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Nouvelle économie, Toile
et
soutenabilité
(paru dans le n° 87 de la revue Terminal, aux éditions de l’Harmattan, en 2002)
Pierre Dumesnil
GET-INT, Département LFH
9, rue Charles Fourier
91011 EVRY cedex
Introduction
Depuis près de deux siècles, « le projet capitaliste de l'expansion illimitée!» -
!selon la formulation frappante de Cornelius Castoriadis - s'est réalisé sans que l’on
prenne véritablement en compte les bornes naturelles de sa «!soutenabilité!».
Corrélativement, cet oubli des limites physiques de l'expansion s'est accompagné
d'un oubli comptable massif!: l’oubli d'une dotation aux amortissements et du
financement des «!investissements de remplacement!» qui auraient leur
correspondre. A l'évidence, la constante omission dans nos livres de comptes de cette
double écriture anticipatrice allège les coûts ou charges du présent, mais se paie d'un
alourdissement, parfois brutal, des coûts à venir et va jusqu'à compromettre, au pire
irréversiblement, toute production future. Or, après inventaire, l'état actuel de la
planète nous signale que ce futur est déjà notre présent. L'accumulation des gaz à
effet de serre, l'érosion sans retour de la diversité du vivant, l'avancée des déserts, les
pollutions diverses, etc. sont autant de symptômes inquiétants de dégradation hérités
de notre insouciance passée. Exténuée par l’oubli physique et financier de sa
nécessaire restauration, de son amortissement, ou de son ménagement, la Nature, loin
d'être infiniment résistante ou artificiellement «!substituable!» et moins encore
impunément destructible, ne soutient plus l'échange1 avec l'Humanité qu'à un niveau
sans cesse affaibli de viabilité. Nous héritons maintenant des effets de la
«!préférence pour le présent!» du passé qu'à notre tour nous transmettons à nos
descendants, non pas corrigés, mais amplifiés des conséquences de nos actuelles
1 Traduire « sustainable development!» par «!développement soutenable!» semble être faire un anglicisme, sauf si l'on se
souvient qu'en bon français un joueur soutient un échange (au tennis), un chanteur une note, un auteur une thèse, etc.. Est
soutenable dans ce contexte ce qui résiste dynamiquement dans l'action : au jeu de l'adversaire, à la fatigue, à la contre-
argumentation. Résister au caractère insoutenable de l’inégalité intragénérationnelle, de la destruction de la nature et
donc de l’inégalité intergénérationnelle qui en résulte me semble en effet être l’exigence centrale du rapport Brundtland,
«!Our common future!», qui a popularisé la notion de soutenabilité. (PNUD, 1987).
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décisions. Car, rien n'indique que notre éthique de la transmission prendrait
maintenant sérieusement le pas sur notre souci de l'instant. Tout au contraire,
l'invocation compulsive du Marché comme tel, désigné comme régulateur
automatique, bienveillant, anonyme et optimal de nos choix et la demande pressante
de son extension effective à l'ensemble du Monde et des «!choses!» apparaissent
comme un appel généralisé à l'irresponsabilité politique. Mutatis mutandis, cette
invocation n'est pas sans rappeler celle naguère et ailleurs toute-puissante de
l'infaillibilité du Parti2. L'opportunisme du quotidien, celui des marchés financiers
comme celui du consommateur de supermarchés, est érigé en vertu. S'y opposer
serait dérégler la merveilleuse Machine. Son legs a pourtant de quoi nous inquiéter
qui, outre un état dégradé de la nature, comprend aussi et surtout, car insidieusement
séductrice, la visée illusoire, mensongère et finalement démagogique d'extension à
l'ensemble de la planète, c'est-à-dire vraisemblablement à neuf milliards d'habitants
d'ici cinquante ans, des normes de vie actuelles ou actuellement anticipées qui sont
ou seront celles des riches des pays riches. Cette transmission, physique comme
imaginaire au sens fort, socialement instituante, est à tous égards explosive,
proprement insoutenable.
Or, c'est dans cette sombre perspective qu'est apparue la nouveauté
a priori dérisoire d'une prétendue «!nouvelle économie!». Au-delà de la dérision,
serait-elle néanmoins suffisamment nouvelle et moins illusoire qu'elle ne paraît
jusqu'à nous éclaircir ne serait-ce que faiblement l'horizon? ou ne s'agit-il vraiment
ou ne s'est-il agi que d'un slogan? Mais, tout d'abord, de quoi nous parle-t-on ou
nous parlait-on? Il est notoire que l'expression est née aux États-Unis. Il n'est pas
certain cependant que sa version française traduise fidèlement « new economy!»,
formulation qui, pour un Américain se souvenant de Kennedy, renvoie à «!new
frontier!», et donc à cette zone frontière mobile et indécise des conquêtes territoriales,
proche de ce qu'en français militaire on appelle une «!marche!». Après l'époque de la
« marche » vers l'Ouest et du massacre des Indiens, puis celle encore guerrière de la
N.A.S.A. vers l'Espace, viendrait le temps enfin pacifique de la conquête d'un
nouveau territoire, «!immatériel!» cette fois, celui de la Toile3. Il est sûrement trop tôt
2Parmi les effets «!collatéraux!» de l'implosion du système soviétique figure la disqualification a priori de l'idée même de
planification. Or, ce qu'il convient assurément de disqualifier c'est la planification pseudo-démocratique, bureaucratique,
celle qui, entre mille autres aberrations, a « programmé » en toute irresponsabilité politique la quasi-disparition de la mer
d'Aral et la stérilisation de tous ses alentours. Mais, osons dire qu'au-delà des oppositions dogmatiques, la dévolution des
questions politiques les plus lourdes, engageant le long terme, aux prétendus automatismes calculatoires de l'économie,
qu'ils soient ceux centralisés du Gosplan ou ceux décentralisés du Marché, peut conduire à des résultats empiriquement,
et non seulement théoriquement, plus voisins qu'on ne le dit. L'état globalement pitoyable de la planète le montre.
3 Le discours de Gray Davis, Gouverneur de Californie, accueillant en juin 2000 la convention démocrate lors de la
campagne des présidentielles américaines, illustre de manière claire cette proximité rhétorique entre «!new economy!» et
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pour juger du caractère totalement pacifique de cette nouvelle conquête, surtout si
l'on se souvient qu'Internet4 a pour ancêtre un projet militaro-scientifique de la
D.A.R.P.A. [Defense Advanced Research Project Agency], discrètement «!civilisé!»
sous le nom d'Arpanet, réseau expérimental au États-Unis en 1969 dans un
contexte d'affrontement avec l'U.R.S.S. Quant à son immatérialité, elle est pour le
moins ambiguë. Sans que l'étonnant chaos de la production et distribution
d'électricité vécu par la Californie puisse être expliqué par le seul accroissement de
ses besoins, il permet néanmoins d'illustrer par l'absurde le fait que cette éventuelle
nouvelle économie a aussi comme l'ancienne une assise physique. Pourtant, au delà
des seuls États-Unis, semble s'amorcer une accélération de la décrue relative du
contenu matériel et énergétique des marchandises, du «!découplage!» partiel entre le
physique et l'économique. Or, dans un monde qui commence bien tard à s'inquiéter
des « externalités négatives » héritées de sa frénésie transformatrice passée et
présente, l'émergence d'une économie allégée, frugale ou sobre, sinon immatérielle, et
donc potentiellement équitable parce que généralisable, serait une excellente nouvelle
pour nos contemporains et davantage encore pour nos descendants. Est-ce ce à quoi
nous pourrions assister? Nous aimerions le croire. Mais, avant d'affronter cette
question, que le lecteur accepte quelques détours et leur étrangeté apparente.
Variations sémantiques de l’économie
Se poser la question d'une hypothétique «!nouvelle économie!»
implique que l'on sache, avant de parler de nouveauté, ce que recouvre la notion
même d'économie. Or, sans aller trop profondément dans l'analyse linguistique, on
peut déjà remarquer que tout mot isolé, hors contexte, est potentiellement
polysémique, celui d'économie comme tout autre.
Il y a tout d'abord la signification grecque, première, de l'économie
comme gestion domestique ou gestion du domaine . A oïkos pour le grec auquel le
français emprunte tous ses préfixes en éco-, correspond domus en latin auquel le
français emprunte tous ses préfixes en dom-. Dire économie domestique est alors un
« new frontier!», comme aussi aux États-Unis la positivité du nouveau (new, dont je souligne les occurrences ci-après)
comme tel : "Welcome Democrats and Welcome America to a state that - for 150 years - has captivated the world's
imagination, from the gold rush to the silver screen to the Silicon Chip. Millions have come here to find their fortune. They
stayed and invented the future. Here, 40 years ago, Democrats gathered to pass the torch to a new generation. Today,
we're proud to pass that flame to the first President to be elected in the 21st Century- Al Gore. We remain the new frontier
President Kennedy envisioned here. And our party still embodies the spirit of service and duty he called to life. Now, we
stand at the dawn of a new century. In the heart of the new economy. In the state that personifies the new moderate
direction in American politics."
4 Je néglige volontairement une interprétation la plus souvent donnée à la notion de «!nouvelle économie!» comme une
sorte de retour, après la période 1973-1995, à ce que l’on a appelé pompeusement en France «!les 30 Glorieuses!»
(Fourastié). Car, ainsi que l’écrit Jack E. Triplett la «!nouvelle économie!» (ne serait alors que) «!l’ancienne-ancienne
économie!» qui dominait pendant les 25 années qui ont suivi la deuxième guerre mondiale. Communication à la 9ème
conférence sur la comptabilité nationale, «!Comment mesurer la nouvelle économie!?!», Paris 21-22 novembre 2001.
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pléonasme. De manière dérivée, économie peut aussi signifier organisation, voire
bonne organisation, celle que met en place le bon gérant, le bon économe. Plus
largement, on peut aussi parler de l'économie d'un texte, d'un paysage, du vivant, etc.
Dans un contexte religieux, en passant par Byzance et à nouveau par le grec,
l'économie (oikonomia) est un terme d'une extrême plasticité sémantique, pivot du
dispositif rhétorique de la théologie permettant, paradoxalement, de rendre compte de
l'indicible, de l'inconnaissable, des mystères du divin5. Peu ou prou, toutes ces
significations subsistent.
Cependant, hors contexte spécifié, c'est-à-dire dans le contexte par
défaut qui est le nôtre, celui de citoyens ordinaires des pays de l'OCDE, économie
est actuellement compris comme la forme abrégée d'économie politique. Or, on le
sait, ce contexte par défaut est une construction culturelle et historique relativement
récente. En témoigne, entre autre, la très faible fréquence d'emploi de cette
expression, pourtant audacieusement inventée par Montchrétien6 dès 1615, jusqu'au
milieu du XVIIIème siècle. Pour l'élite éclairée de ces époques, imprégnée de culture
humaniste, lisant le grec, connaissant par exemple l'Économique de Xénophon7,
l'économie politique est encore un oxymoron, une contradiction dans les
termes!:!l'oïkos n'est pas la polis ; le domaine n'est pas la cité.
Économie politique et commerce
Pourquoi ces détours étymologiques pour parler de «!nouvelle
économie!»? C'est parce que je crois éclairant pour spécifier ce qu'est l'économie de
quitter notre moment historique, celui de sa trop grande évidence, pour retrouver les
mots qui antérieurement la désignaient. Ainsi, en 1755 encore, près d'un siècle et
demi après Montchrétien, dans son justement célèbre «!Essai sur la nature du
commerce en général!»8, à aucun moment Richard Cantillon n'utilise le mot
économie, pas plus qu'il n'apparaît dans les titres des ouvrages des auteurs qu'il cite.
Que Cantillon traite d'économie politique est pourtant de manière rétrospective pour
5 Marie-José Mondzain écrit plus précisément : «!Les dissensions possibles entre certains niveaux, comme par exemple
le fait que le terme oikonomia puisse ici désigner les relations trinitaires ou bien la personne du Christ, et l'artifice, la
concession ou le mensonge pieusement finalisés, nous obligent à comprendre que nous avons affaire à l'opérateur
conceptuel qui fonde une science du contexte, de l'opportunité et de l'art, en un mot : de l'adaptation de la loi à sa
manifestation ou à son application dans la réalité vivante. Loin d'entériner la disjonction de la vérité et de la réalité,
l'économie deviendra l'opérateur de leur réconciliation fonctionnelle.» Marie-José Mondzain, Image, icône, économie.
Les sources byzantines de l’imaginaire contemporain., Seuil, 1996, p 31
6«En 1615 le Traicté de l'oeconomie politique de Montchrétien réunit pour la première fois sous son titre des notions
traditionnellement isolées. Le projet d'associer l'examen des affaires domestiques (l'économie) et celles de l'État (la
politique) est nouveau. L'invention sémantique cependant paraît bien fortuite. L'auteur l'oublie dans les six cents pages de
son texte; le privilège royal obtenu le 12 août 1615 mentionnait d'ailleurs un autre intitulé : c'était le Traicté oeconomique
du trafic. Cette rature est exemplaire. Les disciplines naissantes, on le sait bien, manquent toujours du vocabulaire
pertinent.» Jean-Claude Perrot in Une Histoire intellectuelle de l'économie politique, p 63, Éditions EHESS, Paris, 1992.
7 «L'Économique de Xénophon, ce manuel du gentleman-farmer, écrit vers 375 av. J.-C.» dixit malicieusement Moses I.
Finley. Voir : Économie et société en Grèce ancienne, La Découverte édit., 1984, p 146.
8 Essai sur la nature du commerce en général, éditions de l'INED, 1952, Paris
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les historiens des doctrines «!économiques!» une évidence et cette évidence est
partiellement présente, quoique «!cachée!», dans le titre même de l'Essai. Il y est en
effet question de commerce, mais surtout de commerce en général.9 C'est en fait la
nature générale du commerce et la généralité de son examen qui le rendent
proprement politique. Peu à peu, la réalité du commerce, de l'échange marchand,
sature la vie de la cité, de la nation. Le commerce - ou, comme l'on disait alors
fréquemment, le traf(f)ic 10 - est dans sa généralisation11 et amplification constitutif
de l'économie politique comme réalité empirique, participant de sa substance. Ce fut
ensuite à l'économie politique comme discipline, pouvant enfin être ainsi nommée, de
s'en saisir et de la mettre en forme. Mais cette mise en forme elle-même, par une
sorte d'involution théorique où le ou les «!marchés!» sont des lieux logiques12 plutôt
qu'observés et par le choix d'un vocabulaire «!technique!» qui l'ignore, a fait oublier
jusqu'au mot même de commerce dans les manuels ou traités d'économie. Arrêtons-
nous un instant sur cette disparition, car elle intéresse la question de la nouveauté.
La production dissimilée ou le commerce masqué
Si le commerce en général constitue le noyau central de
l'économie, comme objet et comme discipline, en quoi serait-il actuellement légitime
de la qualifier de nouvelle ? Manifestement, s'il y a nouveauté, elle ne se situe pas
9 «!ECONOMIE ou ŒCONOMIE, (Morale & Politique.) ce mot vient , écrit Jean-Jacques Rousseau en 1755 dans la
Grande Encyclopédie, de oikos, maison, & de nómos, loi, & ne signifie originairement que le sage & légitime
gouvernement de la maison, pour le bien commun de toute la famille. Le sens de ce terme a été dans la suite étendu au
gouvernement de la grande famille, qui est l'état. Pour distinguer ces deux acceptions, on l'appelle dans ce dernier cas,
économie générale, ou politique; & dans l'autre, économie domestique, ou particuliere. Ce n'est que de la premiere qu'il
est question dans cet article. Sur l'économie domestique, voyez PERE DE FAMILLE!». On voit ici que «!général!» est
une manière de dire «!politique!». Le texte complet de l'article, dont est extrait le passage ci-dessus, est disponible,
comme aussi de nombreux autres textes classiques, économiques ou non, sur l’excellent site de Paulette Taieb
http://www.taieb.net/auteurs/Rousseau/economie.html
10 Jean-Claude Perrot le fait remarquer [cf. note 6], le Traicté de l'oeconomie politique de Montchrétien portait aussi un
second titre : le Traicté oeconomique du trafic.
11 On peut noter qu'en anglais le terme «!domestic!» connaît une extrême dilatation géographique puisqu'il concerne tout
ce qui est interne à la nation. Sauf anglicisme avéré, comme l'affichage de «!vols domestiques!» pour «!vols intérieurs!»
dans certains aéroports, le français ne va pas jusque là.
12 Sans doute l'École de Lausanne, avec Walras et Pareto, est-elle principalement à l'origine de cette «!involution
théorique!», celle de «!l'économie pure!», déductive, pour laquelle l'équilibre général s'établit dans l'équivalent d'un
marché boursier idéalisé. La théorie axiomatique de la valeur de Debreu, quasi «!bourbakiste!», en est un aboutissement.
Sans porter de jugement sur cette manière d'envisager l'économie, constatons simplement que le commerce est alors
implicitement conçu comme le face-à-face abstrait de l'offre et de la demande. Si abstrait et si implicite, que les mots
même de commerce ou de commerçant sont hors lexique. De plus, que ce face-à-face ait lieu, pour la théorie, hors
langue, hors commerce langagier, devrait aussi susciter l'étonnement. C'est ce que j'ai essayé de montrer dans mon article
«!Économie de la langue et langage de l'économie!», Revue internationale de systémique, vol.!9, 5, 1995 et aussi dans
«!Pour une économie textuelle » disponible à l'adresse http://www.revue-texto.net. J'ajouterai ici que si la question de
l'information est fortement évoquée par la théorie économique «!critique!» [information imparfaite, asymétrie, etc.], celle
de la signification ne l'est pas, voire est considérée comme hors champ. Cet évitement est constitutif et témoigne d'une
prise de position épistémologique. Si l'on suit l'éclairante tripartition de Jean Ladrière qui distingue les «!sciences
formelles », les «!sciences empirico-formelles » et les «!sciences herméneutiques!», il est évident pour moi que la théorie
économique néoclassique se situe dans la première catégorie. Tout aussi claire est alors la raison de l'évitement de la
question de la signification, du sens, de la sémantique, qui conduirait à reconnaître si elle était abordée que l'économie est
aussi une «!science herméneutique!», et donc une discipline, de droit, massivement non-formalisable, textuelle, sinon
littéraire. Vade retro...
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