance. Mon hypothèse est que l'émission-réception d'images et de textes, mais aussi de sons, est potentiellement créatrice de nouveaux « systèmes d'actions », notamment dans le champ du commerce. Avant d'examiner cette hypothèse, il est nécessaire de préciser la signification exacte qui sera donnée dans ce qui suit à la notion polysémique et souvent passe-partout de système. Systèmes, actions et opérations. Sera donc ici un système, tout ensemble formé d'éléments distincts auquel est associé un mode de coappartenance 19. Un mode de coappartenance particulier est lui-même défini par une action. On dira que l'action est sous contrainte du système, mais aussi que l'action co-définit et la contrainte et le système. Dans ce qui suit, deux types de systèmes auxquels correspondent deux types d'actions seront distingués : - les systèmes par assemblage, d'une part, auxquels correspondent des actions que nous nommerons, selon une distinction conforme, nous semble-t-il, à celle proposée naguère par Jean Ladrière, des opérations; - et les systèmes par parcours ou lecture, d'autre part, auxquels correspondent des actions au sens plein du terme. Tous les assemblages mécaniques, une fois réalisés, fournissent des exemples du premier cas; mais aussi tous les assemblages « informationnels » sous contrainte de programmes. En ce sens, la montre mécanique à l'ancienne en constitue un paradigme, mais la montre électronique moderne appartient à la même catégorie, comme aussi la « pascaline » ou l'ordinateur, au sens matériel comme logiciel. Ce sont des systèmes dont l'unité de fonctionnement résulte d'opérations d'assemblage. Que le langage informatique du plus bas niveau (le plus proche de la machine) soit l'assembleur n'est assurément pas fortuit. Relève, en revanche, d'un tout autre type de systèmes celui que construit le lecteur à partir des éléments affichés sur le cadran de sa montre ou sur son écran d'ordinateur. La pratique, techniquement parfois fort ingénieux mais scientifiquement et nécessairement non rigoureux (d'où les controverses), qui préside à la construction des indices de prix, de quantité, de productivité, etc. Pour un aperçu tranchant sur cette question voir l'article déjà ancien mais, selon moi, très actuel de Paul Chanier : « L'inexistence des indices dans le cas général et ses conséquences pour la théorie de l'équilibre », Economie apppliquée, n°1, 1977, ISMEA. 19 Cette formulation est un emprunt à Castoriadis qui définit ainsi l'information : « Une information effective est toujours une présentation -donc toujours une mise en image, et une image ne peut jamais être un atome, mais toujours déjà aussi mise en relation : elle comporte, indissociablement, des "éléments" (en nombre du reste indéterminé) et leur mode de coappartenance. » in Le monde morcelé. Les carrefours du labyrinthe III. SEUIL, Paris, 1990. Je ne crois pas que Castoriadis aurait objecté à ce détournement de définition qui revient à considérer que l'information effective est système. - 9 - co-appartenance des éléments de la lecture ne relève pas pour le sujet d'un d'assemblage mécanique, typographique, ni de la contrainte nécessaire d'un programme informatique, mais résulte de la visée et de la révision d'un parcours interprétatif, d'une attitude herméneutique - au sens profane et non transcendantal du terme - en un mot, ici, d'une action. Ainsi, par contraste, nous pouvons dire que les informaticiens agissent et que les ordinateurs opèrent. Illustration Pour illustrer ce que peut être une configuration interprétative, constitutive d’un système par lecture, l'exemple du slalom (figure 1) est, je crois, assez simple, connu de tous et éclairant. C'est par le parcours, l'action, que les « piquets » du slalom sont réunis comme un tout et c'est parce qu'il y a parcours et visée de tel parcours, et donc interprétationacceptation de telles règles, que ces piquets sont des contraintes, et telles contraintes. Slaloms A B C 1 B' D 1 2 3 3 4 4 figure 1 Dans le cas A, il n'y a a priori pas de système. Dans le cas B, en dépit de la simple juxtaposition et « discrétion » des piquets qui suggère leur indépendance, l'action du slalomeur [qui ici « skie à la souris » mais pourrait tout aussi bien « skier à l'oeil »] les réunit en un tout. Leur totalité forme pour lui une contrainte. L'absence, l'ajout ou le déplacement d'un seul piquet modifie les « propriétés » des autres piquets quant à l'action : tracé et vitesse du parcours sont modifiés, non pas localement au seul voisinage de tel piquet [2], mais globalement, comme dans le cas C. Cette solidarité local-global via l'action caractérise l'existence du système et « signe » l'appartenance d'un élément audit système. On peut bien sûr imaginer que les éléments du système ne soient pas explicitement matérialisés. C'est en général le cas dans la chorégraphie : danse, patinage ou défilé militaire. Ici, on ne doit cependant pas oublier le rôle de repère matériel joué par d'éventuelles et discrètes marques au sol ou par des signaux sonores - musicaux, le plus souvent. Mais, même objectivement absents, l'incorporation par les sujets de tels repères issus d'un apprentissage préalable, se signale par un parcours précis, car répétable, comme dans le cas B' dont la trace est identique à celle du cas B . (cette - 10 - identité n'est pas nécessaire pour attester d'un tel apprentissage, une approximation suffit, comme dans l'écriture manuscrite : infiniment variée, mais néanmoins généralement re-connue par qui sait lire) Le cas D signale un parcours, une action, indifférent au système potentiel, aux contraintes, ce qui revient au cas A et donc à l'absence de système. Dans ce dernier cas, on doit cependant s'interroger sur notre réelle capacité immédiate à considérer comme séparé et isolé ce que nous réunissons par notre perception qui est toujours irrépressiblement lecture, action d'interprétation, parcours, mise en relation de ce qui est disjoint mais aussi association de ce qui est présent avec ce qui est absent et non simple réception ou enregistrement passif d'un signal. En ce sens, une image20 aussi minimale soit-elle - une saillance ponctuelle sur un fond - est toujours un système, comme l'est bien sûr aussi, de manière autrement complexe, tout texte en langue, quelles qu'en soient la graphie ou la phonie. J'oserais dire, dans une perspective « gestaltiste », que ce qui sans doute est subjectivement premier dans la perception, c'est, non l'objectivité de la discrétion, mais l'association invisible, très faiblement énergétique et quasi-immatérielle, de ce qui matériellement est disjoint. Mais, en elle-même, cette quasi-immatérialité de l'action d'association ne dit rien sur la matérialité ou l'immatérialité de ce qui est associé. Par exemple, associer les étoiles de la « Petite Ourse » quelque part vers le nord dans le ciel, c'est réunir, par la perception, d'énormes boules de matière et d'énergie situées à des distances «astronomiques» les unes des autres et de nous. En revanche, associer leurs seules images ponctuelles dessinées au crayon sur une carte du ciel, c'est réunir, par la perception, quelques traces ténues de matière déposées au plus près de soi sur le papier par l'énergie comparativement quasi nulle du scripteur. Si l'on convient d'appeler « espace sémiotique » l'espace dans lequel se déploie cette action d'association où se construisent et se défont dynamiquement les systèmes par lecture [dont la proximité avec les Gestalten me semble extrême jusqu'à en être des avatars21], il apparaît que cet espace peut être celui de la matérialité la plus faible comme la plus forte. L'exemple ci-dessus l'illustre massivement. L'espace du slalom lui-même qui nous a servi d'illustration première peut être celui où s'exerce l'extrême légèreté d'un parcours du regard porté sur une feuille de papier à peine marquée de quelques signes ou celui d'un pilote de hors-bord surpuissant (ou tout ce que l'on voudra) traçant violemment sa route entre des bouées disposées à la surface de l'eau. Ce qui doit retenir toute notre attention, c'est la généralisation proprement politique de la situation d'interface homme-machine à une part toujours plus grande de la population de la sphère des pays développés, à la population de la Toile. On serait tenté de dire que l'écran de notre ordinateur en réseau est la paroi de notre moderne caverne où se projettent les ombres du réel. Mais il y a plus. Au delà de l'allégorie platonicienne, qui sans doute pourrait convenir pour la télévision, l'écran d'ordinateur n'est pas seulement un théâtre d'ombres face auquel nous sommes enchaînés, c'est aussi le lieu d'un complexe d'actions et d'opérations. 20 Anne-Marie Christin insiste très justement sur le probable caractère originairement visuel - iconique et non phonique de l'écriture. Ainsi, la capacité des hommes à organiser en système et à interpréter comme signes les points lumineux du ciel étoilé, premier écran de l'humanité, précèderait la transcription de la langue comme trace du sonore au visuel. Autrement dit, la capacité de lecture précéderait logiquement et historiquement celle de l'écriture. Voir : Anne-Marie Christin, L'image écrite ou la déraison graphique, Flammarion, collection « idées et recherches », 1995; et aussi : AnneMarie Christin, « Les origines de l'écriture », Le Débat, n° 106, sept-oct 1999, pp 28-36. 21 Pour un panorama très fouillé de l’actualité des thèmes du mouvement « gestaltiste », voir l’article de Victor Rosenthal et Yves-Marie Visetti, « Sens et temps de la Gestalt », Intellectica, 1999/1, pp 147-227. - 11 - Pour agir, face à et avec cet écran, nous utilisons les deux catégories de systèmes précédemment définis : les systèmes par assemblage et les systèmes par lecture. Mais, le plus remarquable est sans doute l'appartenance simultanée de certains « éléments » aux deux catégories de systèmes, participant donc à la fois aux actions et aux opérations. Cet entrelacement de systèmes, d'actions et d'opérations, est une sorte de généralisation et complexification d'une situation que nous vivons depuis longtemps lorsque, par exemple, pour sortir d'un immeuble nous appuyons sur le bouton où est inscrit le mot porte. En pressant le mot, après l'avoir lu, nous agissons sur ce qu'il désigne. Porte est un élément qui appartient au lexique du français, potentiellement à un système textuel, par lecture donc, mais, simultanément, le support matériel précis ainsi étiqueté, le bouton, est un élément du système électromécanique, par assemblage donc, qui a c t i o n n é entraîne une opération : l'ouverture de la porte. Or cette configuration est celle que connaît, incroyablement amplifiée, la population de la Toile qui lit, non plus seulement des mots, mais aussi des textes ou plus largement tout graphisme apparaissant sur les écrans d'ordinateurs, puis, passant d'un système par lecture à un système par assemblage, qui « clique22 » sur certains mots ou icônes jouant le rôle de « boutons » déclencheurs de toutes sortes d'opérations à toutes sortes de distances. Cette situation évoque irrésistiblement les pratiques magiques où l'incantation, l'écriture ou l'action sur des figures sont censées agir efficacement et non seulement symboliquement sur ce qu'elles désignent et qui n'est pas là, comme si actions et opérations coïncidaient. Plutôt qu'à la caverne du philosophe, c'est, si l'on en croit les interprétations de certains préhistoriens, à la grotte des hommes de Lascaux que l'on peut alors penser : en « cliquant » sur les bisons de nos écrans, nous pouvons réellement les tuer ! Cependant, comme nous ne croyons pas à la magie, nous savons bien qu'il n'y a là rien d'immatériel, que l'affichage et l'impression d'images, de textes ou la production de sons par notre très matériel terminal implique à son tour en amont et en aval la matérialité électronique ou photonique de l'envoi de fichiers informatiques depuis et vers une source distante comme aussi la matérialité physique des supports et des modes de transmission. Nous sommes là dans le monde de l'assemblage des systèmes techniques, dans celui des opérations. Transposée dans le monde économique, celui du commerce, cette pseudomagie, pseudo car réellement efficace, via l'écran redéfinit en particulier d'une 22 Que l'opération soit déclenchée par un "clic" de souris, par commande vocale ou tactile ou encore par une entrée au clavier est in fine techniquement équivalent. Il n'est pas certain que psychologiquement l'équivalence soit strictement conservée entre tous ces modes. En particulier, si minimal soit-il, le passage par le clavier n'est pas de l'ordre de la simple désignation infantile où il suffirait de montrer ou de dire pour avoir par magie ce que l'on désire. - 12 - manière radicale le catalogue, comme support de lectures possibles, ce qui n'est pas nouveau, mais aussi, là est la nouveauté, comme lieu de déclenchement immédiat d'actions, d'opérations, de rétro-actions, et de rétro-opérations à distance : commande, fabrication, facturation, paiement, livraison, etc.. En vérité, cette immédiateté temporelle et spatiale est relative à nos seuils de perception ordinaires de ce que sont rapidité et lenteur de déplacement, vitesse donc, et ne vaut pleinement, de bout en bout, jusqu'à la livraison, que pour les « biens numériques », mais à des degrés divers elle peut modifier tout le processus de production du commerce. Sur ce dernier point, je rejoins la première des « 7 thèses sur l'économie de marché à l'âge du commerce électronique » que Philippe Lemoine énonce ainsi : « Après avoir transformé les usines, après avoir pénétré les bureaux, les technologies d'information bouleversent aujourd'hui l'univers de l'échange23.» Qu'il y ait à considérer l'échange, le commerce, le trafic, non pas comme externe à la production entendue comme processus de fabrication, mais bien comme un moment de la production à part entière, susceptible d'être techniquement modifié au même titre qu'un processus industriel me semble en effet être une évidence qui avait été un peu oubliée. L'intégration de la Toile comme nouvel « intrant » potentiel du commerce et donc de la production nous le rappelle. La question en débat est de savoir si cette potentialité s'est actualisée jusqu'à faire naître une véritable « nouvelle économie » ou un « nouveau commerce » ou s'il ne s'est agi que d'un feu de paille brutalement soufflé par l'éclatement des « bulles spéculatives ». Manifestement, le vent qui s'en est ensuivi est porteur de scepticisme et la lucidité est maintenant accordée à qui ne voyait rien de nouveau quand l'engouement était maximum. Risquons à notre tour le pronostic inverse en affichant notre scepticisme sur ladite lucidité ; peut-être en situant la nouveauté comme nouveauté statistiquement naissante, peu et mal repérée24, mais porteuse de modifications déjà visibles . Retour sur la matérialité et l'immatérialité Très schématiquement, pour résumer ce qui précède et revenir enfin à la question initialement posée, celle de la matérialité ou de « l'immatérialité » de 23 La nouvelle économie et ses paradoxes. Cahiers Laser n°3, p 168. Texte disponible sur le site http://www.00H00.com. Philippe Lemoine est président du G.I.E. Recherche Haussmann, éditeur des cahiers Laser, mais aussi membre de la direction des Galeries Lafayettes à Paris. 24 Le rapport du groupe de travail sur « l’observation statistique du développement des technologies de l’information et de la communication et de leur impact sur l’économie » du Conseil National de l’information statistique (CNIS, n° 63, février 2001) propose néanmoins des pistes pour un tel repérage statistico-économique. Cependant, sans adhérer nécessairement à ses motifs, nous ne pouvons qu’être en accord avec les conclusions du commentaire officiellement adressé par le MEDEF au rapporteur du groupe pour constater que « la rédaction [du rapport], pour terminée qu’elle soit, ne peut être considérée comme achevée. »(lettre du 9 janvier 2001, insérée en annexe dudit rapport). Or, comment identifier et juger de l’existence d’un flux marchand si la nomenclature qui pourrait le désigner est absente ou nonpertinente? comment de plus objectiver son importance économique si, connaissable via un système comptable, il n’est pas ou n’est que très partiellement valorisé? En résumé, comment parler dans un tel référentiel de ce qui n’est pas ou mal nommé et/ou partiellement gratuit ? - 13 - l'économie de la Toile et de la « soutenabilité », nous pouvons nous représenter la configuration « entrelacée » des systèmes par lecture et des systèmes par assemblage, des actions et des opérations, fortement caractéristique selon nous de l'Espace de la Toile, comme suit : Espace de la Toile sons parcours interprétatif textes zone d'opération osi : 1 à 7 osi : 1 à 7 zone d'action couche sémiotique images zone d'opération couche sémiotique zone d'action systèmes par lecture machine systèmes par assemblage interface machine interface homme interprétatif images sons textes sémantique interface sémantique parcours homme systèmes par lecture figure 2 Les actions s'engendrent au contact et par interprétation itérative, récursive, d'une « couche sémiotique » locale. Ces actions productrices de sens peuvent n'avoir d'autre effet que le changement d'état de l'agent lui-même, comme lecteur de textes, d'images fixes ou animées, auditeur de paroles ou de musiques, etc. Mais, le plus souvent, ces actions dans un temps second déclenchent des opérations génératrices de modification d'état de la couche sémiotique locale comme distante. Ces opérations déléguées par l'agent aux machines du réseau, de la Toile, via les protocoles de communication de type OSI25 - dont le protocole TCP/IP d’Internet est une variante - quoique « sémiotiques » pour leur part « émergée » de l'interface hommemachine, sont pleinement matérielles et donc énergétiques. Le qualificatif d'immatériel appliqué à l'économie de la Toile constituerait donc, à tout le moins, un 25 Le modèle O.S.I. (Open Systems Interconnection) permet d'établir la connexion entre systèmes informatiques hétérogènes. Il repose sur un découpage du processus de transmission de données entre machines distantes en 7 couches : physique, liaison, réseau, transport, session, présentation, application. A chaque couche est associé un protocole qui permet au système récepteur d'assurer pour cette couche la bonne transformation pour une bonne lecture des données adressée par le système émetteur. Le modèle O.S.I. ne connaît pas stricto sensu de couche sémiotique, il assure simplement la réplication à distance de son intégrité physique. L'interprétation des textes, des images, des sons est une action, humaine donc, même si elle peut être informatiquement assistée. Il n'est que de lire les résultats des prétendues « traductions automatiques » qui, hors cas très limités, très peu « textuels » et préalablement codifiés, ne sont généralement que galimatias fastidieux pour s'en assurer. Parler de traductions à leur propos, c’est faire injure au métier et à ceux qui l’exercent. Proto-traductions pourraient mieux convenir. - 14 - abus de langage. Tout comme il serait abusif de considérer que les étoiles de la voûte céleste relèvent de l'évanescence. Mais dans les deux cas, la matérialité, forte comme faible, échappe à l'appréhension immédiate, ce qui sans doute explique la persistance et l'apparente pertinence dudit qualificatif d'immatériel. Tout se passe comme si la figure ci-dessus était réductible à un dialogue homme-homme par disparition du « système par assemblage », attestant ainsi du succès de la recherche de transparence par ses concepteurs, à la version « allégée » suivante : Espace de la Toile images sons zone d'action parcours interprétatif textes couche sémiotique couche sémiotique zone d'action parcours interprétatif images sons textes sémantique sémantique homme homme systèmes par lecture systèmes par lecture figure 3 Cette configuration s'apparente à un échange épistolaire ou vocal entre deux correspondants distants où sont « aristocratiquement » oubliés les services postal ou téléphonique et la très réelle matérialité du capital et du travail qu’ils impliquent. - 15 - Dans une version ultime, l'allégement est celui du soliloque, de l'écoute, de l'écriture et de la lecture solitaires : Espace de la Toile parcours images interprétatif sons textes couche sémiotique zone d'action sémantique homme systèmes par lecture figure 4 Or, n'est-ce pas ainsi que chaque acteur de la Toile se voit agissant? En réseau, mais seul : en état de dépendance sociale extrême, mais apparemment replié sur son seul monde privé. Cette situation paradoxale n'est pas nouvelle dans son principe, c'est celle du lecteur - dont déjà le scripteur -, de l'interprète, de l'herméneute : seul, mais convoquant sans limite a priori la situation « pragmatique » immédiate de son action comme aussi la société, son histoire et sa culture, telles que pour lui elles existent. Ensemble que François Rastier rassemble sous le nom d'entour, sans lequel aucune interprétation ni production de sens ne sont possibles. Cette convocation de l'entour, ou plus précisément la production de sa part sémiotique, est un processus d’activation interne au sujet qui se souvient, met en jeu son apprentissage préalable, celui, par exemple, lourdement social et historique de son alphabétisation, mais il lui est aussi externe. Lorsqu'un texte ou une image résistent à l'interprétation, un autre texte ou une autre image permettent le plus souvent de lever l'indétermination ou d’en faire varier l’interprétation initiale. La Toile peut ainsi être considérée comme une machine à créer ad libitum de l'entour sémiotique potentiel pour et par un sujet que nous pouvons alors légitimement nommer, au-delà du seul jeu de mot, un herménaute. Les actions et opérations d’un agent ainsi situé dans son entour, prenant appui sur des « systèmes par - 16 - assemblages » toujours plus allégés26 pour se construire dans une légéreté de toujours des « systèmes par lecture », suggèrent qu’une économie « soutenable », quoique toujours minimalement matérielle jusques et y compris dans l’implantation logicielle, est techniquement imaginable. Pour que socialement elle le soit, la figure de l’herménaute devrait elle-même être généralisée bien au-delà de la Toile pour nous faire accéder non pas à une impossible « économie immatérielle » d’individus sans corps, ni à la virtualité humainement inactualisable d’une « économie de l’information » - au sens informatique du terme, celui qui vaut pour les interfaces machines-machines - mais à l’actualisation d’une économie fortement sémiotique s’appuyant sur une matérialité faible . Et, quels que soient nos doutes sur la scientificité de ce que « mesure » exactement la Production ou le P.I.B., constater un « découplage » entre les variations du P.I.B. et celles des intrants-extrants matériels et énergétiques de l’économie des « pays développés »27 suggère que nous assistons peut-être à une valorisation monétaire croissante de la part sémiotique de ces économies relativement à la part physique de leur substrat matériel. Cependant un « découplage » d’une autre ampleur, absolu et non pas relatif, un véritable « décrochage » est attendu pour pouvoir parler de « nouvelle économie » au sens où nous l’entendons. Pour le constater, une « révolution » technique, si prometteuse et novatrice soit-elle, est en elle-même insuffisante. Une mutation de notre « imaginaire social », au sens de Castoriadis, est requise qui n’institue pas comme norme collective la demande de toute-puissance d’une conquête matérielle infinie28, mais celle d’une exigence artistique, esthétique, scientifique, culturelle en un mot, qui serait sans bornes assignables, car fondée sur une transformation de notre espace 26 Nous n’ignorons pas la composante matérielle, notamment chimique, des TIC. Il serait instructif de disposer d’un « bilan écologique » précis des effluents amonts et avals de ce secteur pour juger de son éventuelle progressive innocuité. Ce qui est très difficile. Néanmoins, la miniaturisation et l’utilisation de « courants » de plus en plus faibles sont une caractéristique de sa pente technique qui nous semble aller clairement dans le sens d’une « soutenabilité » croissante. L’apparition de nouveaux types d’écrans ou papiers électroniques (E-Ink, Gyricon,..) légers, sans limites de dimension, chimiquement « propres », très peu consommateurs d’énergie, est constamment annoncée comme imminente. Espérons que nous irons au-delà de la promesse. 27 L’indicateur « d’intensité énergétique » défini comme rapport entre la consommation intérieure brute d’énergie en TEP, « tonnes équivalent-pétrole », et le P.I.B. exprimé en millions d’euros constants est passé au niveau mondial de 506,2 en 1992 à 464,7 en 1998. Cette moyenne dissimule de grandes variations selon les pays. Ainsi, l’indicateur en 1998 est-il de : 196,6 pour le Japon, 235,5 pour l’Union européenne, 426 pour l’Amérique du Nord, mais de 2215,4 pour la Russie. Sous réserve de fiabilité des données, les progrès de la Chine sont spectaculaires passant de 2216 en 1992 à 1472,2 en 1998. Cependant, en supposant que la planète tout entière aligne sa consommation de TEP par habitant sur celle de l’UE (6% de la population mondiale, mais 15% de la consommation d’énergie), cette consommation serait multipliée à population constante par un facteur 2,5 environ. Source : Commission européenne, Direction générale de l’énergie. 28 Dans son « Plaidoyer pour l’avenir », Pascal Colombani, s’adressant à ses collègues du CEA et commentant avec scepticisme la « sortie du nucléaire » de l’Allemagne, écrit : « Personne, en effet, ne peut sérieusement affirmer qu’à terme, le développement des énergies alternatives et des économies d’énergie puisse compenser la disparition de production nucléaire, sauf, bien entendu, à refuser en bloc tout développement et à en accepter les conséquences sur les équilibres de la société ». Que Pascal Colombani soit administrateur général du CEA et physicien de formation n’explique que très partiellement sa position. Elle participe en réalité d’un « imaginaire » très largement partagé sur ce que doit être « tout développement » possible. En Allemagne, autant sinon davantage qu’ailleurs, la puissance en général et la puissance énergétique disponible par habitant en particulier est concrétement vécue comme une quasi mesure indirecte du « développement » ou du « bien-être ». Or, quitter un tel imaginaire est une condition nécessaire pour assurer la cohérence entre l’intention affichée de soutenabilité et l’action. Sauf « à refuser en bloc » les arguments d’insoutenabilité du nucléaire, la position de Pascal Colombani, qui est celle de la France officielle, n’est en réalité pas plus tenable à terme que la position allemande. Ce terme peut être simplement - si tout va bien ! - un peu plus lointain. - 17 - sémiotique via une inscription physique délibérément minimale. Cet espace d’action pourrait être celui d’une économie réellement nouvelle, car généralisable, éthiquement transmissible, « soutenable » et de surcroît susceptible d’offrir du sens. Une fois de plus, mais avec quelque raison, nous pourrions alors nommer « nouvelle frontière » ou « nouvelle marche » un tel espace. Conclusion : pour une éducation à « l’inutile ». « Mis sur le pied de l’ingénieur je deviens, aussitôt, secondaire : si préférable était une situation à part. A quoi bon trafiquer de ce qui, peut-être, ne doit se vendre, surtout quand cela ne se vend pas ». Mallarmé.29 L’homme ne vit pas que de signes et souvent le commerce du signe et du sens le plus subtil ne nourrit pas son homme. Lucidement, le poète nous l’a fait savoir. Mais, si l’espace terrestre est notoirement limité et consumable, l’espace sémiotique est sans limites connues et, sinon inusable, du moins grâce à l’ingénieur, potentiellement réplicable sans limites de distance, à des coûts physiques comme financiers et en des temps toujours moindres. Or, nous le voyons déjà, la dynamique du capitalisme du XXIème siècle ne devrait le céder en rien à celle des deux siècles qui viennent de s’écouler. Orienter sa course dans une direction de moindre risque est donc crucial car vital. En jouant sur son opportunisme calculateur, détourner politiquement le capitalisme de son cours historique spontané, celui de l’expansion matérielle ou énergétique, et canaliser cette poussée irrépressible vers un espace de légéreté sémiotique constituerait une révolution30 véritable. Mais, répondre au « que faire ? » n’est pas répondre au « comment faire ? ». Comment faire de la terre entière d’assidus lecteurs ou glosateurs de Mallarmé et ainsi ex post sa richesse serait sans doute trop demander. Cependant, constater l’engouement, l’addiction parfois, que l’image, le son ou, plus rarement aujourd’hui, le texte écrit suscitent nous suggère que l’aristocratique, plus qu’amer peut-être, « à quoi bon trafiquer…surtout quand cela ne se vend pas » n’est sans doute pas à généraliser pour toute production sémiotique réplicable. Le risque plutôt inverse serait que l’économie de la réplication liée à sa numérisation, dont l’économie de la Toile est un avatar, ne sature notre temps sémiotique et n’exclue du marché l’économie de la création. L’affligeante 29 « Quant au livre », Oeuvres complètes, éditions de la Pléiade, Gallimard, p 378. 30 Rappelons ici, pour dissiper toute illusion ou équivoque, que le « socialisme » n’était conçu, dans sa perspective « marxiste-léniniste » que comme un processus d’accélération du cours « spontané » du capitalisme vers le « communisme », et non à proprement parler comme une révolution ; d’où la fascination de Lénine pour Taylor ou les comparaisons de « performance » en tonnes d’acier ou de coton entre les Etats-Unis et l’URSS, qu’elles soient le fait de Kroutchev ou symétriquement celles, parfois inquiètes dans les périodes de "rattrapage" soviétique, de Rostow. En conséquence, étendre au feu « socialisme réellement existant » le qualificatif de « capitaliste », certes d'Etat, nous paraît pleinement fondé : en théorie comme dans les faits. - 18 - uniformité maintenant mondialisée de cette réplication du même d’où naissent les « stars », les « vedettes », les « standards » internationaux et - grâce aux barrières juridiques habilement dressées - par les économies d’échelle qu’elle permet, la situation de rente des oligopoles, la richesse scandaleuse de leurs dirigeants et de leurs actionnaires, est cela même qu’il nous faut combattre. La demande de variété sémiotique dans tous les domaines est à éduquer. Elle ne doit cependant pas être restreinte aux seuls « numérisable » ou « entoilable 31 », mais être étendue à tout domaine sémio-esthétique envisageable : paysager, jardinier, gustatif, architectural, langagier, textuel, littéraire, iconique, musical, plastique, etc.; comme aussi mathématique ou scientifique. En bref, contre l’époque du formatage instrumentalisé et technicisé des individus aux seuls « besoins de l’entreprise », il s’agit à l’inverse de placer au tout premier rang des préoccupations politiques l’éducation à la jouissance et à la production finales de l’inutile, d’inviter à l’écriture et à la lecture non destructives d’un monde « participable », susceptible d’être parcouru pour créer du sens. Utopie ? Oui, assurément, mais à l’inertie du « réalisme » qui en réalité ne nous mène nulle part, nous ne pouvons qu’opposer la dynamique d’un imaginaire instituant notre sortie de l’impasse « insoutenable » dans laquelle imprudemment et collectivement nous nous sommes engagés. Y sommes-nous prêts ? 31 Je propose ce mot de mon idiolecte en espérant qu’il se propage, tout comme « entoiler » et « entoileur » déjà attestés en sociolecte sinon en langue. - 19 -