une solution. Il s’agit tout simplement de s’appuyer sur la fécondité de la philosophie
matérialiste d’Adorno et du jazz de Charles Mingus pour espérer les voir se rencontrer.
Ce qui doit nous mettre sur la piste d’une telle réunion est l’idéal partagé d’une certaine
universalité. Le jazz est cette affirmation de l’identité afro-américaine qui milite pour la
reconnaissance de son art comme expression majeure de la culture américaine et de l’art
moderne. La philosophie, c’est bien connu, souhaite embrasser la totalité du réel. Le champ
du réel qui ici nous préoccupe est la culture en général. L’enjeu sera donc de dépasser les
frontières que nous impose une culture particulière, la nôtre, pour saisir le sens d’un objet
d’art, d’une « manifestation de l’esprit », émanant d’une autre culture. Si l’esthétique
occidentale ne parvenait pas à saisir le sens profond du jazz, elle courrerait le risque de se voir
relativisée et critiquée au nom de ses principes ethnocentriques. Ce modeste travail voudrait
« sauver » la pensée adornienne, et avec elle l’esthétique de la modernité, d’un tel reproche.
En approfondissant le corpus des textes d’Adorno traitant du jazz (toujours plus important
à mesure qu’on l’examine), on perd rapidement l’impression première d’un jugement hâtif
méprisant le jazz par ignorance. En fait, l’exclusion quasi platonicienne du jazz de la sphère
de la musique sérieuse semble être une construction défensive de l’esthétique d’Adorno qui
cherche à éloigner ce qui pourrait bien être un démenti en acte de sa conception « élitiste » de
l’art moderne. Etudier un système par le prisme d’un objet qu’il exclut s’avère souvent un bon
angle d’attaque pour comprendre ses rouages.
Cette exclusion est résumée dans une phrase d’Adorno qui est à l’origine de ce travail :
« Une philosophie de la musique aujourd’hui ne peut être qu’une philosophie de la nouvelle
musique »2.
Quelle est la musique que l’on peut qualifier de nouvelle ? Quelle cette autre musique qui
ne mérite pas d’attention philosophique ? Ces deux questions, qui ne sont que les deux faces
d’un même diagnostic que porte Adorno sur la situation de la musique aujourd’hui,
alimenteront la réflexion de la première partie.
L’analyse d’une œuvre précise et emblématique du corpus mingusien, The Fables of
Faubus constituera la seconde partie, et sera le premier moment du démenti, ici
musicologique, que le jazz inflige à la théorie adornienne de l’art.
1 Cité par Christian Béthune, in Adorno et le jazz, à paraître aux éditions Klincksieck, oct. 2002.
2 Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, (1948), trad. H.Hildenbrand et A.Lindenberg, éd. Gallimard,
1979, p.20.