Conditions de diffusion
Ce sont trois facteurs principaux qui vont contribuer à la montée en puissance du fondamentalisme
musulman.
a) Il y a d’abord un profond sentiment d’humiliation. Alors que l’Islam se considère comme « le dernier
mot » de Dieu, comme le monothéisme ultime, donc « le plus vrai », comme le « sceau de la prophétie », elle se
voit géopolitiquement soumise, historiquement dominée, spirituellement défaite. Cette anomalie produit un
ressentiment puissant, source d’une énergie à utiliser.
b) D’autant que l’Islam a toujours l’esprit l’épopée de sa fondation et de sa diffusion extraordinairement
rapide. Cet « esprit de conquête », héritée des origines, donne à son universalisme (trait obligé de tout
monothéisme, puisqu’un seul Dieu règne) sa dimension spécifique. En dépit de la division et de la soumission
accidentelles, l’empire unifié reste l’horizon.
c) Cette perspective est nourrie par un troisième trait caractéristique : la surenchère littéraliste. Sans
doute, toutes les religions du livre sont-elles confrontées au mystère du message divin mis en mot. Mais, alors
que le judaïsme et le christianisme intègrent le moment herméneutique comme un moment nécessaire de leur
doctrine : pour eux, si l’esprit est divin, les mots sont humains, et ces humains sont plus ou moins inspirés (tables
de la loi, prophètes, témoins évangélistes) ; l’islam tend à délégitimer toute espèce d’interprétation au nom
d’une lettre elle-même considéré comme de part en part divine. C’est Dieu lui-même qui a dicté son message à
un prophète jusqu’alors analphabète. Une telle lecture, qui méconnaît tout ce qu’on sait de l’établissement
laborieux et tardif du texte coranique et toutes les querelles internes à l’Islam, conduit à ce qu’on pourrait
appeler une « ontologie textuelle », soit l’idée que seul le Coran est réel ; que le Coran est plus réel que le réel.
Le salafisme, héritier du wahabisme, représente une telle dérive littéraliste. En un premier sens, il peut être tout
à fait inoffensif et déboucher sur une pratique religieuse focalisée sur la lecture du Coran et l’observance stricte
de ses commandements (puisque le texte est la seule réalité qui vaille) ; mais, en un second sens (takfirisme
), il
peut aussi se scandaliser de voir que la réalité colle si peu au texte et en conclure qu’il convient de la forcer à
changer ! La démarche est là beaucoup moins inoffensive, on s’en doute. Mais ce qui importe c’est que rien dans
la première tendance ne peut venir freiner la seconde. Ce pourquoi, d’ailleurs, les salafistes quiétistes se
contentent aujourd’hui, face aux attentats et aux crimes, de dire « c’est pas nous ! » sans trouver aucune bonne
raison d’affronter ces autres « eux-mêmes » devenus activistes.
Sentiment d’humiliation, esprit de conquête, rigorisme littéraliste : ces trois ferments vont arriver à
maturation au moment même où l’idéologie totalitaire épuise ses derniers feux.
1979
L’année 1979 apparaît comme le basculement spectaculaire de l’esprit totalitaire vers l’esprit
fondamentaliste dans un contexte de triomphe de la modernité. 1979, c’est la révolution islamique d’Iran qui
installe pour la première fois le fondamentalisme musulman au pouvoir. Cela se passe dans l’espace chiite qui,
du fait de son clergé, facilite les prises d’autorité. Mais cela se passe aussi dans l’univers persan, au nom d’une
identité nationale qui soutient très efficacement la « révolution conservatrice ». 1979, c’est aussi la sortie de la
Chine de l’ère maoiste. Den Xiaoping reconnaît que le marxisme-léninisme ne marche pas pour conduire un pays
sur le chemin du progrès : le capitalisme est plus efficace. 1979, c’est enfin l’invasion soviétique de l’Afghanistan
et la montée en puissance de la résistance (soutenue par les Américains) au nom de l’Islam sunnite à
l’impérialisme devenu soviétique. Elle marque l’invention du djihadisme contemporain.
Ces trois événements révèlent a posteriori un passage de témoin. Dans un contexte où la démocratie
libérale et capitaliste se fait de plus en plus triomphante (mondialisation marchande) se dessine discrètement la
montée en puissance d’une nouvelle forme redoutable de contestation de la modernité et de l’Occident.
Sans doute, ne faut-il pas trop exagérer. L’exemple iranien montre que si la révolution est belle, elle ne
produit pas toujours les effets souhaités. Aujourd’hui 36 ans après l’instauration de la république d’Iran, force
est de constater qu’il n’y a pas eu de restauration d’une société religieuse au sens strict du terme. Bien au
contraire, contre l’intention de ses chefs, l’Iran est entré dans la modernité et va y entrer toujours plus
rapidement. La révolution conservatrice alimente la destruction créatrice …
Mais si l’on peut être raisonnablement optimiste sur l’Iran, il n’en va pas de même pour l’islam sunnite.
Saïd Qotb (1906-1966), instituteur égyptien, en est considéré comme le père fondateur. Militant des Frères musulmans, il théorise
l’obligation du djihad armé contre les pouvoirs installés (chrétiens ou musulmans). Il s’inspire d’un théologien, Ibn Taymiya (1263-1328) qui,
dans le contexte des croisades, avait appelé à la guerre sainte contre les Mongols, pourtant convertis à l’Islam, parce qu’ils s’écartaient des
principes stricts. non-musulmans. Cette idéologie se retrouve aussi bien dans le Front Al-Nosra (la branche d’Al-Qaida à travers son canal
19HH) ou chez l’EI.