Philosopher et pensée philosophique

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Sciences-Croisées
Numéro 13 : Contributions libres
Philosopher et pensée philosophique :
la question de leur apprentissage
Pierre Usclat
Université Catholique de l'Ouest
Département des Sciences de l’éducation ; EA 2661 - PESSOA
[email protected]
PHILOSOPHER ET PENSÉE PHILOSOPHIQUE :
LA QUESTION DE LEUR APPRENTISSAGE
Résumé
Apprendre à philosopher, est-ce la même chose qu’apprendre la pensée
philosophique ? C’est à cette question que nous nous attelons dans la réflexion
conduite ici. Actant d’une équivalence au regard des pratiques innovantes et
émergentes de philosophie à l’école primaire, nous dépasserons celle-ci en
raison d’une historicité critique de la pensée philosophique. Fort de cette
dernière, nous entreverrons une antécédence de l’apprentissage de la pensée
philosophique sur l’apprentissage du philosopher. Pour autant, en revenant sur
la forme discussionnelle des pratiques émergentes dont nous serons parti, nous
tenterons de relier ces apprentissages en raison du principe d’universalisation
U tel que le propose à notre réflexion J. Habermas.
Mots clés : Pensée philosophique – philosopher – apprentissage – philosophie
à l'école primaire – discussion – principe d'universalisation
-1-
Introduction
Pensée philosophique et philosopher est-ce la même chose ?
Apparemment oui, puisque philosopher pourrait se définir par l’exercice d’une
pensée philosophique.
Pour autant, force est de constater que chacun déborde l’autre. La
pensée philosophique peut aussi être le patrimoine légué par les philosophes
au travers de leurs œuvres, c’est-à-dire ce qui a déjà été pensé par d’autres et
qui peut constituer une connaissance philosophique à laquelle le philosopher
peut se référer. Dans le même temps, il n’est pas illusoire de penser que
philosopher peut se réaliser en dehors de tout accès, voire de tout ancrage, à
l’histoire constituée de la pensée philosophique. En effet, comment ignorer
que toute réflexion d’un homme lui permettant d’assumer et de prendre à sa
charge les grandes questions qui taraudent l’humanité en faisant montre de
sagesse, et cela bien au-delà de sa singularité mais dans un effort tendu vers
l’universalité afin que ce qu’il pense puisse être reconnu par tous, soit qualifié
de philosophique ?
Constatons même que cette question s’opacifie quelque peu lorsque
nous relevons que la pensée philosophique peut renvoyer à un état de fait
constitué alors que philosopher pourrait davantage ressortir d’un processus
dynamique. Á ce titre la pensée philosophique pourrait s’enseigner puisqu’il
s’agirait de transmettre ce qui pré existerait au philosopher.
Mais la pensée philosophique peut-elle s’enseigner sans apprendre à
philosopher ? Si tel est le cas, quel intérêt y a-t-il à encore la qualifier de
pensée philosophique puisqu’elle ne porterait pas la vitalité d’une pensée
appelée à constamment se renouveler ? Tout autant, si tel n’est pas le cas, quel
est le garant de ne pas philosopher en versant dans l’opinion quand la
puissance des productions jalonnant la pensée philosophique peut laisser en
chemin nombre de sujets pensants ?
C’est alors sur ce nœud que nous allons nous attarder dans les
développements qui vont suivre. Á cela la raison est très aisément accessible :
il porte l’état le plus initial de la première relation de chacun avec l’un et avec
l’autre, et nous permet ainsi d’approcher quelque chose d’original voire
d’originel. Pour ce faire nous commencerons par explorer ce qui se trame
quand développer un exercice de pensée philosophique peut être envisagé
comme le fait d’apprendre à philosopher. Nous considérerons ensuite que la
structuration et la pérennisation de cette équivalence ne peut s’effectuer que
dans le fait de savoir se situer, ce qui nous entraînera à envisager une
prééminence de la pensée philosophique, en tant que point de repère, sur le
philosopher. Enfin, nous tenterons de montrer que ce repérage ne peut avoir
pour vocation de baliser les chemins parcourus mais de rendre possibles les
cheminements à parcourir, ce qui nous mènera à envisager les rapports entre
pensée philosophique et philosopher sous la modalité de la discussion.
-2-
1. Apprendre la pensée philosophique est-ce apprendre à philosopher ?
Une réponse à la question que nous posons dans le titre de cette partie
est à l’évidence affirmative si nous suivons l’équivalence première que nous
avons ébauchée dans notre introduction. Et cette équivalence est d’ailleurs
pleinement prise en charge par des pratiques scolaires qui, dès l’école primaire
en France (et à des niveaux d’âge similaires dans de nombreux systèmes
scolaires étrangers), entendent permettre au jeune enfant de développer et
structurer une pensée qui soit de facture philosophique, et ce bien avant la
fameuse classe de terminale lors de laquelle il est appelé à entrer de plain-pied
dans cet univers sans guère y avoir été préparé jusqu’alors.
Pour y parvenir, ces pratiques s’appuient sur une approche didactique
du philosopher développée par un universitaire français, M. Tozzi. Pour ce
dernier, penser philosophiquement c’est mobiliser trois processus réflexifs à
l’occasion d’interrogations ayant une forte résonance existentielle et
anthropologique. Et ces trois processus de pensée ne sont rien d’autre que la
problématisation, l’argumentation et la conceptualisation, chacun étant à
comprendre pour son propre compte mais aussi en interrelation forte les uns
avec les autres.
Effectivement dans la ligne tozienne de ces innovations, leur
expression essentielle se trouve dans une
« tentative d’articuler, dans le mouvement et l’unité d’une pensée impliquée
dans un rapport à la vérité, sur des questions et des notions fondamentales
pour l’élucidation de notre condition (exemple : qui suis-je ? Que puis-je
connaître ? Que dois-je faire ?...), des processus de problématisation
d’affirmations et de questions, de conceptualisation de notions et de
distinctions conceptuelles, d’argumentation rationnelle de thèses et
d’objections » (Tozzi, 2005, p. 100).
Soulignons alors avec insistance qu’aux yeux de M. Tozzi,
l’apprentissage du philosopher, en raison même de sa didactisation, se love au
plus intime de l’articulation des trois processus. Chacun atteste bien d’une
spécificité et marque une posture réflexive particulière. Ce qui ressort quand
nous définissons la problématisation par la capacité à « interroger, questionner
les fondements, formuler des problèmes » (Tozzi, 2002, p. 147), la
conceptualisation par « le cheminement par lequel on cherche à définir
philosophiquement une idée » (Tozzi, p. 144), et, enfin, l’argumentation
comme étant « la construction des raisons permettant de justifier
philosophiquement une thèse » (Tozzi, p. 162). Toutefois, la dynamique
profonde de leur mobilisation est d’entretenir des rapports les uns avec les
autres voulant que s’engager dans l’un, c’est s’appuyer corrélativement sur les
deux autres.
De fait, conceptualiser ne peut s’entrevoir que dans une
complémentarité avec la problématisation et l’argumentation. Pourquoi ? Tout
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simplement parce qu’il n’y a d’éclairage du sens d’une notion et d’une idée
que par la remise en cause des représentations initiales, ce en quoi consiste
précisément la problématisation. Or cela requiert aussi justification et étayage,
c’est-à-dire ce que porte l’argumentation.
De la même manière, la problématisation témoigne de ses relations
profondes avec la conceptualisation et l’argumentation. Car pour
problématiser, encore faut-il argumenter le problème posé et être au clair sur
les notions et idées en jeu comme le permet la conceptualisation.
Parallèlement, le fait d’argumenter ne peut se comprendre qu’au titre
d’un cheminement réflexif en passant par le crible de la critique, et donc de la
problématisation, ainsi que par l’accord sur la signification des propos
échangés. Signification que permet de construire la problématisation
Á partir de là, en raison même de ce qui structure didactiquement le
philosopher tel que nous venons de l’expliciter, sa mobilisation par les jeunes
publics scolaires valant construction et élaboration d’une pensée
philosophique ne peut que relever de la mise en place de dispositifs de classe
permettant la convocation conjointe et simultanée de ces processus. Cela à une
condition : éviter leur travail sous forme d’exercices séparés mais bien au
contraire organiser la situation à investir par les élèves pour que tout en ayant
le droit de dire ce qu’ils pensent, ils éprouvent la nécessité de penser ce qu’ils
disent.
Dans cette veine, de tels dispositifs s’articulent essentiellement autour
de situation de débats oraux organisés en classe. Débats régulés au cours
desquels, alors que les élèves se sont préalablement mis d’accord sur une
question philosophique à propos de laquelle ils souhaitaient échanger
ensemble, les prises de parole se font en obéissant à des règles portant la
nécessité de s’écouter, de prendre en compte ce qui a été formulé
précédemment et de proposer une extension, un développement, une
ouverture, et, pourquoi pas, une réorientation de la réflexion alors conduite.
Dans ce cadre, le rôle de l’enseignant est ordinairement d’intervenir
non pas pour faire entendre ce qu’il pense mais pour faire repérer aux enfants
les conceptualisations, les problématisations et les argumentations produites
ainsi que pour formuler des interrogations afin d’étayer et éprouver les
réflexions élaborées. Comme le stipule A. Delsol, il s’agit en fait d’organiser
« les interactions entre les élèves par le jeu de contraintes produites par un
dispositif afin de mettre à l’épreuve leur attention et leur compréhension avant
d’éprouver leur intelligence » (Delsol, 2013).
Si, comme l’écrit C. Menasseyre alors doyenne de l’Inspection
Générale de philosophie, l’émergence et le fort développement de ces
pratiques à l’école primaire, bien qu’elles ne bénéficient pas d’ancrage dans
les programmes officiels, participent de la reconnaissance « qu’il y a chez tous
un besoin de philosopher, comme le dit Hegel » (Menasseyre, 2004, p. 92), il
n’en demeure pas moins qu’elles ne prennent peut-être pas suffisamment à
leur compte la question, pourtant centrale, des conditions d’élaboration d’une
pensée philosophique. Comme elle le formule encore, « il faut du temps pour
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penser, il faut du temps pour rendre réelle la liberté » (Menasseyre, p. 95).
Ainsi, ces pratiques ne souffriraient-elles pas de précocité desservant
finalement la lente maturation d’une pensée autorisant l’enfant, appelé à
grandir, à oser, quand le moment sera venu, un philosopher dont il pourrra se
rendre responsable ? Nous acceptons l’interrogation et c’est d’ailleurs dans
cette direction que nous allons engager notre réflexion maintenant.
2. Quand philosopher commence par l’accueil de la pensée philosophique.
Á assimiler apprendre à philosopher et apprendre la pensée
philosophique, nous avons peut-être trop rapidement occulté que ce qui
s’apprend effectivement n’est pas suffisamment discriminé pour pouvoir sans
aucune ambiguïté s’inscrire dans le champ de la philosophie. Pour nous en
convaincre, remarquons premièrement que poser que ce qui s’apprend lors de
telles pratiques serait philosophique parce qu’il convoquerait des processus
réflexifs philosophiques au sujet de réflexions engagées sur des sujets
philosophiques revient à une tautologie.
Certes, cela n’expose pas au risque de l’erreur. Dire de A qu’il est A
parce qu’il est A est vrai. Pour autant cela n’apporte aucune avancée
significative devant la question qui ne manque pas de se poser, à savoir
qu’est-ce que la philosophie ?
Pour nous sortir de ce mauvais pas, nous pourrions placer la focale sur
les processus de pensée que nous avons exposés et poser qu’ils sont en
eux-mêmes philosophiques. Mais alors cela signifierait que dans nul autre
champ scolaire nous les trouverions mobilisés. Force est de constater
immédiatement qu’une position de cette nature n’est pas tenable. De fait,
conceptualiser, problématiser et argumenter sont bien nécessaires à tout le
moins en mathématiques, mais certainement aussi dans d’autres disciplines
comme les sciences de la vie et de la terre et tant d’autres.
Il resterait alors à envisager que c’est très précisément par la nature des
questions abordées que de telles pratiques assurent un réel apprentissage de ce
qui relève de la philosophie. Et s’il est évident que ce qui tourne autour, à titre
d’exemples, de la mort, du pouvoir, de l’amour, de dieu, etc. ne laisse pas
indifférent la philosophie, il est corrélativement incontestable que tout ceci
intéresse au premier chef d’autres domaines de pensée et de connaissance.
Référons nous pour nous en convaincre à l’économie, à l’anthropologie, à la
psychologie, etc.
Que reste-t-il alors pour tenir qu’apprendre à philosopher et apprendre
la pensée philosophique sont équivalents en ce sens que veulent établir les
pratiques émergentes dont nous faisons état ? Seulement que ce serait
immédiatement en lui-même et de lui-même que cet ensemble d’idées que l’on
partage lors des débats réalisés est de la philosophie. Mais alors cela
équivaudrait à dédouaner ce qui se pratique de toute évaluation, voire de toute
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analyse critique puisqu’il serait impossible d’en délimiter une idée de la
philosophie qui vaille pour toute la philosophie, et même pour toutes les
philosophies. Position qui, il nous faut bien l’admettre, est radicalement et
absolument contraire à la philosophie.
De la sorte acculé comme nous le sommes, il ne nous reste de toute
évidence qu’à dissocier apprendre à philosopher et apprendre la pensée
philosophique. Il y aurait même d’abord à apprendre la pensée philosophique
avant d’envisager apprendre à philosopher. Pour quelle raison sommes-nous
tenté de demander ? Tout simplement parce qu’il existe un préalable tel que
celui que fixe J.-Y. Chateau sous la forme d’une question dont la formulation
ne laisse planer aucun doute sur ce qu’il entend désigner : « comment savoir
ce qu’est la philosophie sans l’avoir étudiée ? » (Chateau, 2004, pp. 32-33).
Et à s’écarter de cette ligne, il ne peut se trouver in fine que des
pratiques dont la fluctuation accompagne la variation de l’idée que se fait
chaque enseignant les introduisant dans sa classe de ce qu’est la philosophie.
Ce qui serait philosophique là serait décrié ailleurs.
Relativité difficile à tenir quand l’exercice se trouve contredit par
l’ensemble des grandes figures de philosophie qui, alors qu’elles ont parfois
élaboré leur pensée à l’encontre d’autres, n’ont jamais refusé à ces dernières
leur dimension philosophique. Il y a donc bien d’abord à recevoir la pensée
philosophique pour ce qu’elle est véritablement avant que de prétendre vouloir
philosopher !
Très précisément il y a d’abord à épouser l’historicité de la
philosophie. Comme le formule à nouveau J.-Y. Chateau :
« cette historicité de la philosophie ne tient pas seulement au fait qu’elle est
dans l’histoire et soumise au changement comme toute réalité ; la philosophie
produit sa propre histoire par une nécessité interne qui est sa propre essence.
Cette historicité est essentiellement liée à la dimension de critique et à
l’exigence de radicalité qui la caractérisent : que serait l’idée de la
philosophie, si on en excluait celle de critique (…) ? Que serait l’idée de
philosophie si on la séparait de l’exigence de radicalité dans la critique,
indissociable de la recherche de la raison et du fondement ? Or, qui ne voit
qu’une telle radicalité est le principe suffisant et constant (de la possibilité)
d’un renouvellement, d’un dépassement de soi par mise à l’épreuve de soi ?
Elle est également ce qui fait que, quel que soit le sujet qu’elle se donne au
départ et le problème qu’elle traite, l’enquête philosophique, au gré de ses
analyses, des objections qu’elle se fait à elle-même, des confrontations où elle
cherche à se vérifier, acquiert une ampleur qui la conduit à chaque fois, au
moins idéalement, vers une conception d’ensemble de l’expérience humaine
et de ses problèmes » (Chateau, 2004, p. 38-39).
Ampleur, radicalité, rigueur et exigence qui sont très clairement aux
antipodes de ce que l’équivalence entre apprendre à philosopher et apprendre
la pensée philosophique nous laissait entrevoir. En même temps que grandit la
personne qui s’engage dans une telle historicité de la philosophie, la
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philosophie grandit aussi. Il y a là comme un principe de réalité dont il semble
difficile de ne pas pouvoir prendre acte. Fort de ce dernier, les pratiques
émergentes de philosophie à l’école primaire peuvent effectivement être
qualifiées de précoces. Au mieux elles oublient, au pire elles négligent, que
philosopher ne s’improvise pas. Il requiert, parce qu’il en a besoin au nom
d’un fondement radical, de se mettre d’abord à l’école de la pensée
philosophique.
Pour autant il appert aussi qu’une pensée philosophique n’existe jamais
isolément. Elle ne s’approche, ne se comprend, ne se reçoit que dans un réseau
au sein duquel elle prend sens tout en jetant des éclairages sur celles avec
lesquelles elle est en lien. Très concrètement, nous suggérons par-là qu’en
nous situant au cœur même de l’historicité de la philosophie, nous ne pouvons
pas faire l’économie d’un échange entre pensées, et c’est certainement ce
dernier qui les tient parce qu’il les soutient. Aussi, une piste nouvelle qui
s’ouvre à nous est de reprendre le problème du rapport entre apprentissage de
la pensée philosophique et apprentissage du philosopher à partir de la forme
discussionnelle qui sous-tend les pratiques novatrices de philosophie à l’école
primaire.
3. Pensée philosophique et philosopher emportés dans la discussion.
Quand bien même la netteté du raisonnement entrepris il y a juste un
instant ne laisse guère douter d’une prééminence de l’apprentissage de la
pensée philosophique sur l’apprentissage du philosopher, il reste un point
aveugle qui n’est pas saisi à bras le corps, à savoir celui de leur rapport quand
philosopher est envisagé. Á ce titre, l’ossature éminemment discussionnelle
des pratiques émergentes auxquelles nous renvoyons depuis le début de nos
développements peut nous apporter de précieux éclairages. Car, de fait à être
des discussions que nous faut-il entendre par là ?
Pour répondre le plus finement à cette question, convoquons la ligne
que trace J. Habermas quand il avance que « sous le terme de « discussion »
(Diskurs), j’introduis la forme de communication caractérisée par
l’argumentation, dans laquelle les prétentions à la validité devenues
problématiques sont thématisées et examinées du point de vue de leur
justification » (Habermas, 1987, p. 279). Á l’évidence, la discussion n’est pas
la conversation en ceci qu’elle a spécifiquement recours à l’argumentation.
D’ailleurs Habermas n’hésite pas à préciser que la discussion marque l’arrêt
de la conversation, ou formulé autrement de la communication ordinaire,
quand celle-ci rencontre une problématique du fond commun sur lequel elle
repose et qui nécessite soit d’interrompre les échanges ; ce qui peut laisser
alors libre cours aux autres logiques que communicationnelles de se
développer ; soit de les inscrire dans un autre registre.
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Comme le formule F. Vandenberghe afin d’expliciter la pensée de J.
Habermas sur ce point, dans une telle circonstance, les parties engagées
« se trouvent devant l’alternative suivante : i) interrompre toute
communication, suspendre la validité des prétentions à la validité et passer à
l’activité stratégique, ou ii) reprendre l’activité communicationnelle au niveau
du discours argumenté afin d’examiner par la discussion la prétention qui
pose problème » (Vandenberghe, 1998, p. 226-227).
La discussion est certes une activité communicationnelle mais elle
intervient quand les interlocuteurs s’y engagent devant le brouillage de leur
intercompréhension qui ne va plus de soi.
Le problème est donc constitutif de la discussion tout comme
l’argumentation. Á quelle fin cependant ? Là encore J. Habermas nous éclaire
par ces propos :
« dès que les prétentions à la validité, naïvement émises dans l’activité
communicationnelle et allant plus ou moins de soi dans un monde vécu
commun, sont problématisées et érigées en objet d’une controverse
argumentée, les participants passent – même si c’est d’une manière
rudimentaire – de l’action à une autre forme de communication, c’est-à-dire à
une pratique d’argumentation au moyen de laquelle ils cherchent à se
convaincre les uns les autres de leurs conceptions, mais souhaitent aussi
apprendre les uns des autres » (Habermas , 2001, p. 37).
Devant la barrière que représente une intercompréhension remise en
question, la discussion entend rétablir les relations de compréhension
réciproque.
Elle vise donc ce qu’ici Habermas appelle convaincre mais qu’il nous
faut plus clairement comprendre par s’entendre et se mettre d’accord, ce qui
représente un enrichissement de l’inscription dans le monde commun vécu des
uns et des autres. L’argumentation y joue dès lors un rôle prépondérant. Á ceci
près que ça ne peut être qu’une argumentation qui ne cherche pas à avoir
raison de l’autre mais qui repose sur la recherche du meilleur argument, de
l’argument dont
« “la force” n’a aucun caractère de coercition (elle n’est donc pas une force
[Gewalt] au sens où la force est susceptible de s’opposer à la raison comme
violence) parce qu’elle est le corollaire de l’engagement préalable à la
discussion elle-même à reconnaître un argument comme meilleur (que ceux
que l’on est susceptible de fournir le cas échéant), et, par conséquent
(autrement dit, par voie de conséquence raisonnable et rationnelle) à se
ranger à ce qu’il affirme, sans reniement de soi ni concessions »
(Bouchindhomme, 2002, p. 21).
Bien évidemment, la cohérence et la construction logiques
accompagnent la recherche du meilleur argument. Pour autant cela ne suffit
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pas. Car quand bien même l’argumentation obéit à une forme logique, sa
validité ne peut être simplement dans le respect de règles, ni non plus dans une
vérité ontologique voire même dans une connaissance empirique. Elle est bien
au contraire une validité par consensus en entendant par là qu’outre le respect
du contenu, tout le monde s’y retrouve, tout le monde y donne son assentiment
sans abandonner quoi que ce soit. Elle a donc une dimension éminemment
pragmatique.
Ce point est alors d’une réelle importance pour la réflexion que nous
conduisons ici. Car quand se dessine au cœur de l’argumentation constituant la
nervure profonde de la discussion, l’universalisation afin de garantir que tout
le monde y adhère, il nous faut bien percevoir que cette dernière se démarque
de sa dimension kantienne. Quand bien même nous pouvons y déceler un écho
de « l’impératif catégorique de Kant (vis-à-vis duquel) [celui qui argumente]
ne devrait suivre, et proposer à autrui, que des constructions intellectuelles qui
puissent en même temps toujours valoir au regard d’une universalité des
esprits » (Perelman, (cité par) Vandenberghe, 1998, p. 230), c’est avant tout
dans une obligation effective à rechercher l’accord au sein de l’ensemble des
points de vue qu’elle trouve sa substantifique moelle.
Ce n’est d’ailleurs rien d’autre que signifie J. Habermas quand il la fait
reposer sur le principe U. Principe voulant que
« chaque norme valide doit satisfaire à la condition selon laquelle les
conséquences et les effets secondaires qui, de manière prévisible, résultent de
son observation universelle dans l’intention de satisfaire les intérêts de tout
un chacun peuvent être acceptés sans contrainte par toutes les personnes
concernés » (Habermas, 1992, p. 34).
De la sorte, il est clair qu’au cours d’une discussion, il est loin d’être
suffisant qu’un individu, voire même que tous les individus réunis, se
demandent, chacun dans l’intimité de leur conscience, comment ériger leur
pensée en universel.
Bien davantage, la discussion, au titre du principe U énoncé à l’instant,
entend embrasser le point de vue d’un nous, le point de vue d’un universel
concret et pragmatique construit à partir des partenaires concernés ou qui
pourraient être concernés. Nous comprenons de ce fait en quoi les pratiques
émergentes à l’école sont intéressantes pour reposer les rapports entre
apprendre à philosopher et apprendre la pensée philosophique.
Mobilisant la forme discussionnelle, elles obéissent à cet effort
d’établissement d’un nous. Quand un participant y propose une réflexion, il
s’engage et sollicite l’engament de l’ensemble pour en construire ou non la
recevabilité et l’adhésion. Á ce titre, devant la question philosophique mise à
la discussion c’est une communauté de recherche qui émerge. Communauté
réunie par la discussion.
Cependant, en raison même de cela, la communauté ne peut se
satisfaire des seuls participants présents. Si tel était le cas, alors rien ne
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pourrait honorer ce que la discussion apporte d’elle-même, à savoir de
recueillir le point de vue et la perspective offerts par tous ceux qui sont
concernés par le problème posé. Parmi eux, il y a bien à rassembler ceux que
la discussion réunit dans un ici et maintenant. Mais il y a de toute évidence à
faire place à ceux qui en un ailleurs et un autre temps ont eu et ont quelque
chose à dire.
Ainsi, alors que dans la partie précédente nous avons acté d’une
antécédence de l’apprentissage de la pensée philosophique sur l’apprentissage
du philosopher, nous pouvons ouvrir ici un autre horizon. De fait apprendre à
philosopher ne peut faire l’économie de l’apprentissage de la pensée
philosophique et ce tout simplement parce que la discussion les réunit. Si
historicité il y a bien de la pensée philosophique, apprendre à philosopher
garantit à cette dernière de n’être pas que lettre morte. Comme le souligne J.
Habermas, le principe U est un « principe passerelle (Habermas, 1986, p. 78) »
en ce qu’il exclut tout repli monologique et sollicite l’intercompréhension.
Forte de cela la discussion peut s’avérer être un pont entre l’apprentissage du
philosopher et l’apprentissage de la pensée philosophique.
Conclusion
Á partir des nouvelles pratiques de philosophie qui se diffusent au sein
de l’école primaire, nous avons tout au long de notre cheminement essayé
d’articuler apprentissage du philosopher et apprentissage de la pensée
philosophique. Nous n’avons d’ailleurs pas exclu la distance qui est de rigueur
face à cette émergence. La philosophie, plusieurs fois millénaire, ne peut aussi
facilement que cela se laisser embrasser par une telle juvénilité.
Pour autant, une vertu est à leur reconnaître. Elles témoignent que « la
philosophie a une visée totalisante » (Raffin, 2004, p. 62). C’est-à-dire qu’elle
est constamment portée par une « tentative de dépassement des particularités
empiriques » (Raffin, p. 63). Ainsi, la conjonction entre l’apprentissage du
philosopher et l’apprentissage de la pensée philosophique sur laquelle elles
débouchent, en raison même de leur dimension discussionnelle, participe
pleinement de cette spécificité. Là est certainement le pivot de la contribution
que nous avons essayé d’apporter dans ces quelques lignes.
Toutefois nous ne pouvons pas ignorer qu’une question perdure. Et
c’est aussi F. Raffin qui nous la fait le mieux entendre. Écoutons-la nous dire :
« L’ambition de totalisation peut être considérée comme une prétention. Elle
peut aussi être mal comprise (…). La philosophie est d’abord une activité et
l’on a beaucoup répété le propos kantien : « on n’apprend pas la philosophie,
mais seulement à philosopher ». La philosophie n’est pas une doctrine, mais
une activité sans doute, et il est essentiel de le souligner ; cette formule
affirme, contre le dogmatisme, la nécessité d’une pensée en mouvement,
d’une pensée critique. Mais il faut prendre garde à ne pas dogmatiser cette
formule antidogmatique en la transformant en slogan. Á trop prendre le
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« philosopher » de façon intransitive, on laisse supposer une activité qui
s’exerce sur tout et sur rien, et finalement s’évapore dans le vide. « Je
philosophe » est un symptôme d’outrecuidance ou plus simplement de
naïveté, car philosopher suppose toujours qu’on cherche à penser cela même
qui résiste à la pensée et se dérobe. Philosopher n’est pas planer dans les airs,
mais œuvrer à penser quelque chose » (Raffin, 2004, p. 63).
Ainsi, en retournant nos développements sur eux-mêmes afin
précisément d’y trouver ce qui résiste, nous ne pouvons taire cette
interrogation qui reste à explorer : quel est, au bout du compte, l’objet de la
philosophie ?
Bibliographie :
Bouchindhomme, C. (2002). Le vocabulaire de Habermas. Paris : Ellipses.
Chateau, J.-Y. (2004). La philosophie à l’école primaire. In Académie de
Montpellier, Académie de Caen & Académie de Créteil (Eds), Des
expériences de débat à l’école et au collège : discussion à visée
philosophique ou pensée réflexive ? (pp. 29-52). Paris : Direction de
l’enseignement scolaire Bureau de la valorisation des innovations
pédagogiques.
Delsol, A. (n.d.). Discussion à visée philosophique en maternelle. Récupéré le
24 septembre 2013 de :
http://www.inrp.fr/biennale/7biennale/Contrib/longue/7003.pdf
Habermas, J. (1986). Morale et communication. Paris : Les Éditions du Cerf.
Habermas, J. (1987). Logique des sciences sociales et autres essais. Paris :
PUF.
Habermas, J. (1992). De l’éthique de la discussion. Paris : Les Éditions du
Cerf.
Habermas, J. (2001). Vérité et justification. Paris : Gallimard.
Menasseyre, C. (2004). Clôture des travaux. In Académie de Montpellier,
Académie de Caen & Académie de Créteil (Eds), Des expériences de
débat à l’école et au collège : discussion à visée philosophique ou
pensée réflexive ? (pp. 91-96). Paris : Direction de l’enseignement
scolaire Bureau de la valorisation des innovations pédagogiques.
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Raffin, F. (2004). Á quelles conditions une discussion est-elle
philosophique ?. In Académie de Montpellier, Académie de Caen &
Académie de Créteil (Eds), Des expériences de débat à l’école et au
collège : discussion à visée philosophique ou pensée réflexive ? (pp.
61-76). Paris : Direction de l’enseignement scolaire Bureau de la
valorisation des innovations pédagogiques.
Tozzi, M. (2002). Penser par soi-même : Initiation à la Philosophie. Lyon :
Chronique sociale.
Tozzi, M. (2005). Lipman, Lévine, Tozzi : différences et complémentarités. In
Leleux, C. (Ed), La philosophie pour enfants : Le modèle de Matthew
Lipman en discussion (pp. 95-115). Bruxelles : De Boeck.
Vandenberghe, F. (1998). Une histoire de la sociologie allemande :
Aliénation et réification-Tome II : Horkeimer, Adorno, Marcuse,
Habermas. Paris : La Découverte.
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