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4
mentales, soit les dynamiques propres à l’attribut Mens (rendu par « âme » ou
« esprit » suivant les traductions actuelles de l’Éthique
5
).
Alors qu’un tel projet s’est exposé aux critiques acerbes des sociologies
positivistes et marxistes, qui ont accusé Tarde de « psychologisme », de
« subjectivisme » ou d’« idéalisme », le cadre de pensée spinoziste lui fournit
un terrain d’accueil plus bienveillant. Au sein du parallélisme spinozien, décrire
la société comme « un tissu d’actions inter-spirituelles et d’états mentaux
agissant les uns sur les autres » ne relève nullement d’un parti-pris idéaliste
(coupable de nier la détermination « en dernière instance » de la matière sur les
idées), mais signale simplement qu’on entreprend de « concevoir la réalité
humaine sous l’attribut de la Pensée » plutôt que sous celui de l’Étendue – ce
qui serait également possible en théorie. Le début d’Éthique
III
prend en effet
soin de répéter le principe donné dès la proposition 7 de la deuxième partie :
l’esprit [Mens] et le corps sont une seule et même chose qui est
conçue tantôt sous l’attribut de la Pensée, tantôt sous celui de l’Étendue.
D’où vient que l’ordre ou l’enchaînement des choses est le même, que la
Nature soit conçue sous tel attribut ou sous tel autre ; et conséquemment
que l’ordre des actions et des passions [passiones] de notre corps concorde
par nature avec l’ordre des actions et des passions de l’esprit.
6
Dès lors que « l’effort [conatus] ou la puissance qu’a l’esprit en pensant
est égal et simultané par nature [aequalis et simul] à l’effort ou à la puissance
qu’a le corps en agissant », et dès lors que les déterminations causales ont lieu
strictement à l’intérieur de chaque attribut – et non pas entre eux – l’étude des
interactions entre états mentaux devient pleinement légitime. En préférant parler
d’égalité plutôt que de parallélisme entre les deux attributs, Chantal Jaquet
souligne que l’analyse des modifications mentales impliquera certes que
« quelque chose d’égal et de simultané » se passe dans le domaine des
modifications corporelles, mais que cela ne préjugera pas forcément des
modalités par lesquelles la causalité s’appliquera « également et
simultanément » dans les deux attributs – modalités dont il peut nous être plus
facile de rendre compte dans l’un que dans l’autre
7
.
5
Sur cette difficile question de traduction, qui ne permet aucune solution simple vraiment satisfaisante, voir
l’excellente mise au point récente de Pierre-François M
OREAU
dans le chapitre consacré au vocabulaire
psychologique de Spinoza de ses Problèmes du spinozisme, Paris, Vrin, 2006.
6
S
PINOZA
, Éthique, partie III, proposition 2, scolie (noté dorénavant E III, 2, sco). Je me baserai sur la
traduction Appuhn (Paris, Vrin, 1983 et GF) que j’amenderai sur plusieurs points de détails – rétablissant
« affect » pour affectus, distingué de « affection » pour affectio, et substituant esprit à Âme pour traduire Mens. Je
garde en général les majuscules pour le nom des affects, mais je les supprime pour le couple « esprit » / « corps »,
de façon à ne pas contaminer la Mens spinozienne de connotations spiritualistes.
7
Voir Chantal J
AQUET
, L’unité du corps et de l’esprit. Affects, actions, passions chez Spinoza, Paris, PUF,
2004, pp. 9-22 et 128-139 : « Si l’ordre et la connexion des idées des affections est le même que l’ordre et la
connexion des affections du corps, cela n’implique pas que tout affect concerne le corps et l’esprit de la même
manière. Il y a une spécificité de chacun d’eux, de sorte que l’un peut être davantage concerné que l’autre. Si
l’affect comporte deux faces, il n’est pas tout d’une pièce ; son aspect physique et son aspect mental n’ont pas
toujours la même importance et ne se recouvrent pas terme à terme, selon une correspondance bi-univoque » (p.