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Nous avons ensuite constaté que, plus la mémorisation perceptive était forte, plus les volontaires avaient également
mémorisé ces mots de façon épisodique. Pour cela, nous leur avons fait écouter un certain nombre de mots, parmi lesquels se
trouvaient ceux qu'ils avaient entendus initialement. Pour chaque mot entendu, on leur demandait s'ils l'avaient déjà entendu
auparavant. De plus, ils devaient préciser « s'ils savaient qu'ils avaient entendu ce mot », ou « s'ils se souvenaient réellement de
l'avoir entendu, et se rappelaient le contexte où ils l'avaient entendu » (applaudissements ou course automobile). Dans ce dernier
cas seulement, on pouvait considérer qu'ils avaient formé un souvenir épisodique du moment où ils avaient entendu ce mot.
Nous avons constaté que la tendance à former un souvenir épisodique dans ces conditions est liée à la force de la
mémoire perceptive préalablement évaluée. Ainsi, ces deux types de mémoire sont liés. Les effets d'amorçage perceptif, qui
reflètent l'activité de la mémoire perceptive, renforcent la création de souvenirs épisodiques. L'amorçage perceptif correspond au
fait d'avoir été en contact perceptif avec un objet, ce qui facilite le traitement perceptif ultérieur de cet objet, à l'insu du sujet.
Néanmoins, toutes les informations contenues dans ces mémoires perceptives n'accèdent pas au statut de souvenir
épisodique. Le modèle de E. Tulving postule que certains souvenirs passent de la mémoire perceptive à la mémoire sémantique
sans accéder à la mémoire épisodique. Dans ce cas, il y a formation de connaissances (sur le monde comme sur soi) sans recours
à la mémoire épisodique, c'est-à-dire sans la formation de souvenirs. Par exemple, des patients amnésiques peuvent apprendre
une méthode de programmation informatique ou une nouvelle langue, tout en oubliant les circonstances où ils ont appris ces
nouvelles connaissances.
De l'épisode au sens
Cette proposition théorique est issue de l'étude de cas pathologiques, et rend compte de certaines capacités résiduelles
de patients amnésiques. Elle s'applique sans doute à un autre degré aux capacités d'acquisition des connaissances sémantiques de
l'enfant chez qui la mémoire épisodique n'a pas atteint son fonctionnement optimal. Ainsi, des enfants peuvent apprendre la
signification d'une multitude d'objets, par exemple, tout en gardant très peu de souvenirs épisodiques avant l'âge de trois ans.
Tout en reconnaissant la formation de connaissances sans souvenirs, notre modèle considère également des liens
descendants qui vont de la mémoire épisodique à la mémoire sémantique et aux mémoires perceptives, c'est-à-dire à contresens
du modèle de E. Tulving. Ainsi, certaines de nos connaissances générales sur le monde (mémoire sémantique) se forment à
partir de souvenirs épisodiques. C'est le cas lors des fêtes d'anniversaire. Enfants, nous mémorisons d'abord le souvenir d'un
anniversaire particulier, ce qui mobilise la mémoire épisodique. Mais à mesure que les anniversaires se répètent, la plupart de
ces souvenirs épisodiques perdent leur spécificité et se fondent dans une connaissance plus générale appartenant au registre de la
mémoire sémantique, pour donner lieu au « concept d'anniversaire ». La plupart de ces anniversaires seront oubliés en tant
qu'événements, à l'exception de certains qui se distinguent par un détail inhabituel. On parle alors de sémantisation des souvenirs
épisodiques.
Cela amène une remarque importante : nous n'avons pas autant de souvenirs épisodiques qu'on pourrait le croire.
L'immense majorité des souvenirs formés est oubliée. Si toutes les situations que nous vivons étaient enregistrées en tant
qu'événements uniques, nous n'aurions sans doute pas l'opportunité de dégager des points communs entre ces épisodes, et nous
n'aurions peut-être pas accès au sens des choses.
La plupart des jours de notre vie ne sont pas mémorisés comme souvenirs épisodiques ; en revanche, nous n'oublions
pas ce qu'ils nous ont appris. Ainsi, les journées sur notre lieu de travail ne laisseront aucune trace dans notre mémoire
épisodique, même si nous y apprenons le sens de certains concepts ou l'usage de certains savoir-faire. Ce que nous gardons en
termes de mémoire épisodique, ce sont des moments emblématiques, des ruptures dans les différentes phases de la vie, des
événements ayant un statut particulier, des situations de danger ou de bonheur intense.
La force des reviviscences
Un autre aspect des relations entre différents types de mémoire est représenté par les liens « descendants » entre
mémoire épisodique et mémoire perceptive. Ces derniers renvoient aux phénomènes de reviviscence : il arrive qu'en se rappelant
un événement marquant, surtout les premières fois, on se représente la scène avec son cortège d'émotions, de façon concrète en
revoyant certains détails et en ayant l'impression de revivre l'événement. Cette reconstitution ranime les souvenirs perceptifs de
l'événement et cette « reviviscence » participe à la consolidation du souvenir.
Il semble en effet que le cerveau réactive les perceptions liées à un événement pour mieux mémoriser cet événement.
C'est ce que laissent penser les expériences réalisées par Pierre Maquet, de l'Université de Liège. Lorsqu'une personne a été
soumise à des apprentissages intensifs pendant la journée (par exemple, apprendre à distinguer certains motifs visuels
complexes), son cerveau se réactive de la même façon pendant le sommeil, comme s'il réactivait les perceptions visuelles liées à
l'apprentissage. Cette « répétition pendant le sommeil » permet à la personne de tirer les bénéfices de son apprentissage, car elle
réalise plus efficacement les mêmes tâches le lendemain.
Ce processus de consolidation ne constitue pas un simple renforcement du souvenir, mais implique nécessairement sa
modification. En effet, lorsque l'on se souvient d'un épisode, des mémoires perceptives sont réactivées, mais certaines le sont
davantage que d'autres. Dès lors, le souvenir est « réécrit ». L'événement est perçu dans une version où ces détails auront été
rendus plus saillants. Les reviviscences conduisent à exagérer certains détails, et de réécriture en réécriture, le souvenir atteint le
statut d'un tableau dont vous aurez été l'artisan, souvent bien involontaire. Ce souvenir se sera éloigné de la réalité. Une telle
consolidation semble intervenir en grande partie durant le sommeil. Des recherches menées au sein de notre équipe montrent