325 Autour de l`argumentation. Rationaliser l`expérience

Reviews 325
Autour de l’argumentation. Rationaliser l’expérience quotidienne. Sous la direction
de Guylaine Martel. Québec : Éditions Nota Bene, 2000. 181 p. ISBN 2895180547.
On peut écrire qu’Autour de l’argumentation. Rationaliser l’expérience quotidienne,
ensemble de textes réunis par Guylaine Martel, traite d’une problématique complexe : celle
de la communication spontanée, considérée sous l’angle des motifs qui l’organisent et qui
témoignent par conséquent d’une compétence de communication spécifique des sujets qui
s’y engagent. Si la communication spontanée constitue globalement l’objet de la réflexion,
deux aspects décisifs se trouvent détaillés, lesquels s’appellent l’un l’autre : le rôle du dis-
cours dans l’organisation de la communication et celui, plus particulièrement, des procédés
de légitimation ; ce dernier aspect étant mis en exergue par le titre de l’ouvrage.
Ainsi, d’une manière générale, Autour de l’argumentation souligne l’importance
déterminante du discours dans la communication spontanée. Or, il est intéressant
d’observer qu’en dépit de nombreuses exhortations venant tant de sociologues de la com-
munication que de psychologues sociaux et de spécialistes des médias, le discours comme
réalité communicationnelle a fait l’objet d’une attention variable et plutôt réduite à la
portion congrue. Quant au discours spontané, c’est-à-dire une forme de langage oral
produit dans des contextes faiblement (ou pas) institutionnalisés, son importance dans la
compréhension des événements de communication continue d’être minimisée parce qu’il
ne concernerait que des dimensions marginales de la communication.
Compte tenu de ce qui précède, Autour de l’argumentation s’inscrit dans une mou-
vance résolument novatrice en sciences de la communication, dont les enjeux sont réguliè-
rement rappelés au long de l’ouvrage. Par exemple, il est reconnu que la marge de
manœuvre caractéristique du discours spontané force les sujets à gérer leur interaction de
manière ponctuelle et offre ainsi un accès à une analyse en termes de lignes de conduite et
d’ajustements communicationnels. Or, une telle analyse peut être étendue à des formes de
communication institutionnelles. De même, on doit considérer que le discours spontané
actualise et organise, souvent à l’insu des locuteurs, les représentations sociales qui fondent
d’une manière générale leur rapport au monde. Le discours spontané constitue ainsi tout à
la fois un révélateur du sujet et du social et un vecteur de construction des réalités sociales
que les analystes de la communication ne sauraient plus négliger.
Comme les six textes d’auteurs réunis par Guylaine Martel s’inscrivent dans ce cadre
général, on peut écrire qu’Autour de l’argumentation constitue un ouvrage à part entière et
non pas un simple recueil autour d’un thème commun. Une grande homogénéité du propos
ressortit d’abord d’un corpus identique pour toutes les contributions. Il s’agit de soixante
extraits langagiers tirés du monumental corpus d’entrevues sociolinguistiques réalisées en
1984 à Montréal par Pierrette Thibault, Diane Vincent, David Sankoff et William Kemp.
Une grande homogénéité du propos vient ensuite de ce que les contributions présentent des
analyses complémentaires ; c’est que Guylaine Martel a su faire appel à des chercheuses et
à des chercheurs d’horizons et de tendances différents particulièrement pertinents pour les
sciences de la communication.
Ainsi, Marianne Doury et Véronique Traverso, deux membres de l’École lyonnaise
d’analyse des interactions communicationnelles (GRIC), traitent en priorité de l’impor-
tance de la situation de communication. Partant de considérations générales sur l’argumen-
tation, c’est-à-dire une « confrontation discursive au cours de laquelle sont construites des
réponses antagonistes à une question » (p. 47), les deux auteures soulignent l’importance
des enjeux d’une entrevue sociolinguistique dans l’émergence de tels comportements
« argumentatifs », et principalement l’importance des identités de rôles départies à l’inter-
vieweur et à l’informateur. Selon Marianne Doury et Véronique Traverso, c’est précisé-
ment du fait que l’entrevue sociolinguistique favorise a priori peu la polémique que les
informateurs produisent de nombreuses argumentations. Plus précisément, le comporte-
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ment minimalement interventionniste de l’intervieweur motive tout entier le « souci des
interviewés de construire une image d’eux-mêmes dans laquelle ils puissent se
reconnaître » (p. 67). Autrement dit, l’argumentation émerge du discours pour exprimer la
conscience de l’informateur d’être en relation de communication avec un intervieweur.
À cette analyse de la situation de communication fait écho la contribution plus socio-
logique de Diane Vincent, directrice du Laboratoire de sociopragmatique des interactions
et de la conversation (LaSIC) de l’Université Laval, à Québec. Déjà bien affirmé dans ses
travaux antérieurs, Diane Vincent rappelle le postulat qu’on ne saurait considérer le social
autrement que dans les représentations qui émergent des discours spontanés des sujets. Or,
comme le discours suppose une interaction communicative qui constitue par définition un
lieu d’influence réciproque propice à la production de discours de légitimation, l’argumen-
tation devient le principal vecteur des représentations sociales des sujets indépendamment
des propriétés d’une situation de communication particulière. Diane Vincent montre de
manière éclairante cette double réalité discursive et argumentative des représentations
sociales. Elles sont discursives car elles ne sauraient se passer du langage qui seul les rend
publiques. Elles sont argumentatives car elles s’organisent dans un réseau d’oppositions
pour étayer une conclusion que le locuteur souhaite voir légitimée. Diane Vincent analyse
ainsi en détail la construction par étapes de la représentation « être une femme libérée »
dans un long discours argumentatif d’une informatrice. Pour l’auteure, de telles argumen-
tations réalisent une fonction identitaire : elles expriment « la conscience des normes
sociales véhiculées dans un groupe » et dès lors le rapport subjectif à ces normes (p. 144).
Ces considérations sur le rôle de l’argumentation spontanée dans l’économie de la
communication ne doivent pas occulter celui des unités linguistiques elles-mêmes. C’est
pourquoi Guylaine Martel a fait appel à deux linguistes de l’École genevoise d’analyse du
discours, Laurent Perrin et Corinne Rossari. A priori moins dignes d’intérêt pour les spé-
cialistes en communication, les contributions de ces auteurs permettent cependant d’enri-
chir certains domaines d’étude comme l’analyse de contenu ou l’analyse stratégique.
Spécialiste de la problématique du discours rapporté, Laurent Perrin critique les concep-
tions traditionnelles de l’argumentation d’autorité pour en proposer un traitement novateur
et unifiant. Les arguments d’autorité marqués en discours par des unités spécifiques
pour moi aussi », « selon untel ») ne servent pas à rendre plus crédible le discours du
locuteur en s’appuyant, par exemple, sur le prestige d’autrui, mais visent à « partager avec
lui la responsabilité énonciative de ce qu’on exprime » (p. 84). Pour Laurent Perrin, l’argu-
mentation joue ainsi un rôle légitimant au niveau de la communication. Quant à Corinne
Rossari, elle centre son attention sur le fonctionnement du mot « disons » dont elle observe
les occurrences dans les argumentations extraites du corpus. Pour l’auteure, la signification
linguistique de « disons » contraint les contextes et non l’inverse ; il existe un sens stable
qui assigne à « disons » la fonction de corriger une signification précédente pour présenter
un nouvel état du raisonnement d’un locuteur (p. 118).
Enfin, les deux contributions de Guylaine Martel, en début et fin d’ouvrage, ancrent
clairement l’argumentation dans les sciences de la communication. En distinguant d’abord
l’ordre cognitif et l’ordre discursif de l’argumentation, c’est-à-dire le raisonnement et sa
contrepartie langagière, l’auteure définit les unités de discours d’un ensemble argumentatif
(un « mouvement »). Ensuite, Guylaine Martel montre à la fois comment le discours peut
être segmenté compte tenu de sa dimension argumentative, et comment cette dernière se
trouve elle-même déterminée par le discours. L’auteure observe une grande similarité entre
les argumentations produites dans des contextes d’oral spontané et ceux attestés dans des
contextes d’écrit spécialisé. Elle insiste ainsi sur l’idée de l’argumentation comme compé-
tence « intuitive » des sujets communicants faisant l’objet d’un apprentissage social et non
d’une acquisition « savante » ; d’où le terme de « rhétorique naturelle » (p. 155) dont le
lieu d’émergence est en priorité le discours spontané. Le modèle proposé par Guylaine
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Martel est étayé par une étude des cas les plus représentatifs du corpus, en quantité et en
qualité, qui permettent de saisir l’aptitude des sujets communicants à raisonner en se posi-
tionnant les uns par rapport aux autres en communication.
Marcel Burger
Université de Genève
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