JB met remarquablement en scène la vie quotidienne du musicien à partir de documents réels. Il
va devoir trouver son chemin de compositeur face à un pouvoir qui juge criminel (un crime se
punit jusqu'à la peine de mort) un artiste qui ne met pas son art au service de l'idéologie, ici un
peuple fantasmé. Cette idée de la fonction de l'art n'est pas neuve et l'église a su autrefois la
mettre en oeuvre, tant qu'elle avait le pouvoir (et l'argent) et souvent avec la collaboration
volontaire des artistes qui travaillaient pour la gloire de Dieu. L'idée de "message" transmis par
une oeuvre d'art en est un résidu. Elle était d'usage dominant après la fin de la dernière guerre,
globalement acceptée par les artistes majoritairement éblouis par l'illusion communiste. Mais,
comme ceux qui sont en charge de son application sont souvent ignorants et que le contenu
rationnel d'une oeuvre d'art est par essence obscur, c'est l'arbitraire qui règne. L'existence de
Chostakovitch devient un cauchemar imprévisible. Il me semble, c'est une remarque
personnelle, que ses quatuors étant plus difficiles à décoder que ses grandes oeuvres seront
son refuge.
Le livre fourmille de scènes inimaginables dans une société libre : menaces, claires ou voilées,
récompenses parfois déstabilisantes, appui imprévisible du sphinx du Kremlin, etc.
Chostakovitch aura sans doute été sauvé par son génie dont la notoriété internationale était
considérable. D'autres, qui ne l'avaient pas, ont été broyés. Lui faisait le "gros dos", poussé à
composer quoi qu'il arrive par un incoercible besoin profond, lâchant parfois un lest qu'il serait
indécent de lui reprocher, conscient de son génie et espérant des jours meilleurs. Qu'aurions-
nous fait dans sa situation et avec ses qualités ? Question sans réponse, bien entendu.
La forme de ce livre est remarquable et contribue à son effet. Nous sommes plongés dans la vie
de Chostakovitch, avec ses détails quotidiens et ses questions pressantes. On ne peut qu'y
croire et se placer dans l'esprit et les interrogations du musicien. En cela et grâce à cette
subjectivité, ce roman va plus loin qu'une biographie, par nature plus distante. Un très beau
livre qui, parfois, fait frémir.
Mercure de France (2016) - 200 pages