L`éthique éducative : entre déontologisme et conséquentialisme Varia

Revue Française de Pédagogie, n° 137, octobre-novembre-décembre 2001, 37-46 37
LE SOUCI ÉTHIQUE
La littérature a bien des mérites et peut-être
celui, souvent minoré, de mettre au jour de vraies
questions philosophiques. Nous voudrions ouvrir
notre propos sur l’éthique éducative en citant un
passage emprunté à la littérature, et plus précisé-
ment, à un ouvrage de Rudyard Kipling intitulé
Stalky et compagnie (1).
La scène se déroule dans un collège anglais de
la fin du XIXesiècle. Stalky, M’Turk et Beetle, trois
pensionnaires de l’établissement, ont réussi à
entrer dans les bonnes grâces d’un certain
Dabney, colonel en retraite et propriétaire d’un
vaste domaine qui jouxte le collège, ils ont plus
précisément obtenu l’autorisation d’aller et venir
librement dans sa propriété. Ils en ont profité pour
se construire une cabane et ils y viennent réguliè-
rement lire, discuter et fumer et cela en toute
impunité. En toute impunité, car ils ont aussi la
permission de sortir du collège en tant que
membre de la société d’histoire naturelle. Cette
distinction honorifique leur vaut quelque privilège
dont ils usent avec habileté. Bien vite, les ensei-
gnants et les surveillants du collège vont suspec-
ter nos trois larrons de ne guère s’intéresser aux
activités de la société d’histoire naturelle et de
profiter de leur privilège pour se livrer à des petits
plaisirs coupables en regard du règlement de l’éta-
blissement. Un jour, nos professeurs décident de
les suivre pour en avoir le cœur net et se permet-
tent d’entrer illégalement dans la propriété du
colonel Dabney. Les choses se passent plutôt mal
Dans la première partie de ce texte, nous déclinons les différents sens du concept de responsabilité en
suivant notamment son glissement du champ juridique vers celui de la philosophie. Dans la seconde par-
tie, après avoir mis en lumière l’originalité de la contribution de Hans Jonas dans le débat éthique
contemporain, nous montrons que l’éthique éducative est fondamentalement une éthique de la respon-
sabilité.
L’éthique éducative :
entre déontologisme
et conséquentialisme
Eirick Prairat
Varia
Mots-clés : éthique, déontologie, conséquences, responsabilité, inquiétude.
puisque nos professeurs se retrouvent assez rapi-
dement devant le vieux colonel et ses jardiniers,
tenus de justifier leur présence illégale sur ses
terres. Lisons Kipling, c’est tout à fait intéressant,
précisons que Prout est l’un des professeurs.
– « Je suis in loco parentis », la voix basse de
Prout se mêla à la discussion. On l’entendait
souffler.
«Quoi ? » L’accent du colonel devenait de
plus en plus irlandais.
– « Je suis responsable des enfants qui me sont
confiés ».
– « Vous êtes responsable, hein ? Dans ce cas,
je ne puis dire qu’une chose : vous leur donnez un
bien mauvais exemple, – un exemple fichtrement
mauvais, si j’ose m’exprimer ainsi. Je n’ai pas vos
élèves. Je n’ai pas vu vos élèves et je vous dis
que s’il y avait un de vos élèves sur chacun de
ces arbres vous n’en auriez tout de même pas
l’ombre d’un droit à mettre les pieds ici après
avoir traversé le ravin en effrayant le gibier. Inutile
de nier : vous l’avez effrayé. Vous êtes in loco
parentis, hein ? Eh bien ! moi je n’ai pas oublié
mon latin non plus ; dites-moi : Quis custodiet
ipsos custodes ? Quand le maître erre comment
blâmer l’enfant ? » (2).
« Quis custodiet ipsos custodes ? » Mot à mot
qui garde les gardes. Qui est garant de ceux qui
doivent se porter garants ? Qui est garant de ceux
qui ont le pouvoir de sanctionner ? (3) Telle est
bien l’ultime question, celle qui nous engage sur le
terrain de l’éthique. L’éducation requiert une
éthique, le moment punitif le montre de manière
exemplaire. Les garanties procédurales nous pré-
servent de l’arbitraire mais elles ne peuvent guère
plus. Dans le présent article, nous voudrions
montrer que l’éthique éducative est fondamen-
talement une éthique de la responsabilité.Plus
précisément, dans le champ de l’éducation,
l’attitude éthique se structure comme une obli-
gation en écho. Mais avant, il va nous falloir décli-
ner les différents sens du concept de responsabi-
lité en suivant son glissement de la sphère
juridique vers l’univers de la philosophie. Il est sur-
prenant que cette idée de responsabilité n’ait pas
fait l’objet d’investigations et de commentaires
plus importants dans les travaux consacrés à
l’éthique éducative et à la socialisation morale et
politique des élèves car elle est, à y regarder de
plus près, l’alpha et l’oméga de la pratique éduca-
tive (4). Elle est non seulement requise comme
posture éthique pour l’éducateur, comme nous
allons le montrer, mais elle est aussi la visée
majeure de tout travail éducatif, car l’autonomie
responsable est, selon le juste mot de Monette
Vacquin, la « condition de notre humanité » (5).
LE MOT ET L’IDÉE
L’adjectif « responsable » est attesté dès le
Moyen âge, tantôt dans le sens de résister (un
château « responsable aux durs assauts ») tantôt
pour désigner celui de qui l’on répond (« justi-
ciables et responsables »). Le substantif (respon-
sabilité) est, quant à lui, apparu beaucoup plus tar-
divement puisque les premières mentions sont
signalées entre 1783 et 1788 (6). Jacques Henriot
note que l’apparition du terme coïncide avec l’in-
térêt porté par les juristes à la règle de l’indemni-
sation du préjudice subi (7). Le concept de respon-
sabilité est d’abord un concept juridique. Si le mot
est récent, l’idée l’est un peu moins. Précisons
que responsabilité vient du verbe latin spondeo
qui signifie se porter garant, s’engager ou encore
promettre avec solennité. Respondeo a plus préci-
sément le sens de répondre, répondre à un appel
ou à une sommation. Le concept de responsabilité
implique l’idée d’altérité parce que la réponse,
dans sa structure même, présuppose l’appel.
Il y a une personne, une valeur ou une institu-
tion qui nous mettent en demeure, moralement,
juridiquement de répondre, d’avoir du répondant,
comme on dit de celui qui a suffisamment de
compétences, de relations ou de ressources pour
faire face à l’adversité (8). D’une manière géné-
rale, le concept de responsabilité renvoie à
trois idées distinctes : celle d’état (les parents
sont responsables de leur enfant), celle de capa-
cité (l’idée de responsabilité est alors associée à
celle de discernement) et enfin celle d’obligation
(au sens où l’individu se doit de répondre de ses
actes dans la mesure où il en est précisément
l’auteur). Cette dernière acception qui cristallise
et résume le sens commun n’est pas une idée
moderne comme l’explique Jean-Louis Genard
dans son ouvrage Grammaire de la responsabilité,
dont le souci n’est pas lexical, débusquer l’appa-
rition d’un mot, mais sémantique c’est-à-dire
mettre au jour l’émergence et le déploiement d’un
modèle d’interprétation de l’action (9).
38 Revue Française de Pédagogie, n° 137, octobre-novembre-décembre 2001
À quel moment et dans quel contexte sémantique
l’idée d’imputer l’acte à l’individu qui en est l’agent
s’est-elle révélée une idée non seulement plausible
mais encore crédible ? Dans la Grèce antique, au
moment de l’Épopée, prévalent encore largement
les explications de l’action par le destin, les dieux,
ou le daïmon. Interprétation qui se marque dans le
langage car la structure de l’énonciation inscrit
l’acte dans un déroulement processuel (un destin,
une fatalité... ) sans que la figure subjective d’un
auteur s’y affirme avec netteté.Il semble que c’est
avec la tragédie que s’opère le tournant vers l’in-
terprétation responsabilisante de l’action. Jean-
Louis Genard s’appuie sur les travaux de Dodds et
de Cassirer et note que ce dernier repère précisé-
ment cette transition dans l’Agamemnon d’Eschyle
en particulier lorsque Clytemnestre cherche à se
disculper du meurtre de son époux invoquant la
malédiction qui pèse sur sa famille (10). Là s’opère
la confrontation entre deux modèles d’interpréta-
tion de l’action. Les Chœurs rejettent les argu-
ments déterministes de Clytemnestre et donnent
raison à la thèse responsabilisante : « Personne ne
peut t’absoudre de ton crime ».
Jean-Louis Genard montre comment cette inver-
sion interprétative s’accompagne de modifications
langagières et de transformations institutionnelles.
« Les transformations dans l’interprétation de l’ac-
tion – au-delà de leur inscription dans des formes
langagières – accompagnent chaque fois, justifient
ou appellent, des transformations institutionnelles,
alors même que l’évolution des institutions semble
induire de nouveaux modes interprétatifs qu’elles
mettent en quelque sorte en œuvre sans disposer
encore pleinement des ressources réflexives et
cognitives qu’elles sont pourtant en train de secré-
ter » (11). Il n’y a pas d’inflexion dans les modes
de pensée qui ne s’inscrive dans une dialec-
tique complexe où s’appellent et s’impliquent
de manière dynamique les structures du monde
vécu (c’est-à-dire les manières spontanées de
concevoir les rapports sociaux), les modalités
langagières et les mutations institutionnelles.
La permanence d’une idée appelle une objectiva-
tion dans les univers du symbolique et de l’institu-
tionnel. À l’inverse, on peut affirmer que la
conjonction des processus langagiers et des pro-
cédures institutionnelles soutiennent les modes de
pensée ou en engendrent de nouveaux. Il faut
penser ensemble structures linguistiques, formes
interprétatives et pratiques institutionnelles ;
nouer langage, pensée et praxis.
UN CONCEPT JURIDIQUE
Le concept de responsabilité, au sens d’avoir à
répondre de ses actes, n’a guère intéressé les
philosophes. Il est vrai que son étude nous ren-
voie invariablement à la tradition juridique. « On
est surpris, remarque Paul Ricœur, qu’un terme
au sens si ferme au plan juridique soit d’origine si
récente et sans inscription marquée dans la tradi-
tion philosophique » (12). En droit, la responsabi-
lité désigne le fait pour une personne juridique
(physique ou morale) d’être tenue à certaines
obligations, en conséquence de certains actes
qu’elle est reconnue avoir accompli. Ainsi l’exé-
cution des engagements rend responsable le
contractant, l’activité qui provoque un dommage
expose également l’agent à assumer la responsa-
bilité de sa conduite en réparant ou en subissant
une peine par où il acquitte une sorte de tribut à
la société. La responsabilité est soit de nature
contractuelle, c’est-à-dire résultant d’un manque-
ment à l’accord des volontés, soit de nature
délictuelle, c’est-à-dire déterminée par une atti-
tude déviante ayant entraîné un dommage pour
autrui (13). C’est la distinction entre responsabi-
lité civile et responsabilité pénale ; la première
renvoie au dommage causé, la seconde à la vio-
lation délibérée de la loi.
Les articles 1382 et 1383 du code civil préci-
sent les contours de la notion de responsabilité
civile. « Tout fait quelconque de l’homme, qui
cause à autrui un dommage, oblige, par la faute
duquel il est arrivé, à le réparer » (article 1382).
« Chacun est responsable du dommage qu’il a
causé, non seulement par son fait mais encore
par sa négligence ou par son imprudence »
(article 113). L’article 1384 ajoute que l’on est
responsable des actes pour « le fait des per-
sonnes dont on doit répondre, ou des choses
qu’on a sous sa garde ». En droit civil, c’est la
causalité qui prévaut, on cherche à établir un lien
de consécution entre l’acte et le préjudice, l’in-
tention importe peu. En droit pénal, au contraire,
c’est l’acte lui-même qui est mis en cause, dans
ses motivations plus que dans ses conséquences.
« Le droit pénal cerne la responsabilité en exi-
geant une qualification précise, en recherchant
les motivations et le degré de conscience de l’in-
culpé. Il n’y a pas de responsabilité si l’auteur a
agi sans discernement et sans volonté de com-
mettre son acte, sous la contrainte ou en état de
démence » (14). Si, en matière pénale, on éta-
L’éthique éducative : entre déontologisme et conséquentialisme 39
lonne la responsabilité à partir des situations, des
circonstances et des intentions, en matière civile
la seule causalité suffit à fonder la responsabilité.
Mais dans les deux cas, il s’agit de répondre de
ses actes et de leurs conséquences devant autrui.
Dans la perspective morale, le rapport à l’altérité
n’est pas un rapport de vis-à-vis mais de solli-
citude. Il ne s’agit pas de répondre de Soi devant
autrui mais plus radicalement de répondre d’Autrui.
Comme l’écrit Jonas, la responsabilité morale
est un concept en vertu duquel « je me sens res-
ponsable non en premier lieu de mon comporte-
ment et de ses conséquences, mais de la chose
qui revendique mon agir » (15). Je suis interpellé,
comme assigné à la responsabilité. L’éthique de la
responsabilité renoue par-delà les discours de la
modernité avec une éthique de l’objet. La volonté
de vouloir de Nietzsche, la décision authentique
de Sartre ou encore l’authenticité de Heidegger
consacrent la primauté du sujet. L’objet mondain
ne comporte pas en lui-même une revendication à
mon égard, mais reçoit sa signifiance parce qu’il
est l’objet de mon choix. L’objet ne vaut que parce
qu’il a été élu. A contrario, l’éthique de la respon-
sabilité pose la primauté et la transcendance de
l’interpellation (16).
La responsabilité morale n’est pas immédiate-
ment dérivable de la responsabilité juridique
parce qu’elle nous renvoie à un autre arrière-plan
sociologique et anthropologique. La responsabi-
lité juridique n’a de sens que dans une socio-
logie de la réciprocité qui elle-même se
déploie sur fond d’une anthropologie duelle.
Dès lors qu’autrui m’apparaît comme une volonté
autonome douée de puissance, je dois pour me
protéger réduire les prérogatives de mon vouloir.
Le souci de répondre de mes actes n’est qu’une
manière de m’assurer d’autrui, de lui donner par
avance des gages pour désamorcer ses éven-
tuelles intentions malveillantes.
« Contrairement à la conception aristotélicienne
qui voit dans l’homme un animal naturellement
politique, avec la modernité, l’agression et la vio-
lence acquièrent donc, non pas contre mais en
même temps que la sociabilité, le statut d’éven-
tualité [...] c’est aussi parce que cette éventualité
violente est réciproque (je puis être agresseur
autant qu’agressé), que son dépassement s’ins-
crira lui-même dans une structure réciproque : ce
que je concède à l’autre, l’autre se doit d’y renon-
cer aussi, mais ce que je me reconnais, je dois le
reconnaître à l’autre » (17). La nature humaine est
pensée comme une nature double, capable du
meilleur comme du pire. La logique de la récipro-
cité est une logique de neutralisation qui s’adosse
à une anthropologie ambivalente. « Insociable
sociabilité », écrit Kant dans son Idée d’une
Histoire Universelle (18). On ne peut sortir de
cette situation incertaine que par une autolimita-
tion réciproque de son agir et la ferme décision
d’en répondre. Dans la perspective morale, la
figure d’Autrui est une figure de fragilité qui
appelle la sollicitude. Autrui ne m’apparaît plus
comme une volonté qui me fait face, comme une
menace qui pourrait potentiellement venir contra-
rier mes intentions et mes projets mais comme un
être précaire, comme en sursis. L’univers social
de la responsabilité morale n’est donc pas le
monde de la parité et de la réciprocité mais celui
de la dissymétrie et de la fragilité.
LA LEÇON DE HANS JONAS
Une des références majeures sur la responsabi-
lité comme posture éthique, on la doit au philo-
sophe allemand Hans Jonas. « Le principe de res-
ponsabilité est probablement le best-seller
philosophique du siècle » (19). Le projet jonassien
est de fonder une éthique pour les temps
modernes, une éthique pour notre civilisation
technologique. Un tel propos peut paraître, a
priori, fort éloigné des questions éducatives.
Nous montrerons qu’il n’en est rien et que l’œuvre
de Jonas nous offre toutes les ressources théo-
riques pour fonder et préciser une éthique à
l’usage des éducateurs, mieux, pour fonder et
définir l’éthique éducative.
Le propos de Jonas s’ouvre par un constat
inquiétant : il note que l’essor technologique a
modifié l’agir de l’homme dans son essence
même. Longtemps la technique est restée neutre
du point de vue éthique, elle n’affectait ni la
nature, ni l’homme. « Toutes les libertés qu’il
prend avec les habitudes de la terre, de la mer et
de l’air, écrit Jonas, laissent pourtant inchangée
la nature englobante de ces règnes et ne dimi-
nuent pas leurs forces créatrices. Il ne leur fait
pas vraiment mal lorsqu’il découpe son petit
royaume dans leur grand royaume » (20). Or,
aujourd’hui, la donne est radicalement changée.
La nature, la biosphère et l’essence de l’homme
40 Revue Française de Pédagogie, n° 137, octobre-novembre-décembre 2001
qui fixaient le cadre et les conditions dans et à
partir desquelles se déployait l’activité technolo-
gique sont devenus, à leur tour, des objets d’in-
vestigation. Le royaume, dans son ensemble, est
aujourd’hui soumis à un projet technologique
sans frein et sans limite. « C’est l’embarquement
de l’agir, comme l’écrit Dominique Folscheid,
dans une machinerie à effets cumulatifs et irré-
versibles qui pose problème » (21).
« Le Prométhée définitivement déchaîné » selon
la belle formule de Jonas met en péril l’homme et
son royaume (22), la technique ne peut donc plus
s’abstraire du champ de la délibération éthique.
Elle est aujourd’hui autant une promesse qu’une
menace et l’homme prend acte de ce trouble lors-
qu’il perçoit l’écart grandissant entre ce qu’il peut
faire et ce qu’il peut raisonnablement prévoir en
termes de conséquences. « Le gouffre entre la
force du savoir prévisionnel et le pouvoir du faire
engendre un nouveau problème éthique » (23) car
les éthiques traditionnelles sont des éthiques du
proche et de l’immédiateté. Elles règlent les rap-
ports de l’homme à l’autre homme dans la proxi-
mité du temps et des lieux ; elles sont, en consé-
quence, inopérantes pour penser l’agir sous
l’angle du lointain et du futur, d’où l’idée de faire
de la responsabilité qui n’est qu’une vertu parmi
d’autres (24), le fondement même d’une nouvelle
conception de l’éthique. Il ne suffit pas d’avoir
conscience des dangers et des menaces pos-
sibles, encore faut-il se sentir concerné. Jonas
propose une heuristique de la peur. Celle-ci a pré-
cisément vocation à nous mobiliser. « Nous avons
besoin, écrit Jonas, de la menace contre l’image
de l’homme – et de types tout à fait spécifiques de
menace – pour nous assurer d’une image vraie de
l’homme grâce à la frayeur émanant de cette
menace... Nous savons seulement ce qui est en
jeu lorsque nous savons que cela est en jeu » (25).
On a beaucoup polémiqué sur cette heuristique
de la peur et sans doute à tort. Il est vrai que la
peur n’a pas bonne presse dans la tradition philo-
sophique et notamment dans la tradition rationa-
liste (26). Elle est pensée comme une faiblesse,
comme un affect qui altère la lucidité et empêche,
in fine, toute conduite raisonnable. Jonas est
pourtant clair sur ce point. Il fait déjà remarquer
qu’il n’y a pas d’éthique sans affect, les hommes
ne sont pas des êtres moraux pour la seule raison
qu’ils sont doués de raison, mais parce qu’ils pos-
sèdent la capacité de se faire affectés. Le senti-
ment doit s’ajouter à la raison pour que le bien
objectif ou le mal que l’on se représente puissent
mettre en mouvement notre volonté. Il faut une
force et non un savoir pour ployer le vouloir. La
morale qui doit commander aux affects a donc
paradoxalement besoin d’un affect comme
l’illustre d’ailleurs la longue histoire des doctrines
éthiques. « La crainte de Dieu juive, l’éros platoni-
cien, l’eudémonie aristotélicienne, la charité chré-
tienne, l’amor Dei intellectualis de Spinoza, la
bienveillance de Schafestbury, la jouissance de la
volonté de Nietzsche, sont des déterminations de
cet élément affectif de l’éthique » (27).
Il faut encore préciser que la peur dont parle
Jonas est une peur d’ordre « spirituel », une
crainte désintéressée (28), elle est peur pour
l’autre et non pour soi. Cette peur n’est donc pas
une disposition pathologique qui nous enferme
dans une attitude solipsiste, elle est au contraire
une émotion qui nous ouvre à une objectivité
menacée dans son existence actuelle ou à venir.
Elle est « l’apprêtement personnel à la disponibi-
lité de se laisser affecter par le salut ou par le
malheur des générations à venir « (29). Cela a une
double signification. La première est appel, appel
à récuser les utopies mélioristes et les idéaux de
progrès, il faut davantage « prêter l’oreille à la
prophétie de malheur qu’à la prophétie du bon-
heur », accorder la préférence « aux pronostics de
malheur sur les pronostics de salut » (30). La
seconde est dévoilement, au sens philosophique
du terme, elle nous révèle que l’objet de la res-
ponsabilité est « le périssable en tant que péris-
sable » (31). J’ai à répondre de ce qui est fragile
et vulnérable, ce qui est précaire car menacé
dans son essence et/ou dans son existence.
L’archétype de tout agir responsable est notre
attitude face à notre propre progéniture (32).
Epreuve originaire dans laquelle le géniteur fait
l’expérience de cette assignation à la responsabi-
lité, il est comme « pris en otage » par cet être à
qui il vient de donner la vie. Sa simple respiration
nous adresse un tu dois « irréfutable » (33).
À la différence de Lévinas, Jonas fonde
l’éthique sur l’ontologie, il déduit le devoir-faire
de l’être. C’est peut-être après l’heuristique de la
peur, la seconde grande leçon que nous livre
Jonas. « Ce qui est contesté, écrit le philosophe,
c’est que d’un quelconque étant en soi, qu’il
s’agisse de son être déjà donné ou seulement
possible, puisse émaner quelque chose comme
un « devoir » [...]. Y a-t-il un paradigme ?... La
réponse sera oui... J’estime vraiment strictement
L’éthique éducative : entre déontologisme et conséquentialisme 41
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