Chostakovitch et Staline (3)
• En tortueux chemins force destituée,
• L'art devenu muet devant l'autorité,
• Folie endoctrinant jusqu'à l'intelligence,
• Le vrai simple accusé d'être naïveté,
• Le bien captif au mal rendant obéissance,
• Lassé de tout cela, j'aurais fui sans retour
• Si mourir ne devait laisser seul mon amour.
Ehrenbourg se souvient de la première de la Huitième Symphonie à Moscou, au mois de novembre 1942. Il écrit : "
Je suis revenu bouleversé ; soudain avait retenti le choeur des anciennes tragédies grecques. La musique a un
privilège énorme : elle peut tout exprimer sans rien dire".
La Neuvième Symphonie :
Le 8 mai 1945 fut la capitulation de l'Allemagne, le 2 septembre celle du Japon. Les années noires qui avaient vu
périr des millions de gens étaient passées. L'Union soviétique, au prix de sacrifices inouïs, avait non seulement
repoussé l'invasion hitlérienne mais imposé sa domination sur d'immenses territoires en Europe et en Asie, et elle
jouissait d'une autorité sans précédent. Il ne fait aucun doute que Staline imputait cet état de choses à la sagesse de
sa politique. Il se croyait maître des destinées du monde. Il voulait à présent que son rôle nouveau, sa puissance
soient célébrées dans de grandes oeuvres, dignes de son génie. Chostakovitch faisait partie des auteurs en qui
Staline plaçait de grandes espérances. Deux de ses symphonies monumentales - la Septième et la Huitième -
avaient figuré pendant la guerre parmi les oeuvres les plus populaires en Union soviétique comme en Occident. Tout
le monde était sûr que Chostakovitch achèverait une trilogie symphonique "guerrière" en composant, en l'honneur de
la victoire, une oeuvre particulièrement importante et triomphale, sans doute avec participation de choeurs et de
solistes.
Magie des chiffres encore : l'importance du chiffre 9. La Neuvième Symphonie de Beethoven, et son célèbre finale
avec choeurs, L'Ode à la joie, a toujours été considérée comme le sommet du répertoire symphonique mondial et
comme le plus grand des manifestes humanistes exprimés par la musique. On supposait que Chostakovitch allait
écrire quelque chose comme une Neuvième soviétique. ......... Quand cette Neuvième s'acheva au bout de
vingt-deux minutes seulement, sans choeurs, sans solistes, les auditeurs se dispersèrent avec un sentiment de
gêne, comme s'ils avaient honte du pied de nez musical fait par Chostakovitch à tout le monde - fait non par un
gamin mais par un homme de quarante ans, et à un moment pareil. Un pied de nez musical ? On suppose que c'était
la définition la plus douce qui a dû venir à l'esprit de Staline en écoutant cette oeuvre. Il n'y avait là pas la moindre
allusion à des triomphes ni à des hymnes, mais de l'ironie et du grotesque en veux-tu, en voilà ! Le vieux Haydn en
compagnie d'un brave sergent américain mal grimé en Chaplin galopent en grimaçant et en se contorsionnant
pendant tout le premier mouvement de la symphonie. Chostakovitch s'est exprimé avec la brusquerie et l'intuition du
vrai populiste qu'il n'a jamais cessé d'être. Sa symphonie reflétait les émotions cachées des "classes inférieures", cet
esprit lucide et moqueur. "Et nous, les adolescents d'alors, nous avons immédiatement ressenti l'actualité et la
nécessité de cette musique, ici et maintenant. Nous avons même inconsciemment compris le sens polémique de la
Neuvième : elle avait bien raison de se moquer de toutes les fausses grandeurs, fausses majestés et fausse
emphase". (Sergueï Slonimski, compositeur) Beaucoup de signes et d'allusions de l'auteur permettent de rapprocher
la Neuvième Symphonie du Maître et Marguerite de Boulgakov. Ce subtil et habile mélange de tragédie, de lyrisme,
d'ironie et de grotesque devait alors sembler à Staline non seulement un pied de nez irresponsable, mais une
provocation directe. La plus grave, c'est que Staline replaçait cet acte délibéré de désobéissance dans le contexte de
résistance généralisée qui gagnait l'élite soviétique. Il fallait remettre l'élite culturelle à sa place, sans hésitation ni
faiblesse. Après avoir vu la seconde partie d'Ivan le Terrible d'Eisenstein, Staline furieux, promit : "Vous étiez hors
d'atteinte en temps de guerre, mais maintenant nous allons nous occuper de vous comme il faut". L'exécution de
cette menace ne se fit pas attendre .....
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