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UNIVERSITE DE NANTES - DEPARTEMENT DE PHILOSOPHIE
LA THEORIE DE L’ART DE THEODOR W. ADORNO
A L’EPREUVE DES FABLES OF FAUBUS DE
CHARLES MINGUS :
ENJEUX ESTHETIQUES DU JAZZ
Emmanuel PARENT
Mémoire de maîtrise sous la direction de Florence Fabre
et de Jean-Claude Pinson
Septembre 2002
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LA THEORIE DE L’ART DE THEODOR W. ADORNO A L’EPREUVE
DES FABLES OF FAUBUS DE CHARLES MINGUS :
ENJEUX ESTHETIQUES DU JAZZ
Mes remerciements vont à F. Fabre et J.-C. Pinson pour leur attention, leur sympathie
et leur rigueur, et à Christian Béthune pour son soutien épistolaire et amical.
L’illustration de couverture reprend les premières mesures de la partition des Fables of
Faubus, transcrite par Kevin Crosby. On en trouvera la version complète dans l’annexe de ce
mémoire.
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« Car c’est précisément dans le domaine du rythme
que le jazz n’a rien à offrir ».
Adorno, Mode Intemporelle.
« La musique, qui pendant ce temps ne cessait de
s’amplifier et de décroître, je l’appelais les baguettes
de paille du jazz. J’ai oublié pour quelles raisons je
me permis d’en marquer le rythme du pied. Cela
n’est pas conforme à mon éducation, et je ne m’y
résolus pas sans débat intérieur.».
Benjamin, Hachisch à Marseille.
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INTRODUCTION
Mettre la pensée de l’art à l’épreuve de son objet, telle est l’exigence de la philosophie de
Theodor W. Adorno. Rendre son art digne de considération esthétique dans un monde souvent
hostile, voilà l’une des préoccupations majeures de Charles Mingus. C’est pourquoi nous nous
permettons, dans les pages qui vont suivre, de rapprocher deux personnages qui sont
apparemment si éloignés.
L’histoire raconte que la seule personne qu’ils aient eu en commun dégoûta le philosophe
du jazz à la suite d’un regrettable quiproquo linguistique, et ne fit pas grand chose pour la
reconnaissance du jazzman. En effet, lors de son exil américain, Adorno aurait été
accompagné par le jeune critique de jazz Leonard Feather au Cotton Club, pour assister à une
prestation de Johnny Hodges. Malgré le plaisir manifeste que prenait la salle et lui-même à
écouter le célèbre altiste, il aurait mal interprété le jargon enthousiaste de son ami qui
s’exprimait en ces termes : « Fucking Hodges, he’s really bad ! », et serait immédiatement
reparti du club new-yorkais, furieux de s’être laissé aller, lui le musicologue, à apprécier un si
« mauvais » soliste1. Quant à Mingus, il cite dans son autobiographie la présence fugace de
Feather, alors célèbre critique, au cours d’une réception dans son loft new-yorkais. L’inimitié
avérée du contrebassiste à l’égard des critiques « blancs » laisse supposer un fossé culturel
entre les deux personnages sans doute aussi grand que celui ayant été à l’origine de la
mésaventure d’Adorno. Il serait abusif d’imputer à Leonard Feather la responsabilité de la
méfiance d’Adorno pour le jazz et du ressentiment de Mingus face au discours normatif des
occidentaux sur la musique noire. Mais cette anecdote a au moins le mérite d’illustrer les
difficiles rapports qu’ont pu entretenir jazz et philosophie, musique noire et critique blanche.
Dès l’origine rejeté comme forme d’art mineure par la pensée occidentale, le jazz s’est
développé à l’ombre d’une commercialisation parfois humiliante et a par conséquent rarement
réussi à s’imposer comme musique d’art à part entière. Ce travail est donc l’histoire
philosophique d’un malentendu. Nous avons choisi deux figures paradigmatiques des
domaines que l’on entend rapprocher pour présenter clairement le problème et en esquisser
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une solution. Il s’agit tout simplement de s’appuyer sur la fécondité de la philosophie
matérialiste d’Adorno et du jazz de Charles Mingus pour espérer les voir se rencontrer.
Ce qui doit nous mettre sur la piste d’une telle réunion est l’idéal partagé d’une certaine
universalité. Le jazz est cette affirmation de l’identité afro-américaine qui milite pour la
reconnaissance de son art comme expression majeure de la culture américaine et de l’art
moderne. La philosophie, c’est bien connu, souhaite embrasser la totalité du réel. Le champ
du réel qui ici nous préoccupe est la culture en général. L’enjeu sera donc de dépasser les
frontières que nous impose une culture particulière, la nôtre, pour saisir le sens d’un objet
d’art, d’une « manifestation de l’esprit », émanant d’une autre culture. Si l’esthétique
occidentale ne parvenait pas à saisir le sens profond du jazz, elle courrerait le risque de se voir
relativisée et critiquée au nom de ses principes ethnocentriques. Ce modeste travail voudrait
« sauver » la pensée adornienne, et avec elle l’esthétique de la modernité, d’un tel reproche.
En approfondissant le corpus des textes d’Adorno traitant du jazz (toujours plus important
à mesure qu’on l’examine), on perd rapidement l’impression première d’un jugement hâtif
méprisant le jazz par ignorance. En fait, l’exclusion quasi platonicienne du jazz de la sphère
de la musique sérieuse semble être une construction défensive de l’esthétique d’Adorno qui
cherche à éloigner ce qui pourrait bien être un démenti en acte de sa conception « élitiste » de
l’art moderne. Etudier un système par le prisme d’un objet qu’il exclut s’avère souvent un bon
angle d’attaque pour comprendre ses rouages.
Cette exclusion est résumée dans une phrase d’Adorno qui est à l’origine de ce travail :
« Une philosophie de la musique aujourd’hui ne peut être qu’une philosophie de la nouvelle
musique »2.
Quelle est la musique que l’on peut qualifier de nouvelle ? Quelle cette autre musique qui
ne mérite pas d’attention philosophique ? Ces deux questions, qui ne sont que les deux faces
d’un même diagnostic que porte Adorno sur la situation de la musique aujourd’hui,
alimenteront la réflexion de la première partie.
L’analyse d’une œuvre précise et emblématique du corpus mingusien, The Fables of
Faubus constituera la seconde partie, et sera le premier moment du démenti, ici
musicologique, que le jazz inflige à la théorie adornienne de l’art.
1 Cité par Christian Béthune, in Adorno et le jazz, à paraître aux éditions Klincksieck, oct. 2002.
2 Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, (1948), trad. H.Hildenbrand et A.Lindenberg, éd. Gallimard,
1979, p.20.
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