Sagesse et nirvana dans le stoïcisme et le bouddhisme
. Pierre HAESE, septembre 2015
1
SOMMAIRE
Shaftesbury : un « stoïcien crépusculaire » ?.................................................................................................................p. 7
Foucault et le stoïcisme……………………………………………………………………………………………………………p. 11
James B. Stockdale et l'expérience d'Épictète au sein d'un « laboratoire du comportement humain »…………………..p. 14
Lawrence C. Becker, défenseur d'un « New Stoicism »……………………………………………………………………….p. 17
Alexandre Jollien……………………………………………………………………………………………………………………p. 21
La philosophie « telle qu'elle est conçue et pratiquée de nos jours »………………………………………………………...p. 28
Bibliographie………………………………………………………………………………………………………………………..p. 32
Sources se rapportant au stoïcisme………………………………………………………………………………….p. 32
Autres sources………………………………………………………………………………………………………….p. 33
Et il est possible, après tout, et il me semble
même probable, que les grandes œuvres soient
redevables de leur survie étonnante, leur relative
permanence à travers les millénaires, au fait
d'être nées sur la petite piste discrète de non-
temps que la pensée de leurs auteurs avait
ouverte entre un passé infini et un futur infini,
tandis que ceux-ci acceptaient que le passé, le
futur, les prennent pour cibles, si l'on peut dire
soient leurs prédécesseurs et leurs successeurs,
leur passé et leur futur propres et se créaient
ainsi un présent, une espèce de temps hors du
temps au sein duquel les hommes peuvent
engendrer des œuvres intemporelles qui
transcendent leur finitude
1
.
Le stoïcisme en tant qu'école et enseignement philosophique appartient définitivement à
un passé lointain et révolu. Loin de s'assimiler quoi que ce soit
2
, a plutôt vu pour sa part
certaines de ses thèses assimilées, d'abord par le christianisme naissant, puis par le
christianisme de la Renaissance et par certains philosophes
3
de l'époque moderne
4
. Parler
1
- Hannah Arendt, La vie de l'esprit, p. 270.
2
- Hormis bien entendu au début de son histoire. Nous parlons ici du stoïcisme en tant que système constitué
dans une perspective contemporaine. Cette assertion fait allusion à la capacité inverse du bouddhisme qui a su
s'assimiler une bonne part des religions ou des philosophies qu'il a rencontré au cours de son expansion. Ce
thème fait partie d'un autre travail.
3
- Des philosophes du XVI
e
siècle, comme Pierre Charron, Simon Goulard, ou du XVII
e
, comme Spinoza et
Descartes, ont bien emprunté des thèmes stoïciens, mais pour les réélaborer au service de leur propre pensée
(Voir J.-J. Duhot, Épictète et la sagesse stoïcienne, pp. 241-242 : « Les traces d'influence stoïcienne sont donc
multiples mais diffuses, et relèvent souvent d'une vision largement tributaire de ce qu'on a cherché à y trouver »).
4
- Cet usage de thèses stoïciennes n'est d'ailleurs pas univoque. Le mouvement déiste du XVII
e
siècle a
développé des usages antichrétiens du stoïcisme. Il existe d'autre part une divergence au sein même des
reprises chrétiennes : le ostoïcisme de Guillaume du Vair, par exemple, prépare à la révélation, alors qu'on
assiste, chez Juste Lipse, à une christianisation pure et simple du stoïcisme (il s'agit ici d'une vision simplificatrice
qui nécessiterait de plus longs développements débordant le cadre de cette étude).
Le stoïcisme est-il encore actuel ?
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Sagesse et nirvana dans le stoïcisme et le bouddhisme
. Pierre HAESE, septembre 2015
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de « Stoïcisme des Pères de l'Église
1
» ou du « néostoïcisme renaissant
2
» est un abus de
langage : il ne s'agit nullement d'une évolution ou d'un renouvellement de la philosophie du
Portique (d'un nouveau stoïcisme), mais d'une réinterprétation de certaines de ses thèses à
des fins qui ne sont pas stoïciennes. D'ailleurs, les premiers stoïciens se sont eux-mêmes
définis ou ont été considérés comme tels par leurs adversaires, alors que le terme
« néostocien » est une dénomination postérieure aux auteurs classés dans cette catégorie.
Aussi, poser la question de la persistance du stoïcisme et des stoïciens à notre époque
serait au mieux un anachronisme, au pire un contresens.
Les arguments s'opposant à l'idée même d'un exercice actuel du stoïcisme sont
nombreux et se veulent souvent sans appel. Après les avoir évoqués, nous verrons
cependant que certains des modernes ont pour le moins développé en les assumant des
traits majeurs du stoïcisme (impérial en particulier) ; plus, que des philosophes d'aujourd'hui
se revendiquent ouvertement stoïciens. Il s'agit moins pour eux de récupération que du souci
d'un usage pratique et réactualisé de la doctrine.
Il y a d'abord une impossibili historique à prétendre être stoïcien aujourd'hui. Le
stoïcisme correspond en effet à une époque de la pensée qui s'est certes étendue sur cinq
siècles, mais a disparu, alors même que la doctrine était à son apogée, au III
e
siècle de notre
ère. Il ne peut plus y avoir de stoïcisme ni de stoïciens, en particulier nul ne peut prétendre
enseigner une doctrine dont nous n'avons conservé qu'une mémoire mutilée par la
disparition de la quasi-totalité des textes
3
(sans parler de la transmission de l'enseignement
oral). Et même en admettant qu'il soit possible de restituer par la mémoire les fondements de
la doctrine stoïcienne, celle-ci s'appliquait à une époque qui n'est plus la nôtre. L. Jaffro
illustre cette difficulté en citant la réponse ferme de Michel Foucault à qui on demandait si,
pour lui, les Grecs constituent une solution pour l'époque : « Je ne cherche pas une solution
1
- Voir Michel Spanneut, Le Stoïcisme des Pères de l'Église, de Clément de Rome à Clément d'Alexandrie.
2
- « Il est clair que le néostoïcisme ne constitue pas une école philosophique nouvelle mais bien un courant de
pensée qui redonne vie à certains concepts stoïciens (les notions communes, la providence et le destin, suivre la
nature, etc.) dans un contexte radicalement différent du contexte d'origine ». Cependant, « Le néostoïcisme se
situe dans la droite ligne du stoïcisme ancien par sa reprise d'une morale rationnelle, universaliste et laïque et
plus généralement d'un rationalisme volontariste », Jacqueline Lagrée, Le Néostoïcisme, p. 11 et p. 12.
3
- Ce qui, paradoxalement, est plutôt, pour J.-J. Duhot, le corrélat du succès de la pensée stoïcienne : « Un
système cohérent tend à mener sa vie propre indépendamment des supports qui l'ont fait naître (et qu'il a fait
naître), et, dans le cas du Stoïcisme, ce système s'est très largement répandu, requérant d'autant moins le texte
de ses fondateurs pour se faire connaître, que celui-ci, dans sa technicité, contrastait avec la diffusion de la
doctrine. La force du Stoïcisme réside en ce que, philosophie cohérente et attitude devant la vie, il pouvait
subsister par lui-même avec un minimum de recours aux textes. […] La substance des Stoïciens se trouve dans
le Stoïcisme, plus grand que leurs œuvres parce qu'il les réalise totalement ; réussite exemplaire que celle qui fait
disparaître les philosophes derrière leur pensée », J.-J. Duhot, La conception stoïcienne de la causalité, p. 43.
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de rechange ; on ne trouve pas la solution d'un problème dans la solution d'un autre
problème posé à une autre époque par des gens différents
1
. »
Une réactualisation des thèses stoïciennes se heurterait encore à trois objections
2
:
- « Les thèses épistémologiques et surtout théologiques sur lesquelles est appuyé l'art
du bonheur du stoïcisme impérial paraissent impossibles à défendre sérieusement
aujourd'hui. »
- Il existe aujourd'hui d'autres formes de « médecines de l'âme (psychanalyse,
psychotropes, thérapie cognitive, psychothérapies, etc.) » plus à même de conduire à
un « art de la sérénité » (si tant est que l'on puisse réduire à cela le stoïcisme
impérial).
- Persister à « adopter et pratiquer le stoïcisme à la manière d'Épictète et Marc
Aurèle » ne relève pas de la philosophie « telle qu'elle est conçue et pratiquée de nos
jours ».
Jacqueline Lagrée propose trois explications à l'« obsolescence » du stoïcisme restauré
en régime chrétien jusqu'à la fin de la Renaissance :
1. « La naissance de la nouvelle physique, mécaniste et mathématique, avec Galilée,
Descartes, Leibniz, pour ne citer que les plus grands, qui rend complètement
périmée
3
la physique qualitative des éléments chère aux stoïciens dont on ne
retrouvera désormais des traces que dans l'alchimie. Comme l'avait bien vu Lipse, le
stoïcisme est un système tout se tient : physique, théologie, logique,
anthropologie, morale, politique. Quand l'un disparaît, c'est tout l'ensemble qui se
trouve fragilisé.
2. « Le renouveau de la métaphysique avec Descartes. Certes on retrouvera une thèse
qui rappelle le corporalisme stoïcien chez Hobbes : "tout ce qui existe est corps",
mais dans un contexte épistémologique (le mécanisme) différent.
3. « L'éthique stoïcienne se dissout parce qu'elle a trop bien réussi : dans ce qu'elle a
de plus radical et de plus exigeant, elle ne correspond plus à des temps moins
difficiles que ceux où elle a été réhabilitée ; l'impassibilité du sage apparaît désormais
impossible concrètement et en outre peu désirable. Dans ce qu'elle a de plus
1
- À propos de la généalogie de l'éthique : un aperçu du travail en cours (n° 344), dans Dits et Écrits, IV, pp. 611-
612. Cité par L. Jaffro dans la postface à la trad. du Manuel d'E. Cattin (« Des usages d'Épictète », pp. 127-158).
2
- Voir Th. Bénatouïl, Les Stoïciens III…, pp. 205-209. Les extraits entre guillemets sont empruntés à cet auteur.
3
- J. Lagrée précise (correspondance) : « Quand je parle de la physique stoïcienne comme une "physique
périmée", c'est au sens de l'épistémologie bachelardienne et pour le XVIII
e
siècle précisément ».
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commun, la classification des passions ou des vertus, les conseils pratiques, elle ne
se distingue plus de l'éthique commune
1
. »
Un autre argument (s'inscrivant au fond dans la droite ligne de la dernière remarque de J.
Lagrée) – qui n'est pas d'ordre philosophique mais mérite d'être signalé – est souvent
avancé à l'encontre du stoïcisme, c'est l'austérité et la sécheresse de la doctrine, bien
résumé dans ces propos : « Pour ma part, rien ne m'insupporte plus que l'image du sage
stoïcien (ou son nouvel avatar zen, la dernière coqueluche des TCC
2
) qui a vaincu
héroïquement ses passions et trouvé un "bonheur" que reflète l'impassibilité de son visage.
Cet idéal, si à la mode, me paraît sinon foncièrement bête, tout du moins d'une tristesse
infinie
3
».
Nous reviendrons sur ces objections, mais disons tout de suite que l'intérêt actuel pour le
stoïcisme se heurte à un paradoxe : l'exigence de « s'exercer, selon les indications d'une
doctrine, à accepter le caractère absolument révolu de cette doctrine. Si l'exercice est bien
actuel, si la mémoire des stoïciens est bien vive, l'exercice et la mémoire ne peuvent pas
donner lieu à une résurrection de la doctrine, c'est-à-dire à un enseignement des autres, car
ce serait rêver d'une époque dont l'acte de mémoire montre qu'elle n'est précisément plus
4
».
Quelques indices historiques nous donnent un éclairage particulier sur les conditions
politiques et sociétales de l'émergence de « courants stoïciens » à des époques différentes.
Il ne s'agit peut-être que de coïncidences ne permettant pas d'établir une relation
déterminante, mais ces coïncidences sont troublantes. Déjà Hegel (qui n'est certes pas la
meilleure référence pour la connaissance et l'interprétation de la philosophie du Portique)
estimait que le stoïcisme, « comme forme universelle de l'Esprit du monde, ne pouvait faire
son entrée qu'au temps d'une crainte et d'une servitude universelles, mais aussi d'une
culture universelle, qui avait élevé la formation jusqu'à la force de la pensée
5
». Dans son
Traité de morale générale, René Le Senne signale encore que « Dès que des maux publics
affligent l'humanité, le stoïcisme et particulièrement celui du Manuel retrouve des
disciples
6
». Il semble bien qu'il en fut ainsi dès la naissance du Portique au III
e
siècle av.
J.-C. : « Le stoïcisme est à Athènes au cours d'une grave crise historique. La conquête
macédonienne a révoqué ce qui avait fait l'originalité de la Grèce, le système de la cité et le
statut de citoyen actif. Le stoïcisme d'Athènes fut au départ une pensée de la protestation.
1
- J. Lagrée, « Stoïcisme et Christianisme : de la connivence au malentendu », Conférence 23 janvier 2013,
Centre Sèvres.
2
- Thérapies cognitivo-comportementales.
3
- Pierre Henri Castel, « Épictète aujourd'hui », Philosophie Magazine, n° 59, mai 2012, p. 79.
4
- L. Jaffro, « Des usages d'Épictète », op. cit. p. 148.
5
- Phänomenologie des Geistes, p. 153. C'est moi qui souligne.
6
- René Le Senne, Traité de morale générale, art. « Le stoïcien d'après Épictète », p. 180.
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. Pierre HAESE, septembre 2015
5
Les trois maîtres qui représentent l'"Ancien Portique", Zénon, Cléanthe, Chrysippe ont
conservé l'héritage des cyniques, et leur pensée participe aussi au grand courant de "retour
à la nature" qui marque leur temps
1
». Ces affirmations doivent néanmoins être nuancées,
J.-J. Duhot soutenant pour sa part que « Le stoïcisme n'est […] pas une philosophie de la
consolation pour une époque décadente, mais la pensée majeure d'un hellénisme triomphant
qui redessine le monde et crée un immense espace sa culture, son art et sa pensée
s'offrent comme modèle universel
2
».
À la Renaissance, la France est déchirée par trente ans de guerre. A. Bridoux n'hésite
pas à faire le lien entre la situation catastrophique du pays et la résurgence du stoïcisme qui
« n'est encore qu'un auxiliaire, mais va bientôt prendre de l'ampleur et de la consistance
sous l'influence des événements
3
». Plus loin, il évoque la présence de Guillaume du Vair
« au cœur des événements » et s'émeut de l'œuvre qui s'ensuit : « Rien n'est plus émouvant
que ce Traité de la Constance et Consolation et calamités publiques, écrit en 1590, pendant
le siège de Paris, au fort de cette famine qui devait faire mourir le quart des habitants. […] Il
traduisit le Manuel d'Épictète ; il publia la Philosophie morale des stoïques, qui nous apporte
la substance des Entretiens
4
».
Citant Juste Lipse, J. Lagrée abonde elle aussi dans l'idée d'une époque en proie à
d'intenses perturbations : « Le contexte politique auquel répondent les traités néostoïciens,
dans l'Europe de la fin du XVI
e
siècle, est moins celui de la tyrannie, comme chez Sénèque,
que de la guerre et ce contre quoi le maître prémunit son disciple, c'est moins la peur de la
mort ou de l'exil que la tentation de la fuite
5
». Face à l'impossibilité (et à la lâcheté) de la
fuite, Langius répond à Lipse : « Affermir son esprit et le fortifier, voilà le vrai moyen de
trouver en soi le calme au sein des troubles, la paix au milieu des armes
6
». Si le
néostoïcisme qui sera soutenu par Juste Lipse vise à affermir le christianisme, dans un acte
1
- Maria Dakari, « Les deux races d'hommes dans le stoïcisme d'Athènes», dans Les Stoïciens, p. 381.
2
- J.-J. Duhot, Épictète et la sagesse stoïcienne, p. 16.
3
- André Bridoux, Le Stoïcisme et son influence, p. 206. C'est moi qui souligne.
4
- Ibid.
5
- J. Lagrée, Le Néostoïcisme, op. cit., p. 121. « Depuis tant d'années, nous sommes en proie au bouillonnement
des guerres civiles ; nous sommes ballottés à tous vents, comme sur une mer orageuse, par les troubles et les
séditions. Si je cherche le repos et le calme du cœur, je suis assourdi par le son des trompettes et le fracas des
armes. Si je me réfugie dans les jardins, soldats et sicaires me rejettent dans la ville. C'est pour cela que je suis
décidé à fuir… » (Juste Lipse, De Constantia libri duo…, Anvers, 1584, I, 1, 133).
6
- Const., p. 134-135. C'est moi qui souligne. Ailleurs (dans « Stoïcisme et Christianisme : de la connivence au
malentendu », Conférence 23 janvier 2013, Centre vres), J. Lagrée signale encore les circonstances de la
traduction du traité sur la constance de Juste Lipse par Lucien du Bois en 1873, citant celui-ci : « Pour notre
compte nous avons été incité à le traduire précisément par le spectacle des catastrophes de 1870, de la guerre,
du siège de Paris et de la hideuse insurrection de la Commune », ainsi que la dernière édition française du traité
de la Consolation de G. du Vair, par G. Michaut, « publiée en France en 1945 avec référence explicite, en avant-
propos, aux malheurs du temps » et dédiée au fils de l'éditeur mort pour la France, à 23 ans, à Buchenwald, en
1944.
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