Texte de Kant Thème : la technique, l`art, le beau Corrigé

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Texte de Kant
Thème : la technique, l'art, le beau
Corrigé
Introduction
Nous ne lisons pas un traité de géométrie comme nous lisons un poème. Quelle que soit
l’admiration que nous portons au scientifique et au poète, même si nous admirons Lagrange
autant que Hugo, nous sentons bien qu’il y a quelque chose de dissonant dans le fait de mettre
en regard et de comparer un ouvrage scientifique et une oeuvre artistique. C’est cette
différence fondamentale que Kant tente ici de clarifier. Et c’est en se posant la question des
modalités de l’acquisition de la science d’une part, et de l’art de l’autre, qu’il met au jour cette
distinction primordiale. Art et science sont incommensurables, telle est notre impression, Kant
en donne les raisons.
1. Il existe une différence flagrante entre science et art
A. La science s’apprend
C’est avec presque de la désinvolture que Kant dit que l’« on peut bien apprendre tout ce que
Newton a exposé dans son oeuvre immortelle, les Principes de la philosophie de la nature ».
Il ne faut pas s’y tromper. Kant ne dit pas que la lecture et la compréhension de cet ouvrage
sont aisées. C’est plus pour renforcer le contraste qu’il en parle ainsi. Quoi qu’il en soit, Kant
affirme qu’il est toujours possible d’apprendre et de comprendre les préceptes que contiennent
les Principes de la philosophie de la nature, « si puissant qu’ait dû être le cerveau nécessaire
pour ces découvertes ». Que l’on ait peine à imaginer comment Newton est parvenu à
formuler les lois de la gravitation universelle, surtout dans le cadre de la physique encore
cartésienne de son époque, n’empêche pas de comprendre intégralement le propos de Newton.
En d’autres termes, même si nous savons que cela n’est qu’illusion, la compréhension d’un
propos scientifique s’accompagne d’un certain étonnement : il nous semble que ce que nous
venons d’apprendre était évident et nous sommes même surpris de ne pas y avoir pensé nousmêmes plutôt. En un mot, la compréhension d’une théorie scientifique est indissociable de son
appropriation totale. À tel point que l’on peut même en oublier l’auteur.
B. L’art est seulement à contempler
La différence avec l’art est flagrante, Kant l’appuie : « En revanche on ne peut apprendre à
composer des poèmes d’une manière pleine d’esprit. » La lecture d’un poème ne donne pas en
même temps de savoir-faire. On peut bien connaître tous les poèmes du monde et être
parfaitement incapable d’en écrire un digne de ce nom. Kant insiste sur cette impossible
pédagogie de l’art : « Si précis que puissent être tous les préceptes pour l’art poétique, et si
excellents qu’en soient les modèles. » Il souligne ainsi le fait qu’il n’y a pas de méthodologie
de la démarche artistique. Connaître la versification, savoir manier la rime, être doué d’une
grande culture sont certainement des éléments nécessaires à la création artistique mais en
© Hatier 2002-2003
aucun cas, même réunis et poussés à l’extrême, ce ne sont des éléments suffisants. En suivant
Kant à la lettre, on pourrait aller jusqu’à dire qu’il y a même une certaine imposture dans le
fait de rédiger un art poétique. À moins qu’il ne s’agisse, comme dans le cas de Boileau, d’un
prétexte à faire de la poésie. En parlant de modèles, Kant amorce déjà une distinction que
nous aurons à préciser plus loin : imiter l’art, ce n’est pas devenir artiste. Il y a là une forme
d’exclusion hors de la sphère artistique de toute forme d’académisme.
2. On ne devient pas un artiste par l’apprentissage
Poser cette différence entre science et art ne suffit bien évidemment pas et le propos de Kant
est ici d’en expliciter les raisons. Pour comprendre cette différence, il faut, si l’on suit la
démarche de Kant, comparer le scientifique et l’artiste dans le degré de conscience qu’ils ont
de leur travail respectif.
A. La science est parfaitement explicite
Ce qui caractérise le scientifique est une claire et pleine conscience de son travail : « Newton
pouvait rendre parfaitement clair et déterminé (…) tous les moments de la démarche qu’il dut
accomplir, depuis les premiers éléments de la géométrie jusqu’à ses découvertes les plus
importantes et les plus profondes. » Le chemin qui mène à la découverte scientifique peut
toujours être, dans les moindres détails, parcouru de nouveau. Plus même, dans toute
exposition, une théorie scientifique se doit de donner l’intégralité de la démarche qu’elle
adopte. La science est animée par un souci évident de l’explicite. C’est à ce titre et à ce titre
seulement qu’elle peut emporter l’adhésion. En d’autres termes, il suffit de comprendre une
théorie et d’être de bonne foi pour en évaluer la valeur. Kant précise que la possibilité
d’expliciter sa propre démarche est valable pour Newton lui-même « mais aussi pour tout
autre et pour ses successeurs ». L’exposé scientifique ne cache rien, il n’a pas de secrets de
fabrication. C’est même à cette condition que l’on peut parler d’exposé scientifique. On
comprend dès lors comment l’apprentissage de la science est possible et comment même
l’énoncé de la science est par essence didactique.
B. L’art ne montre jamais sa manière de procéder
Là encore, Kant force l’opposition : « Mais aucun Homère ou aucun Wieland ne peut montrer
comment ses idées riches de poésie et toutefois en même temps grosses de pensées surgissent
et s’assemblent dans son cerveau. » Exactement à l’inverse du scientifique, le poète n’a pas
besoin d’expliciter sa démarche pour que l’on reconnaisse en son travail une véritable oeuvre
poétique. Kant dit même plus que cela. L’artiste ne semble pas pouvoir expliciter pour luimême cette démarche. Il y a là une certaine inconscience – on pourrait dire une certaine
innocence – de l’artiste vis-à-vis de son oeuvre. Lui-même « ne peut montrer » comment il s’y
est pris pour parvenir à ce résultat. Le travail poétique reste opaque au poète lui-même. Autant
dire alors que son lecteur ne peut même pas le soupçonner. Là où le scientifique consigne tous
« les moments de sa démarche », le poète voit en lui des pensées « surgir » et « s’assembler ».
Tout se passe comme si le poète ne maîtrisait pas parfaitement son travail. Tout se passe
comme si le moment de la création de son oeuvre lui échappait. C’est pourquoi l’artiste « ne
le sait pas lui-même et aussi ne peut l’enseigner à personne ». La vertu éminemment
didactique de la science est parfaitement étrangère à l’art. Voilà pourquoi l’art ne s’enseigne
pas. Il faut encore noter un renversement intéressant. Le savant est parfaitement conscient de
sa démarche et la maîtrise complètement, il a pleine autorité sur elle et pourtant l’évidence du
© Hatier 2002-2003
propos scientifique fait que nous pouvons rapidement en oublier l’auteur. On dépossède
aisément le scientifique de sa découverte. Inversement, l’artiste auquel semble échapper la
maîtrise de son oeuvre, qui n’a pas pleine autorité sur elle, est indéfectiblement attaché à elle
et reconnu comme son auteur.
C. L’esprit scientifique s’acquiert, la valeur artistique est un don
De cette distinction fondamentale entre science et art Kant tire les conséquences : « Dans le
domaine scientifique ainsi, le plus remarquable auteur de découvertes ne se distingue que par
le degré de l’imitateur et de l’écolier le plus laborieux. » On peut en effet toujours devenir
plus savant en sciences, on peut sans cesse se perfectionner et parvenir à un degré plus haut de
maîtrise de son travail, et ainsi devenir « plus scientifique ». L’écolier sait moins de choses
que son maître mais à force de l’imiter il peut espérer le dépasser. Ce qui relie le maître et
l’élève en science est une échelle continue qui ne se gravit qu’avec du travail et de la
persévérance. À l’inverse, « l’apprenti artiste » est quant à lui « spécifiquement différent de
celui que la nature a doué pour les beaux-arts ». L’écolier qui imite l’artiste n’a aucune chance
de devenir à son tour un artiste. L’art au contraire de la science ne s’imite pas. À la rigueur,
l’imitation est la meilleure voie pour ne jamais devenir un artiste. En parlant de « nature » qui
« a doué » l’artiste pour les beaux-arts, Kant finit sa démonstration. L’art ne s’apprend pas
parce qu’il ne s’atteint ni par le travail, ni par l’imitation, ni par la persévérance. Bien plutôt
l’artiste se révèle tel, au moment où son oeuvre voit le jour, sans que celui-là puisse expliquer
comment ni pourquoi l’art est ainsi né en lui. L’art est un don et il peut ainsi échapper à la
meilleure des bonnes volontés.
3. L’idée d’une école des beaux-arts est-elle incohérente ?
Le but de Kant est de montrer que le génie artistique est par essence incompréhensible parce
que l’art est le fruit d’un libre jeu entre les facultés de l’esprit. La différence entre science et
art peut ainsi être décrite de manière lapidaire. La science procède par construction de
concepts, raison pour laquelle elle peut, doit et cherche constamment à expliciter sa propre
démarche, alors que l’art s’élabore sans que l’on puisse dire comment, de même qu’il plaît
sans que l’on puisse dire pourquoi. L’art ne présente pas de concept dont nous pourrions
déterminer la compréhension et l’extension. L’art procure un effet dont la cause reste
irrémédiablement cachée. C’est pourquoi le terme « surgir » employé par Kant est
particulièrement adapté à la description de la naissance de l’art non seulement dans l’esprit de
l’artiste lui-même, mais aussi dans l’imagination du spectateur. L’art surgit, d’une certaine
manière, ou du moins en apparence, de nulle part. C’est pourquoi l’idée même d’une méthode
de l’art semble, selon Kant, parfaitement vaine et même vide de sens.
Conclusion
Dès lors, on peut se demander quel sens il y a à instituer des écoles d’art. Si l’art ne s’apprend
pas, n’est-il pas contradictoire de vouloir qu’on l’enseigne ? Le propos de Kant n’est
évidemment pas tourné directement vers cette question. Néanmoins, elle surgit elle aussi à sa
lecture. Car l’imitation n’est pas, contrairement à ce qui se passe dans le domaine scientifique,
une manière possible de rattraper l’artiste. Plus on imite l’art, plus il s’éloigne de nous. C’est
ce que Kant exprime ailleurs lorsqu’il explique qu’il n’y a pas de règles de l’art, mais qu’au
contraire chaque chef-d’oeuvre donne ses règles à l’art.
© Hatier 2002-2003
Ouvertures
Lecture
Kant, Critique de la faculté de juger, Aubier (trad. Renaut).
© Hatier 2002-2003
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