qui fixaient le cadre et les conditions dans et à
partir desquelles se déployait l’activité technolo-
gique sont devenus, à leur tour, des objets d’in-
vestigation. Le royaume, dans son ensemble, est
aujourd’hui soumis à un projet technologique
sans frein et sans limite. « C’est l’embarquement
de l’agir, comme l’écrit Dominique Folscheid,
dans une machinerie à effets cumulatifs et irré-
versibles qui pose problème » (21).
« Le Prométhée définitivement déchaîné » selon
la belle formule de Jonas met en péril l’homme et
son royaume (22), la technique ne peut donc plus
s’abstraire du champ de la délibération éthique.
Elle est aujourd’hui autant une promesse qu’une
menace et l’homme prend acte de ce trouble lors-
qu’il perçoit l’écart grandissant entre ce qu’il peut
faire et ce qu’il peut raisonnablement prévoir en
termes de conséquences. « Le gouffre entre la
force du savoir prévisionnel et le pouvoir du faire
engendre un nouveau problème éthique » (23) car
les éthiques traditionnelles sont des éthiques du
proche et de l’immédiateté. Elles règlent les rap-
ports de l’homme à l’autre homme dans la proxi-
mité du temps et des lieux ; elles sont, en consé-
quence, inopérantes pour penser l’agir sous
l’angle du lointain et du futur, d’où l’idée de faire
de la responsabilité qui n’est qu’une vertu parmi
d’autres (24), le fondement même d’une nouvelle
conception de l’éthique. Il ne suffit pas d’avoir
conscience des dangers et des menaces pos-
sibles, encore faut-il se sentir concerné. Jonas
propose une heuristique de la peur. Celle-ci a pré-
cisément vocation à nous mobiliser. « Nous avons
besoin, écrit Jonas, de la menace contre l’image
de l’homme – et de types tout à fait spécifiques de
menace – pour nous assurer d’une image vraie de
l’homme grâce à la frayeur émanant de cette
menace... Nous savons seulement ce qui est en
jeu lorsque nous savons que cela est en jeu » (25).
On a beaucoup polémiqué sur cette heuristique
de la peur et sans doute à tort. Il est vrai que la
peur n’a pas bonne presse dans la tradition philo-
sophique et notamment dans la tradition rationa-
liste (26). Elle est pensée comme une faiblesse,
comme un affect qui altère la lucidité et empêche,
in fine, toute conduite raisonnable. Jonas est
pourtant clair sur ce point. Il fait déjà remarquer
qu’il n’y a pas d’éthique sans affect, les hommes
ne sont pas des êtres moraux pour la seule raison
qu’ils sont doués de raison, mais parce qu’ils pos-
sèdent la capacité de se faire affectés. Le senti-
ment doit s’ajouter à la raison pour que le bien
objectif ou le mal que l’on se représente puissent
mettre en mouvement notre volonté. Il faut une
force et non un savoir pour ployer le vouloir. La
morale qui doit commander aux affects a donc
paradoxalement besoin d’un affect comme
l’illustre d’ailleurs la longue histoire des doctrines
éthiques. « La crainte de Dieu juive, l’éros platoni-
cien, l’eudémonie aristotélicienne, la charité chré-
tienne, l’amor Dei intellectualis de Spinoza, la
bienveillance de Schafestbury, la jouissance de la
volonté de Nietzsche, sont des déterminations de
cet élément affectif de l’éthique » (27).
Il faut encore préciser que la peur dont parle
Jonas est une peur d’ordre « spirituel », une
crainte désintéressée (28), elle est peur pour
l’autre et non pour soi. Cette peur n’est donc pas
une disposition pathologique qui nous enferme
dans une attitude solipsiste, elle est au contraire
une émotion qui nous ouvre à une objectivité
menacée dans son existence actuelle ou à venir.
Elle est « l’apprêtement personnel à la disponibi-
lité de se laisser affecter par le salut ou par le
malheur des générations à venir « (29). Cela a une
double signification. La première est appel, appel
à récuser les utopies mélioristes et les idéaux de
progrès, il faut davantage « prêter l’oreille à la
prophétie de malheur qu’à la prophétie du bon-
heur », accorder la préférence « aux pronostics de
malheur sur les pronostics de salut » (30). La
seconde est dévoilement, au sens philosophique
du terme, elle nous révèle que l’objet de la res-
ponsabilité est « le périssable en tant que péris-
sable » (31). J’ai à répondre de ce qui est fragile
et vulnérable, ce qui est précaire car menacé
dans son essence et/ou dans son existence.
L’archétype de tout agir responsable est notre
attitude face à notre propre progéniture (32).
Epreuve originaire dans laquelle le géniteur fait
l’expérience de cette assignation à la responsabi-
lité, il est comme « pris en otage » par cet être à
qui il vient de donner la vie. Sa simple respiration
nous adresse un tu dois « irréfutable » (33).
À la différence de Lévinas, Jonas fonde
l’éthique sur l’ontologie, il déduit le devoir-faire
de l’être. C’est peut-être après l’heuristique de la
peur, la seconde grande leçon que nous livre
Jonas. « Ce qui est contesté, écrit le philosophe,
c’est que d’un quelconque étant en soi, qu’il
s’agisse de son être déjà donné ou seulement
possible, puisse émaner quelque chose comme
un « devoir » [...]. Y a-t-il un paradigme ?... La
réponse sera oui... J’estime vraiment strictement
L’éthique éducative : entre déontologisme et conséquentialisme 41