PROLOGUE Alors qu`il semble continuer pendant plusieurs

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PROLOGUE Alors qu'il semble continuer pendant plusieurs décennies les genres institués, le théâtre du XIXe siècle peut être à bon droit qualifié de nouveau, bien au-­‐delà de ce que, sélective et mutilante, l'histoire littéraire retient comme événements, courants et innovations, bataille d'Hernani, siècle du vaudeville ou Théâtre-­‐Libre. Plus que jamais, le théâtre dépend d'un cadre législatif aux dimensions variables selon les régimes mais toujours contraignant. Si la censure préalable disparaît pendant quelques années, la censure après coup demeure, conduisant auteurs et directeurs de théâtre à pratiquer l'autocensure. Véritable censure larvée, le système de la subvention tient les établissements officiels (Théâtre-­‐Français et Odéon), et les érige du même coup en forteresses à conquérir pour des auteurs, des genres et des esthétiques en quête de légitimité. En revanche, les théâtres privés apparaissent comme des lieux de relative liberté ouverts à la modernité, malgré les réglements qui limitent leurs activités. Dans des salles sans cesse plus nombreuses à l'existence souvent éphémère, Ie théâtre s'adresse à un public de plus en plus nombreux et composite et reflète les préoccupations des différentes couches sociales, leurs oppositions idéologiques, leurs évolutions, leurs aspirations ou leurs désirs. Lieu de sociabilité ( tant publique, que privée, avec le théâtre de salon ou les représentations entre amis) de rêves, de fantasmes, il occupe à ce point les esprits qu'il informe le roman et s'y inscrit, non seulement comme décor ou comme thème, mais comme esthétique. En dépit de ses conventions, de ses artifices propres, de son esthétisation, jamais le théâtre n'avait été à ce point en prise directe avec son temps. Il est devenu un enjeu essentiel et un terrain de luttes privilégié à la fois dans la stratégie littéraire, pour la promotion de l'écrivain, dans les manœuvres idéologiques. Pourvoyeur de gloire, il offre aussi la fortune, car les droits d'auteur sont calculés sur la recette. Rares sont les auteurs qui ne cèdent pas à la tentation du théâtre, quitte à y connaître l'échec. De Chateaubriand à Zola, de Mme de Staël à George Sand, de Balzac à Flaubert, les plus grands composent pour la scène. Il présente une combinaison presque inextricable, une coexistence complexe de genres anciens revivifiés, de genres nouveaux, de continuités, d'évolutions, de mutations, de coups de force, de réactions. Le nombre de ses auteurs, de ses acteurs, de ses lieux, de ses textes connaît une croissance inouïe. Son entreprise de séduction en passe par des techniques souvent anciennes mais portées à leur point de perfection, par la promotion de procédés comme celui du clou, idéal où aboutit la quête de l'émerveillement, de l'éblouissement du spectateur, par le recours effréné à tous les prestiges du spectacle, par la naissance de l'acteur monstre sacré, par l'apparition de la mise en scène, puis du metteur en scène, par l'invention scénographique du praticable, ustensile le plus rentable de l'esthétique de l'illusion, et le progrès de l'éclairage. Les acteurs se répartissent selon le système des emplois et révolutionnent l'art du jeu. Gestuelle, voix, art de la déclamation ou idéal du naturel participent de cette magie du théâtre qui au fond a sidéré tout le siècle, y compris dans ses composantes les plus bourgeoises avides de simple divertissement et qui furent comblées au-­‐delà de toute espérance. La critique impose son terrorisme, mais ne joue pas un rôle fondamentalement déterminant sur l'attitude du public. Universitaire —et dans ce cas presque toujours conservatrice— ou journalistique, elle est abondante. Essentiellement narrative, elle ne se fait que rarement théoricienne. Louangeuse ou dévastatrice, elle fonde ses jugements sur une approche impressionniste et l'énoncé de préjugés ou parti-­‐pris. Du fait de la Révolution, de ses bouleversements et de ses reclassements sociologiques, le public redevient partie prenante et participe à l'évolution du théâtre par ses engouements, ses refus, ses clivages. Ses attentes, ses goûts, son investissement émotionnel, moral, idéologique, son identification forment autant de composantes capitales mais difficiles à mesurer dans l'histoire de ce théâtre si divers, si riche, à la fois si proche et si lointain, et dont il ne nous reste comme répertoire vivant qu'une infime partie. Chapitre 1 Entre classicisme et romantisme : de la Révolution à la Restauration (1789-­‐1820). A. La scène révolutionnée Si elle apparaît comme un drame immense aux dimensions épiques et une tragédie à l'échelle nationale («La tragédie court les rues [...] C'est un rude drame que celui où le peuple joue au tyran» écrit le dramaturge Ducis, 1733-­‐1816), la Révolution, contrairement à une idée reçue, ne fut pas l'éclipse du théâtre. Jamais au contraire la scène ne fut aussi active : Tourneux recense 1637 pièces imprimées, Emmet Kennedy compte 40000 représentations à Paris de 1789 à 1800. C'est la déstabilisation féconde du théâtre qui importe, pris dans l'Histoire, dans la déclaration politique, dans un nouveau rapport au public. Ambition pédagogique, militantisme, opportunités nouvelles, tout concourt à faire du théâtre la grande explosion proprement littéraire de la Révolution. En fait, le théâtre occupe une place de choix très surveillée dans la politique culturelle mise en place dès les débuts de la Révolution. De la liberté à la contrainte Dans un premier temps, la législation libère le théâtre. Le 13 janvier 1791, une loi soutenue par le Chapelier et Mirabeau abolit le système du privilège qui réservait à la Comédie-­‐Française, à l'Opéra et à la Comédie-­‐Italienne un quasi monopole sur le théâtre parlé à Paris, monopole théorique, car les autres salles n'avaient cessé de le violer dans une atmosphère de concurrence effrénée, en particulier celles du boulevard, héritières des spectacles des foires Saint-­‐Germain et Saint-­‐Laurent. On sait que, malgré les multiples difficultés que leur créaient les troupes officielles, elles avaient attiré dans leurs temples un public nombreux et friand de divertissement : Théâtre de Monsieur, Théâtre des Grands-­‐Danseurs de Nicolet, Théâtre des Variétés-­‐Amusantes de Gaillard et Dorfeuille, Théâtre de l'Ambigu-­‐Comique. La censure préalable disparaît en même temps. Dès lors, tout citoyen peut ouvrir une salle pour y représenter les ouvrages des auteurs morts depuis dix ans ou d'auteurs contemporains, devant simplement la déclarer à la police municipale et obtenir l'accord des auteurs dont les pièces y seront jouées. Ce cadre juridique durera jusqu'en 1807. D'une dizaine de salles en 1789, on passe à quatorze en 1791 et trente-­‐cinq en 1792. Cette mutation va de pair avec le changement du public, dû tant à l'émigration qu'au bouleversement social et à la prise de conscience d'une évidente sclérose des grands genres classiques. Les théâtres à Paris après le décret de 1791 Opéra dans l'actuel Théâtre de la Porte-­‐Saint-­‐Martin Théâtre de la Nation (Odéon) Opéra-­‐Comique, salle Favart, place de la Comédie-­‐Italienne (actuelle place Boieldieu) Théâtre de Monsieur, rue Feydeau Théâtre-­‐Français, rue de Richelieu Théâtre Louvois, Comique et Lyrique , rue de Bondy Théâtre du Marais, rue Culture-­‐ Sainte-­‐Catherine Théâtre de Molière ou des Sans-­‐Culottes, rue Saint-­‐Martin Théâtre de Montparnasse, boulevard Neuf Théâtre du Vaudeville, rue de Chartres Théâtre des Champs-­‐Élysées, foire Saint-­‐Germain Théâtre, des Variétés-­‐Comiques et Lyriques, foire Saint-­‐Germain Théâtre de Thalie ou de Mareux, rue Saint-­‐Antoine Théâtre du Café Guillaume, place de la Révolution Théâtre de la rue des Martyrs, rue Lancry Théâtre du Café Guillaume Théâtre des Amis de la Patrie, rue de Louvois Théâtre des Jeunes Élèves, rue de Thionville Théâtre sans prétention, rue du Bac Théâtre des Troubadours, rue Chantereine Théâtre des Victoires, id. Théâtre du Doyen, rue Transnonain Théâtre de la Montansier, Palais-­‐Royal Théâtre de Ombres chinoise, id. Théâtre du Cirque, id. Théâtre de Morea, id. Théâtre de la Gaîté, boulevard du Temple Théâtre de l'Ambigu, id. Théâtre des Délassements-­‐Comiques, id. Théâtre patriotique, id. Théâtre des Élèves de Thalie, id. Théâtre du Petit Comédien français, id. Théâtre du Lycée dramatique, id. Théâtre du Café Yon, id. Théâtre du Café Godet, id. Théâtre du Vauxhall, boulevard Saint-­‐Martin Théâtre du Cirque d'Astley, Faubourg-­‐du-­‐Temple Théâtre d'Émulation, rue Notre-­‐Dame de Nazareth Théâtre de la Concorde, rue du Renard-­‐Saint-­‐Merri Théâtre des Muses ou de l'Estrapade, près du Panthéon Théâtre du Palais, Palais-­‐de-­‐Justice Construites par des grands architectes sur le modèle italien, conçues de manière monumentale, les nouvelles salles sont essentiellement des théâtres privés : en 1790 la salle Richelieu au Palais-­‐Royal, par Victor Louis, qui accueille le Théâtre de la République, issu de la Comédie-­‐Française; en 1791, le Théâtre Louvois, dû à Brongniart (quartier de la Bibliothèque nationale), le Théâtre du Marais, près de la Bastille, en style gothique, le Théâtre Molière de la rue Quincampoix, le Théâtre de Monsieur, puis Feydeau, du nom de la rue, dont les portes cochères permettaient aux voitures de déposer les spectateurs sous la voûte; en 1792, le Vaudeville, près du Palais-­‐Royal. Naît ainsi une concurrence qui entraînera les entrepreneurs à solliciter des subventions, et donc à plaire au pouvoir, mais qui réduira le nombre des salles à une vingtaine en 1797. Ensuite, la loi confère aux acteurs une citoyenneté à part entière. Reçus certes par l'aristocratie et la haute bourgeoisie d'Ancien Régime, les acteurs restaient exclus par l'Église. Nombreux furent ceux qui prirent part à la Révolution, accédant même à de hautes responsabilités, comme Collot d'Herbois. On peut également citer Bordier, Fusil, Grammont, Lays, Michot et Trial, officier municipal qui signa l'acte de décès de Robespierre. Citée par Pierre Frantz, une anecdote illustre l'enthousiasme des acteurs et entrepreneurs des boulevards : le soir de la prise de la Bastille, Plancher -­‐Valcour déchire le rideau qui séparait la scène de la salle du Théâtre des Délassements-­‐Comiques qu'il avait fondé sur les boulevards et ne pouvait exploiter qu'à cette condition. On sait également comment le Théâtre-­‐Français se partage en deux clans : les Rouges (Mme Vestris, Talma, Dugazon) et les Noirs (Mlles Contat et Raucourt, Fleury, Naudet), ce qui provoque une scission. Le 27 avril 1791, les Rouges rejoignent Monvel au Variétés-­‐
Amusantes et fondent le Théâtre de la Liberté et de l'Égalité, baptisé en 1792 Théâtre de la République. Les Noirs se retrouvent dans le Théâtre de la Nation. Contre les Noirs, attachés aux privilèges et à la famille royale, les Rouges affirment leur ambition. Désapprouvant dans leur majorité la Terreur, les acteurs sont victimes de la dictature. Souvent ils ne jouent certains rôles de circonstance que pour se préserver. Arrêtés en septembre 1793, les Noirs ne sont sauvés de la guillotine que par un employé qui fait disparaître leurs dossiers. Talma vient d'ailleurs en aide à ses adversaires. Les comédiens sont l'objet d'une surveillance constante et obligés de se plier aux exigences des représentants en mission. Sous le Directoire, les acteurs retrouveront une plus grande liberté et une reconnaissance institutionnelle. À l'Institut de l'an III est créée une classe de musique et de déclamation, consacrant ainsi les acteurs au même titre que les auteurs bien représentés à l'Institut avec Andrieux*, Arnault*, Cailhava, Marie-­‐Joseph Chénier*, Collin d'Harleville*, Ducis, La Harpe, Legouvé*, Lemierre, Sedaine ... La loi de 1791 reconnaît aussi les auteurs, auxquels la Révolution donnera la propriété de leurs œuvres. Leur statut devient tel qu'un Sade * fait jouer Oxtiern en 1791 ou qu'un Charles-­‐Antoine Pigault de l'Épinoy, privé de son nom par son père, prend fièrement celui de Pigault-­‐Lebrun * et se construit une identité d'auteur dramatique, connaissant le succès en 1789 et surtout 1790 avec Charles et Caroline. Comme les acteurs, beaucoup d' auteurs prennent avec enthousiasme parti pour la Révolution, en s'y impliquant, comme Marie-­‐Joseph Chénier, Collot d'Herbois, Fabre d'Églantine *, François de Neufchâteau, Ronsin, qui devient général, Olympe de Gouges *. D'autres se font plus discrets, tels Beaumarchais et Sedaine, ou ceux que la Terreur inquiète, comme Ducis, Florian, Laya *, Lemierre. Marie-­‐Joseph Chénier lui-­‐même doit brûler son Timoléon, et Monvel est attaqué dans la presse. Toute une génération d'auteurs apparaît, qui continuera sous l'Empire, comme Andrieux, Arnault, Bouilly, Legouvé, Lemercier *, Luce de Lancival *, Martainville, Picard *, Pixérécourt *. Cette liberté totale sera cependant considérablement restreinte par le pouvoir montagnard et sous la Terreur. Une succession de décrets vise à canaliser l'activité théâtrale au service des valeurs politiques et morales officielles. Ainsi, en août 1793, les représentations «par et pour le peuple» de «pièces dramatiques qui retracent les glorieux événements de la Révolution et les vertus des défenseurs de la liberté» deviennent-­‐elles gratuites une fois par semaine. En janvier 1794, un nouveau texte subventionne les spectacles «politiquement corrects». Ces subventions, qui favorisent également les tournées ou tirent d'embarras des théâtres en difficulté financière, vont de pair avec la répression : «Tout théâtre sur lequel seraient représentées des pièces tendant à dépraver l'esprit public et à réveiller la honteuse superstition de la royauté sera fermé, et le directeurs arrêtés et punis selon la rigueur des lois». En conséquence, dès août 1793, la censure réapparaît de fait, obligeant directeurs et auteurs à multiplier précautions et marques de complaisance. Elle est officialisée en mars 1794, le Comité d'instruction publique étant chargé de la surveillance et de l'épuration du répertoire. On va jusqu'à réécrire des pièces classiques. La chute de Robespierre lève en partie ce contrôle étroit, mais ni thermidoriens ni directoriens ne renoncent à la censure. Pourtant, cette tutelle politique ne parvient pas à supprimer la liberté comme le fera le régime impérial. Si Marie-­‐Joseph Chénier voit son Timoléon interdit pour quelques vers dénonçant la tyrannie, Legouvé peut faire jouer Épicharis et Néron, tragédie plus critique encore. Laya attaque les Jacobins dans L'Ami des Lois (janvier 1793). Des pans entiers de la production échappent à l'œil du pouvoir. Il est vrai qu'il s'agit de comédies légères ou larmoyantes, de féeries, de pantomimes, de drames bourgeois, d'arlequinades, de pièces poissardes. Les prérogatives du comité chargé de surveiller le théâtre le montrent de façon lumineuse : il s'agit de parachever la réflexion des Lumières et de faire du théâtre un lieu d'éducation et de formation en l'intégrant à la politique culturelle, qui de catéchisme révolutionnaire en fêtes républicaines, encadre les nouveaux citoyens. Mission du théâtre, réflexion théorique et révolution du costume Toutes ces mutations sont moins des ruptures que l'aboutissement de tendances sensibles dans les années précédant la Révolution, rendu possible par l'investissement idéologique inhérent aux circonstances. Formés par les Lumières, ayant eu l'expérience des théâtres de société ou de collège, les représentants et dirigeants révolutionnaires accordent au théâtre un grand pouvoir. Il suffit de rappeler la formule de Danton : «Si Figaro a tué la noblesse, Charles IX tuera la royauté». La mission pédagogique du théâtre s'inscrit dans le droit fil des Lumières. Le théâtre apparaît bien comme l'école de toutes les vertus. Tribune, voire tribunal, il vise à transformer le spectateur en citoyen. Le théâtre devient le lieu privilégié où la Nation prend conscience d'elle-­‐même. Au fond, on applique les idées exprimées en 1773 par Louis-­‐Sébastien Mercier dans Du Théâtre, ou Nouvel essai sur l'art dramatique : «La tragédie véritable sera celle qui sera entendue et saisie par tous les ordres de citoyens, qui aura un rapport intime avec les affaires politiques, qui tenant lieu de tribune aux harangues, éclairera le peuple sur ses vrais intérêts, les lui offrira sous des traits frappants, exaltera dans son cœur un patriotisme éclairé, lui fera chérir la patrie dont il sentira tous les avantages». De là l'importance accordée à la tragédie, le genre noble par excellence, terrain esthétique et idéologique à la fois. En s'accaparant ses prestiges, la Révolution culturelle réalise la même opération qu'en peinture, où les toiles à l'antique de David célèbrent les acteurs de l'Histoire et les temps modernes. Plus profondément encore, le théâtre se rapproche d'une liturgie laïque, et s'identifie à des cérémonies où la Révolution met en scène ses valeurs et leur confère une sacralité substituée à celle de la religion, la scène remplaçant la chaire. Des révolutionnaires héritiers de Rousseau y verront une menace et n'accepteront pas que le comédien fasse office de prêtre laïque. Peut-­‐être est-­‐ce là l'une des causes de la suspicion qui frappe les acteurs sous la Terreur. Au théâtre, ces dirigeants révolutionnaires préfèrent la fête, cette harmonie républicaine plus proche des idées rousseauistes (voir infra), à condition qu'elles ne soient pas perverties à leurs yeux par les histrions, comme Monvel montant en chaire lors de la Fête de la Raison de l'automne 1793. Dans cette même perspective civique et idéologique, les salles se transforment en Panthéon, abritant les bustes des martyrs de la liberté. Elles se doivent d'accueillir le peuple dans sa masse. Ex Théâtre-­‐Français de 1782, où fut créé Le Mariage de Figaro en 1784, la salle du Théâtre de la Nation (remplacée en 1799 par l'actuel Odéon), alors la plus grande de Paris avec 1913 places, est réaménagée en 1794 sous le nom de Théâtre de l'Égalité en fonction de cet idéal du théâtre du peuple. Le Paris théâtral comporte deux pôles principaux : le Palais-­‐Égalité (ex Royal) et les boulevards, autrement dit les lieux majeurs de la vie publique. Cette concentration fait évoluer le lieu théâtral en un lieu de sociabilité où se mêle toute une population, où prostitution, affaires et vie publique se confondent. L'apparition de couches populaires friandes de distractions, de nouveaux riches avides de spectacle et désireux de se donner eux-­‐mêmes en spectacle éloigne des idéaux révolutionnaires mais redispose le public. De nouvelles répartitions s'effectuent : les riches, révolutionnaires modérés et contre-­‐révolutionnaires fréquentent le Théâtre de Monsieur, spécialisé dans l'opéra-­‐comique, et, à partir de 1795, les Variétés; les partisans de la Révolution se retrouvent au Théâtre de la République, au Théâtre Molière et au Théâtre de la Cité, fondé en 1791 sur l'emplacement d'une église boulevard du Palais; libertins et parvenus affectionnent le Théâtre du Lycée des Arts et le Théâtre Montansier (ex Beaujolais et qui deviendra les Variétés en 1795) au Palais-­‐Égalité. Au total, la démocratisation s'impose, mais ses effets ne correspondent guère à la volonté et aux rêves de la Révolution. Cependant, le théâtre en sera bouleversé, car toute son histoire au XIXe siècle sera inséparable de ce phénomène urbain, conséquence sociale de la révolution politique. En 1790, jouant Proculus dans le Brutus de Voltaire, sans perruque, vêtu d'un costume romain dessiné par David, Talma révolutionne le jeu dramatique par le costume, mais aussi par une diction moins soumise aux conventions de la déclamation et par un jeu plus expressif. Après les tentatives isolées de la Clairon, de Lekain, de Lays, de Mlle Saint-­‐Huberty, il parvient à lier historicisation du costume et cohérence avec la pièce et le décor. Comme la scène elle-­‐même a déjà été révolutionnée par la théorie du quatrième mur, la convergence de ces éléments est remarquable. Autrement dit, on va vers la mise en scène au sens moderne du terme. Il s'agit de servir à la fois la vérité et l'illusion. On ne saurait évidemment parler de réalisme, mais de recherche d'une vérité liée à la promotion de l'antique, lui-­‐même allié aux idéaux révolutionnaires qui y puisent inspiration et modèles pour en retrouver la pureté supposée et l'esthétique, de la même manière qu'un David («Je devins peintre à ma manière» dira Talma). S'il reste une convention, le costume se transforme à l'unisson d'une époque en quête de symboles et d'idéalisation en même temps que d'authenticité. Dans ses rôles tragiques, Talma récupère alors le drapé, les lignes et le mouvement du vêtement antique. L'univers tragique se donne à voir dans la noble pureté des toges et des peplums. On est loin du clinquant, des broderies et des plumes que la scène classique affectionnait pour mettre l'accent sur le caractère pompeux du spectacle tragique. En somme, le costume est régénéré, se mettant au diapason de la régénération universelle. B. Les genres : état des lieux sous la Révolution Alors que le drame bourgeois continue (La Mère coupable de Beaumarchais est représentée au Théâtre du Marais en 1792), que la tragédie reste le grand genre dans le conditions évoquées ci-­‐dessus —mais il faut aussi prendre en compte la tragédie nationale— et que la comédie attire toujours les foules, le système des genres connaît des évolutions fécondes. Illustrant la crise du système traditionnel, répondant à des objectifs politico-­‐culturels ou consacrant une nouvelle répartition des publics ainsi que les évolutions du goût, les principales innovations sont l'invention de genres intermédiaires, l'apparition du mélodrame et une pratique difficilement classable, la fête révolutionnaire. La tragédie nationale • Aux tragédies classiques à sujets antiques d'Arnault (Marius à Minturnes, 1791; Horatius Coclès, Cincinnatus, 1794), de Marie-­‐Joseph Chénier (Caius Gracchus, 1792; Timoléon, 1794), de Luce de Lancival (Mucius Scævola, 1793), de Legouvé (Quintus Fabius ou la discipline, 1795), de Népomucène Lemercier (Agamemnon, 1797), aux tragédies adaptant des sujets shakespeariens (Ducis, Othello, 1792) ou ossianiques (Arnault, Oscar, fils d'Ossian, 1796), s'ajoute la tragédie nationale, également appelée drame. En puisant dans le passé historique (et non plus mythologique ou antique), elle établit une hiérarchie des moments fondateurs et des personnages de référence de l'Histoire : Henri IV contre Charles IX par exemple. Le Charles IX ou la Saint-­‐Barthélemy de Marie-­‐Joseph Chénier est à cet égard exemplaire. Pourtant ce genre potentiellement fécond, et qui annonce le drame romantique en dépit de sa facture classique, reste marginalisé par la tragédie, paradoxalement rénovée par le jeu de Talma et l'idéologie révolutionnaire qui se complaît dans la plastique antiquisante. Charles IX ou la Saint-­‐Barthélemy : tragédie nationale et Révolution Représentée au Théâtre-­‐Français le 4 novembre 1789, publiée en février 1790, cette tragédie en cinq actes et en vers avait d’abord été refusée par la censure. Chénier batailla ferme par une campagne de lectures, pour enfin imposer sa pièce, et connut un prodigieux succès, avec Talma dans le rôle titre. Instituée oeuvre phare de la Révolution, sous-­‐titrée en 1790 L’Ecole des Rois, elle donna lieu à des interprétations politiques : si l’on croit reconnaître Louis XVI dans le monarque manipulé, Necker dans le chancelier Michel de l’Hôpital, voire la Reine sous les traits de Catherine de Médicis, elle sonna pour les révolutionnaires le glas du despotisme. Au Louvre, Coligny, Henri de Navarre et L’Hôpital se réjouissent de la paix qui doit être signée, mais redoutent les manoeuvres des Guise, qui complotent avec Catherine de Médicis, en présence de Charles (version de 1797; le Roi n’apparaissait qu’à l’acte II en 1789) : «Ce jour verra la paix, cette nuit leur trépas» (acte I). Catherine, appuyée par le cardinal de Lorraine, joue sur la faiblesse de son royal fils. Charles «enivre» Coligny d’espoir, et l’on désigne les victimes : «Meurent les protestants, les princes exceptés» (II, 4, version 1797; elle se terminait en 1789 par cette formule de Catherine :«Tromper habilement fait tout l’art de régner»). L’Hôpital, indigné, refuse d’entrer dans la machination et ébranle la résolution de Charles (acte III). Catherine reprend l’ascendant, fait croire le Roi à un complot régicide de Coligny, et Charles, qui s’interrogeait («Ou rester vertueux, ou devenir coupable!»), choisit. Les conjurés décident de faire de l’amiral leur première victime (acte IV). L’Hôpital, désespéré, fait à Henri le récit de l’horrible nuit : «Le crime est sur le trône; il est temps de mourir», et Navarre prédit aux assassins qu’ils rendront le sang versé. Charles, épouvanté, sombre dans la folie. Le spectre sanglant de Coligny lui apparaît, et il s’écrie : «J’ai trahi la patrie, et l’honneur, et les lois: / Le ciel en me frappant donne un exemple aux rois» (V,4). Exemple de théâtre politique, la tragédie de Chénier, à l’instar de Caius Gracchus, adopte les canons du théâtre historique établis par le XVIIIème siècle. Néo-­‐classicisme, rhétorique, éloquence : la forme, apothéose d’une tradition, cisèle le message révolutionnaire. Comme dans Henri VIII , Jean Calas ou Fénelon , l’auteur du Chant du départ puise dans l’histoire moderne, en particulier celle de France. S’il a déjà été traité par Baculard d’Arnaud (Coligny ou la Saint-­‐Barthélemy, 1740), le sujet, fondé sur l’opposition d’un clan tyrannique et sanguinaire aux hommes dévoués à la justice et à la réconciliation comme le chancelier, ce «vertueux vieillard», est ici fortement idéologisé. Si comme l’écrit Chénier, «les moeurs d’une nation forment d’abord l’esprit de ses ouvrages dramatiques, bientôt ses ouvrages dramatiques forment son esprit», l’ambition d’écrire une «tragédie patriotique» (Epître dédicatoire) vise autant à traiter l’histoire selon une pédagogie révolutionnaire qu’à dénoncer les crimes des rois, qui devraient être «sujets des lois» (L’Hôpital, III, 1, 1797). Habileté diabolique des perfides mauvais génies du souverain, discours philosophique de Coligny digne des Lumières, dénonciation des décrets d’un «pontife oppresseur» ou des «sanglants tribunaux» de l’Inquisition : tout conspire à flétrir l’influence néfaste de l’Eglise et les affrontements religieux. Mais au coeur du poème tragique se proclame la haine du despotisme qui trahit la France et se redéfinit le Roi représentant de la nation. Les mots d’ordre de 1789 trouvent donc ici une éloquente traduction dramatique. Les genres comiques Si les théoriciens accordent à la comédie une fonction civique, le développement des genres comiques démontre plutôt le besoin de distraction et révèle un goût prononcé du public pour le rire sous toutes ses formes. Pourtant, le débat fondamental, déjà présent dans la polémique qui oppose à la veille de la Révolution L'Optimiste ou l'Homme content de tout de Collin d'Harleville (1788) au Pessimiste de Pigault-­‐Lebrun (1789) situe l'enjeu de la comédie : corriger les caractères ou donner à voir les conflits de la société. Sous la Révolution, la comédie classique continue sa carrière. Tout en maintenant le cadre esthétique classique, certaines pièces ressortissent à la comédie sociale à portée politique. Comme Charles IX ou la Saint-­‐Barthélemy cantonnait ses modifications à l'intérieur du moule tragique classique, Le Philinte de Molière, ou la Suite du Misanthrope de Fabre d'Églantine (1791) conserve la forme mais traite le sujet moliéresque selon une lecture rousseauiste, dénonçant Philinte pour son égoïsme et son refus du point de vue civique. Il s'agit donc de condamner le conformisme social : retiré sur ses terres après sa rupture avec Célimène et le monde, Alceste se bat contre les injustices, et s'attaque à un parvenu qui entreprend de ruiner un innocent. Philinte raille son ami, avant de s'apercevoir que celui pour lequel se bat Alceste n'est autre que lui-­‐même. Sans constituer un genre véritablement nouveau, la comédie satirique, burlesque ou parodique participe de l'érosion des contours séparant les genres, et permet de comprendre le phénomène des genres intermédiaires, car on serait fondé à parler de comédie politique. On peut mentionner quelques pièces significatives : Le Réveil d'Épiménide de Flins (1790) : endormi, un contemporain de Louis XIV se réveille en 1790 et découvre ahuri le changements intervenus; L'Aristocrate de Fabre d'Églantine (1791) : un noble condamné à garder la chambre pendant deux ans sort de chez lui et se heurte à ses valets devenus ses égaux; Le Passé, le Présent et l'Avenir de Picard (1791), présente des personnages vivant à trois époques différentes. Les anti-­‐Jacobins et contre-­‐
révolutionnaires s'en donneront à cœur joie après Thermidor, retournant la force de la satire contre ceux qui les terrorisaient. Les pièces plus intéressantes sont sans doute Le Jugement dernier des rois de Sylvain Maréchal* (octobre 1793) et L'Ami des lois de Laya (janvier 1793), déjà auteur d'un Jean Calas en 1789. Laya reprend en cinq actes et en vers Les Femmes savantes, déjà mises à contribution dans Les Philosophes de Palissot. Le ci-­‐devant baron de Versac a promis sa fille à un ami, Forlis, autre ci-­‐devant. Mme de Versac, de son côté, folle des Montagnards, Nomophage (mangeur de lois), son ami Filto, Duricrâne, journaliste, et Plaude, agrarien, veut marier sa fille à un patriote. Faisant passer l'intrigue sentimentale au second plan, les débats politiques entre fanatiques et modérés occupent la scène, démasquant les ambitions des Montagnards les plus frénétiques. Le dénouement voit Mme de Versac reconnaître son aveuglement. Le mariage aura lieu. Dans sa «prophétie» en un acte et en prose, Sylvain Maréchal met en scène une sorte de rêve où les peuples ont déporté leurs rois sur une île volcanique. Ils y redeviennent de simples humains méprisables, se battant pour leur nourriture. Le volcan ensevelit ces débris du passé. Apologie de la violence révolutionnaire, la pièce est aussi la condamnation de la tragédie, de ses codes et de ses conventions. Les costumes dont se dépouillent les rois ne sont autres que les costumes tragiques traditionnels de la Comédie-­‐Française. Les genres intermédiaires Insistons sur la promotion des genres dits intermédiaires qui subvertissent les classifications, sur les interpénétrations ou contaminations. Le système des genres perdant la rigueur de son organisation, les dénominations hésitent. Ainsi un Loaisiel de Tréogate* (1752-­‐1812) écrit-­‐il des comédies, comme La Bizarrerie de la fortune (1793), où la vertu ne parvient pas seule à triompher, une comédie héroïque, Le Château du diable (1792), un fait historique, La Bataille des Thermopyles (1794), des drames, une «pantomime-­‐féerie à grand spectacle», un «drame en prose à grand spectacle» (1801), avant un «mélodrame en prose à grand spectacle» (1804). Les appellations se multiplient (le répertoire du Théâtre de la Cité-­‐Variétés en compte 58 différentes). Cela traduit l'idée que la véritable distinction entre les pièces réside en la nature de l'émotion des spectateurs et non en la place dans une hiérarchie figée. Ainsi Pinto ou la Journée d'une conspiration de Lemercier (1800) se présente comme une comédie politique dont le sujet relève du drame ou de la tragédie. Existant déjà sous l'Ancien Régime à la fois pour séduire un public que les critères officiels ne séduisent plus et pour échapper à la censure, les genres intermédiaires souhaités par Diderot trouvent avec la Révolution l'occasion d'un développement sans précédent. Bien installé depuis 1762 et la fusion de l'ancien théâtre de Monnet avec la Comédie-­‐Italienne,l'opéra-­‐comique prolifère au point que plusieurs salles s'y consacrent (les librettistes étaient reconnus comme des auteurs de théâtre à part entière et une soirée comportait généralement une pièce parlée), et son appellation ne doit pas tromper : le genre peut être sérieux, voir Sedaine ou Grétry, ainsi que le vaudeville •, précisément le vaudeville-­‐chanson, un théâtre prenant son nom en 1792, officialisant ainsi sa légitimation, et que nous retrouverons à propos du théâtre bourgeois. D'autres genres assez originaux sont le fait historique et patriotique • et le trait historique, ce dernier antérieur à la Révolution (Montesquieu à Marseille de Mercier, 1785). Les pièces anticléricales constituent une part importante de cette créativité révolutionnaire. Elles se développent évidemment pendant la période de déchristianisation : du Souper du pape à L'inutilité des prêtres, tout un programme se donne à voir, dont l'un des clous sera la Sainte Omelette de Ducancel ou Dorvigny, on ne sait (22 décembre 1793). L'une des conséquences de cette prolifération et de cette confusion génériques, à moins que cela n'en soit l'une des causes, est le mélange des répertoires dans les théâtres. Les boulevards représentent des pièces sérieuses, la tragédie s'installe chez Nicolet. Il ne faut pas oublier que la moitié des représentations sous la Révolution est constituée de pièces classiques des XVIIe et XVIIIe siècles, Molière étant l'auteur le plus joué. À l'inverse, Théâtre de la Nation et Théâtre de la République accueillent les œuvres révolutionnaires. Avec le Directoire, qui annonce l'Empire, cette confusion disparaît pour laisser place à un nouveau clivage qui sera désormais social : public populaire et public bourgeois, théâtre sérieux et théâtre de divertissement, répartis dans les salles ad hoc. Le mélodrame • Sans être à proprement parler des mélodrames, les drames sombres à la Baculard d'Arnaud participent d'une esthétique de l'exacerbation et de l'opposition manichéenne entre le Bien et le Mal. Ils partagent avec le roman noir qui se développe au même moment le goût du pathétique et de l'outrance. Le plus célèbre est Les Victimes cloîtrées de Monvel (1791), proche du mélodrame. On note aussi le drame «Sturm und Drang», tel Robert chef des brigands d'après Schiller de La Martellière (1792). Le véritable genre nouveau apparu sous la Révolution va conquérir la scène populaire et s'imposer tout au long du siècle. Sous le Directoire et le Consulat, il prend son essor et son caractère avec les succès de Guilbert de Pixérécourt (1773-­‐1844), Victor ou l'Enfant de la forêt (1799) et Cœlina ou l'Enfant du mystère (1800). Ce prolifique auteur (94 mélodrames totalisant 30 000 représentations) déclarait écrire pour ceux qui ne savent pas lire : «Le mélodrame sera toujours un moyen d'instruction pour le peuple, parce qu'au moins ce genre est à sa portée». Un mélodrame archétypal : Pixérécourt (1773-­‐1844)) Cœlina ou l'enfant du mystère, 1800 Honnête bourgeois savoyard, Dufour a recueilli chez lui sa nièce Cœlina dont il administre la fortune. Par délicatesse, il hésite à donner la main de la pure jeune fille à son fils Stéphany, alors que les jeunes gens s'aiment. Il donne aussi le gîte et le couvert à Francisque Humbert, un pauvre muet rendu infirme à la suite d'une agression, sur qui veille tendrement Cœlina. Un certain Truguelin demande à être reçu par Dufour. Truguelin reconnaît Francisque, qui identifie un de ses agresseurs. Truguelin complote alors la mort de Francisque avec Germain, son âme damnée. Cœlina surprend leur conversation et prévient le muet. Confondu, Truguelin est chassé par Dufour. Le traître n'abandonne pas et convoite Cœlina et sa fortune (Acte I). Le jour des noces, Germain remet à Dufour une lettre de dénonciation qui accuse Cœlina d'être le fruit d'un amour adultère d'Isoline, belle-­‐sœur de Dufour et joint à l'appui un acte de naissance. Francisque est le vrai père de la jeune fille. En dépit des larmes de reconnaissance, Dufour chasse Francisque et Cœlina, malgré les protestations de Stéphany. Un vieux médecin apprend à Dufour que Truguelin avait déjà voulu tuer Francisque. Pris de remords, Dufour décide de retrouver les victimes et de dénoncer le crime (Acte II). En fuite dans les montagnes où se cache aussi Truguelin, Cœlina et son père trouvent refuge dans le moulin du meunier Michaud, qui hébergé Truguelin. Celui-­‐ci tombe dans un piège et est arrêté au moment où Dufour et Stéphany retrouvent enfin Cœlina et Francisque. Tout s'éclaire alors : Isoline était secrètement mariée avec Francisque Humbert. Profitant d'une absence de Francisque, Truguelin l'avait obligée à épouser le frère de Dufour, qui léguait tous ses biens à ses enfants, car il espérait s'approprier le tout en épousant Cœlina. Francisque avait repris sa fille, d'où la traîtrise et les manœuvres de Truguelin. Tout se termine par un ballet et un vaudeville (Acte III). La fête révolutionnaire ou la théâtralisation de la Révolution Le bilan du théâtre révolutionnaire resterait mitigé si l'on oubliait une forme de spectacle dont il ne nous reste pratiquement rien : l'ensemble des fêtes. Il faut d'abord souligner la confusion du théâtre et de la fête dans les représentations de ces genres nouveaux ou métamorphosés comme le fait ou le trait historique. La dramatisation des événements, leur exaltation et la mobilisation enthousiaste des énergies donne corps à une manifestation mi-­‐
théâtrale, mi-­‐festive. Les passions politiques et patriotiques s'investissent dans ces moments de participation collective. Tout un public nouveau peu familier des codes de l'illusion tend à abolir la frontière entre spectacle et Histoire, entre fiction et réalité. Une véritable fascination, voire une sidération le saisit alors, analogue à celles que saura exercer le mélodrame, qui se cantonnera lui au strict protocole théâtral en marquant bien la différence entre ce qui est représenté et celui pour qui cette représentation a lieu. Tantôt carnavalesque dans le cas des pièces anticléricales, tantôt héroïque, une force incontrôlable se libère. L'apothéose dramatique illustre bien ce phénomène. Comme l'on avait couronné le buste de Voltaire sur la scène de la Comédie-­‐Française lors des représentations d'Irène en 1777, on couronne l'effigie de Marat, on répète des cérémonies funèbres, on joue Les Obsèques de Hoche à l'Opéra en 1797, en utilisant le décor du dernier acte de Roméo et Juliette. De tels glissements inquiètent et réactivent les préjugés contre le théâtre accusé de profaner au lieu de sacraliser. Incontestablement, la Révolution réinvente la fête. Mise en scène du bonheur, empruntant aux fêtes religieuses la fonctionnalité des officiants, du rituel et des dogmes, puisant dans le fonds culturel de l'Antiquité, elle entend promouvoir les nouvelles valeurs, tant domestiques que politiques, tant idéologiques que patriotiques. Instaurant de nouveaux cultes, comme celui des martyrs, elle intronise de nouveaux héros : le père de famille, le maître d'école, le législateur, autant de figures paternelles pour une Révolution qui a tué le Roi-­‐père et qui se pense comme renaissance. S'auto-­‐célébrant des ces milliers de fêtes, la Révolution démultiplie aussi son intention pédagogique : elle éduque les masses par leur participation, et leur fait jouer leur propre rôle. Chants, musique —notamment celle de Gossec—, déploiement de symboles et d'allégories, discours, programmes-­‐récits, tout compose un spectacle total : Fête de la Fédération du 14 juillet 1790, Fête de l'Unité et de l'Indivisibilité de la République du 10 août 1793, organisée par David, comme celle de l'Etre suprême du 20 prairial an II (8 juin 1794). Celle-­‐ci se déroule de l'Hôtel de Ville au Champ-­‐de-­‐Mars. Aux Tuileries, Robespierre brûle la statue de l'Athéisme pour laisser place à celle de la Sagesse. Le cortège se groupe enfin autour d'une Montagne que surmonte un arbre de la Liberté. Panthéonisé le 17 vendémiaire an III (17 octobre 1793), Rousseau avait théorisé la fête dans sa Lettre à d'Alembert sur les spectacles de 1758. C'est à lui que se réfère Robespierre dans son rapport du 18 floréal an II (7 mai 1794) : «Un système de fêtes nationales bien entendu serait à la fois le plus doux lien de fraternité et le plus puissant moyen de régénération». Espace ouvert et égalitaire, parcours d'une ville nouvelle, architectures légères, autels de la patrie, alliance de spiritualité et de laïcité : les fêtes abolissent l'ordre ancien et réapprennent un ordre antique. Après Robespierre, elles s'orientent vers la célébration militaire et le culte des gloires personnelles. La voie est alors ouverte aux parades du Consulat et de l'Empire, où l'épopée militaire —uniformes rutilants et fanfares éclatantes— se donne en spectacle. L'élan révolutionnaire le cède au culte de l'Empereur, ce maître ès propagande. C. Le théâtre de l'Empereur Sous le Consulat et l'Empire, le théâtre, sans stagner comme on l'a trop souvent écrit, reflète autant une crise esthétique que des préoccupations politiques. L'intervention directe du pouvoir impérial Dans la suite du coup d'État de Brumaire, la censure des pièces est officialisée et confiée au bureau des mœurs du ministère de l'Intérieur. Toute l'histoire du théâtre français au XIXe siècle dépend désormais de ce facteur essentiel. À cette disposition s'ajoute la législation régissant les établissements de spectacles. En 1803, on compte 17 salles à Paris. Le 18 avril 1806, en séance première du Conseil d'État, Napoléon affirme : «Douze théâtres doivent suffire à Paris. On distribuera entre eux les pièces des auteurs morts; une libre concurrence leur sera laissée pour recevoir les pièces nouvelles. Il faut répartir ces douze théâtres dans les différents quartiers, de manière à ce qu'ils ne se nuisent pas». Le 8 juin, un décret est rédigé dans ce sens. Le 29 juillet 1807, un décret plus draconien réduit le nombre des salles parisiennes à huit. Aux quatre grands théâtres —Théâtre-­‐Français, auquel est pratiquement annexé l'Odéon ou Théâtre de l'Impératrice, Opéra, Opéra-­‐Comique— s'ajoutent quatre salles du boulevard : le Vaudeville, établi en 1792, l'Ambigu-­‐Comique, en 1769, la Gaîté, fondée en 1760, les Variétés, datant de 1778. Peu après, L'Opéra italien installé à la salle Favart et le Cirque Olympique obtiennent des autorisations spéciales, alors que la Porte-­‐Saint-­‐
Martin reprend ses activités. Aucune salle nouvelle ne peut être ouverte sans autorisation. La police intervient même dans les représentations données par Sade à l'asile de Charenton. La Comédie-­‐Française et le décret de Moscou Après les bouleversements et les divisions provoqués par la Révolution, après les tentatives du Directoire pour rassembler la troupe dispersée, le pouvoir, qui liquide les dettes de l'ancienne Comédie, parvient le 4 mai 1799 à faire signer un contrat rétablissant les pensions et installant les comédiens au Théâtre de la République. Le 30 prairial an VII (30 mai 1799), le Théâtre-­‐Français ouvre ses portes salle Richelieu avec Le Cid et L'École des maris. La troupe comprend alors Molé, le doyen (il mourra en 1802, et le Premier Consul Bonaparte ordonnera des funérailles de grand dignitaire), Dazincourt, Dugazon, Fleury et Monvel, ainsi que Mmes Contat, Raucourt et Vestris. Le comédien le plus prestigieux est évidemment Talma. Le 28 pluviôse an XI (7 janvier 1803), Bonaparte rétablit la Comédie-­‐Française dans ses droits, et les comédiens s'associent par contrat du 27 germinal an XII (17 avril 1804) pour l'exploitation du Théâtre-­‐Français, placé en fait sous l'autorité de M. de Luçay, préfet du Palais. En 1808, le comte de Rémusat, premier chambellan, reçoit la surintendance des théâtres. Devenu le temple de la tragédie et le conservatoire du théâtre classique, le Théâtre-­‐Français accroît son répertoire de pièces bien oubliées aujourd'hui. Le prestige de la Comédie-­‐Française est considérable. On cite cette anecdote : lors de la conférence d'Erfurt entre Napoléon et le tsar Alexandre, Talma est invité et prononce devant les souverains un vers de l'Œdipe de Corneille, «L'amitié d'un grand homme est un bienfait des dieux». Alexandre se tourne alors vers Napoléon pour lui serrer la main. Le 15 octobre 1812, Napoléon signe le décret dit de Moscou (qui aurait été daté de la capitale russe à des fins de propagande, mais aurait été en fait rédigé après le retour en France). Le Théâtre-­‐Français est placé sous la surveillance de la direction du surintendant des spectacles, les comédiens réunis en société et le produit des recettes réparti en vingt-­‐quatre parts, dont vingt-­‐deux pour les sociétaires. Tout sociétaire reçu prenait l'engagement de jouer pendant vingt ans, puis pouvait prendre sa retraite. Un comité de six membres présidé par le commissaire impérial était chargé de la régie et de l'administration des intérêts de la société. Le décret prévoyait également les questions du répertoire ou de la discipline. Étaient destinés au Théâtre-­‐Français dix-­‐huit élèves au Conservatoire impérial, neuf par sexe. Talma, l'acteur de Napoléon Après avoir révolutionné le jeu et rencontré Bonaparte en juin 1792, d'où naîtra une amitié profonde, Talma se débat sous le Directoire dans de nombreux problèmes professionnels (lieux, programmation), liés aux difficultés de la Comédie-­‐Française, et d'argent. La saison de l'automne 1798 voit un double échec (Macbeth de Ducis, Ophis de Lemercier) et un seul succès (Les Vénitiens d'Arnault). Cependant, Talma continue d'imposer son jeu, reprenant tous les rôles des tragédies de Voltaire qu'il avait créés (Séide dans Mahomet, Brutus dans la pièce du même nom, César dans La Mort de César, Orosmane dans Zaïre). De Chateaubriand à Stendhal, tous les témoins expriment leur admiration pour cette vedette internationale. L'été 1809, Mme de Staël, exilée en Suisse par Napoléon, obtient un sauf-­‐conduit Coppet-­‐Lyon pour le voir. En 38 ans de carrière, Talma va créer 70 rôles. En saison, il joue jusqu'à un soir sur deux, et tous les soirs lors des tournées européennes commandées par l'Empereur, auxquelles s'ajoutent les lucratives saisons estivales. Pourtant, si l'on peut négliger quelques critiques émises par ceux qui, tel Geoffroy, ne pardonnent pas à Talma son passé révolutionnaire, le grand homme connaît des échecs, comme la saison 1804. Dépensant sans compter, il est aussi en butte à la jalousie et aux cabales, comme celles menées par Lafon, nouvel arrivant dans la troupe, désireux de s'approprier ses rôles. Talma recherche de nouveaux rôles dans le répertoire et suscite des pièces pour pouvoir triompher et surmonter toutes ces embûches. En 1806, après le triomphe du Manlius de Lafosse, il obtient une commande de trente-­‐et-­‐une représentations privées à Saint-­‐Cloud, et joue seize fois dans les vingt tragédies prévues. Il est ensuite nommé professeur au Conservatoire, en compagnie de Dazincourt, Dugazon, Fleury, Lafon et Monvel. Pendant toutes années, les liens avec Napoléon ne se relâchent pas, illustrant au-­‐delà d'une amitié réelle, les rapports entre théâtre et pouvoir. Déjeunant avec l'Empereur entre deux campagnes, Talma continue une conversation où Napoléon confronte le jeu de son acteur favori à sa propre carrière et à ses conceptions. Ils se retrouvent dans le choix des textes, dans l'appréciation des rôles. Le théâtre devient pour le maître de l'Europe le lieu d'une autre consécration. L'apothéose de Talma impose à l'étranger l'image du pouvoir impérial et de la domination française. Après l'abdication de 1814, Talma, devenu secrétaire de la Comédie-­‐Française, joue devant les occupants. Dès le lendemain de son retour de à Paris, Napoléon occupe sa loge au Théâtre-­‐Français et applaudit Talma dans Hector de Luce de Lancival. Les deux hommes se rencontreront une dernière fois à la Malmaison après Waterloo. La carrière de Talma se poursuit sous la Restauration. Il est pensionné par Louis XVIII, ainsi que Mlle Mars. Les tournées se poursuivent, dont l'une triomphale à Londres, et Talma crée Marie Stuart de Lebrun*, d'après Schiller (1820), Sylla de Jouy * (1822), Régulus d'Arnault (1822), L'École des vieillards de Delavigne* (1823) et connaît quelques échecs, dont Le Maire du palais de Lancelot (1823). Son ultime triomphe sera le 13 juin 1826 dans le Charles VII de Delavigne. Il meurt le 19 octobre. Ses funérailles seront un événement. Du côté des actrices : Mlles Raucourt, Duchesnois, George et Mars Si Talma est l'incontestable monstre sacré masculine, le vedettariat féminin est partagé entre Mlles Raucourt, Duchesnois, George et Mars, les deux dernières devant connaître leurs plus grands succès sous les régimes suivants et avec les drames romantiques. Née en 1756, Françoise-­‐Marie-­‐Antoinette Saucerotte, dite la Raucourt fut célèbre par sa beauté et par son talent. Napoléon lui confia la responsabilités des théâtres français dans le royaume d'Italie. Après son décès le 15 janvier 1815, ses funérailles ayant été refusées par le curé de Saint-­‐Roch, ses obsèques donnèrent lieu à une émeute, discréditant ainsi les autorités de la première Restauration. Catherine Rafin, dite Mlle Duchesnois, née en 1777, débute en 1802 et devient la plus grande tragédienne de l'Empire, préférée par Talma à Mlle George. Elle est le type de l'actrice à larmes, mettant en valeur le pathétique grâce à une voix que tous s'accordèrent à trouver fort émouvante. Elle triompha dans le rôle de Phèdre. Elle disparaîtra en 1835. Née en 1787 à Bayeux, Marguerite-­‐Joseph Weimer dite Mademoiselle George fut d'abord la protégée de Mlle Raucourt. Elle débuta à quinze ans dans le rôle de Clytemnestre de l'Iphigénie de Racine. D'une beauté sculpturale, remarquée par Napoléon, elle aurait été sa maîtresse. Couverte de dettes, elle quitte la Comédie-­‐Française pour tenter une riche mariage en Russie, mais revient en 1813. Elle quittera de nouveau la troupe en 1817. Sous la Restauration, elle affiche des convictions bonapartistes. Elle participera à l'aventure du théâtre romantique. Anne-­‐François-­‐Hippolyte Boutet, dite Mademoiselle Mars, est née en 1779 de parents acteurs, Monvel et Mlle Mars-­‐Boutet. Après des débuts dans des rôles d'ingénues au Théâtre Feydeau, elle entre à la Comédie-­‐Française et connaît son premier grand succès en 1803. Spécialisée dans la comédie, mais jouant tous les genres, elle interprète notamment Célimène. Napoléon, qui l'apprécie, en fait peut-­‐être sa maîtresse. Elle sera l'une des grandes actrices du drame romantique. L'Aigle et la tragédie Alors que les genres les plus courus sont la comédie (voir le chapitre 3) et le mélodrame, le système napoléonien privilégie la tragédie, continuant en cela l'esthétique de l'époque révolutionnaire. On a souvent dit que le genre ne tint que par la volonté du pouvoir et le jeu de Talma. Napoléon ne déclare-­‐t-­‐il pas : «Si Corneille vivait, je le ferais prince»? Il est vrai que la tragédie survit d'abord pour des raisons historiques et politiques. il n'empêche qu'elle connaît certaines évolutions nullement négligeables. Après les inflexions opérées par Voltaire, après la fonction idéologique et politique que la Révolution entendait lui assigner, la tragédie, sous l'égide du Corse victorieux, trouve sa place dans l'édifice héroïque qu'il entend bâtir. De là les nombreuses reprises de Corneille (ainsi Le Cid est-­‐il donné 77 fois entre 1801 et 1810 et Cinna 61), Napoléon ordonnant par exemple la reprise de Polyeucte, le retour au XVIIIe siècle (Voltaire bien sûr —Zaïre, 58 représentations entre les mêmes dates, ou Tancrède, 54—, mais aussi Crébillon ou Lefranc de Pompignan). On joue également les adaptations de Shakespeare en alexandrins données par Ducis, et Racine reste l'auteur le plus joué (Phèdre est jouée 90 fois). Ce répertoire s'étoffe de textes aujourd'hui oubliés, produits par de nombreux auteurs cherchant autant à profiter du statut officiel accordé au genre qu'à plaire au maître en le flattant et en le représentant sous le nom de divers héros. On se contentera de citer quelques noms : Arnault, Luce de Lancival, Baour-­‐Lormian*, Jouy, Legouvé, Delrieu (1761-­‐1836), auteur d'un Atarxerce en 1808, Lehoc (1745-­‐1810) et son Pyrrhus ou les Éacides de 1807, Brifaut (1781-­‐
1857), capable de transformer, en conservant pratiquement le même texte, un Don Sanche espagnol refusé par le Théâtre-­‐Français en un Ninus II assyrien (1813), d'ailleurs interdit par Napoléon, le héros étant un tyran saisi de remords... Signalons également Aignan (1773-­‐1824), dont la Brunehaut ou les successeurs de Clovis illustre bien l'une des tendances de la tragédie, les emprunts pour le sujets à l'histoire nationale, par où se continuent les innovations révolutionnaires et se prépare en partie le romantisme. Dans cette perspective, parmi les auteurs les plus notables, il faut faire un sort à Raynouard * et à ses Templiers (14 mai 1805). Malgré l'artifice des vingt-­‐quatre heures de l'accusation à l'exécution, la pièce propose le traitement d'un moment crucial de l'histoire, l'affrontement du pouvoir politique et d'un ordre religieux devenu puissance temporelle. Trouvant des accents cornéliens, Raynouard, après l'échec du genre sous la Révolution, aurait pu recréer le genre historique national n'étaient les faiblesses de l'intrigue et le primat de la déploration sur le débat. D. Avant le drame romantique : le théâtre au début de la Restauration Au départ, les changements politiques affectent apparemment peu le théâtre. La Comédie-­‐Française conserve les statuts octroyés par l'Empereur, la répartition des salles parisiennes demeure, les genres perdurent. Cependant des évolutions et des clivages se dessinent. La tragédie fait de la résistance Distendant les unités, incorporant au personnel dramatique des personnages populaires, la tragédie s'ouvre à l'Histoire, en traitant du Moyen Age ou de la Renaissance, manifestant ainsi une volonté de nationalisation du tragique. De Clovis à Henri IV en passant par Jeanne d'Arc, la tragédie historique tente de s'imposer, mais n'y parvient pas, faute d'audace dans la langue, dans la psychologie et dans l'ampleur. On reste prisonnier du carcan de la passion au détriment de la société et de la véritable couleur locale, ce que le drame saura prendre en compte. Le moule classique persiste moins comme art officiel que comme bastion dressé contre l'invasion romantique. Le célèbre conflit entre classiques et romantiques va progressivement atteindre sa plus grande intensité au théâtre, lieu privilégié des affrontements, domaine de la littérature la plus socialisée, enjeu stratégique capital dans la bataille littéraire, appelée à devenir une bataille politique. Les phénomènes les plus intéressants procèdent de l'investissement de la tragédie par les opposants à la Restauration, notamment les bonapartistes. L'événement le plus significatif, la bataille de Germanicus, se déroule en mars 1817. Exilé en Belgique comme complice des Cent-­‐Jours, Arnault, qui l'a chargée d'allusions bonapartistes et anti-­‐ultras, voit sa pièce interdite après de mémorables bagarres (comme nous l'apprend Balzac dans Illusions perdues, les demi-­‐soldes appelaient «germanicus» leur canne à bout ferré, véritable gourdin pour soirée théâtrale). Plus tard, arborant une perruque qui lui faisait la tête de l'Empereur récemment mort à Sainte-­‐Hélène, Talma fait un triomphe dans le Sylla de Jouy (décembre 1821). Il connaît un succès comparable en 1824 lors de la reprise de Germanicus. Néo-­‐classique en esthétique, le libéralisme politique s'empare donc de la tragédie. Ainsi le Léonidas de Michel Pichat (1786-­‐1828) assimile-­‐t-­‐il le héros de Thermopyles, joué par Talma qui s'inspire de David pour l'apparence de son rôle, à Botzaris, héros de la guerre de libération grecque contemporaine. Quatre auteurs s'efforcent de rendre à la tragédie son dynamisme, menant les derniers combats contre le nouveau théâtre qui se profile dès les années 1820. Après un Louis IX illustrant de nouveau l'ambition du genre historique, Ancelot* entend aussi bien acclimater Schiller (Fiesque à l'Odéon en 1824) qu'ajouter à la tragédie médiévale (Le Maire du Palais, 1823; Le Roi fainéant ou Chilpéric III, 1830). Alexandre Soumet*, qui fait pourtant figure de jeune et génial poète romantique, reste fidèle à la tragédie classique, devenant ainsi académicien en 1824. Talma joue Oreste dans son adaptation de l'Electre d'Euripide. La Jeanne d'Arc de 1825, jouée à l'Odéon offre un triomphe à Mlle George. Cette pièce montre bien les limites du renouvellement dans un système soumis à la censure et au poids des règles ou conventions. En effet, s'il transgresse l'interdit qui l'aurait contraint à remplacer la mort de l'héroïne par un récit (solution adoptée par D'Avrigny en 1818, qui inaugure la mode des sujets situés sous la guerre de Cent ans), Soumet ne peut faire figurer Cauchon ni évoquer la responsabilité de l'Église, pas plus qu'il n'a recours à la couleur locale. En revanche, les tirades anti-­‐anglaises abondent. Dans Une fête de Néron (Odéon, 1829), Soumet fait mourir Agrippine sur scène, mais cette tragédie est postérieure à Henri III et sa cour de Dumas ou au More de Venise de Vigny. Il continuera à écrire des pièces alors que le drame romantique occupe désormais le devant de la scène. Pierre Lebrun connaît un grand succès avec sa Marie Stuart tirée de Schiller (mars 1820). Népomucène Lemercier n'hésite pas à bousculer les règles dans ses tragédies historiques, à faire explicitement référence à Shakespeare, à mélanger les tons. Pourtant, même s'il écrit des pièces à forte tonalité politique, comme Pinto, il abhorre le romantisme, et Hugo au premier chef. Dans ce contexte, le dramaturge le plus célèbre est Casimir Delavigne. Son succès vient de ce qu'il ne heurte aucune bienséance tout en sachant trouver le sujet qui plaît à tel moment à la majorité du public. Génie du compromis, il s'inscrit dans une perspective libérale et patriotique (Les Vêpres siciliennes, 1819). En 1829, ce sera Marino Faliero à la Porte-­‐Saint-­‐Martin et en 1832 Les Enfants d'Édouard à la Comédie-­‐Française. Il s'intéresse aussi au romantisme, proposant même une version optimiste d'Hernani avec Don Juan d'Autriche (1835). Il offre ainsi l'exemple d'un théâtre du juste milieu, en harmonie avec les goûts du public moyen, maintenant l'équilibre entre la tradition renouvelée et les audaces de la nouvelle école. La scène historique • Genre non représenté, qui témoigne à la fois des difficultés rencontrées par le nouveau théâtre et par les écrivains qui entreprennent de mettre en scène l'Histoire, la scène historique témoigne d'un effort d'élargissement et d'une volonté d'inscrire le théâtre dans la constitution de l'idée nationale moderne. Il s'agit le plus souvent, comme l'écrit Ludovic Vitet* dans la préface de ses Barricades (1826), de «faits historiques présentés sous forme dramatique, mais sans la prétention d'en composer un drame». Si elle demeure difficilement représentable, elle procède d'une intention politique. En effet, ses auteurs sont des libéraux, et le choix de leurs sujets prouve leur hostilité à l'idéologie de la Restauration. Par exemple, le protestant Vitet écrit une trilogie intitulée La Ligue (1826-­‐1829). En dépit de leur statut de texte écrit hors de préoccupations théâtrales, ces scènes annoncent l'émergence d'un vrai théâtre historique, avec des parti-­‐pris idéologiques : présentation de la royauté sous un jour défavorable, promotion du peuple comme acteur principal. Ainsi La Jacquerie de Prosper Mérimée* (1828) raconte une révolte paysanne du XVIe siècle contre les excès de la féodalité. La postérité des scènes historiques se retrouve par exemple dans le Cromwell de Hugo* et dans le Lorenzaccio de Musset*, à qui George Sand* fait cadeau en 1833 de sa scène historique, Une Conspiration en 1537. Évolution du mélodrame Le mélodrame marque l'époque napoléonienne comme genre populaire par excellence. Il continue sur sa lancée des années 1800 et accumule les succès. À la fin de sa période classique, que Jean-­‐Marie Thomasseau place entre 1800 et 1823, le mélodrame connaît une première évolution, qui le conduit à la subversion de ses valeurs. On peut alors parler de mélodrame romantique. Avec la chute de l'Empire, écriture et réception du mélodrame changent, les valeurs civiques et guerrières faisant moins recette, et une nouvelle génération d'auteurs apparaissant au moment où la société redéploie ses hiérarchies, les couches supérieures affectant désormais de déserter le Boulevard. Le tournant des années 1820 est décisif. Outre Pixérécourt, ses principaux auteurs sont Louis Caigniez*, Jean Cuvelier de Trye*, Jean-­‐Baptiste Hapdé*, auxquels s'ajouteraient en une liste nullement exhaustive, tant prolifèrent les mélodramaturges, Jean Cantiran de Boirie (1783-­‐1837; La Femme à trois visages, 1806), Pierre-­‐Joseph Charrin (1784-­‐1863; La Forteresse du Riotercero, ou les Espagnols au Paraguay, 1805), J.-­‐J.-­‐M Duperche (1775-­‐1829; Alix et Blanche, 1813), Frédéric Dupetit-­‐Méré (1787-­‐1827, spécialiste du mélo historique), Anne Mélesville (1787-­‐1865), César Ribié (1755-­‐1830; Le Héros américain, 1805), René Périn (1776-­‐1858; Fitz-­‐Henri ou la Maison des fous, 1804), Us et coutumes du théâtre La Restauration maintient l'essentiel des dispositions napoléoniennes, notamment la censure. Elles conditionnent donc l'histoire du théâtre jusqu'au Second Empire, malgré des modifications circonstancielles sous la Monarchie de Juillet et sous la Deuxième République. Paris reste le seul véritable foyer de la vie et de la création théâtrales. Dépourvue de grandes troupes, anémiée par la montée systématique des auteurs dans la capitale, la province suit, bien qu'elle soit peuplée de salles dans les villes, grandes et moyennes, qui reçoivent les tournées des acteurs et les mises en scène à succès. Grâce à la famille Seveste et grâce à Louis XVIII, les cités de ce qui est encore à l'époque la banlieue parisienne voient se construire des établissements, de Montparnasse à Bercy. Nous avons déjà vu quelles étaient les salles sous l'Empire et quelles avaient été les principales ouvertures après 1815. Voici à titre indicatif une liste des salles parisiennes en 1828, au moment où la bataille romantique va commencer. Les salles à Paris en 1828 I. Théâtres royaux __________________________________________________________ NOM ET LOCALISATION CAPACITE FRÉQUENCE HORAIRES PRIX DES des PLACES représentations 1 F. = ≈ 15 à 20 F. 1996 ___________________________________________________________________ Académie royale 1937 lundi, mercredi ouverture : 6h. De 3,60 de Musique ou Opéra vendredi en été; spectacle : 7 h. à 10 dimanche, mercredi, rue Lepelletier vendredi en hiver. Théâtre-­‐Français 1522 quotidienne ouverture : 6 h. De 1,80 rue Richelieu spectacle : 7 h. à 6,60 Théâtre royal de 1720 quotidienne ouverture : 6 h. De 1,65 l'Opéra-­‐Comique spectacle : 7 h. à 6,60 ou de Feydeau rue Feydeau Théâtre royal Italien 1282 mardi, jeudi, ouverture : 7 h. De 2 à salle Favart, boulevard samedi spectacle : 8 h. 10 et place des Italiens Théâtre royal de l'Odéon 1770 quotidienne ouverture : 6 h. De 1 à spectacle : 7 h. 6 ___________________________________________________________________ II. Théâtres privés NOM ET LOCALISATION CAPACITE FRÉQUENCE HORAIRES PRIX DES des PLACES représentations ___________________________________________________________________ Théâtre de Madame 1282 quotidienne ouverture : 6 h. De 1,75 à 5 ex Gymnase Dramatique spectacle : 7 h. boulevard Bonne-­‐ Nouvelle Le Vaudeville 1257 quotidienne ouverture : 6 h. De 1,25 à 5 rue de Chartres -­‐ spectacle : 7 h. Saint-­‐Honoré Nouveautés 1260 quotidienne ouverture : 6 h. De 1,25 à 5 place de la Bourse spectacle : 7 h. moitié prix à mi-­‐spectacle Variétés 1245 quotidienne ouverture : 5 h.30 De 1,25 à 5 boulevard Montmartre spectacle : 7 h. Porte-­‐Saint-­‐Martin 1803 quotidienne ouverture : 5 h. De 0,75 à 5 boulevard Saint-­‐Martin spectacle : 6 h. Gaîté 1754 quotidienne ouverture : 5 h. De 0,60 à boulevard du Temple spectacle : 6 h. 3,60 Cirque Olympique 2000 quotidienne ouverture : 5 h. De 0,75 à 4 de Franconi spectacle : 6 h. boulevard du Temple Pour mémoire, car détruit en 1827 : Ambigu-­‐Comique 1530 quotidienne ouverture : 5 h. boulevard du Temple spectacle : 6 h. ___________________________________________________________________ III. Petits spectacles LOCALISATION FRÉQUENCE PRIX Théâtre des Thermes le dimanche de 0,50 à 1,50 barrière du Roule Théâtre de Saint-­‐Cloud le dimanche l'hiver de 0,60 à 2 avenue du château le mardi l'été Théâtre du Ranelagh le lundi l'été de 0,60 à 2 bois de Boulogne Théâtre de la rue Chantereine Théâtre de Magie et des tous les jours de 1 à 5 Enfants de M. Comte passage Choiseul Théâtre de Séraphin tous les jours de 0,50 à 2 Palais-­‐Royal (marionnettes) Théâtre d'élèves tous les jours de 0,50 à 2 boulevard extérieur entre la barrière des Martyrs et celle de Rochechouart Théâtre forain du Luxembourg trois le dimanche de 0,30 à 0,75 ou Bobino deux le lundi rue Madame un les autres jours (pantomimes, parades, mélodrames, danses de corde) Théâtre du Montparnasse tous les jours de 0,40 à 1,50 barrière du Montparnasse Théâtre acrobate de Mme tous les jours de 0,40 à 1,50 Saqui (pantomimes-­‐ boulevard du Temple arlequinades et danses de corde) Théâtre des Funambules idem de 0,20 à 0,75 boulevard du Temple Théâtre mécanique tous les jours de 0,30 à 1,25 boulevard du Temple (bamboches, marionnettes) Comme ce tableau permet de le constater, les spectacles commencent tôt. Sous le Consulat, ils devaient se terminer avant 21 h 30. Il faudra attendre la fin du siècle pour se rapprocher de nos habitudes. Il est courant de proposer plusieurs pièces. La Comédie-­‐Française peut faire se succéder une comédie et une tragédie, toutes deux en cinq actes. La Porte-­‐Saint-­‐Martin ne reculera pas devant deux drames romantiques. Les salles de vaudeville en donnent quatre ou cinq en un acte, ou trois en un acte et un en trois actes. À cela s'ajoutent les représentations dites exceptionnelles au bénéfice d'acteurs, ou bien les soirées d'adieu. On accumule alors les extraits. On remarque également que le prix des places peut être modique : les enfants du paradis (notre poulailler) achètent pour moins d'un franc de bonheur. Ceci explique aussi la popularité du théâtre. Le coût le plus élevé est celui de la location d'une loge à l'année : plusieurs milliers de francs à l'époque. Les romans de Balzac insistent sur cette dépense et sur sa signification sociale. Une soirée théâtrale ressemble peu à nos usages. La scène est assez mal éclairée. Les chandelles sont progressivement remplacées par les quinquets à huile (1782 à l'Odéon), puis par le gaz d'éclairage (1822 à l'Opéra, 1843 dans le foyer de la Comédie-­‐Française, mais 1873 seulement dans la salle !). Le pupitre où sont assemblés tous les robinets de gaz ayant l'apparence d'un orgue, l'appellation de jeu d'orgues est restée pour désigner les commandes de projecteurs. Il n'est pas encore question d'éclairage électrique, qui est parfois utilisé sur scène pour des effets spéciaux, mais qui ne se répand qu'après 1900. C'est à la Scala de Milan qu'est installée la première rampe électrique en 1891. La salle n'est pas plongée dans l'obscurité. Il faudra attendre Antoine et son Théâtre-­‐Libre pour cela. Elle demeure donc un lieu mondain, et les conversations, échanges, va-­‐et-­‐vient entre les loges sont monnaie courante. Ici encore, voir Balzac. Il est également habituel que les spectateurs parmi les plus huppés se contentent d'écouter les morceaux de bravoure, ou n'assistent qu'à une partie du spectacle (de là la pratique du commerce des contremarques). En revanche, d'autres parties du public manifestent bruyamment leur plaisir ou leur désapprobation. Il faut ajouter la claque, et son chef de claque, qui fait ou défait les pièces. Le spectacle s'exhibe donc dans la salle comme sur la scène. Chapitre 2 Le théâtre et l'Histoire : la scène romantique (1820-­‐1843) A. Triomphe et métamorphoses du théâtre populaire L'expression théâtre populaire ne doit pas induire en erreur. Si le peuple domine quantitativement dans le public fréquentant le Boulevard du Crime, les autres couches sociales s'y mêlent. Tantôt elles viennent s'encanailler à bon compte, tantôt, quand elles sont d'ascension récente, elles restent attachées aux formes de spectacle qui les enchantaient quand elles bâtissaient leur fortune, tantôt elles prisent les performances des acteurs, les clous • et effets spéciaux, tantôt elles recherchent des sensations fortes légitimées par le contexte et les circonstances. Ainsi, les genres dominants du théâtre populaire, mélodrame, féérie • et pantomime •, attirent-­‐ils une société très diverse. Le tournant de 1823 Après la première tournée parisienne des acteurs anglais en 1822, grand événement théâtral dont les conséquences ne se feront vraiment sentir que quelques années plus tard, L'Auberge des Adrets révolutionne le mélodrame. En inversant le code idéologique et moral du genre, l'acteur Frédérick Lemaître ouvre la voie à une nouvelle thématique et une nouvelle typologie. Outrance et démesure deviennent une dimension essentielle du code esthétique, ainsi que la couleur locale, le rythme, la recherche de l'effet, alors que la promotion des asociaux et marginaux modifie radicalement la population dramatique. L'héroïsation de personnages marqués par le destin, la Fatalité, le génie du mal et le spectacle de la passion font plus que préparer le drame romantique, qui refusera d'avouer son énorme dette. C'est à Gautier que revient le mérite de le reconnaître : «O Guilbert de Pixérécourt ! O Caigniez ! O Victor Ducange ! Shakespeares méconnus, Goethes du Boulevard du Temple, avec quel soin pieux, quel respect filial [...] nous avons étudié vos conceptions gigantesques, oubliées de la génération précédente !» L'Auberge des Adrets, premier grand mélodrame romantique Composé pour l'Ambigu et dû à trois mélodramaturges, Benjamin Antier, pseudonyme de Benjamin Chevrillon, Saint-­‐Amand, pseudonyme de Jean-­‐Armand Lacoste et Paulyanthe, pseudonyme d'Alexis Chaponnier, un mélodrame traditionnel prenait pour héros Robert Macaire, bandit de grand chemin, aidé de son complice Bertrand. Acte I. En Savoie, l'Auberge des Adrets, dirigée par Dumont, se prépare pour la noce de Charles, fils de la maison, et de Clémentine, fille de Germeuil, riche propriétaire. Dumont annonce à Charles qu'il est en fait un enfant trouvé et prévient Germeuil, qui ne renonce pas pour autant au mariage. Arrivent alors deux gueux, Rémond et Bertrand, et Marie, pauvre femme recueillie sur la route à qui le généreux Germeuil offre sa bourse. Rémond et Bertrand surprennent une conversation concernant la dot de Clémentine que Germeuil garde dans son portefeuille, et ils parviennent à dérober la clé de sa chambre. Acte II. Alors que, leur forfait accompli, les deux bandits quittent la chambre sans être vus, Marie est surprise en train de partir. Rémond reconnaît alors en elle sa femme, sur qui se portent les soupçons. Interrogés par les gendarmes, les bandits chargent la malheureuse, qui possède toujours la bourse de la victime. Dumont découvre que Marie est la mère de Charles au moment où arrive une dépêche révélant l'identité de Rémond, en fait Robert Macaire, dangereux malfaiteur. Acte III. Alors qu'on l'avait cru mort, Germeuil revient à lui mais ne peut reconnaître personne. Clémentine demande à son promis de faire évader Marie. Celle-­‐ci, malgré la découverte des indices prouvant la culpabilité de Robert Macaire et de Bertrand, empêche son fils de livrer celui dont il ignore encore qu'il est son père, mais qui le lui apprend bientôt. Marie convainc Macaire d'avouer le crime contre la liberté, mais Bertrand, comprenant que son complice veut lui faire endosser la responsabilité, tire sur lui au moment où il s'enfuit. À l'agonie, Robert Macaire avoue tous ses crimes et innocente Marie. Charles veut déclarer que le bandit est son père, Dumont et Marie l'en empêchent. Macaire expire enfin, laissant la famille réunie retrouver le bonheur. Jouée le 2 juillet 1823, cette pièce est radicalement métamorphosée par son principal acteur, Frédérick Lemaître, qui, lassé de jouer les traîtres, et avec l'aide de Firmin, interprète de Bertrand, décide de modifier son rôle grâce à une défroque originale et un jeu parodique, tournant en dérision toutes les valeurs, ce qui lui vaut un immense succès. Il s'applique alors à aller toujours plus loin au fil des représentations. Le 2 avril 1824, la censure interdit la pièce après 80 représentations. Frédérick Lemaître la reprendra en 1832 à la Porte-­‐Saint-­‐Martin, ajoutant de nouvelles provocations. Un roman paraîtra en 1833, Macaire y devenant un émule de Vidocq. En 1834, Frédérick Lemaître, avec la collaboration d'Antier et de Saint-­‐Amant, créera Robert Macaire aux Folies-­‐Dramatiques. Un sommet du nouveau mélodrame : Trente ans ou la Vie d'un joueur En 1827, parvenu au sommet de son art, le mélodrame accomplit une seconde mutation après celle de 1823, ou plutôt parachève celle-­‐ci. Le premier, Ducange se démarque du mélodrame classique de l'époque Empire en l'orientant politiquement vers une inspiration plus libérale. Victor Ducange fait également évoluer le mélodrame vers le réalisme. Par rapport au mélodrame Empire, il modifie les rapports traditionnels entre les personnages, notamment le couple père/fille, n'hésitant pas à substituer au père noble un tyran domestique (La Cabane de Montainard, 1818 —premier rôle de Marie Dorval) ou à donner à la mère un rôle de premier plan (Thérèse ou l'Orpheline de Genève, 1821). Il ouvre ainsi la voie à la révolution romantique, alors que les libéraux sont plutôt favorables à l'esthétique classique. Il détruit le système institué du mélodrame, en abandonnant structure en trois actes, unités et surtout apologie de la vertu. Il réintroduit la passion et l'échec, créant des personnages tourmentés au destin chaotique. La fatalité devient l'un des ressorts privilégiés du mélo. Pourtant, nous l'avons vu, ce lien est rejeté ou occulté par les écrivains romantiques, très soucieux de leur dignité littéraire et peu désireux de cautionner théoriquement un genre populaire, sinon populacier. Le mélodrame se trouve donc marginalisé dans la hiérarchie des genres et se voit relégué dans un statut mineur. S'il est reçu à la Porte-­‐Saint-­‐Martin, il occupe pour l'essentiel les salles du Boulevard du Crime. La conséquence sociologique en découle assez vite : alors que sous l'Empire et, dans une moindre mesure, sous la Restauration, le clivage esthétique et social entre les publics s'était estompé, il se reforme après 1830 avec le drame romantique triomphant et le cantonnement du mélodrame dans ses quartiers populaires. Celui-­‐ci deviendra de plus en plus un drame du tragique populaire. De là l'entreprise idéologique des dramaturges romantiques, qui voudront faire entrer le peuple dans le public qu'ils appellent de leurs vœux. Le sens péjoratif de mélodrame naît de cette exclusion et de cette discrimination. Trente ans ou la Vie d'un joueur : mélodrame et subversion «Pleurez sur vos chères unités de temps et de lieu. Les voilà encore une fois violées avec éclat. Pleurez aussi, rimeurs tragiques : c'en est fait de vos productions compassées, froides et pâles. Le mélodrame les tue, le mélodrame libre et vrai, plein de vie et d'énergie, tel que le fait M. Ducange, tel que le feront nos jeunes auteurs après lui» : Le Globe du 23 juin 1827 célèbre Trente ans ou la Vie d'un joueur, créé le 19 juin à la Porte-­‐Saint-­‐Martin. En trois journées —découpage d'une grande nouveauté—, ce mélodrame de Victor Ducange met en scène la déchéance d'un joueur invétéré. Première journée. Possédé par la passion du jeu attisée par Warner, son âme damnée, Georges de Germany se voit confier par son vieux père infirme 20 000 francs pour acheter une parure de bijoux à sa fiancée Amélie, fille d'un riche armateur de province, M. Dermont. Il perd naturellement cette somme au jeu et plus encore, sous les yeux de Dermont venu le surveiller incognito. Retardé par une rafle de police, celui-­‐ci ne peut empêcher le mariage, Georges s'étant procuré des bijoux volés grâce à une recéleuse. George chasse ensuite Dermont venu tout révéler. Amélie jette les diamants à terre et le vieux père meurt en maudissant son fils. Deuxième journée. Quinze ans ont passé. Amélie, mère d'Albert, sa seule consolation. Toujours en quête d'argent, Georges a commis des faux et il s'approprie ce qui reste de la dot d'Amélie. Warner, quant à lui, tente de violer la malheureuse un soir de fête alors que Georges, traqué par la police, enfonce la porte de la chambre. Il accuse Amélie d'adultère, mais Warner dénonce un jeune homme, que Georges tue avant d'enlever Amélie et d'échapper aux gendarmes, abandonnant Albert à Dermont. Troisième journée. Quinze ans plus tard. devenu bûcheron à demi vagabond, Georges s'est retiré en Bavière dans une cahute au bord d'un précipice. Il vit de la charité publique. Un voyageur lui demande de lui servir de guide, il l'égorge et le vole. Il rejoint dans leur refuge sa femme et leur petite fille, née entre temps. Warner survient alors, assurant avoir trouver le moyen de gagner au jeu, et découvre le cadavre de l'infortunée victime. Leur complicité se renoue alors. Amélie reçoit un nouveau voyageur, son fils Albert, qui apporte un million et la grâce de son père. Amélie sort, arrivent Georges et Warner, qui voient Albert de dos, l'or sur la table. Warner frappe, et met le feu à la cabane pour effacer les traces. Amélie revient et réclame son fils? Georges comprend tout, se jette dans les flammes et sauve Albert blessé, le rend à sa mère et entraîne avec lui Warner dans le brasier. Les gendarmes arrivent trop tard, Georges expire en implorant le pardon de tous. En travaillant tout particulièrement une diction sans emphase et les effets, le couple Frédérick Lemaître / Marie Dorval, réuni pour la première fois sur scène, fera dire à Dumas* : «Le drame populaire avait son Talma; la tragédie du Boulevard avait sa Mlle Mars» (Mes Mémoires). Frédérick Lemaître jouera fort longtemps ce rôle où il était sublime. Marie Dorval, quant à elle, triomphera seule dans Dix ans de la vie d'une femme d'Anicet Bourgeois (1831). Les lieux du mélodrame Le mélodrame n'est pas l'apanage du seul boulevard du Temple, surnommé le Boulevard du Crime, où se déploient également la parade foraine des bateleurs, les spectacles de marionnettes et de funambules, les arlequinades, féeries et pantomimes. On le joue aussi boulevard Saint-­‐Martin à l'Ambigu à partir de 1828, et à la Porte-­‐Saint-­‐Martin (voir plus bas), ainsi que dans de petites salles et dans les théâtres de banlieue. Le Boulevard du Crime, lieu géométrique du mélodrame Entre 1770 et 1862, le côté pair du boulevard du Temple est peuplé de salles de spectacle, dont le plus grand nombre est consacré au théâtre. D'est en ouest on comptait : —le Théâtre des Élèves de l'Opéra (1777-­‐1790), puis le Lycée dramatique (1790-­‐1792), puis le Théâtre des Variétés-­‐Amusantes de Lazarri (1792-­‐1798), remplacé par un café-­‐concert, les Variétés-­‐Amusantes (1798-­‐1838) : pantomimes; —le Théâtre de Mme Saqui (1814-­‐1841) : danses sur corde, pantomimes, comédies, vaudevilles, opéras. Remplacé par les Délassements-­‐Comiques (1841-­‐1862) : comédies, vaudevilles, drames, féeries, revues; —le Théâtre des Funambules (1816-­‐1862) : arlequinades, pantomimes, vaudevilles. Le mime Deburau y triompha, et Frédérick Lemaître y fit ses débuts; —le Théâtre de Nicolet (1760-­‐1789), devenu la Gaîté (1789-­‐1862) : mélodrames à partir de l'Empire; —le Théâtre d'Audinot (1769-­‐1789) : marionnettes, pantomimes d'enfants, devenu en 1789 l'Ambigu-­‐Comique (1789-­‐1827) : mélodrames. Après un incendie, il déménagea en 1828 sur le boulevard Saint-­‐Martin. Sur son emplacement s'installèrent en 1831 les Folies-­‐
Dramatiques (1831-­‐1862) : mélodrames, avec notamment la création triomphale de Robert Macaire de et avec Frédérick Lemaître. Harel les dirigera en 1857; —le Cirque-­‐Olympique (1827-­‐1862) : spectacles équestres des frères Franconi. devient le Théâtre National sous la Deuxième République, puis le Théâtre Impérial : drames, féeries; —le Théâtre des Pygmées (1811-­‐1862) : pitreries de Bobèche et Galimafré; —le Théâtre-­‐Historique (1846-­‐1862), fondé par Alexandre Dumas, devenu Théâtre-­‐Lyrique en 1848 : drames, puis spectacles lyriques. Féerie et pantomime Le goût du spectacle favorise des entreprises comme celles des panoramas et dioramas et, plus proches du théâtre, les féeries et pantomimes. Le merveilleux féerique attire les foules depuis le XVIIe siècle. Combiné à l'essor du fantastique, il donne naissance à un genre prolifique, aux conventions bien définies : opposition du bien et du mal, multiplication des épreuves, dénouement heureux, composition en tableaux, grand spectacle, le tout composant un univers imaginaire à grand renfort d'effets matériels. Les frères Coignard y dominent, La Biche au bois (1845) et La Chatte blanche (1852) comptant parmi les pièces les plus jouées à l'époque. Apothéose du visuel, la féerie triomphe sur de nombreuses scènes, spécialisées ou non, et donne une grande place à la danse. Elle succombe sous le poids des trucs, conférant au machiniste un rôle qui se substitue à la poésie volontiers incohérente. Silencieuse, la pantomime consacre la gestuelle du mime, héritier ou métamorphose du funambule. À lui seul, le nom de Deburau (1796-­‐1846) résume cet art admiré de tous ses contemporains. Immortalisant le rôle de Pierrot, il invente un personnage «pâle, grêle, vêtu d'habits blafards, toujours affamé et toujours battu, l'esclave antique, le prolétaire, le paria, l'être passif et déshérité qui assiste, morne et sournois, aux orgies et aux folies de ses maîtres» (Théophile Gautier). B. L'époque des manifestes L'année 1827 Au risque de schématiser, 1827 apparaît comme une année charnière dans l'histoire du théâtre au XIXe siècle. Apparemment sans rapport entre eux, trois événements doivent être notés : la deuxième visite des acteurs anglais à Paris, acclamés alors qu'ils avaient été conspués en 1822 à la Porte-­‐Saint-­‐Martin, la première de Trente ans ou la vie d'un joueur, la préface de Cromwell. Celle-­‐ci vient synthétiser les aspirations, les revendications et les théorisations exprimées depuis la chute de l'Empire, qui plaident pour un théâtre historique, pour un théâtre national, pour un genre nouveau, pour une esthétique nouvelle. . La Préface de Cromwell, la charte du drame romantique La théorie des trois âges. L'évolution de la littérature reflète celle de l'humanité : «la poésie se superpose toujours à la société». Aux temps primitifs, la vie pastorale engendre le lyrisme, cette création spontanée. Avec les États apparaissent la guerre et sa conséquence littéraire, le poème héroïque et la tragédie des temps antiques. C'est l'âge de l'épopée. Le christianisme oppose le corps à l'âme, la terre au ciel. L'homme sent le combat qui se livre en lui entre les tendances résultant de ses deux natures. De ce combat naît la forme dramatique. C'est l'âge du drame, où «tout vient aboutir dans la poésie moderne». La théorie du drame. Le drame doit donc illustrer l'idée chrétienne de l'homme, «composé de deux êtres, l'un périssable, l'autre immortel; l'un charnel, l'autre éthéré». Ses moyens principaux seront : Le mélange des genres. Dans «l'océan du drame» se mélangent les genres, car les séparer reviendrait à isoler arbitrairement tel ou tel aspect. «Harmonie des contraires», sa poésie traduit le réel, «combinaison toute naturelle de deux types, le sublime et le grotesque». L'abandon des unités. Contre «l'ancien régime littéraire», la critique se focalise essentiellement sur la tragédie. Acceptant l'unité d'action, «la seule vraie et fondée», mais la définissant comme unité d'ensemble, «loi de perspective du théâtre», elle récuse l'unité de lieu, invraisemblable et mortelle pour l'action tragique et le spectacle historique. L'unité de temps, quant à elle, mutile : «La cage des unités ne renferme qu'un squelette». Retournant contre les classiques leur argumentation, Hugo dénonce tout ce qui s'oppose à la raison et au goût. La couleur locale. Contre les conventions restrictives et stérilisantes, le drame déploie en toute liberté les dimensions de l'Histoire. «Miroir de concentration», «point d'optique», ne reconnaissant d'autres règles que «les lois générales de la nature», car «tout ce qui est dans la nature est dans l'art», il élabore une réalité supérieure. La couleur locale, cette «sève», imprègne et nourrit l'oeuvre entière. La liberté dans l'art. La difficulté : voilà le critère suprême, la clé du domaine de l'art. D'où l'exaltation du vers, «libre, franc, loyal», «prenant comme Protée, mille formes». Parcours de «toute la gamme poétique», l'écriture du drame «rend chaque mot sacré», et «l'idée, trempée dans le vers, prend soudain quelque chose de plus incisif et de plus éclatant. C'est le fer qui devient acier.» L'influence allemande. C'est en Allemagne qu'a commencé l'attaque contre le théâtre classique, avec la Dramaturgie de Hambourg de Lessing (1767-­‐1768). La floraison du drame allemand trouve un écho considérable dans le De l'Allemagne de Mme de Staël (1814), qui plaide pour des formes nouvelles et pour l'étude des modèles étrangers. August Wilhelm Schlegel fait partie du groupe de Coppet animé par Mme de Staël et compose un Cours de littérature dramatique, publié en 1811, traduit en 1813. Il y récuse le modèle français de la tragédie et de la comédie, dénoncé comme théâtre aristocratique, y salue Shakespeare et Calderon et plaide pour un théâtre de l'imagination, où serait privilégiée l'alliance poétique des contraires. Compagnon de Mme de Staël, Benjamin Constant adapte en 1809 la trilogie de Schiller, Wallenstein, et, si la pièce ne sera jamais jouée, il écrit une préface, reprise en 1829, où il prône un drame de la totalité où apparaîtraient les caractères mis en rapport avec l'action de la société. Il s'agit donc d'ancrer le drame dans l'Histoire et de peindre la passion comme «un rayon de la lumière divine». Guizot et Stendhal : la référence shakespearienne En 1821, François Guizot, qui deviendra premier ministre, écrit une Vie de Shakespeare pour une édition des œuvres du dramaturge anglais. Il y affirme que le théâtre est fait pour l'ensemble de la nation, en particulier pour le peuple. Libéral lui aussi, alors que la jeunesse libérale a conspué en 1822 les acteurs anglais venus en tournée à Paris, Stendhal publie en 1823 Racine et Shakespeare, qu'il augmentera en 1825. Il y montre que le théâtre doit répondre aux aspirations de son époque et traiter en prose de grands sujets nationaux : «Le romanticisme est l'art de présenter aux peuples les œuvres littéraires qui, dans l'état actuel de leurs habitudes et de leurs croyances, sont susceptibles de leur donner le plus de plaisir possible». Le rôle des traductions fut capital. En particulier, la collection des chefs-­‐d'œuvre étrangers publiée par le libraire-­‐
éditeur Ladvocat fit connaître les Allemands et les Espagnols du Siècle d'Or : Lope de Vega, Tirso de Molina, Calderon dont La Vie est un songe devait faire office de modèle pour les romantiques français. L'intervention de Manzoni L'Italien Manzoni intervient également dans le débat avec sa Lettre à M. Chauvet sur l'unité de temps et de lieu dans la tragédie, écrite en français en 1820 et publiée en 1823. Il y pose la question de la tragédie historique, se nourrit de nombreux exemples, de Sophocle à Shakespeare, de Corneille à Voltaire, et vise à mettre en évidence l’arbitraire, l’inadaptation flagrante au théâtre historique et l’archaïsme des règles, dont il est aisé de montrer qu’elles n’ont jamais été conçues de façon aussi rigides que le pensent les zélateurs du classicisme. Il affirme que «C’est de l’histoire que le poète tragique peut faire ressortir, sans contrainte, des sentiments humains; ce sont toujours les plus nobles, et nous en avons tant besoin !». La synthèse hugolienne Il s'agit donc pour Hugo d'affirmer hautement l'ambition d'une poétique de la totalité. Tout en exhibant les prestiges du grotesque, forme multiple des forces souterraines, le poète fait l'apologie du génie, cette «raison infinie, absolue du créateur», dont le William Shakespeare de 1864 approfondira la théorie. Manifeste du temps des prophètes et des mages romantiques, la préface célèbre le libre inventeur des lois d'une création artistique analogues à celles de l'univers, mettant en évidence les liens entre l'homme et le monde tout en embrassant l'Histoire. Dans ses autres préfaces, Hugo précise certains points. Ainsi écrit-­‐il en août 1831 à propos de Marion de Lorme, jouée après la Révolution de Juillet 1830 : «Maintenant l'art est libre : c'est à lui de rester digne», ce qui lui permet d'exprimer la vocation du génie : «Pourquoi maintenant ne viendrait-­‐il pas un poète qui serait à Shakespeare ce que Napoléon est à Charlemagne?». Dans la préface de Lucrèce Borgia (1833), Hugo réaffirme la mission du théâtre, nationale, sociale, humaine. Il tend à «s'accroître sans cesse avec la civilisation même». Celle de Marie Tudor (1833) expose le but du poète dramatique, chercher le grand, atteindre tout à la fois le grand et le vrai. Le drame doit être pour la foule un «perpétuel enseignement» et il civilise. Il explique l'histoire et conseille le cœur humain. Angelo tyran de Padoue (1835) donne l'occasion à Hugo de définir le théâtre comme lieu d'enseignement, ce qui impose au dramaturge des devoirs austères en regard de la tâche immense du théâtre au XIXe siècle. Les derniers grands manifestes : Deschamps et Vigny* Avec sa Préface des études françaises et étrangères, publiée en 1828, Émile Deschamps (1791-­‐1871), fondateur avec Victor Hugo de La Muse française en 1823, écrit un manifeste romantique, où, à propos du théâtre, tout en rendant hommage aux classiques, il montre que, d’imitation en imitation, la tragédie a sombré dans la banalité. La nécessaire «révolution dramatique» doit commencer par «la représentation des chefs-­‐d’oeuvre de Shakespeare traduits en vers français avec audace et fidélité», le dramaturge anglais étant ce «génie qui répond à toutes les passions modernes, et qui nous parle de nous dans notre propre langage». Puis il annonce qu'après «l’épreuve de Shakespeare», viendra un homme de génie qui inventera le «drame national». Après le succès de son More de Venise, adaptation de l'Othello de Shakespeare, Vigny publie en 1829 une Lettre à Lord*** sur la soirée du 24 octobre 1829 et sur un système dramatique . Il y défend le principe de la traduction et, reprenant les idées hugoliennes, définit la tragédie moderne comme tableau large de la vie, mélange des genres, des tons et des styles. C. Le drame romantique Parmi les nombreux textes où les auteurs romantiques ont défini ce que le drame signifiait pour eux, on peut choisir ces lignes de Victor Hugo, extraites de la préface de Cromwell , et de la préface de 1831 à Marion de Lorme : «Le drame peint la vie [...] La poésie de notre temps est donc le drame; le caractère du drame est le réel; le réel résulte de la combinaison toute naturelle de deux types, le sublime et le grotesque, qui se croisent dans le drame, comme ils se croisent dans la vie et dans la création. Car la poésie vraie, la poésie complète, est dans l'harmonie des contraires. Puis il est temps de le dire hautement, c'est surtout ici que les exceptions confirmeraient la règle, tout ce qui est dans la nature est dans l'art». «Ce serait l'heure, pour celui à qui Dieu en aurait donné le génie, de créer tout un théâtre, un théâtre vaste et simple, un et varié, national par l'histoire, populaire par la vérité, humain, naturel, universel par la passion. Poète dramatiques, à l'œuvre ! elle est belle ! elle est haute ! Vous avez affaire à un grand peuple habitué aux grandes choses. Il en a vu, et il en a fait... Pourquoi maintenant ne viendrait-­‐il pas un poète qui serait à Shakespeare ce que Napoléon est à Charlemagne?». Représenter le réel : gardons-­‐nous de voir dans cette ambition une intention réaliste, au sens que le XIXe siècle donnera à ce terme d'emploi si délicat. Il s'agit de mettre en scène la complexité de l'homme et de ses rapports avec le monde. Pour ce faire, l'invention romantique du drame consiste bien d'abord à changer le système dramatique et non à l'amender. On a trop souvent réduit le débat à la question des règles. En fait, les romantiques récusent la tragédie parce qu'elle a cessé de plaire, prouvant ainsi que le décalage est devenu insurmontable entre le spectacle et le spectateur. Anachronique, la tragédie ne saurait convenir à l'époque. Cohérents avec eux-­‐mêmes, les romantiques veulent un théâtre où la poésie «se superpose toujours à la société» (Hugo). De là le refus des règles, hormis l'unité d'action, le rejet des modèles, l'abandon d'un langage asservi à une fausse bienséance et à une rhétorique poussiéreuse, la transgression du cloisonnement des genres. Hugo rapproche ancien régime littéraire et ancien régime politique : le classicisme a été tué par la Révolution. Projet idéologique et projet esthétique ont donc partie liée. Le drame se revendique comme théâtre libre, théâtre libéré et théâtre de la liberté. Cela ne signifie nullement l'absence de lois. Elles sont placées au service d'une vérité (et non plus de la vérité éternelle). La réflexion romantique privilégie la mise en scène d'une illusion chargée de couleur locale et d'histoire. S'élabore alors le rêve d'un théâtre total, où décors, costumes, espace et temps dilatés participent d'une ambition exaltante, représenter, selon les termes de Hugo, «tout ce qui existe dans le monde, dans l'histoire, dans la vie, dans l'homme». Pratique sociale, littérature en action, le théâtre doit se mettre au diapason d'un public «révolutionné». Anne Ubersfeld, dont les travaux font autorité, montre très clairement que le drame romantique répond à une triple exigence : la révolution thématique —un drame de l'Histoire et de la passion, la révolution formelle —refus de l'unité de temps et de lieu—, la révolution philosophique —l'assomption de l'individu. Un théâtre de l'Histoire, de la passion et de l'individu Le romantisme pose la question de l'individu, cette invention des Lumières, dans son rapport complexe, contradictoire et conflictuel avec la société. À cet égard, la principale conquête révolutionnaire avait été de définir le sujet de droit, d'en proclamer la liberté et l'égalité avec les autres sujets. En revanche, la coupure sanglante de l'Histoire, l'intervention spectaculaire de la violence institutionnalisée dans la politique, le bouleversement des repères, l'éradication de la tradition, le processus de laïcisation de la société ont déchiré l'individu moderne et lui ont fait prendre conscience de manière douloureuse de sa solitude. D'un côté, la Révolution et l'Empire exaltent l'héroïsme, favorisent des carrières fulgurantes, décuplent l'énergie; de l'autre, l'opacité sociale, les fluctuations de la politique, surtout avec la Restauration et les luttes entre héritiers de la Révolution et contre-­‐révolutionnaires, la situation de la jeunesse confrontée à de multiples blocages, la question de la condition et de la place dans la société, les légitimes ambitions bridées par le malthusianisme d'une époque frileuse, le rôle de plus en plus affirmé de l'argent, les incertitudes d'un avenir énigmatique, tout engendre interrogations et angoisses, espoirs et rêves. Le héros moderne affirme son moi, et le romantisme parle à la première personne. Les individualités puissantes ou vaincues, triomphantes ou révoltées, témoignent théâtralement de cette promotion de l'exaltation ou des malheurs de la subjectivité confrontée à l'Histoire. D'Hernani à Ruy Blas, de Chatterton à Lorenzo, les héros du drame romantique ont en partage la grandeur, une grandeur qui ne dépend ni de la condition sociale, ni de la vertu. Solitaires, ils luttent avec le destin, social ou personnel. On les verra tantôt repliés sur leur déréliction et leur souffrance, tantôt conquérants et amoureux, tantôt désespérés et suicidaires, sublimes et révoltés, passionnés ou mélancoliques. Ils pourront adopter plusieurs de ces postures. Vainqueurs ou victimes, pris dans le jeu des passions, affrontant d'effrayants obstacles, ils se sentent poussés sur leur chemin fatal, tel «une force qui va» (Hernani), descendant sur un mur taillé à pic (Lorenzo), marqués au front (Chatterton). La mort est au bout de leur trajet, sanction de ce conflit avec un monde dont les valeurs sont de plus en plus contestées. L'exemplarité de leur itinéraire trouve des modèles dans l'Histoire, comme celui de Napoléon, qui s'impose à l'imaginaire romantique pour devenir un véritable mythe. Défini par sa singularité, le héros romantique ne peut se réduire à la psychologie classique. Sujet problématique, contradictoire, il obéit à des pulsions autant qu'à la raison, il est agi autant qu'il agit par un effort de la volonté. Les zones obscures de sa personnalité, la menace de la folie, l'éclatement possible de son être, tout renvoie à une dimension inconsciente. Souvent contraint à porter un masque, à se cacher sous le travestissement (Ruy Blas), le héros romantique est double. Jouant un rôle, il prend le risque de s'identifier à cette apparence (Lorenzo). Cette dualité peut renvoyer à une division interne, ou au moins à un terrible danger couru par le moi. Cela se traduit par l'esthétique particulière du drame romantique : le sublime et le grotesque. Nul mieux que Hugo n'a défini cette innovation décisive que représente l'alliance du sublime et du grotesque, où celui-­‐ci tient la plus grande place. La préface de Cromwell affirme que, lié historiquement au christianisme, car tout dans la Création n'est pas humainement beau, le grotesque a traversé les siècles avant de devenir pour les Modernes «la plus riche source que la nature puisse ouvrir à l'art». Il faut comprendre que le grotesque est une notion polysémique. Il désigne d'une part «le difforme et l'horrible», et de l'autre «le comique et le bouffon». Il est nécessaire à la perception de la beauté, de même qu'il ouvre sur les profondeurs du monde. Il prend donc une dimension cosmique, «détail d'un grand ensemble qui s'harmonise, non pas avec l'homme, mais avec la création tout entière», tout en renvoyant également au peuple. Allié au sublime, il est l'ombre mêlée à la lumière, l'imbrication du dérisoire et du sérieux, du rire et de l'angoisse. Le sublime est plus difficile à définir, et ne saurait se réduire au plan supérieur de la beauté conçue comme idéale harmonie des éléments. Il implique le dépassement de la simple nature, tant vers l'élévation que vers l'horreur. On conçoit que ces notions traduisent et illustrent la mise en question de l'individu unitaire. Elles permettent ainsi de penser son incohérence et confèrent au théâtre romantique sa complexité. Parmi les leçons du drame, les rapports entre l'individu moderne et la société comptent parmi les plus explicites. Sans atteindre à la force du message révolutionnaire —le drame romantique ne dépasse pas les cadres de l'idéologie bourgeoise ou les conteste sans proposer d'alternative, voir Lorenzaccio et Léo Burckart — les dramaturges entendent montrer que l'individu moderne se heurte à la société, soit parce que leurs valeurs sont antagonistes (Chatterton contre le matérialisme bourgeois), soit parce que la société l'exclut au nom des préjugés (Antony, Ruy Blas), soit parce que les lois sociales contrarient son devenir (Richard Darlington), soit parce qu'elle est indigne de lui (Lorenzaccio), soit parce qu'elle le dégrade (Lorenzaccio, André del Sarto). L'exemple de Ruy Blas montre bien à quel degré de complexité le théâtre peut parvenir. En fin de compte, plus que les sujets eux-­‐mêmes et leur force subversive limitée —encore que la célébration de la passion et la légitimation de la révolte dérangent, indignent et exaspèrent les conservateurs—, c'est le langage théâtral lui-­‐même qui possède une puissance révolutionnaire symbolique. En effet, un Hugo peut jouer à transgresser les codes et à imposer au Théâtre-­‐Français un bouffon incarnant la paternité (Triboulet), tout en donnant à la Porte-­‐Saint-­‐Martin une tragédie des Atrides sous forme de mélodrame (Lucrèce Borgia). Ensuite, il bouleverse une vision rassurante du monde, en valorisant un bandit (Hernani), en donnant du génie à un laquais (Ruy Blas), en superposant mythe, légende et histoire (Les Burgraves). De son côté, Musset érige en héros un personnage équivoque (Lorenzaccio). Quant à Dumas, il propose les excès de ses héros comme norme du théâtre. Par ailleurs, le discours joue tantôt sur la flamboyance poétique, sciemment déréalisante, tantôt sur la violence des mots, tantôt sur la grandiloquence, déstabilisant ainsi le statut de la parole, allant jusqu'à faire tourner à vide un langage qui assure la cohérence du monde et de ses représentations. On ne saurait trop insister sur les rapports entre drame romantique et tragique, par où l'enseignement de ce théâtre prend une portée universelle. Si l'on admet que le tragique —nullement cantonné à la tragédie, même si elle en constitue l'expression privilégiée— est un principe philosophique et anthropologique prenant en compte la situation même de l'humanité, le drame romantique est un drame du tragique de la condition humaine, et plus encore de son impossibilité à réunir identité, bonheur, progrès et harmonie. Le tragique romantique est celui du vouloir qui ne peut s'imposer et que la fatalité détruit. Prisonnier de toute une série de devoirs, lois, contraintes, archaïsmes, le héros se heurte à ces limites alors que son génie et son énergie le font tendre à l'illimité. On est donc bien en présence d'un tragique moderne, lié à la promotion de l'individu. Un exemple : Ruy Blas Écrit en quelques semaines durant l'été 1838, interprété par Frédérick Lemaître, Ruy Blas inaugure le Théâtre de la Renaissance. Le public applaudit, la critique attaque, reprenant ses arguments habituels contre l'inconvenance du sujet, contre le système dramatique et la place du grotesque, contre l'incapacité supposée de Hugo à mettre en scène les passions. Le drame romantique ne se relèvera pas de cette démolition en règle. D'une certaine façon, il va se survivre jusqu'en 1843, année officielle de son trépas. Pourtant, Ruy Blas apparaît comme l'un des drames romantiques les plus représentatifs du genre. . LA FABLE DE RUY BLAS Acte I. «Don Salluste». Un salon dans le palais du roi, à Madrid, sous le règne de Charles II, à la fin du XVIIe siècle. Don Salluste de Bazan, ministre de la police, disgracié par la reine d'Espagne, doña Maria de Neubourg, médite sa vengeance (1). Il veut se servir d'un cousin dévoyé, don César, qui refuse dans un sursaut d'honneur (2). «Ver de terre amoureux d'une étoile», Ruy Blas, valet de Don Salluste, resté seul avec Don César, lui avoue son amour pour la Reine (3). Ayant tout entendu, don Salluste fait enlever don César, dicte des lettres compromettantes à Ruy Blas et, le couvrant de son manteau, le présente à la Cour comme son cousin César. Il lui ordonne de plaire à la Reine et d'être son amant (4 et 5). Acte II. «La Reine d'Espagne». Un salon contigu à la chambre de la Reine. Délaissée par son époux et prisonnière d'une étiquette tyrannique, la Reine s'ennuie (1). Restée seule pour ses dévotions, elle rêve à l'inconnu qui lui a déposé des fleurs et un billet, laissant un bout de dentelle sur une grille. (2) Entre Ruy Blas, devenu écuyer de la reine, porteur d'une lettre du roi. Grâce à la dentelle, la Reine reconnaît en lui son mystérieux amoureux, que don Guritan, vieil aristocrate épris de la Reine, provoque en duel, mais celle-­‐ci, prévenue, envoie le jaloux en mission chez ses parents à Neubourg, en Allemagne (3, 4, 5). Acte III. «Ruy Blas». La salle du gouvernement dans le palais royal. Six mois plus tard, les conseillers commentent l'ascension de Ruy Blas (portant toujours le nom de don César), devenu premier ministre, et se disputent les biens de l'Espagne (1). Ruy Blas les fustige de sa tirade méprisante : «Bon appétit, messieurs!» (2). La Reine qui, cachée, a tout entendu, lui avoue son amour et lui demande de sauver le royaume (3). Resté seul, Ruy Blas s'émerveille de cette déclaration quand paraît don Salluste habillé en valet, qui, humiliant son domestique, lui commande de se rendre dans une maison secrète et d'y attendre ses ordres (4,5). Acte IV. «Don César». Une petite chambre dans la mystérieuse demeure. Ruy Blas envoie un page demander à don Guritan de prévenir la Reine : elle ne doit pas sortir (1). Dégringolant par la cheminée, don César, tout en se restaurant, raconte ses picaresques aventures. Un laquais apporte de l'argent pour le faux don César : le vrai l'empoche. Une duègne vient ensuite confirmer de la part de la Reine le rendez-­‐vous, organisé en fait par don Salluste. Don Guritan vient pour tuer Ruy Blas en duel : don César le tue (2,3,4, 5). Arrive don Salluste, inquiet. Don César lui apprend la mort de Guritan et la confirmation du rendez-­‐vous. Don Salluste s'en débarrasse en le faisant passer pour le bandit Matalobos auprès des alguazils, qui l'arrêtent (6, 7, 8). Acte V. «Le tigre et le lion». La même chambre, la nuit. Ruy Blas croit avoir sauvé la Reine et veut s'empoisonner (1). Elle paraît cependant (2), ainsi que don Salluste, qui, savourant sa vengeance, prétend la faire abdiquer et fuir avec Ruy Blas, qui se découvre pour ce qu'il est aux yeux de son amante . Révolté, le domestique tue don Salluste (3), avale le poison et meurt dans les bras de la Reine, qui, se jetant sur son corps, lui pardonne et l'appelle de son véritable nom, Ruy Blas (4). Selon Hugo lui-­‐même dans la préface, le sujet humain recoupe le sujet dramatique, un homme aimant une femme, un laquais aimant une reine. La passion amoureuse contrariée par l'obstacle de la condition sociale donne sa cohérence à la pièce. Défini dès le départ par l'amour, le héros est contraint d'approcher l'être aimé et d'exercer son génie propre par le moyen d'une imposture. Sa réussite ne signifie nullement la conquête de l'identité. Dans le dénouement, Ruy Blas convertit cette chute en une élévation sublime, où s'abolit le grotesque du valet déguisé, et, enfin nommé pour ce qu'il est, il meurt réconcilié avec lui-­‐même, le nom noble, Ruy, se liant avec le nom vil, Blas, et l'amour triomphant entre deux êtres qui se reconnaissent tels qu'en eux-­‐mêmes. Une autre passion déclenche toute l'action et agence l'intrigue : celle de la vengeance. Rien ne peut s'opposer à l'implacable marche du diabolique stratagème, et le retour des personnages grotesques (don César et don Guritan) n'est qu'une péripétie. Ainsi, les procédés utilisés par Hugo valent donc uniquement comme outils, ce qui relativise la question de leur vraisemblance. Dans ce schéma dramatique, les personnages correspondent parfaitement à ce qu'en dit Hugo dans sa préface : «Le sujet philosophique de Ruy Blas, c'est le peuple aspirant aux régions élevées; le sujet humain, c'est un homme qui aime une femme; le sujet dramatique, c'est un laquais qui aime une reine». Cette triple dynamique de l'intrigue implique l'obstacle des conditions et les contradictions scindant les personnages en figures, ou en rôles, qui ne recouvrent pas leur être. Tout le système des personnages repose sur ce clivage et ce dédoublement. La Reine, «ou la vertu minée par l'ennui» (préface), Allemande exilée à la cour d'Espagne, sans autre recours que le rêve, ne trouve en son mari qu'absence, et Ruy Blas-­‐don César comble une attente, tout en suscitant chez elle une vocation politique dont elle était dépourvue. Figure romantique par excellence, la Reine incarne le sublime de l'amour, et, pure victime le plus souvent vêtue de blanc, elle accède à la douleur tragique. La pièce récupère et magnifie toute une mythologie romantique de la femme aimée, madone inspiratrice, figure de l'idéal, astre inaccessible mais aussi être du dévouement sacrificiel. Don Salluste, «ou l'égoïsme absolu et le souci sans repos» (préface) est l'incarnation du mal. Traître de mélodrame et aristocrate cynique, c'est un maître manipulateur. À cette figure de l'aristocratie pervertie, s'oppose don César, «ou le désintéressement et l'insouciance» (préface), prince du verbe, poète du grotesque, déclassé ayant conservé le sens de l'honneur et frère d'élection de Ruy Blas. Le troisième aristocrate, don Guritan, grotesque par l'âge et le ridicule, est voué à jouer les utilités pour finalement, chevalier et matamore à la fois, mourir stupidement mais courageusement, victime d'un quiproquo de vaudeville. Ruy Blas enfin, «ou le génie et la passion bridés par la société»(préface), déchiré entre sa noblesse morale et la bassesse de sa condition, vit un rêve, qui se brise sur le rappel d'une contrainte sociale. Il ne peut être sauvé que par la mort. Dans son drame, Hugo fait s'opposer chez son héros le génie et la condition, liée à l'origine plébéienne. En outre, il montre la conséquence de cet écart sur la passion amoureuse, puisque l'incommensurable distance du laquais à la Reine figure l'incongruité sociale de cet amour, pourtant fondé sur le mérite personnel, donc sur les vertus de l'individu. Comment ce scandale se traduit-­‐il théâtralement? Ruy Blas ne peut approcher la Reine et lui manifester son amour que travesti, revêtu des habits d'une condition acceptable, légitime dans le cadre de la Cour. Il ne peut donc être aimé pour lui-­‐même, alors que les qualités qui le font aimer lui appartiennent en propre. L'être individuel et l'être social ne se recouvrent pas. La critique l'a bien montré, ce clivage concerne aussi la Reine, unifiant dramatiquement le couple amoureux. En effet, doña Maria de Neubourg est une jeune femme étouffée par son rang et son rôle. Comme Ruy Blas souffre de sa condition et supporte mal sa livrée, elle subit l'étiquette et succombe sous le poids d'une tyrannie incarnée par la Camerera Mayor. Pas plus que le valet, la Reine n'est libre. Ces deux êtres aliénés étaient faits pour se rencontrer et communier. Aux tyrans domestiques (don Salluste, la Camerera Mayor), qui sont en même temps liés à la décadence politique, par décomposition du pouvoir royal (les Grands devenus prédateurs) et par maintien de ses aspects les plus mesquins (l'étiquette), au Roi, absent mais représenté de manière pitoyable par un don Guritan, s'opposent des figures de liberté placées au moins provisoirement hors de la contrainte politique et sociale : César et, dans une moindre mesure Casilda, la suivante de la Reine. On voit bien cependant qu'ils ne peuvent rien représenter pour les héros que des existences impossibles pour eux. Privé d'identité harmonieuse, ou condamnés à vivre dans l'insatisfaction, la frustration ou la déréliction morose, les héros se trouvent en outre victimes de l'image d'eux-­‐mêmes que leur impose la société. Ruy Blas porte la livrée comme un stigmate, mais porte fort bien l'habit de Grand et de ministre. La Reine croit à l'adéquation de la qualité intrinsèque et de l'apparence sociale. Comment dès lors reconnaître l'autre pour ce qu'il est vraiment? Hugo dramatise l'intériorisation par les personnages de principes et de valeurs objectivement morts parce qu'archaïques mais subjectivement vivants parce qu'ils conditionnent les êtres et les détermine. Plus profondément encore, le drame de Hugo illustre le vide de la société et par conséquent de l'être social. La structure sociale dans Ruy Blas ne demeure que comme pure forme, ce qui ne veut pas dire qu'elle soit inefficace, bien au contraire. Elle régit les individus, privés de leur autonomie de sujets libres. La monarchie espagnole, caricaturée en système, voire en machine, n'accorde plus aux membres de la société, fussent-­‐ils le plus haut placés, leur véritable identité. Le texte théâtral s'avère particulièrement apte à représenter cette aliénation fondamentale, dont on mesure la portée idéologique. Hugo fait de Ruy Blas la suite d'Hernani , où la noblesse lutte contre le roi avant l'installation de la monarchie absolue, et y présente la scission de la noblesse, née de la décadence monarchique, entre pillards de l'Etat et aventuriers bohémiens. Dans l'ombre remue «quelque chose de grand, de sombre et d'inconnu»: le peuple, qui «a l'avenir et qui n'a pas le présent», et au-­‐dessus, trône une «pure et lumineuse créature, une femme, une reine», qui regarde «en bas pendant que Ruy Blas, le peuple, regarde en haut.» Dans cette situation historique, le conflit entre individu et société se déplace à l'intérieur de l'individu lui-­‐même, partagé entre sa dimension individuelle et sa dimension sociale, et confronté à une décomposition sociale. Autant que la tradition comique et picaresque, le mélodrame imprègne le drame, lui prêtant l'un de ses lieux d'élection (la maison secrète, peuplée de Nègres muets), l'arsenal des situations (complots, déguisements, enlèvements, duels, reconnaissances, évasions, quiproquos, pièges, etc.), l'horlogerie dramatique des rencontres, départs, retours, la répartition entre le sublime pathétique et le grotesque picaresque, qui régit tout l'acte IV. Surtout, il détermine la psychologie des personnages, construits antithétiquement. Enfin, s'il a beaucoup à voir avec la couleur locale, le costume illustre plus profondément le sujet même de la pièce. Il extériorise le déguisement et participe du jeu des doubles. Ainsi, Ruy Blas pourrait être résumé par la somme de ses costumes successifs. À la livrée initiale, qui le socialise, le conditionne mais l'aliène, font suite le manteau de don Salluste, première usurpation, et les habits magnifiques des deuxième et troisième actes. S'ils siéent au ministre don César, ils sont vêtements d'emprunt, illégitimes, usurpation suprême et transgression sociale, tout en rendant justice à la valeur intrinsèque du laquais. Enfin, Ruy Blas retrouve la livrée, elle-­‐même cachée sous un manteau noir, et qui, insupportable retombée, déchéance ignoble, convient encore moins qu'au premier acte. Cet écart constant définit bien la position impossible du héros, toujours affublé, jamais lui-­‐même dans son intégrité. Chronologie du drame romantique Année Titre Lieu de représentation P: prose; V : vers # échec ___________________________________________________________________ 1827 HUGO, CROMWELL V non joué ___________________________________________________________________1828 HUGO, AMY ROBSART V Odéon # ___________________________________________________________________ 1829 DUMAS, HENRI III ET SA COUR P Comédie-­‐Française VIGNY, LE MORE DE VENISE Comédie-­‐Française (adaptation d'Othello de Shakespeare) V HUGO, MARION DE LORME V Reçu à la Comédie F. Censuré ___________________________________________________________________ 1830 HUGO, HERNANI V Comédie-­‐Française MUSSET, LA NUIT P VENITIENNE Odéon # DUMAS, CHRISTINE V Odéon VIGNY, LA MARÉCHALE D'ANCRE V Odéon ___________________________________________________________________ 1831 DUMAS, NAPOLEON Odéon BONAPARTE OU TRENTE ANS DE L'HISTOIRE DE FRANCE P DUMAS, ANTONY P Porte-­‐Saint-­‐Martin DUMAS, RICHARD P DARLINGTON Porte-­‐Saint-­‐Martin HUGO, MARION DE LORME Porte-­‐Saint-­‐Martin ___________________________________________________________________ 1832 DUMAS, LA TOUR DE NESLE P Porte-­‐Saint-­‐Martin HUGO, LE ROI S'AMUSE V Comédie-­‐Française# Interdit ___________________________________________________________________ 1833 HUGO, LUCRECE BORGIA P Porte-­‐Saint-­‐Martin HUGO, MARIE TUDOR P Porte-­‐Saint-­‐Martin ___________________________________________________________________ 1834 DUMAS, ANGELE P Porte-­‐Saint-­‐Martin MUSSET, LORENZACCIO P Non joué ___________________________________________________________________ 1835 VIGNY, CHATTERTON P Comédie-­‐Française HUGO, ANGELO, TYRAN DE PADOUE P Comédie-­‐Française ___________________________________________________________________ 1836 DUMAS, KEAN P Variétés DUMAS, DON JUAN DE MARAñA P Porte-­‐Saint-­‐Martin ___________________________________________________________________ 1837 DUMAS, CALIGULA V Comédie-­‐Française ___________________________________________________________________ 1838 HUGO, HERNANI (reprise) Comédie-­‐Française MARION DE LORME (id) Comédie-­‐Française RUY BLAS V Renaissance ___________________________________________________________________ 1839 DUMAS, L'ALCHIMISTE P Renaissance NERVAL, LEO BURCKART P Porte-­‐Saint-­‐Martin# ___________________________________________________________________ 1843 HUGO, LES BURGRAVES V Comédie-­‐Française# D'une scène à l'autre : les tribulations du genre Comme ce tableau l'indique, les premiers drames sont accueillis par l'Odéon et la Comédie-­‐Française. Puis ce sera la trop célèbre «bataille d'Hernani» du 25 février 1830. Écrit en vingt-­‐sept jours après l'interdiction de Marion de Lorme, joué après Le More de Venise de Vigny, le drame fut difficilement répété. Assailli par les censeurs, en proie aux rumeurs malveillantes, en butte à la mauvaise volonté de Mlle Mars, monstre sacré hostile aux audaces romantiques, Hugo se bat. 14 juillet littéraire, la première donne lieu à une célébrissime bataille, affrontement des anciens et des modernes, soigneusement préparée par la jeunesse romantique et racontée notamment par Dumas et Gautier : «Tout ce qui était jeune, vaillant, amoureux, poétique en reçut le souffle» écrira encore ce dernier en 1867. Les amis de Hugo l'emportent, mais les classiques contre-­‐attaquent à la deuxième, la troisième est longuement interrompue, à la quatrième les «gilets rouges» reprennent le dessus. Mlle Mars demande un congé à la quarante-­‐
cinquième. Malgré le succès d'Hernani, la Comédie-­‐Française ne joue pas pleinement le jeu du nouveau genre. La Révolution de Juillet ne change pas grand-­‐chose à la situation du théâtre, hormis la suppression de la censure, qui n'empêchera nullement l'intervention du pouvoir. Les romantiques tentent alors d'investir l'Odéon, dirigé par Harel, qui leur est favorable. Il commande à Musset une comédie dans le goût nouveau. Le 1er décembre 1830, c'est le désastre de La Nuit vénitienne. Musset n'écrira plus pour la scène et concevra différemment ses drames, affranchi des contraintes. En 1834, il publiera Un spectacle dans un fauteuil, où figurent la pièce conspuée en 1830 et Lorenzaccio. Après cet échec, Harel propose à Dumas de jouer Christine, écrite en 1828, reçue à la Comédie-­‐Française, censurée et victime de Mlle Mars qui devait jouer le rôle titre. Le 15 mars 1830, la pièce réécrite, qui porte désormais le titre de Christine ou Stockholm, Fontainebleau et Rome, l'emporte à l'usure au bout de cinq heures. La nuit même, Hugo et Vigny retouchent, recomposent des vers, coupent la fin romaine, et permettent une nouvelle carrière à Christine. Harel demande ensuite à Dumas un Napoléon Bonaparte ou Trente ans de l'histoire de France, première apparition dans le drame romantique de Frédérick Lemaître. Écrite pour Marie Dorval et la Porte-­‐Saint-­‐Martin, La Maréchale d'Ancre de Vigny, pièce sur un meurtre et un procès politiques, doublés d'un procès en sorcellerie, racontant l'histoire de Léonora Galigaï, condamnée à mort après l'assassinat de son mari Concini, ministre de la régente Marie de Médicis, est jouée par Mlle George le 20 juin 1831 et connaît un succès honorable. Mécontent du refus de la Comédie-­‐Française de reprendre Hernani, Hugo, après avoir tenté avec Dumas de reprendre le Théâtre-­‐Français sans subvention, retire Marion de Lorme et la confie à la Porte-­‐Saint-­‐Martin, jusqu'alors spécialisée dans le mélodrame et dirigée depuis le printemps 1831 par Harel, qui, ayant abandonné l'Odéon en compagnie de Mlle George, est bien décidé à consacrer la salle au drame romantique, recrutant pour cela une troupe prestigieuse : Mlle George, Marie Dorval, Frédérick Lemaître, Bocage. Le genre phare du romantisme va y connaître l'un de ses plus grands succès avec Antony de Dumas, premier drame à sujet contemporain, dont la création le 3 mai 1831 est un véritable triomphe. Puis ce sera Richard Darlington, qui traite déjà le sujet de Ruy Blas, ici situé en Angleterre, l'homme d'État d'origine populaire se heurtant aux obstacles de la société. Enfin, Hugo voit jouer avec succès Marion de Lorme le 11 août 1831. Cependant, il veut revenir à la Comédie-­‐Française, où les acteurs savent dire les vers comme il convient, pour toucher un public plus huppé qu'il entend convaincre et rallier à la cause du drame. Il tente alors un double coup de force : donner au Théâtre-­‐Français une pièce marquée par le grotesque et à la Porte-­‐Saint-­‐Martin une pièce en prose assez proche de l'esthétique classique. Cette bataille à front renversé donne un résultat contrasté. Le Roi s'amuse échoue à la Comédie-­‐Française le 22 novembre 1832, et se voit interdit le lendemain, pour outrage aux mœurs. Hugo engage un procès où il défend avec hauteur et énergie la liberté de création. En revanche, Lucrèce Borgia déchaîne l'enthousiasme à la Porte-­‐Saint-­‐Martin le 2 février 1833. De son côté, Dumas continue sur sa lancée et réussit un coup de maître avec La Tour de Nesle en mai 1832, s'appropriant un manuscrit que lui avait confié un jeune auteur, Félix Gaillardet. Proche du mélodrame, ce drame historique évoque les amours adultères d'une reine de France, Marguerite de Bourgogne, et offre aux romantiques leur plus retentissant triomphe. Leurs succès respectifs, la rivalité entre Mlle George, Juliette Drouet, devenue la maîtresse de Hugo, et Ida Ferrier, maîtresse de Dumas, une querelle littéraire brouillent les deux auteurs maison. Harel tente d'arbitrer tout cela. Deux pièces vont être mises en scène : Marie Tudor, au succès discuté (décembre 1833), donnant l'occasion à la critique de repartir de plus belle contre le drame romantique, et Angèle, nouveau drame contemporain de Dumas, où le héros, Alfred d'Alvimar, voulant parvenir par les femmes juste après la Révolution de Juillet, passe de son amie Ernestine, désormais inutile puisque du parti vaincu, à une jeune fille issue d'une famille bien placée sous le nouveau régime, puis à la mère de celle-­‐ci, plus apte à lui rendre rapidement service, quitte à revenir à Ernestine, redevenue influente. Il est tué en duel après un scandale, puisque l'héroïne est enceinte de ses œuvres. Joué en 1834, le drame ne suscite pas plus l'enthousiasme que celui de Hugo, malgré un héros cynique, dévoré par l'ambition, joué par Bocage, Ida Ferrier interprétant Ernestine. Après Angèle et une Catherine Howard qui n'est pas passée à la postérité, Dumas passera aux Variétés à la suite d'une brouille avec Harel. La Porte-­‐Saint-­‐Martin : le temple du drame romantique Construit par Lenoir en 75 jours de l'année 1781 sur l'emplacement d'un cirque, aujourd'hui 16 boulevard Saint-­‐Martin, la salle de 1800 places à 4 étages de loges était d'abord destinée à l'Opéra incendié la même année. Fermée puis rouverte au début de la Révolution, elle fut vendue en 1799. En 1802, on y donnait des ballets et des pantomimes. Fermée en 1807, rouverte en 1810 sous le nom de Théâtre des Jeux Olympiques, elle dut fermer, brimée par la contrainte de n'avoir que deux acteurs parlant, les autres se bornant à mimer. Elle rouvrit le 26 décembre 1814 sous le nom de Théâtre de la Porte-­‐Saint-­‐Martin, avec des spectacles de mélodrames, de comédies et de ballets. Tout en continuant d'accueillir le mélodrame, elle s'ouvrit après 1830 au drame romantique, sous l'impulsion de son nouveau directeur Harel : La Tour de Nesle, Marion de Lorme, Lucrèce Borgia, Marie Tudor, Angelo, tyran de Padoue, Vautrin. Les grands acteurs furent d'abord le mime Mazurier, Emmanuel Philippe, Frédérick Lemaître, Bocage, Marie Dorval. Harel fit faillite et le succès revint en 1851 avec Marc Fournier. Lola Montès et Jeanne Détourbet y débutèrent. Incendié en mai 1871 sous la Commune. Une nouvelle salle rouvrit ses portes en 1873. Le mélodrame (Les Deux Orphelines) et le drame flamboyant (Cyrano de Bergerac) firent de nouveau ses beaux jours. Elle sera remaniée en 1891. La victoire du drame semble complète quand la Comédie-­‐Française l'accepte enfin sans réserve, grâce à Jouslin de la Salle, successeur de Taylor. On recrute des acteurs en renom, comme Bocage et Marie Dorval. Pourtant, Antony est interdit pour immoralité. On reprend Henri III et sa cour, et les auteurs proposent des textes susceptibles d'être acceptés. Vigny ouvre le feu avec Chatterton (12 février 1835), respectueux des unités, sans grotesque, mais dont le petit succès d'estime éloignera Vigny du théâtre. Puis Hugo, brouillé avec Harel, donne son Angelo tyran de Padoue, assorti d'un contrat stipulant la reprise d'Hernani et de Marion de Lorme. Ce drame est aussi une sorte de compromis en prose, sans grotesque, avec un quasi respect des règles et une dimension politique réduite. En outre, la confrontation de Marie Dorval et de Mlle Mars séduit le public qui accueille bien la pièce. Hugo doit ensuite engager un procès contre le Français, qui ne reprend pas les drames prévus par le contrat. Hugo gagne, et au début de 1838, Hernani et Marion de Lorme assurent à Marie Dorval un énorme succès personnel. Hugo rompt alors avec la Comédie-­‐Française, où il ne reviendra pas avant 1843. Dumas, en revanche, échoue sur la scène nationale avec Caligula, tragédie en vers, qui tombe le 26 décembre 1837. Le dramaturge réapparaîtra sur cette scène en 1839 (Mademoiselle de Belle-­‐Isle) et en 1842 (Lorenzino, adaptation du Lorenzaccio de Musset). Kean permet à Dumas de revenir à l'époque contemporaine en portant au théâtre la vie du célèbre acteur anglais mort en 1833. Joué le 31 août 1836 aux Variétés, Kean donne l'occasion à Frédérick Lemaître de s'imposer une nouvelle fois. Réconciliés, Hugo et Dumas entreprennent de mettre enfin en accord drame romantique et salle de spectacle, en s'appuyant sur le duc d'Orléans, fils du roi Louis-­‐Philippe. Conçue pour être le second Théâtre-­‐Français, cette nouvelle scène s'installe après bien des tractations et prend le nom de Théâtre de la Renaissance. On y joue en alternance des drames et des vaudevilles musicaux. Hugo l'inaugure le 8 novembre 1838 avec Ruy Blas, interprété par Frédérick Lemaître. Applaudi par le public et traîné dans la boue par la critique, Ruy Blas est le dernier succès du drame romantique, dont il constitue un exemple achevé. Après Ruy Blas, on monte L'Alchimiste de Dumas, drame en vers qui ne convainc pas. Puis Hugo ne parvient pas à achever Les Jumeaux, écrit pour Frédérick Lemaître, que le poète ne peut faire entrer à la Comédie-­‐française où il souhaite revenir. Gérard de Nerval* n'ose confier son Léo Burckart au Théâtre de la Renaissance. La pièce ne rencontre que l'indifférence à la Porte-­‐Saint-­‐Martin en avril 1839. Nouveau commissaire royal de la Comédie-­‐Française, François Buloz entend récupérer Hugo, qui compose Les Burgraves, mal compris des comédiens et encore plus mal accepté par le public. Le 7 mars 1843, on ne siffle pas, mais le drame romantique agonise. Il aura vécu quinze ans. D. Mutation professionnelle et contradictions du théâtre 1843 : Les Burgraves contre Lucrèce Le 7 mars 1843 au Théâtre-­‐Français, est créée la dernière pièce représentée de Hugo, exemple démesuré de son inspiration épique, les Burgraves bénéficient d'un statut particulier dans l'histoire littéraire du XIXe siècle. Leur échec retentissant, s'il marque le renoncement hugolien au drame, constitue d'abord un événement qui fait date, et a occulté les beautés du texte. Au même moment, la tragédie revient en force, grâce à la jeune actrice Rachel, interprète des classiques au Théâtre-­‐Français. Un jeune auteur, Ponsard*, écrit une Lucrèce, créée à l'Odéon le 22 avril 1843, jour de la dernière représentation des Burgraves, et interprétée par les monstres sacrés du drame romantique, Bocage et Marie Dorval. À de tels signes, on comprend que le drame romantique est bien mort. Bénéficiant d'abord d'un retour à l'antique auquel les romantiques eux-­‐mêmes avaient contribué avec le Caligula de Dumas (1837) ou les Poèmes antiques et modernes de Vigny (1837), la pièce prend valeur de manifeste anti-­‐
romantique. Lucrèce, matrone romaine et fidèle fileuse, attend le retour de son mari Collatin, qui combat pour Rome. Celui-­‐ci, Sextus Tarquin, Junius, qui se fait appeler Brute, décident de surprendre leurs épouses par un retour inopiné (Acte I). Seule Lucrèce sort intacte de l'épreuve. La trahison de sa femme Tullie séduite par Sextus rend Brute fou de détresse. Pour se venger, il ourdit une conspiration contre son rival, dont la tyrannie accable Rome (Acte II). Lassé de Tullie, qui, désespérée, se donnera la mort, ce dernier déclare sa passion à Lucrèce (Actes III et IV). Le lendemain, Lucrèce déclare à son père, à son mari et à Brute que Sextus l'a prise de force. Pour expier son déshonneur, elle se poignarde devant eux. Brute soulève Rome contre Sextus et fonde la République (Acte V). Certes tirée de Tite-­‐Live et de facture classique par la versification et certaines scènes obligées, l'histoire est traitée paradoxalement à la manière romantique : couleur locale, quasi absence de confident, transgression des unités (plus d'une journée, trois décors), folie de Brute, lien de l'intrigue domestique et d'un moment fondateur de l'Histoire. Il faut donc relativiser ce point de l'histoire littéraire. Lucrèce ne fait pas chuter Les Burgraves, car la première a lieu le jour même de la dernière du drame hugolien, ce sont des acteurs du drame qui le jouent, l'influence du romantisme y est marquante. De l'injouable à l'irreprésentable : le théâtre dans un fauteuil Hugo n'écrira plus pour la scène après l'échec des Burgraves. Il continue cependant l'écriture dramaturgique et compose des pièces rassemblées dans son Théâtre en liberté. En fait, la mort du drame romantique n'est que provisoire et partielle. En effet, après la scène historique, le Théâtre de Clara Gazul de Mérimée et les débuts injouables du drame romantique (Cromwell), toute une production a été élaborée hors de la scène. Elle comporte notamment le théâtre de Musset, destiné à être joué bien plus tard et à illustrer de manière décisive le drame romantique. André del Sarto est son premier drame d'après 1830, et pose le problème de l'artiste dans une société dominée par l'argent. Musset écrit toute une série de comédies tirant sur le drame, des comédies où l'on meurt, illustrant ainsi les possibilités d'un genre intermédiaire : Les Caprices de Marianne, On ne badine pas avec l'amour. Lorenzaccio demeure pour notre époque le drame romantique le plus représentatif. Issu d'une scène historique, il est écrit pour une scène inconcevable au XIXe siècle, et conteste radicalement les codes esthétiques alors en vigueur, y compris ceux du drame romantique. N'ayant pu être vu, n'étant mis en scène qu'en 1896 dans une version mutilée, il reste totalement en marge de la production romantique, quitte à la représenter au XXe siècle. Les idoles Il convient de ménager toute leur place aux acteurs de l'époque, sans lesquels le romantisme n'aurait pu s'imposer sur la scène. Prenons l'exemple de Joanny : blanchi sous le harnais, âgé de cinquante-­‐deux ans, Jean-­‐
Baptiste-­‐Bernard Brissabarre, dit Joanny, partisan du drame, joue Ruy Gomez dans Hernani, après avoir été le duc de Guise dans Henri III et sa cour et Othello dans Le More de Venise. Il avait fait ses débuts au Théâtre de la République en 1797. Il avait accompagné Talma dans ses tournées, et il sillonnait la province depuis vingt ans, ce qui lui avait valu le surnom de Talma des provinces. Engagé à la Comédie-­‐Française en 1826, il était sociétaire depuis 1828. Parmi les monstres sacrés de l'époque romantique, il faut citer Mlle George. Venue de la tragédie, elle interprète les héroïnes de La Maréchale d'Ancre (Odéon), de Lucrèce Borgia, de Marie Tudor et de La Tour de Nesle (Porte-­‐Saint-­‐Martin). Les trois plus grandes actrices sont Mlle Mars, Marie Dorval et Rachel. Les acteurs les plus renommés sont Firmin, de la Comédie-­‐Française, Bocage de la Porte-­‐Saint-­‐Martin, et surtout Frédérick Lemaître. Mlle Mars, La grande dame de la Comédie-­‐Française Après sa carrière sous l'Empire (voir chap. I), Mlle Mars devient l'interprète favorite du drame romantique à la Comédie-­‐Française. Elle crée des rôles phares, et prend une part décisive au succès du genre : la duchesse de Guise dans Henri III et sa cour de Dumas (1829), puis, la même année, Desdémone dans Le More de Venise de Vigny. Ce sera ensuite doña Sol dans Hernani. Agée de cinquante ans, elle ne paraissait pas plus que l'âge de son rôle, dix-­‐huit ans. Elle incarnera également Tisbé dans Angelo, tyran de Padoue de Hugo (1835). Elle disparaît en 1847. N'étant guère favorable au nouveau théâtre, elle avait accepté Doña Sol pour qu'une autre ne l'ait point. C'est qu'Henri III avait prouvé que le drame pouvait avoir du succès, et elle ne souhaitait pas qu'une rivale reçût applaudissements et hommages. Dumas a raconté l'épisode fameux des répétitions d'Hernani, quand, s'étant arrêtée au cours de l'une d'elles : «—M. Hugo ? M. Hugo est-­‐il là? —Me voici, madame, répondit Hugo en se levant. —Ah très bien ! merci... Dites-­‐moi, M. Hugo... — Madame? — J'ai à dire ce vers-­‐là: "Vous êtes mon lion superbe et généreux! " —Oui, madame; Hernani vous dit : "Hélas ! j'aime pourtant d'une amour bien profonde ! / Ne pleure pas...Mourons plutôt ! Que n'ai-­‐je un monde, / Je te le donnerais ! Je suis bien malheureux !» et vous lui répondez : «Vous êtes mon lion superbe et généreux !" —Est-­‐ce que vous aimez cela, monsieur Hugo? —Quoi? —Vous êtes mon lion !... —Je l'ai écrit ainsi, madame; donc j'ai cru que c'était bien. — Alors vous y tenez, à votre lion ? — J'y tiens et je n'y tiens pas, madame; trouvez-­‐moi quelque chose de mieux, et je mettrai cette autre chose à la place. — Ce n'est pas à moi de trouver cela ; je ne suis pas l'auteur, moi. — Eh bien, alors, madame, puisqu'il en est ainsi, laissons tout uniment ce qui est écrit. — C'est qu'en vérité, cela me semble si drôle d'appeler M. Firmin mon lion ! — Ah ! parce qu'en jouant le rôle de Doña Sol, vous voulez rester mademoiselle Mars; si vous étiez vraiment la pupille de Ruy Gomez de Silva, c'est-­‐à-­‐dire une noble Castillane du XVIe siècle, vous ne verriez pas dans Hernani M. Firmin; vous y verriez un de ces terribles chefs de bande qui faisaient trembler Charles Quint jusque dans sa capitale; alors vous comprendriez qu'une telle femme peut appeler un tel homme son lion , et cela vous semblerait moins drôle ! » Mlle Mars ne désarma pas et le soir de la première, le vers devint «Vous êtes Monseigneur vaillant et généreux». Le couple royal du Boulevard : Frédérick Lemaître et Marie Dorval Frédéric Antoine Louis Prosper, dit Frédérick Lemaître, naquit avec le siècle en 1800. Entré à l'Odéon en 1820, il passe au Boulevard du Crime et joue notamment au Théâtre des Funambules, où s'illustre le mime Deburau. Il interprète ensuite des mélodrames et, à l'Ambigu, inventant véritablement le personnage de Robert Macaire dans L'Auberge des Adrets en 1823. Sa gloire commence, au point qu'il est recherché par les auteurs du drame romantique. Triomphant dans Trente ans ou la Vie d'un joueur de Ducange (1827), subjuguant le public, formant avec Marie Dorval un couple dramatique inégalé, il sera le créateur de Gennaro dans Lucrèce Borgia (1834) de Kean (1836) et de Ruy Blas (1838). Il se consacra aussi à Shakespeare. Il mourut en 1876. Née Marie Delaunay en 1798, enfant de la balle, ayant épousé en 1814 Louis Étienne Allan, dit Dorval, régisseur de la troupe où évoluent ses parents, Marie Dorval connaît des débuts difficiles et triomphe en 1827 dans Trente ans ou la Vie d'un joueur. En 1829, son interprétation dans Marino Faliero de Delavigne à la Porte-­‐Saint-­‐Martin la sacre première actrice de Paris. Elle épouse alors Merle, critique au journal ultra La Quotidienne. En 1831, année de sa rencontre avec Vigny dont elle devient la maîtresse passionnée durant sept ans, elle crée Angèle dans Antony de Dumas. Elle passe en 1835 à la Comédie-­‐Française pour jouer Kitty Bell dans Chatterton, où son jeu enthousiasme critique et public. Elle y joue également Catarina dans Angelo tyran de Padoue avant de retourner au Boulevard, connaissant le succès dans Marie-­‐Jeanne ou la Femme du peuple de Dennery (1845). Le déclin s'amorce ensuite. Le tournées l'épuisent et la Comédie-­‐Française refuse de la reprendre. Elle meurt en 1849. Gautier dira d'elle : «Elle possédait un charme suprême [...]. Elle avait des cris de nature, des cris de l'âme qui bouleversaient la salle». Rachel, déesse salvatrice de la tragédie On a peine à imaginer aujourd'hui l'effet prodigieux que produisit Rachel sur ses contemporains. Engagée à dix-­‐sept ans par la Comédie-­‐Française, Elisabeth Rachel Félix accédera à la gloire internationale. Elle mourra de la tuberculose en 1858. Avant Théophile Gautier qui, le 2 mai 1843, évoquera dans La Presse «une enfant pâle et frêle, œil de charbon dans un masque de marbre», qui «jeta sur son épaule un bout de draperie grecque et se mit à débiter les uns après les autres [...] tous ces beaux rôles abandonnés ou trahis [...] Hermione, Camille, Émilie, Pauline», Musset publie le 1er novembre 1838 un article dans la Revue des Deux Mondes, intitulé «De la tragédie. À propos des débuts de Mlle Rachel». En voici un extrait : «Il se passe en ce moment au Théâtre-­‐Français une chose inattendue,surprenante, curieuse pour le public, intéressante au plus haut degré pour ceux qui s'occupent des arts. Après avoir été complètement abandonnées depuis dix ans, les tragédies de Corneille et de Racine reparaissent tout à coup et reprennent faveur. [...] Une jeune fille qui n'a pas dix-­‐
sept ans, et qui semble n'avoir eu pour maître que la nature, est la cause de ce changement imprévu. [...] Mlle Rachel est plutôt petite que grande; [...] la taille de Mlle Rachel n'est guère plus grosse qu'un des bras de Mlle George; ce qui frappe d'abord dans sa démarche, dans ses gestes et dans sa parole, c'est une simplicité parfaite, un air de véritable modestie. sa voix est pénétrante, et dans les moments de passion, extrêmement énergique; ses traits délicats, qu'on ne peut regarder de près sans émotion, perdent à être vus de loin sur la scène; du reste elle semble d'une santé faible; un rôle un peu long la fatigue visiblement.» L'auteur, ce metteur en scène L'expression «mise en scène» est entrée dans le langage de la critique vers 1830. Depuis que le mélodrame a imposé son esthétique, la complexité du spectacle, la nécessaire harmonisation du jeu et des décors impliquent une régie de plus en plus rigoureuse. La fonction de metteur en scène n'existe pas encore. Ce sont donc les auteurs qui prennent en charge cette tâche essentielle, assistés des décorateurs, et où, souvent, les acteurs interviennent, à l'instar de Marie Dorval qui eut une idée géniale pour le dénouement de Chatterton. Pas plus que le mélodrame, le drame romantique n'a de mémoire ni de tradition. Il lui faut donc inventer. Comme le mélodrame, il nécessite un mode nouveau d'occupation de l'espace, de déclamation, de gestuelle. L'exemple de Hugo est particulièrement éloquent. Il travaille avec des peintres (Delacroix pour Amy Robsart, Boulanger pour Ruy Blas), des décorateurs célèbres (Ciceri pour Hernani); il dessine des décors, des costumes, des plans de scène; il dirige les répétitions, se bat avec ses interprètes (Mlle Mars pour Hernani). Dumas procède de même, allant jusqu'à minuter avec les machinistes les rythmes de changement de décors, ou à modifier son texte au gré des répétitions, selon les possibilités des acteurs. Les directeurs des salles interviennent également, en imposant tel ou tel spectacle, en favorisant le drame romantique, comme Harel, en mettant les moyens financiers et techniques nécessaires au service du drame. Les décorateurs tendent à se spécialiser (ciels, colonnades, forêts...). Le plus fameux est sans doute Ciceri, maître du décor pictural et de la couleur locale. Il crée les décors d'Henri III et sa cour, d'Hernani, du Roi s'amuse, des Burgraves d'après des dessins de Hugo. Chapitre 3 Le théâtre bourgeois (1800-­‐1870) A. Lieux, publics et législation Situation et évolution générales De profondes différences selon les époques conditionnent la production et la réception du théâtre. Ce phénomène est particulièrement net pour la comédie, genre privilégié du théâtre bourgeois. La tendance lourde du siècle est la naissance du grand public. Au lendemain de la Révolution et sous l'Empire, le peuple fréquente les salles vouées au mélodrame, mais une nouvelle société l'y rejoint. Ce public a en partage le goût du spectacle et des émotions fortes. Cependant, dès le Directoire, un public bourgeois sans composante populaire notable fréquente les salles vouées à la comédie. La Restauration voit s'accentuer un clivage entre les classes populaires, fidèles au mélo, et les couches bourgeoises, qui se partagent entre la Comédie-­‐Française, plus par souci de «standing» que par amour des classiques, l'Odéon, au répertoire plus ouvert, et les petits théâtres, assurant notamment au Gymnase le triomphe d'un Scribe. Ce grand public, que l'on ne peut identifier à tout le public, trône au juste milieu, entre le peuple et l'intelligentsia. Il impose ses valeurs morales et attend du théâtre autant un divertissement qu'un reflet de sa morale et des questions qu'elle codifie. Confiée sous l'Empire au bureau des mœurs du ministère de l'Intérieur, la censure morale reste la grande loi du siècle, malgré quelques interruptions liées aux moments révolutionnaires (1830-­‐1835, 1848, 1870). Elle demeure jusqu'en 1904. Nous l'avons vu, le décret du 29 juillet 1807 ramène à huit le nombre des théâtres parisiens, supprimant ainsi de nombreux petits théâtres, scènes où les différents genres comiques s'épanouissaient. Le Théâtre-­‐Français n'attire guère les amateurs de comédie, non plus que le Théâtre de l'Impératrice (Odéon), malgré des acteurs comme Baptiste cadet. Le répertoire ne se renouvelle pas, en dehors de la comédie de mœurs. Le Théâtre des Variétés, avec le grand Potier, et quelques autres scènes permettent cependant au vaudeville de vivre, et à ses auteurs de produire, comme Michel-­‐Nicolas Balisson, baron de Rougemont (1781-­‐1840), Jean-­‐Nicolas Bouilly (1763-­‐1848), Nicolas Brazier (1783-­‐1838), André-­‐Allison de Chazet (1775-­‐1844), Michel Dieulafoy (1762-­‐1823), Marc-­‐
Antoine Désaugiers*, Armand Gouffé (1773-­‐1845), Jean-­‐Toussaint Merle (1785-­‐1852), Joseph Pain (1773-­‐1830). La Restauration et les régimes suivants relâcheront en partie cette rigueur politique, mais la tentation demeurera vive de contrôler étroitement l'activité théâtrale. Au début de la Monarchie de Juillet, on constate une nette détente, après le carcan du règne de Charles X. Après l'attentat de Fieschi du 28 juillet 1835, le pouvoir instaure une autorisation préalable et suspend l'épée de Damoclès d'une clôture pour motif d'ordre public, dont Balzac sera victime le soir même de la première de son Vautrin, Frédérick Lemaître s'étant fait la tête de Louis-­‐Philippe (14 mars 1840). Le 6 mars 1848, la République abolit ce système, mais le Second Empire rétablit l'autorisation préalable en février 1853. Il faudra attendre le 6 janvier 1864 pour revenir à la liberté des théâtres. En effet, le principe de la spécialisation, implicite mais non codifié dans les décrets napoléoniens, prend force de loi à partir de 1815, et au moins jusqu'en 1848. Par exemple, les Variétés ou le Vaudeville ne peuvent représenter que des pièces en un acte, mêlées ou non de chants. Pour jouer un drame ou une pièce en trois actes, même comique, il faut une autorisation. La Gaîté est limitée au drame et au mélodrame. L'ouverture de nouvelles salles se fait sous condition. Ainsi les petites salles populaires du boulevard du Temple ne peuvent-­‐elles avoir plus de deux acteurs en même temps sur la scène : c'est le cas des Funambules en 1816. De telles mesures draconiennes sont souvent fatales : le Panorama-­‐
Dramatique, où Balzac situe une partie de l'action d'Illusions perdues, ouvre le 4 avril 1821 et ferme le 22 juillet 1823. Pourtant, plusieurs salles se créent : le théâtre de Mme Saqui (1814), le Petit-­‐Lazzari (1815), le Gymnase (1820), les Nouveautés (1827), le Palais-­‐Royal (1831), la Renaissance (1838), le Théâtre-­‐Historique (1847). Leur existence est souvent précaire, soit en raison de difficultés financières, soit à cause de la menace constante du feu (l'Odéon brûle en 1818, l'Ambigu en 1827, la Gaîté en 1835, le Vaudeville en 1838, la salle Favart en 1838 et 1887 et même le Français en 1900), quand ce ne sont pas les aléas immobiliers. Le Vaudeville fera faillite sept fois entre 1840 et 1851. Les Nouveautés ferment en 1832, rouvrent en 1866, et, après un incendie, en 1878, puis ferment en 1911 pour être inaugurées de nouveau en 1921. À Paris, on comptera vingt-­‐six salles en 1855, et, en ajoutant la banlieue, soixante-­‐huit salles en 1878, puis une centaine en 1900. Il n'est plus alors besoin de suivre l'histoire du théâtre en fonction des salles, car cette liberté retrouvée met fin au lien privilégié ou exclusif d'une salle et d'un genre comique. Seules comptent désormais les tendances. Ainsi, sous le Second Empire et la IIIe République, le vaudeville occupe à ce point le secteur comique qu'en 1882, sur les vingt-­‐six salles permanentes à Paris, trois lui sont exclusivement consacrées : les théâtres du Palais-­‐Royal, des Nouveautés, de l'Athénée-­‐Comique, et sept lui accordent la plus large part : le Vaudeville, le Gymnase, les Variétés, la Renaissance, le Cluny, les Menus-­‐Plaisirs et le Déjazet. Les 26 théâtres de Paris en 1855 (dans l'ordre des appellations officielles et affichages prescrits par les ordonnances de police) Académie de musique (Opéra) Théâtre-­‐Français Opéra-­‐Comique Odéon (Théâtre impérial de l') Théâtre-­‐Italien Théâtre Lyrique (ex Historique), Bd. du Temple Théâtre des Bouffes-­‐Parisiens ou d'Été, carré Marigny et Théâtre des Bouffes-­‐Parisiens ou d'Hiver, rue Monsigny Théâtre du Vaudeville des Variétés du Gymnase-­‐Dramatique du Palais-­‐Royal de la Porte-­‐Saint-­‐Martin de la Gaîté de l'Ambigu-­‐Comique du Luxembourg ou Bobino, rue Madame Impérial (ex Cirque Franconi), Bd. du Temple des Folies-­‐Dramatiques, id. des Délassements-­‐Comiques (ex Saqui), id. Comte (ex des Jeunes Acteurs), passage Choiseul des Funambules du Petit-­‐Lazzari Cirque-­‐Napoléon, Bd. du Temple Cirque de l'Hippodrome, rue Pauquet Cirque des Arènes Cirque de l'Impératrice, carré de Marigny Théâtre des Folies-­‐Nouvelles, Bd. du Temple (futur Déjazet) S'y ajoutent des établissements servant aux élèves du Conservatoire et à des amateurs : théâtres de la rue d'Arcole, de la rue de la Victoire, de la rue Tour-­‐d'Auvergne, de la Petite rue du Banquier, de la cour des Miracles, etc... Comme on l'a vu à propos du mélodrame et du Boulevard du Crime à l'époque romantique, on peut cependant distinguer quelques répartitions. La Comédie-­‐Française reste le temple de la grande comédie et l'objectif prestigieux des auteurs. La combinaison de la censure, du comité de lecture, de la critique attentive, pointilleuse, conservatrice et d'un public bourgeois attaché à la tradition et à des valeurs consacrées stérilise pratiquement la comédie en lui imposant des normes rigides. On assiste moins à une crise des auteurs qu'à la stérilisation de leur génie. La comédie devra s'épanouir ailleurs. Dès les années 1820, elle trouve son cadre dans quatre salles principales : Le Gymnase, fréquenté par le monde et les lettrés; le Vaudeville, plus bourgeois; les Variétés, plus populaire; le Palais-­‐Royal, spécialisé dans le répertoire gai (y seront créées les œuvres les plus débridées de Labiche). La comédie se joue également boulevard du Crime. Une salle pour la comédie : le Gymnase-­‐Dramatique Édifié en trois mois par les architectes Rougevin et Guerchy sur l'emplacement du cimetière de la paroisse de Notre-­‐Dame de Bonne-­‐Nouvelle (aujourd'hui 38 boulevard de Bonne-­‐Nouvelle), il fut inauguré le 23 décembre 1820 avec un prologue de Scribe. Dirigé par Poirson, il ne devait initialement être qu'un théâtre d'élèves ne jouant que des pièces en un acte, mais on représenta très vite des vaudevilles en deux et trois actes. Patronné par la duchesse de Berry, il prit en 1824 le nom de Théâtre de Madame. Scribe en devint le principal auteur. Bouffé et Numa en étaient les principaux acteurs. Mlle Déjazet y débuta dans un rôle de jeune homme dans La petite Sœur de Scribe. Après la révolution de Juillet, il reprit pour le garder son nom de Gymnase-­‐Dramatique. Rachel y débuta le 24 juillet 1837 dans La Vendéenne. En 1844, Montigny en devint directeur et épousa Rose Chéri, qu'il avait engagée, et qui créera le rôle de la baronne d'Ange dans Le Demi-­‐Monde d'Alexandre Dumas fils. La salle sera refaite en 1850. Sous l'impulsion de Montigny, Dumas fils, Augier, Sandeau, Sardou y seront désormais joués, la salle accueillant la comédie réaliste du Second Empire. L'intérieur sera refait en 1880. Le théâtre existe toujours. Le théâtre bourgeois et la politique Nous avons vu comment le drame romantique prenait en compte le destin de l'humanité à travers une mise en scène de l'Histoire et comment le mélodrame renvoyait à la condition sociale. Il peut sembler plus délicat de mettre en évidence le lien entre le théâtre bourgeois, dont la fonction première est de divertir, et le rapport qu'entretient avec la politique son public. Pourtant, la Restauration et la Monarchie de Juillet sont dominées par l'emprise de la politique sur le théâtre, qui se traduit principalement par les cabales et les réactions d'un public fort apte à repérer la moindre allusion. Dès lors, les auteurs comiques bourgeois se trouvent devant une double contrainte : ne pas déplaire à un public socialement homogène mais politiquement divisé (conservateurs, libéraux, progressistes); savoir trouver le juste milieu qui réconcilierait le temps d'un spectacle ce public et la pièce et, ce faisant, traiter des thèmes d'actualité. Le paradoxe ou la contradiction ne sont qu'apparents : la comédie et le vaudeville placent sous la lumière d'une morale souvent plate et convenue des questions où se concentrent les enjeux majeurs de la société du temps. Après des débuts répressifs, le Second Empire supprime pour l'essentiel la censure. Les genres comiques peuvent alors élargir leurs perspectives et aborder de plein front des sujets de société, pour évoluer vers la pièce à thèse •. La promotion du vaudeville illustre ce phénomène. Accédant à la dignité d'un grand art, s'étendant aux cinq actes, reçu dans les salles prestigieuses, il brosse pour qui sait regarder le tableau de la France du XIXe siècle. B. Permanence de la comédie La production comique représente en moyenne les deux tiers des 2 à 400 pièces créées chaque année. Après les tentatives autour de la comédie politique ou satirique sous la Révolution, les formes héritées du XVIIIe siècle continuent de se développer et trouvent sous l'Empire une audience considérable, mais avec de notables différences : la grande comédie sans cesse reprise à l'Odéon et au Théâtre-­‐Français trouve peu d'amateurs; en revanche le vaudeville attire les foules. La persistance de la tradition classique ne va pas sans modifications. Sans totalement disparaître, la comédie de caractère post-­‐moliéresque s'efface, et l'on s'oriente vers une distinction entre la comédie, plus particulièrement la comédie de mœurs, et le vaudeville, dont la vogue et la durée caractérisent le XIXe siècle, que l'on a pu qualifier de siècle du vaudeville. Comédie de mœurs et théorie mécaniste La comédie de mœurs s'impose comme le principal sous-­‐genre, avec Charles Étienne*, qui met en scène les couches nouvelles au travers d'intrigues peu originales (Les DeuxGgendres, 1810) et Louis Picard qui s'attache à peindre les types de la société contemporaine, et, tout en donnant à ses pièces une force satirique, s'évertue au réalisme, parfois quasi documentaire. Il continue sous la Restauration. Échappant parfois aux limites du genre, trop dépendant de l'actualité sociale, Picard, auteur des Marionnettes (1806) et des Ricochets (1807), définit dans la préface à l'édition de son Théâtre complet un principe de l'écriture théâtrale comique de son temps, fondée sur la reproduction et la stylisation des mœurs, sur la schématisation propre à la caractérisation de types sociaux pouvant évoluer vers la création de véritables fantoches, et sur une esthétique mécaniste conduisant au primat de l'intrigue bien agencée, continuant les procédés de Beaumarchais. Ces principes définiront en grande partie la comédie au XIXe siècle : «Le théâtre doit être l'image de la vie, et la vie, qu'est-­‐ce autre chose qu'une suite de ricochets qui se croisent et se dérangent au milieu des marionnettes humaines? Il y a longtemps que l'on a dit que chacun de nous se mouvait par un fil invisible que tient le hasard. Ricochets heureux ou malheureux, gais ou tristes, marionnettes politiques, civiles, bourgeoises ou littéraires, je défie de trouver au monde un événement ou un homme qu'on ne puisse ranger dans une de ces catégories philosophiques et comiques à la fois». Sous l'Empire, la comédie de mœurs est aussi servie par un Chéron (1758-­‐1807; Le Tartuffe de mœurs,1805, adaptation en vers de The School for Scandal de Sheridan), un Riboutté (1770-­‐1834; L'Assemblée de famille, 1808, également en vers, où triomphe Mlle Mars), un Creuzé de Lesser (1771-­‐1839; Le Secret de ménage, 1809, autre succès pour Mlle Mars). Sous la Restauration, la comédie de mœurs demeure le grand genre comique. Elle échappe le plus souvent à la censure en évitant les thèmes directement politiques et traite des sujets habituels, comme le couple, l'éducation, l'argent. Parmi les auteurs les plus représentatifs on citera Casimir Bonjour*, et Casimir Delavigne, lequel triomphe avec L'École des vieillards, créée au Théâtre-­‐Français par Mlle Mars et Talma (1823), où un vieux mari tient le rôle sympathique contre le jeune courtisan de l'épouse. Un tel succès conduisit Édouard Mazères (1796-­‐1866) à inverser la donne dans Le Jeune Mari (1824) et, en collaboration avec Empis, à transgresser le tabou de l'adultère avec La Mère et la fille, pièce qui sera jouée en octobre 1830, au lendemain de la révolution de Juillet. Après 1848, la comédie de mœurs se scinde : ou elle redevient vaudeville, et évolue vers le Boulevard, assurant le règne de Labiche; ou elle se transforme en comédie, voire en drame réaliste et fait la fortune d'Alexandre Dumas fils, annonçant même le théâtre naturaliste. La comédie d'intrigue et les autres sous-­‐genres À la comédie de mœurs, il convient d'ajouter d'abord la comédie d'intrigue, issue de Beaumarchais, fondée sur l'enchaînement des situations. Souvent écrite en vers, revendiquant un statut noble, elle est particulièrement illustrée par Alexandre Duval* (La Jeunesse de Henri V, 1806) et Picard. Sous la Restauration, ce genre tend à fusionner avec le vaudeville moralisé sous l'influence de Scribe, mais conserve encore une existence autonome, les frontières entre les genres restant difficiles à déterminer, en dehors du critère du chant, dont la présence définit le vaudeville au sens strict du terme. Ensuite, il faut mentionner la comédie de genre, prisée dans les théâtres de société, pratiqué sous la Révolution par Collin d'Harleville, puis par Gosse ou Pigault-­‐Lebrun et de nombreux autres auteurs. Ce type de comédie peint des travers superficiels et a recours à la plus grande fantaisie. Parmi les maîtres de la comédie, qu'elle soit de mœurs ou d'intrigue, Scribe* occupe une place à la fois privilégiée et particulière. Pape du vaudeville (voir infra), il a en fait touché à tous les genres comiques. Il crée la comédie-­‐
vaudeville avec Le Mariage de raison (1826), formule qu'il poursuit jusqu'à Bataille de dames (1851). Il écrit de véritables comédies pour le Français en approfondissant la peinture des mœurs : Valérie ou la Fille aveugle (1822), jouée par Mlle Mars, Le Mariage d'argent (1827), La Camaraderie ou la Courte échelle (1837), Une chaîne (1841), proche du drame, et la plus célèbre sur le plan idéologique, Bertrand et Raton ou l'Art de conspirer (1833), à la morale conservatrice taillée sur mesure pour la petite bourgeoisie boutiquière et la moyenne bourgeoisie manufacturière ou rentière. De toutes ces pièces, une seule demeure au répertoire vivant : Le Verre d'eau (1840). Comme le montre Pierre Voltz, la comédie-­‐vaudeville annonce la «pièce bien faite»•, expression popularisée par Francisque Sarcey. La combinaison entre le rôle du hasard et la clarté de l'intrigue, l'art des situations, l'habileté dans la répartition des traits de mœurs, l'intrigue à coup de quiproquos, de coups de théâtre et de rebondissements : ce que l'on appelle le Boulevard en sortira. C. Le cas Musset Les romantiques ont peu pratiqué la comédie, du moins celle prévue pour la scène. Ils partagent ce relatif dédain avec les grands hommes de lettres, qui pourtant ne négligent pas ce genre, comme le prouvent les efforts d'Honoré de Balzac*, dont Mercadet, ou Le Faiseur, ne sera joué qu'après sa mort en 1851. L'originalité du comique mussétien Ayant renoncé à l'écriture pour la scène —mais non à être représenté un jour—, Musset peut transgresser des limites obsolètes mais encore impérieuses. Il brise l'acte en le fragmentant en scènes se déroulant à des moments rapprochés et dans des lieux différents. Il va beaucoup plus loin que les autres romantiques en multipliant les interruptions. Il parie donc sur l'imagination du spectateur en dissociant temps de la représentation et temps du spectacle, retrouvant pleinement la liberté du théâtre shakespearien et espagnol. De même, le lieu est-­‐il souvent vague, traité poétiquement, et l'époque indéterminée, ne laissant que peu de place au déterminisme historique, épurant alors un romantisme de l'être et du cœur. Par ailleurs, il choisit comme thème principal l'amour passion, alors que la comédie bourgeoise préfère l'amour qui conduit au mariage. Enfin, il crée le fantoche. De l'italien fantoccio (poupée), et désignant à l'origine des marionnettes, le terme de fantoches définit ici une catégorie de personnages comiques caractérisés par leur incapacité à être pris au sérieux. À la fois surdéterminés —
tant dans leur comportement que dans leur langage— et vides, ils se réduisent à la pantomime du paraître. Musset met en scène de tels personnages dans ses comédies de 1833 et 1834. C'est dans le proverbe dramatique •On ne badine pas avec l'amour qu'ils sont les plus nombreux. Les fantoches représentent dramatiquement soit une forme de pouvoir dérisoire et tenu en échec par les sentiments et les réactions des autres personnages, soit une nouvelle mouture des personnages traditionnels du valet, du confident, du précepteur ou de la gouvernante, tantôt satellite, tantôt perturbateur. Ils peuvent être des traîtres dégradés. Le fantoche est toujours stylisé et investi d'une fonction sociale, qui lui confère son peu de réalité. Vaniteux, égocentrique, il reçoit des camouflets. Il en conçoit de l'effarement et du scandale. Son langage le définit entièrement. Composé de clichés, celui-­‐ci s'oppose au langage de la pensée authentique. En cela, il est étranger à la véritable condition humaine, dont il caricature la solitude et l'impénétrabilité des consciences. Plus profondément, ils représentent ce à quoi s'opposent les valeurs des héros et à quoi ils demeurent étrangers. La stupidité, l'égoïsme et l'étroitesse des bouffons renvoient les héros à leur distinction ou à leur pureté, mais caractérisent du même coup les fantoches comme un public imbécile incapable d'apprécier l'intensité du drame qui se noue. Ils figurent donc l'une des formes du grotesque romantique, la plus basse, par opposition au grotesque hugolien célébré dans la préface de Cromwell. Ils sont au sens propres inanimés, privés d'âme, réduits à une gesticulation et une profération sans cesse réitérées. Toutes les comédies de Musset ne comportent pas de fantoches. Certaines jouent la carte de l'humour généralisé et de la stylisation où tous les personnages sont d'une certaine manière des marionnettes (À quoi rêvent les jeunes filles, 1832). Domine alors la légèreté et un destin souriant. Souvent présenté comme un exclu du système dramatique dominant, Musset sera pourtant joué de son vivant. Un caprice, comédie de mœurs réaliste où, dans un salon bourgeois, une jeune femme, pour ramener à son amie un mari volage, séduit celui-­‐ci juste assez pour le confondre, est représenté en 1847, au moment où pâlit l'étoile de Scribe, et trouve son public. Musset compose alors de nouvelles pièces et remanie des pièces antérieures pour les rendre jouables à Paris : ainsi Il ne faut jurer de rien en 1848 ou Les Caprices de Marianne en 1851. Ces remaniements, par la condensation, ont pour effet de dépouiller le théâtre comique mussétien de sa fantaisie et illustrent bien les blocages institutionnels et ceux inhérents à la réception. Drame et comédie S'il apparaît un genre léger et s'il comporte toujours des personnages franchement comiques, le proverbe peut prendre chez Musset une tonalité plus grave et avoir un dénouement tragique. On le constate dans On ne badine pas avec l'amour. Un exemple : On ne badine pas avec l'amour Publiée le 1er juillet 1834 dans la Revue des Deux Mondes. Elle figure la même année dans le volume Un Spectacle dans un fauteuil (Prose), seconde livraison, à Paris, chez Renduel. Remaniée par Paul de Musset, elle fut représentée pour la 1ère fois à la Comédie-­‐
Française le 18 novembre 1861, après quelques démêlés avec la censure. Structurée en 3 actes et 18 tableaux (Paul de Musset les réduisit à 3 décors), la pièce met en scène le retour au château paternel de Perdican, en compagnie de son gouverneur Blazius. Ayant terminé ses études, il doit épouser sa cousine Camille, fraîche émoulue du couvent et chaperonnée par la prude et sèche dame Pluche. Camille reçoit froidement les avances de Perdican, qui, par dépit, courtise ostensiblement une jeune paysanne, Rosette (acte I, 5 scènes). Jalouse, Camille donne un rendez-­‐vous à Perdican, où elle lui explique qu’une amie de couvent, religieuse à la suite d’une déception amoureuse, l’a prévenue contre l’amour les hommes. Perdican s’emporte contre cette attitude (acte II, 5 scènes). Décidé à épouser Rosette, Perdican avoue cependant son amour à Camille, en présence de Rosette cachée et placée là par un stratagème de Camille. Si les jeunes gens finissent par reconnaître dans une chapelle leur amour mutuel, Rosette meurt derrière l’autel. Camille dit adieu à Perdican (acte III, 8 scènes). On note d'abord une opposition entre un trio de jeunes gens et les grotesques, véritables fantoches. Gens de l’ordre et du château, le baron, père de Perdican, Blazius, le curé Bridaine, ces clercs pansus, et la rugueuse dame Pluche composent un savoureux échantillonnage de ridicules et de défauts. Les jeunes gens évoluent dans un cadre bucolique, décor poétique où la nature complice semble offrir ses fleurs et le bonheur à ces êtres à l’orée de la vie. Mais l’oratoire substitue son atmosphère confinée à cette expansion, laissant présager un dénouement tragique. Une autre différence oppose Perdican et Camille, jouant la prude, la coquette et la boudeuse, qui refuse de céder à l’entraînement du coeur, moins par caprice orgueilleux —
encore que son orgueil joue un rôle certain— que par conception absolutiste de l’amour, et qui se réfugie dans l’amour du Christ, conception qui lui a été inculquée par des infirmes au coeur meurtri dans cette prison ou ce tombeau qu’est le couvent. De là la force symbolique de l’oratoire où s’épanchent les coeurs mais où est blessée à mort une innocente bafouée. En jouant avec l’amour, en oubliant la fragilité d’une Rosette impliquée malgré elle dans une querelle d’amoureux dépités, Perdican a tué, avec la complicité de Camille. Au poids mort des fantoches représentant une humanité rigide, ossifiée, s’ajoute donc celui des préjugés et de l’amour-­‐propre, qui déterminent les erreurs fatales. Deux formes du mensonge s’additionnent dans un monde régi par la bêtise, où seuls le choeur des paysans -­‐sorte de troisième groupe dramatique, de personnage collectif chargé du commentaire—, et les moments d’échappée lyrique ou sincère apportent leur légèreté et leur fraîcheur. Le marivaudage tragique combine le sublime de l’amour qui ne demande qu’à s’épanouir et le tragique qui envahit peu à peu le 3ème acte, traduit notamment par l’intériorisation du drame chez ces «deux insensés [qui] ont joué avec la vie et la mort» (III,8). Si les fantoches, dépourvus d’âme, sont condamnés à la solitude de leur monstrueux égocentrisme et au comique d’un langage mécanique formé de clichés, Rosette est soumise à la fatalité. Jouet, instrument des amoureux, elle ne peut comprendre les sous-­‐entendus, les conventions de la galanterie, les manipulations: figure ingénue de l’innocence, sa mort signifie aussi l’irrémédiable perte de l’enfance et des illusions. Elle laisse deux coeurs brûlés et probablement morts. Si la mise en scène de la guerre des sexes répond aux préoccupations de Musset au sortir d’une grave crise sentimentale, elle vaut avant tout comme moteur dramatique. Dans un subtil contrepoint du comique et du tragique, remarquable exemple de la fantaisie du mélange des tons où excelle Musset, articulé selon une apparente juxtaposition des scènes, où s’estompe toute marque d’une composition cependant fort efficace, dont le rythme va s’accélérant, les personnages vivants se prennent au piège des malentendus. Si les marionnettes bouffonnes redoublent ces malentendus par leur stupidité, le thème privilégié demeure l’erreur sur soi. Ce sujet classique, combiné à la version romantique du moi, éclaire le dénouement comme révélation trop tardive de la vérité des êtres, que leur jeunesse ne sauve pas. Dès 1833, Les Caprices de Marianne allaient dans le même sens. Le grotesque y tient une place moindre (Claudio), et l'opposition entre le héros romantique dédoublé en Celio le mélancolique et Octave, à la gaieté triste d'une part et la jeune femme d'autre part, orgueilleuse et capricieuse débouche sur le drame et la mort. De l'École du Bon Sens au réalisme moralisateur À partir de 1850, on peut à bon droit parler de théâtre mondain servi de faiseurs particulièrement efficaces et aux intentions moralisatrices explicites, parfaitement définies par Alexandre Dumas fils* : «toute littérature qui n'a pas en vue la perfectibilité, la moralisation, l'idéal, l'utile en un mot, est une littérature rachitique et malsaine, née morte» (préface du Fils naturel, 1858), et dont il expose les valeurs dans cette même pièce : «Le but de la nature est que l'homme ait beaucoup d'enfants, qu'il les élève bien pour qu'ils soient utiles, et qu'il les aime bien pour qu'ils soient heureux. La famille, le travail, le bon exemple, voilà la vérité. Le reste n'est qu'erreur, crime ou folie» (III,1). Deux auteurs dominent emblématiquement le théâtre sérieux du Second Empire : Émile Augier* et Alexandre Dumas fils, auxquels il faut ajouter Victorien Sardou*, qui fait ses débuts. Sans totalement les négliger, on peut se contenter de mentionner quelques autres écrivains : Delphine de Girardin (1804-­‐1855; Lady Tartuffe, 1853), Théodore Barrière (1823-­‐1877), auteur des Faux Bonshommes (1855), qualifiés par Zola de «farce de Molière mise dans notre monde moderne», et dont Les Filles de marbre, (en collaboration avec Lambert Thiboust,1827-­‐1867) firent scandale au Vaudeville en 1853 en proposant une version pessimiste de La Dame aux camélias. Pour des raisons très différentes, deux dramaturges méritent une mention particulière. Théodore de Banville* ambitionna de faire pour la comédie ce que Hugo avait fait pour la tragédie, en mélangeant la poésie tragique et la poésie lyrique (Avant-­‐propos de ses Comédies, 1878). Considérant que «la Comédie est directement née de l'Ode», il tente de créer un théâtre lyrique en vers, prenant ses sujets dans la mythologie, chez Molière, ressuscitant la comédie héroïque (Gringoire, 1866), mais ne trouve qu'un public restreint. Paul de Kock*, dont la production théâtrale est abondante sans égaler sa production romanesque considérable, connaît le succès avec ses pièces mi-­‐
vaudevilles mi-­‐mélodrames, jouées notamment au Théâtre du Luxembourg (ou Théâtre Bobino). Là encore, le paysage théâtral d'une époque ne correspond pas à ce que l'histoire littéraire retient. Pour comprendre la vogue de la comédie réaliste, il faut considérer l'École du Bon Sens (1843-­‐1853), née sur les ruines du romantisme. Après avoir été le tombeur du drame romantique, après avoir connu l'échec avec sa deuxième tragédie, Agnès de Méranie (1846), François Ponsard donne en 1850 ce qui apparaît comme son chef d'œuvre, Charlotte Corday. Il a auparavant prononcé le slogan d'une nouvelle école où se reconnaîtront Latour de Saint-­‐Ybars, dont Rachel assure le succès en 1845 dans Virginie (1810-­‐1891), Ponroy (1816-­‐1876), Reynaud et Augier : «Je n'admets que la souveraineté du bon sens». Augier clame «nous avons conclu une alliance offensive et défensive... Nous voulons ramener les bonnes lettres sur le théâtre». Il s'agit d'un projet littéraire et idéologique. Ce mouvement s'engage en effet en politique, fondant en 1848 un éphémère journal, Le Spectateur républicain, qui dénonce les excès révolutionnaires. Plus profondément, l'École du Bon Sens veut rétablir les droits de la société contre l'individu. Elle refuse donc l'héroïsation du personnage romantique. Apôtres de la mesure contre les outrances (de là le célèbre «Quand la borne est franchie, il n'est plus de limite», Ponsard, L'Honneur et l'Argent, III,5, 1853, où Ponsard traite du monde boursier, thème qu'il reprendra en 1856 dans La Bourse), ses membres défendent aussi l'esprit français contre le culte de l'étranger : «Restons Gaulois, et que tout ce que nous touchons le devienne» (Augier). Trois maîtres : Augier, Dumas fils et Victorien Sardou Trois auteurs vont mettre au point un nouvel avatar du drame bourgeois, lui donnant des caractéristiques qu'il conservera jusque vers les années 1930 : figuration, dans un décor contemporain, de types aisément identifiables; situations pathétiques, en accord avec les préoccupations de l"heure touchant l'ordre social et moral; parti pris affiché de l'auteur défendant des idées à coup de mots d'auteur —le drame bourgeois tourne alors au théâtre à thèse; respect des principes de la pièce bien faite; part importante laissée au jeu des acteurs, invités à mettre toutes les ressources de leur tempérament au service de personnages auxquels ils doivent donner l'illusion de s'identifier au nom du réalisme. De ce renouvellement sortiront le théâtre naturaliste, le «théâtre du peuple» de Romain Rolland*, le théâtre d'idées (Eugène Brieux*, François de Curel*, Paul Hervieu*) et les auteurs les plus intéressants du théâtre de Boulevard (Henry Bataille*, Henri Bernstein*), filiation qui sera étudiée dans le chapitre suivant. Émile Augier demeure le plus connu des dramaturges rattachés à l'École du Bon Sens, qui donne à toute ses pièces une tonalité moralisante, dont l'une des expressions les plus célèbres est le dernier vers de Gabrielle (1849) : «O père de famille, ô poète, je t'aime !». Remarquable charpentier, il agence habilement ses intrigues, comme le montre Le Gendre de M. Poirier (1854), alors que ses personnages sont toujours systématiquement déformés pour mieux faire passer la thèse —ce qui a pour effet de rendre les méchants, les coquins et les corrompus plus convaincants que les vertueux. Le succès de La Dame aux camélias l'incite à proposer lui aussi un portrait de courtisane. Dans Le Mariage d'Olympe (1855), Olympe Taverny, femme galante, épouse le comte Henri de Puygiron. Mais, bientôt «reprise par la nostalgie de la boue» et avide de liberté comme d'argent, elle retombe dans le vice. Le marquis de Puygiron, oncle d'Henri, agit en justicier, abattant d'un coup de pistolet la dévoratrice d'honneur et de fortune. Après ces succès, Augier continue de défendre la morale bourgeoise, dénonçant le mauvais usage de l'argent, la dot corruptrice (Ceinture dorée, 1855), l'appétit de luxe (Les Lionnes pauvres, 1858, la censure imposant qu'une des héroïnes contracte la variole entre les deux derniers actes pour prix de sa perversité), la spéculation (Les Effrontés, 1861), le matérialisme (La Contagion, 1866), l'hypocrisie, notamment celle des jésuites (Le Fils de Giboyer, 1862; Lions et renards, 1869). Sorte de Balzac dramaturge, Augier peint avec une ironie amère la vie sociale et les mœurs de la petite et moyenne bourgeoisie. Fils naturel de l'auteur d'Henri III et sa cour, Alexandre Dumas fils adapte le romantisme aux mœurs de son temps, La Dame aux camélias pouvant se définir comme Marion de Lorme dans la bourgeoisie. Champion du roman et de la pièce à thèse, souvent renforcés d'une préface, il fait preuve d'une habileté comparable à celle d'Augier, à qui il réplique, comme Augier lui réplique (Le mariage d'Olympe / La Dame aux camélias). Ainsi, La Question d'argent, le Fils naturel et Le Père prodigue répondent aux Lionnes pauvres. Il inverse ses propres situations : Diane de Lys (1853) est le contre-­‐sujet de La Dame aux camélias. La comtesse de Lys était née pour être courtisane. L'ennui la jette dans le bras d'un amant que son imprudence fera tuer par le mari, qui proclame quand tombe le rideau : «Cet homme était l'amant de ma femme; je me suis fait justice et j'ai tué !». Comme son père avait mis en scène un crime passionnel dans Antony, il fait proclamer à ses personnages le «Tue-­‐la !» de L'Homme-­‐Femme (1872) et le développe dans La Femme de Claude (1873) : Césarine, déjà plusieurs fois coupable et pardonnée, vend le secret d'une invention et ruine son mari, qui l'abat d'un coup de fusil : «C'est la guenon du pays de Nod, c'est la femelle de Caïn ! Tue-­‐la !». C'est dire que Dumas fils utilise les procédés du mélodrame, qu'il mêle parfois au vaudeville, comme dans Les Idées de Mme Aubray (1867), dont Dumas reprendra le sujet dans Denise (1885) ou dans Francillon (1887). Mme Aubray reçoit la confession de Jeannine, une ingénue devenue mère. Elle veut lui trouver un mari, un ancien viveur qui expiera ainsi ses fautes. Mais Camille, le fils de Mme Aubray, se met en tête d'épouser Jeannine. Pour sauver les valeurs morales, Jeannine s'accuse de fautes imaginaires pour décourager Camille. Devant ce sacrifice, Mme Aubray s'écrie «C'est faux, mon fils, épouse-­‐la !». L'inévitable raisonneur a le mot de la fin : «C'est roide !». Le moraliste de salon à la philosophie facile et faite de préjugés est un personnage obligé du théâtre de Dumas fils. Francillon quant à elle, promet à son mari, le galant Lucien de Riverolles, de le tromper s'il la trompe. Elle ne peut s'y résoudre, et se contente des apparences, criant son innocence quand on lui tend un piège. Zola verra un précurseur du théâtre naturaliste dans celui qui affirmait : «L'auteur dramatique qui connaîtrait l'homme comme Balzac et le théâtre comme Scribe serait le plus grand auteur dramatique qui aurait jamais existé». S'il condamne l'adultère et sa glorification romantique, s'il se fait l'apôtre de la famille, Dumas fils n'en met pas moins en cause les étroitesses de la morale conventionnelle. Tout en étant hanté par les risques de décomposition sociale, il prend le parti des femmes opprimées par les lois et les préjugés, stigmatisant l'inconduite masculine et la compréhension dont la société bien-­‐pensante fait preuve à son égard. Il met alors le doigt sur quelques-­‐uns des problèmes de son époque : l'argent corrupteur ou gangrénant le mariage, les tabous et l'hypocrisie : Le Fils naturel (1858), Le Père prodigue (1859). Cette acuité lui vaudra d'être présenté par Paul Bourget comme l'un des auteurs les plus représentatifs de la sensibilité d'une époque marquée par une crise où il faut choisir entre les conclusions du pessimisme et la foi au surnaturel. Presque aussi fécond que Scribe, Victorien Sardou, dont la carrière se poursuivra sous la Troisième République, est revenu au théâtre en 1859 après un échec à l'Odéon en 1854 et le mariage avec une actrice. Habile dans tous les genres, il colle à l'actualité, même s'il triomphe d'abord avec un sujet léger : un billet compromettant tombe dans les mains d'un époux si naïf qu'il finit par le brûler lui-­‐même (Les Pattes de mouche, 1861). Il ridiculise les vieilles générations romantiques dans Les Ganaches (1862) et dénonce les mœurs un peu trop évaporées nuisibles à la paix des ménages (La Famille Benoîton, 1866). Il se tournera ensuite vers le drame historique. Quelques exemples Deux exemples de la comédie de mœurs selon Émile Augier et Alexandre Dumas fils : Le Gendre de M. Poirier et Le Demi-­‐Monde Créé au Gymnase-­‐Dramatique le 8 avril 1854, et publié la même année chez Michel Lévy, Le Gendre de M. Poirier s'inspire d'un roman de Jules Sandeau, Sacs et Parchemins (1851). La comédie devait s'appeler La Revanche de Georges Dandin, référence à Molière qui est omniprésente. Il s'agit de retracer l'affrontement à la fin de la monarchie de Juillet d'une aristocratie décavée et d'une bourgeoisie parvenue et ambitieuse, fascinée par les titres. Drapier retiré des affaires, M. Poirier, qui rêve de pairie et du titre de baron, a marié sa fille Antoinette à un jeune noble ruiné, le marquis Gaston de Presles, qu'il entretient. Plein de morgue, paresseux et fat, le marquis trompe sa femme avec une ancienne relation, Mme de Montjay, tout en se gobergeant aux frais de son beau-­‐père qu'il raille. Il montre cette vie à Hector, duc de Montmeyran, un ami en visite, ruiné et qui a refait sa vie dans l'armée (Acte I). Poirier cherche à faire comprendre à Gaston qu'il devrait trouver un emploi, et marchande avec les créanciers de son gendre, furieux. Antoinette sauve l'honneur de son mari dont elle acquitte les dettes grâce à sa dot, au grand dam de son père (Acte II). Poirier découvre une lettre lui révélant la liaison de Gaston, qui s'humilie pour la récupérer. Antoinette la brûle, mais se déclare veuve (Acte III). Apprenant que son mari a une affaire d'honneur à propos de sa maîtresse, Antoinette le supplie d'y renoncer, puis, quand il demeure inflexible, l'exhorte à aller se battre. Gaston comprend alors la noblesse d'âme de son épouse. Son adversaire s'étant excusé, Verdelet, un ami de Poirier, lui ayant permis de retrouver le château de ses ancêtres, Gaston peut allier sa dignité à l'amour. Quant à Poirier, il ne renonce pas à ses ambitions (Acte IV). Contrairement au manichéisme que l'on pouvait craindre, l'aristocrate accède à une supériorité morale grâce à sa femme. Comme l'ami bourgeois de Poirier a fait également preuve de grandeur d'âme et de générosité en permettant au marquis de récupérer son château, les classes se réconcilient. Chaque protagoniste est en effet doublé d'un personnage plein de bon sens : Hector est à Gaston ce que Verdelet est à Poirier. Le cœur l'emporte sur l'argent, la vertu sur l'orgueil. __________ Créé le 20 mars 1855 au Gymnase-­‐Dramatique, publié la même année chez Michel Lévy, Le Demi-­‐Monde introduit définitivement le terme dans les dictionnaires. Dans sa préface, Dumas fils le définit ainsi : «Le demi-­‐monde ne représente pas, comme on le croit ou l'imprime, la cohue des courtisanes, mais la classe des déclassés». Héroïne de la pièce, la baronne d'Ange ajoute : «Monde qui est une déchéance pour les femmes parties d'en haut, qui est un sommet pour moi qui suis partie d'en bas» (II,9) et Olivier de Janin, homme du monde, corrige : «Toutes les femmes qui veulent faire croire qu'elles ont été quelque chose, et ne veulent pas paraître ce qu'elles sont» (ibid.). Toute la pièce illustre ces définitions. Quatre demi-­‐mondaines rendent successivement visite à Olivier de Janin, ancien habitué de ce milieu, observateur raisonneur et ironique : la vicomtesse de Vernières, veuve qui dilapide la fortune de sa nièce Marcelle; Marcelle, jeune fille hardie en voie d'être contaminée par le milieu; Valentine de Sentis, abandonnée par son mari et qui court d'aventure en aventure; Suzanne, qui se fait appeler la baronne d'Ange, rentée par un marquis. Celle-­‐ci aspire à une meilleure position sociale et désire accéder au rang de femme honnête. Pour ce faire, elle jette son dévolu sur Raymond de Nanjac, militaire de retour d'Afrique, qui se laisse prendre, malgré les avertissements d'Olivier, ce qui conduira à un duel. Olivier feint d'avoir tué Raymond, et Suzanne révèle sa vraie nature. Raymond entend tout et est édifié. Alors qu'Olivier sauve Marcelle en l'épousant, Suzanne retourne dans le demi-­‐monde. Tableau de mœurs, la pièce fait scandale par ce dénouement où un homme du monde épouse une déclassée. Elle décrit avec réalisme un milieu social Le drame moral : La Dame aux camélias Après le roman publié en 1848, revu et corrigé en 1852, Dumas fils adapte l'histoire pour la scène. Véritable triomphe, le drame en 5 actes mêlé de chants, est joué pour la première fois au Théâtre du Vaudeville le 2 février 1852, puis publié chez Giraud et Dagneau, avec une dédicace au duc de Morny. La même année paraît une édition avec une préface de l’auteur. Francesco Maria Piave en tirera un livret en italien pour Verdi, dont l’opéra, Violetta ossia La Traviata sera créé au théâtre de la Fenice à Venise, le 6 mars 1853. C’est un échec, vite corrigé en 1854 sur l’autre scène vénitienne du San Benedetto. Paris l’accueillera le 27 octobre 1864 au Théâtre-­‐Lyrique, le livret ayant été publié chez Michel Lévy frères dès 1862. La traduction française, due à Édouard Duprez, paraît en 1865. Dumas fils a fréquenté la société mondaine: il y rencontre Marie Duplessis. II lui édifie ici un mausolée. Bien qu’inspiré par une expérience vécue, le roman illustre surtout un thème de prédilection du romantisme, celui de la courtisane réhabilitée par l’amour et la mort, thème déployé de Marion Delorme aux Scènes de la vie de bohême en passant par Splendeurs et Misères des courtisanes, oeuvre avec laquelle La Dame aux camélias offre quelque analogie. Le titre est peut-­‐être formé sur le modèle de «l’homme au camélia», le journaliste et dandy Lautour-­‐Mézeray qui lança dans les années 1830 la mode du camélia à la boutonnière et en fit une fleur «fashionable». Le roman présente une Marguerite «encore à la virginité du vice», une courtisane susceptible de devenir l’amoureuse «la plus pure», une.prostituée morale au fond, frustrée de tendresse vraie. La Dame aux camélias est récupérable. Il s’agit bien de proposer au public une image acceptable. Respectueuse, la putain irradie, se pare des prestiges de la dépravation, mais elle inspire aussi la pitié. L’on ne glorifie donc pas l’adultère ou la débauche. S'il baigne dans une atmosphère de fête libertine, le roman concilie les impératifs de l’imaginaire érotique et ceux de l’ordre social, en montrant une fille perdue qui séduit et brûle sa vie, mais respecte les valeurs bourgeoises, tout en procurant à l’un de leurs héritiers les plaisirs des sens. Marguerite en passe fictionnellement par un processus mélioratif, puis par une sanction, elle-­‐même source d’une élévation. D’abord, elle abandonne progressivement sa promiscuité sexuelle pour se dévouer à son seul amant de coeur. La nature accueille et sanctionne cette purification. La courtisane disparaît alors au profit de la femme amoureuse. Elle risque donc de devenir une bourgeoise. Le père va remettre de l’ordre, précisément au moment où la liaison va porter atteinte à la propriété, donc transgresser la limite infranchissable. Par la voix du père, la société se fait alors entendre. Marguerite s’y soumet. Peu importe ici la vraisemblance, compte surtout la reconnaissance. Il faut aussi lire La Dame aux camélias comme un ouvrage idéologique sur la place des femmes, la gestion de leur inquiétant désir, et celle des fantasmes masculins. S’ils mettent en scène une femme qui meurt d’amour, le drame, l’un des plus grands triomphes du siècle, et l’opéra, qui, malgré un échec initial, reste l’un des plus populaires et des plus souvent représentés, le rôle titre ayant séduit les plus grandes cantatrices, s’imposent comme chant du cygne de la liberté sexuelle, comme défaite des femmes. Le roman provoque le scandale. Le drame reprend pour l’essentiel l’intrigue du roman, en la simplifiant, l’édulcorant, bienséance oblige, et en accentuant les caractérisations. Marguerite y exprime sa philosophie de courtisane tuberculeuse: «Si je me soignais, je mourrais, mon cher. Ce qui me soutient, c’est la vie fiévreuse que je mène» (I, 9). Dumas intègre une série de scènes gaies (contrainte générique du théâtre de boulevard) et ajoute une action secondaire, l’amour qui mène au mariage entre Gustave, jeune avocat et Nichette, ex-­‐lingère, amie fidèle et vertueuse de la courtisane. Surtout, à la présentation indirecte et rétrospective du roman, se substitue la présentation directe des scènes principales à effet. L’acte I expose la rencontre des deux amants pendant une fête du demi-­‐monde. L’acte II décrit la manière dont Marguerite prépare leur bonheur campagnard. Le comte de Givray, protecteur de Marguerite, disparaît de l’action. L’acte III, celui de l’idylle champêtre, située à Auteuil, montre comment M. Georges Duval convainc Marguerite d’abandonner Armand. La scène de renoncement s’impose comme scène à faire. À l’acte IV, lors d’une fête chez Marguerite, où trône son amant Varville, Armand, fou de jalousie et de dépit, veut humilier publiquement son ancienne maîtresse et lui jette des billets de banque. Varville le traite de lâche. Le dernier acte décrit l’agonie de la Dame aux camélias. Georges Duval lui écrit pour annoncer que, de concert avec Armand, ils lui demanderont pardon du mal qu’ils lui ont causé. Armand revient: «Moi seule étais coupable !» s’exclame Marguerite; «L’avenir est à nous», assure-­‐t-­‐il. C’est une réconciliation pathétique. Sanctifiée par la rédemption («Ce n’est plus ta Marguerite d’autrefois»), l'héroïne meurt heureuse et entourée, contrairement au roman, laisse son portrait en médaillon à son amant, qu’il pourra sacrifier à la jeune fille qu’il épousera, et la pièce s’achève sur le célèbre : «Dors en paix, Marguerite! il te sera beaucoup pardonné, parce que tu as beaucoup aimé!», prononcé par la bonne Nichette. Notons qu'en 3 actes, l’opéra accentue l’idéalisation de l’héroïne. Plus direct, le drame est moins problématique que le roman. En effet, comme le reconnaît Dumas lui-­‐même, «la scène ne pourra jamais dire tout ce que dira le livre» (préface à L’Etrangère, 1876). Nichette embourgeoise le drame, en incarnant la voie morale, de même que les personnages bourgeois y apparaissent moins déterminés par leur égoïsme. Surtout, le dernier acte met en oeuvre une stratégie de conciliation. Grâce à son père, Armand revient pour pardonner et se faire pardonner, alors que le roman le voit revenir après la mort de Marguerite. Enfin, il n’y aura plus de vente aux enchères. Absous, Armand échappe à la mauvaise conscience, qui motivait son récit-­‐confession au narrateur. Il peut désormais se marier en toute sérénité. Issu du roman Antonine, le couple Gustave-­‐
Nichette a le dernier mot. C’est le triomphe du compromis. Marguerite est morte pour la cause bourgeoise, à laquelle elle peut s’intégrer de façon posthume. Le public peut donc jouir esthétiquement d’un drame sans conséquences choquantes. E. De Scribe à Labiche : l'empire du vaudeville Dès l'origine, le vaudeville est servi par des auteurs prolifiques. Nous l'avons rencontré à maintes reprises, car il informe tout le théâtre bourgeois du XIXe siècle, reflétant les goûts du public, multipliant les procédés, servant de trame, de modèle ou de référence pour tous les auteurs comiques. L'évolution du genre Le vaudeville connaît deux révolutions majeures : la structuration de son intrigue sous l'influence de Scribe; la disparition progressive de ses couplets. Henri Gidel distingue deux tendances majeures entre 1800 et 1870 : le vaudeville anecdotique d'abord, où l'anecdote et le fait divers emprunté à l'actualité servent de prétexte à des petits tableaux de mœurs à caractère sentimental et moralisateur, avec mariage obligatoire au dénouement. Le chef-­‐
d'œuvre en est Fanchon la Vielleuse de Bouilly et Pain (1803). On y joint aussi le vaudeville de circonstance, destiné à flatter le régime du moment, et les revues à couplets de fin d'année. L'autre type est le vaudeville-­‐farce : parodies, vaudeville grivois, folies-­‐vaudevilles, héritières des féeries-­‐vaudevilles du XVIIIe siècle et de la folie-­‐vaudeville, dont L'Ours et le pacha de Scribe (voir infra) est un bon exemple, et où excelle Labiche. Le vaudeville-­‐farce est fondé sur les péripéties et les quiproquos les plus abracadabrants, au point qu'on peut y voir l'annonce du théâtre surréaliste et du théâtre de l'Absurde. Nous avons cité quelques auteurs de l'Empire et de la Restauration. Sous la Monarchie de Juillet, parmi tant d'autres, on compte Jacques Ancelot, Jean-­‐François Bayard (1796-­‐1853), auteur du Gymnase, et dont les deux cents pièces seront rassemblées en douze volumes en 1855-­‐1858, Louis-­‐François Nicolaïe, dit Clairville (1811-­‐1879), quatre cents pièces, qui sera le co-­‐auteur d'opérettes célèbres, Les Cloches de Corneville (1872) et La Fille de Mme Angot (1873); les frères Cogniard*, Armand-­‐d'Artois de Bournonville, dit Dartois (1788-­‐1867), Philippe-­‐François Pinel dit Dumanoir (1806-­‐1865). Les maîtres du genre : Scribe et Labiche Auteur de plus de quatre cents pièces, Eugène Scribe porte à perfection la formule du vaudeville. Il n'abandonnera jamais complètement sa première manière, celle du vaudeville-­‐farce. Il utilisera sa technique au bénéfice d'autres genres, et nous avons vu quelle avait été son importance pour la comédie. Il devient donc le maître de la comédie-­‐
vaudeville, jusqu'à son déclin à la fin de la Monarchie de Juillet. Un vaudeville typique de Scribe : L'Ours et le Pacha Vaudeville en un acte écrit en collaboration avec Joseph-­‐Xavier-­‐Boniface Saintine, dit Xavier (1798-­‐1865), créé le 10 février 1820 au Théâtre des Variétés et publié la même année, L'Ours et le Pacha, qui fit un triomphe, est représentatif de la «folie-­‐vaudeville». Chrétienne naguère enlevée par des pirates, la favorite Roxelane se lamente en compagnie de sa suivante Zétube car l'ours favori du pacha est malade. Marécot, le conseiller du souverain leur annonce la mort de l'ours, quand surviennent deux marchands français, Tristapatte, qui reconnaît en Roxelane son épouse, et Lagingeole. Ils prétendent posséder un ours dressé. Le pacha Scahabaham, qui ignore la disparition de son animal, exige de voir danser cet ours, qui n'est en fait que Tristapatte déguisé. Enchanté, le pacha demande qu'on aille chercher son ours blanc pour danser de conserve avec l'ours brun. Marécot enfile alors une peau de bête. Chacun des faux ours croit l'autre vrai, ils se heurtent, leurs têtes tombent, et ils les remettent en les intervertissant. Le pacha, furieux, et peu convaincu par les explications ahurissantes de Lagingeole, ordonne qu'on décapite les deux ours qu'il a entendus parler. Les deux imposteurs déposent leurs têtes aux pieds du souverain qui pardonne. On voit le principe du vaudeville : quiproquo, plaisanteries, fantaisie, jeux de mots, acrobaties, exotisme de pacotille, cocasserie, bouffonnerie, etc. Autre Eugène du théâtre bourgeois, Labiche, auteur de cent-­‐soixante-­‐quinze comédies et vaudevilles entre 1837 et 1877, est le grand spécialiste du vaudeville-­‐farce, traité selon un mouvement d'horlogerie implacable, et le créateur de caractères universels. Ses sujets ne présentent guère d'originalité : les heurs et malheurs de la vie conjugale, de la demande en mariage à l'adultère en passant par la nuit de noces. Après 1848, il occupe le créneau du franc comique, entre la comédie moralisante et la satire, celle du Joseph Prudhomme d'Henry Monnier*. Cela ne l'empêche pas de s'attaquer aux thèmes sérieux (L'Affaire de la rue de Lourcine, 1857), ni de mêler ces thèmes au ton du vaudeville (Le Voyage de M. Perrichon, 1860). Il s'en prend alors à tous les fauteurs de troubles, parvenus, intellectuels, parents cupides..., alternant les pièces cocasses, désopilantes et les pièces plus réalistes. Sa carrière se poursuit après la chute de l'Empire et nous le retrouverons à propos du Boulevard. Le genre gai à la Labiche est pratiqué par de nombreux auteurs aujourd'hui oubliés et dont on se contentera d'énumérer quelques noms : Théodore Barrière et Ernest Capendu (Les Faux bonshommes, 1856), Ernest Blum (1836-­‐1907), Edmond Gondinet (1828-­‐1888), auteur en collaboration avec Labiche du Plus heureux des trois (1870) et Albéric Second (1817-­‐1887). Un vaudeville exemplaire de Labiche : Un chapeau de paille d'Italie Créé au Théâtre du Palais-­‐Royal le 14 août 1851, publié la même année chez Michel Lévy, Un chapeau de paille d'Italie est dû à la collaboration d'Eugène Labiche et de Marc-­‐Michel. Il trouvera une consécration inattendue grâce à Levi-­‐Strauss qui, dans La Potière jalouse (1985), y a vu une «métaphore développée» de l'Œdipe-­‐Roi de Sophocle, une quête-­‐
enquête aboutissant à la découverte d'un objet ou d'une vérité cachés depuis le début, un aveugle détenant la clef du problème chez Sophocle, un sourd chez Labiche. En tout état de cause, Labiche invente là le vaudeville-­‐feuilleton. Fadinard, jeune rentier parisien, épouse la fille de Nonancourt, pépiniériste à Charentonneau. Félix, valet de Fadinard, en informe Virginie, bonne chez les Beauperthuis, alors qu'arrive avec son cadeau le sourd Vézinet, suivi par Fadinard, hilare car son cheval vient de dévorer au bois de Boulogne un chapeau de paille d'Italie qu'une inconnue, en galante compagnie, avait accroché à un arbre. Celle-­‐ci, accompagnée de son soupirant, officier, vient exiger des excuses, qu'interrompt la noce, composée de provinciaux ridicules. Or l'inconnue reconnaît en Virginie sa bonne, et craignant qu'elle ne parle, se contente de demander le remplacement du chapeau pour éviter un drame conjugal. Fadinard accepte et s'engage à ne rien dire. Ses visiteurs attendront son retour (Acte I). Fadinard se rend chez une modiste, Clara, qui se révèle être une ancienne maîtresse. La noce croit qu'il se rend à la mairie, le suit, et surprend la modiste dans les bras de Fadinard. On évite le pire, mais Clara a vendu son dernier chapeau à la baronne de Champigny. (Acte II). Fadinard, marié entre temps, survient chez la baronne en pleins préparatifs d'une matinée musicale. Il avait écrit pour annoncer le but de sa visite, mais la lettre n'est pas arrivée et la baronne le prend pour le ténor. La noce se précipite sur le buffet, alors que Fadinard arrive à faire passer Nonancourt pour son pianiste. Il apprend que le chapeau a été donné à Anaïs de Beauperthuis. Le public comprend, mais lui ignore toujours l'identité de l'inconnue. Après un intermède comico-­‐musical, tout le monde repart (Acte III). Beauperthuis, exaspéré par l'absence de sa femme, voit débarquer chez lui Fadinard, qu'il prend pour un voleur, suivi de la noce, qui se croit au domicile conjugal. Fadinard raconte toute l'histoire à son hôte, mais apercevant Virginie, comprend son erreur. On repart chez Fadinard, avec un Nonancourt et un Beauperthuis furieux (Acte IV) Tardiveau, commis de Clara, est en faction devant le domicile de Fadinard avec l'uniforme de garde national. Il pleut et la noce arrive épuisée. Nonancourt apprend qu'une dame est chez son gendre, veut déménager la corbeille de noce et y découvre un chapeau de paille, le cadeau de Vézinet. Alors que la garde arrête la noce, Anaïs et son compagnon s'échappent au moment où Beauperthuis est sur le point de les surprendre. L'officier se précipite au poste pour récupérer le chapeau, qui revient sur la tête d'Anaïs. Tout est bien qui finit bien (Acte V). Tout tourne autour d'un chapeau insaisissable, volant de milieu en milieu, permettant de traverser la société du temps. Se rencontrent alors des classes qui se découvrent et ne comprennent pas leurs usages respectifs. Ainsi la noce se croit-­‐elle successivement à la mairie chez la modiste, au restaurant chez la baronne, au domicile conjugal chez un particulier. On circule beaucoup, et l'intrigue virevoltante est ponctuée de leitmotive, comme le fameux «Mon gendre, tout est rompu» de Nonancourt. La virtuosité de Labiche triomphe. F. L'opérette • S'il est toujours difficile mais compréhensible de limiter une histoire du théâtre en excluant le théâtre lyrique, cette rigueur ne peut tenir devant le phénomène sociologique que représenta l'opérette sous le Second Empire. L'on a oublié la plupart des librettistes (Duru, Chivot, Gille...), à l'exception de Meilhac* et Halévy*, indissolublement liés à la carrière de Jacques Offenbach (1819-­‐1880). Auteurs de comédies légères, observateurs des mœurs et peintres d'un type, celui de la Parisienne (Froufrou, 1869), ils excellent dans la fantaisie comique la plus débridée, qui trouve son expression la plus achevée dans leurs livrets d'opérettes : d'Orphée aux Enfers (1858) à La Vie Parisienne (1866), en passant par La belle Hélène (1864) ou La Grande-­‐Duchesse de Gerolstein (1867), spectacles où Hortense Schneider fit merveille. La vogue de l'opérette au moment où Wagner ne rencontre qu'un succès d'estime illustre parfaitement ce que l'on a baptisé la fête impériale. Les Bouffes-­‐Parisiens deviennent le temple de l'amusement, où l'on parodie l'opéra et où l'on exorcise le grand lyrisme classique. Brillantes et légères, drôles et irrévérencieuses, faisant la part belle à des acteurs capables d'improviser, les œuvres d'Offenbach enchantent une bourgeoisie désireuse de s'encanailler à bon compte et avide de plaisirs, le Paris de Nana en attendant le désastre de La Débâcle. Tout finit par des chansons, disait Le Mariage de Figaro à la veille de la Révolution française. Dans les années 1860, tout semble s'envoler au rythme endiablé des airs de l'opérette. Cependant, en canalisant et en satisfaisant les demandes d'un public attaché aux chants et couplets qui avaient fait le succès du vaudeville classique, l'opérette a libéré ce genre de la contrainte musicale et donné libre cours à l'inventivité d'un Feydeau*. Chapitre 4 Le théâtre de la fin du siècle (1870-­‐1900) Toute division chronologique présente des inconvénients. Il paraît commode de placer une coupure en 1870, qui voit la chute du Second Empire et avec lui de la fête impériale. Des continuités se dessinent cependant, qui atténuent singulièrement la pertinence de cette rupture. On pourrait en tracer une autre en 1887, avec la création du Théâtre-­‐
Libre d'Antoine, qui inaugure le règne du metteur en scène. Quant à l'expression «fin du siècle», elle ne désigne rien d'autre que cette période fort diverse, où l'esthétique fin-­‐de-­‐siècle côtoie le Boulevard le plus conforme aux aspirations d'une bourgeoisie installée et satisfaite. A. Vers le Boulevard • Qu'est-­‐ce que le Boulevard? Avec l'évolution historique de tout un public, il se confond progressivement avec le théâtre bourgeois, en combinant les recettes de la pièce bien faite, du mélodrame et du drame bourgeois. On donne souvent du Boulevard la définition suivante : remarquablement bien construit, il repose sur une structure serrée et efficacement ficelée, où les conflits sont toujours finalement résolus sans grande surprise. Le conformisme obligé va de pair avec un sens de la provocation mesurée en accord avec les mœurs et les débats du temps. Le champ d'action est toujours privé et domestique et gravite souvent autour du trio fondamental : Madame, Monsieur, l'Amant ou la Maîtresse, avec toutes les combinaisons possibles. Une variante très prisée est la pièce à caleçon, avec Monsieur ou l'Amant caché en caleçon dans une armoire ou un placard. Les évolutions contemporaines tiennent évidemment compte des mutations sociologiques. Le boulevard vise donc à séduire et titiller, en proposant des thèmes suffisamment accrocheurs pour attirer et traités de manière à ne pas s'aliéner la complicité du public. Tout fonctionne grâce à la connivence, où les stéréotypes s'allient à l'humour des indispensables mots d'auteurs. Ceux-­‐ci sont calibrés de telle façon que l'on ne saurait l'attribuer au personnage en fonction de sa psychologie et de la situation. Ils font passer un mot d'esprit, un aphorisme ou une maxime et mettent en valeur le talent de l'auteur qui fait ainsi un clin d'œil au public, ravi. Les mots d'auteur abondent aussi dans les pièces à thèse. Évoluant dans un décor où domine le naturalisme de salon, le jeu favorise les effets et peut aller jusqu'au cabotinage. Le Boulevard nécessite des acteurs rompus à la communication avec le public, à la mise en valeur des situations et du dialogue. On se tromperait en cantonnant le Boulevard dans ces seules simplifications. Il suffit de considérer les auteurs qui firent ses beaux jours dès la fin du Second Empire et de ne pas oublier que les plus prestigieux acteurs et monstres sacrés l'ont servi, de Sarah Bernhardt à Lucien Guitry, de Réjane à Gabriel Signoret. Entre 1870 et 1914, les grands noms du boulevard sont Labiche, dont la carrière s'achève, Feydeau, Courteline*, Tristan Bernard*, Flers et Caillavet*, mais aussi Sardou, Pailleron*, Capus*, Lavedan*, Donnay*, Porto-­‐Riche*, Bataille, Bernstein... Ce serait également limiter l'intérêt du meilleur boulevard que de ne pas comprendre d'une part la finesse de ses analyses psychologiques, particulièrement aiguë dans les pièces d'un Henri Bernstein, et d'autre part sa capacité à produire des pièces aux ambitions plus élevées que la simple représentation d'adultères mondains ou petits-­‐bourgeois, drames sociaux ou psychologiques. Ainsi le théâtre d'Henry Bataille, d'Eugène Brieux, de Paul Hervieu, d'Henri Lavedan, d'autres encore. On est donc fondé à parler d'un Boulevard à deux faces : le Boulevard de divertissement, auquel on réduit trop souvent tout le Boulevard; le Boulevard du drame. Ces deux versants ont en commun leurs thèmes gravitant autour de la vie privée dans tous ses aspects. Il s'agit donc d'un théâtre du particulier et non du collectif, mais avec l'ambition d'en tirer des leçons sur la conduite de l'individu et sur l'état général de la société et des mœurs, alors même que les situations sont exceptionnelles ou exagérées, soit pour faire rire, soit comme études de cas. En fin de compte, le Boulevard se définit par contraste avec les entreprises qui lui sont contemporaines et qui visent à une rénovation dramatique ou à un théâtre d'art : les efforts du Théâtre-­‐Libre, du Théâtre de l'Œuvre, touchant un public plus restreint aux attentes différentes. De la même façon, après la Grande Guerre, le Boulevard restera étranger aux efforts du Cartel et maintiendra avec bonheur les formules qui avaient assuré son succès, en rajeunissant les sujets. Dès lors, les auteurs les plus intéressants sont aussi bien ceux dont l'écriture est typique de ce genre difficile à cerner, que ceux dont les ambitions poussent au plus loin ses limites obligées. Drame et Boulevard Dans ce cadre général de la constitution d'un théâtre de Boulevard destiné à dominer au moins quantitativement la scène pendant de longues décennies, et en fonction de sa bipartition définie ci-­‐dessus, il reste possible de distinguer les genres du théâtre bourgeois. Soit d'abord la comédie réaliste. Augier et Dumas fils continuent de produire. Victorien Sardou accède à la notoriété, avant de triompher avec Madame Sans-­‐Gêne en 1893. Émile Perrin (1814-­‐1885) et Jules Claretie (1840-­‐
1913), administrateurs de la Comédie-­‐Française de 1871 à 1902, font beaucoup pour ce répertoire. Le genre se voit donc non seulement consacré, institutionnalisé, mais aussi chargé de mission : la comédie réaliste, devenue franchement sociale et qui se confond avec le drame bourgeois, apparaît à la fois comme le fait majeur du théâtre officiel et comme l'une des tendances les plus marquantes du Boulevard. L'auteur dont les pièces brûlent les planches est Édouard Pailleron, dont la carrière a commencé sous le Second Empire. Le Monde où l'on s'ennuie est un des plus grands succès du siècle avec cinq cent quarante deux représentations entre 1881 et 1900. Toute une pléiade d'auteurs pratique ce genre sous ses différentes facettes —
pièce à thèse, drame bourgeois, comédie sérieuse, comédie de mœurs, avec une accentuation plus ou moins satirique, ou plus ou moins moralisante, à la psychologie tantôt sommaire tantôt nuancée, au climat plus ou moins trouble, plus ou moins violent, aux thèmes tantôt domestiques, tantôt sociaux— et s'impose à partir des années 1890 : Henry Bataille, Henri Bernstein, Émile Fabre (1869-­‐1955; L'Argent, 1895; Les Ventre dorés, 1905); Albert Guinon (1863-­‐1923; Décadence, 1892); Abel Hermant (1862-­‐1950, qui adapte ses romans, dont Les Transatlantiques, 1897); Henri Lavedan, Jules Lemaître (1853-­‐1914; L'Aînée, 1898); Marcel Prévost (1862-­‐1941 et l'adaptation de son roman à scandale, Les Demi-­‐vierges, 1896); Edmond Sée (1875-­‐1960; Les Miettes, 1899; L'Indiscret, 1903). Quant à Sacha Guitry, sa première pièce, Nono, date de 1905. Du Boulevard au théâtre d'idées Parmi tous ces noms, ceux d'Alfred Capus, d'Henri Lavedan, d'Henri Bernstein et d'Henry Bataille permettent de comprendre ce qui sépare le Boulevard du drame et le théâtre d'idées. Alors qu'il partage avec les dramaturges plus didactiques toute une thématique, Capus refuse la dramatisation. Dans ses comédies de mœurs, il dénonce la perversion par l'argent, il met en scène l'évolution des femmes (Les Passagères, 1906). Henri Lavedan est plus acerbe (Le Prince d'Aurec s'en prend à l'inutilité des nobles) et il oppose autour d'une même femme dans Le Duel (1905) deux frères, l'un prêtre et l'autre libre-­‐penseur. À cette veine dramatisante, il ajoute la comédie drôle et pétillante, (Le Nouveau Jeu,1898). Henry Bataille excelle dans la peinture de personnages féminins excessifs illustrant la condition de la femme et sa revendication de liberté et d'indépendance. Henri Bernstein excelle dans l'analyse de sentiments ou de passions poussés à leur point d'incandescence (jalousie, vengeance), mais aussi dans celle des états d'âme. Bataille, provocateur, et Bernstein, le prince de la tragédie bourgeoise, atteignent aux frontières du Boulevard du drame, voire les franchissent. A fortiori, on ne saurait classer sans inconvénient dans la comédie réaliste et dans le Boulevard des auteurs comme Eugène Brieux, Francis de Curel, Paul Hervieu ou Georges de Porto-­‐Riche. Tous ces auteurs font à des degrés divers de leurs pièces des motifs à débats d'idées. L'influence du naturalisme se mêle chez eux aux conventions du drame, comme elle a marqué un Bernstein. Parmi leurs thèmes privilégiés, la dénonciation des hypocrisies en tout genre, des abus et de la condition de la femme, tant conjugale que sexuelle ou matérielle, touchent au cœur de la société bourgeoise à l'aube de la Belle Époque. Leur didactisme en fait moins des auteurs à thèse que des agitateurs. En particulier, ce qu'il faut bien appeler leur féminisme met à nu l'aliénation de la femme dans une société républicaine dominée par une bourgeoisie sûre d'elle-­‐même. Féroce, implacable, Eugène Brieux apparaît comme l'un des plus virulents : Les Avariés (1901) traitent de la syphilis, ce qui motiva l'interdiction à moins que ce ne soit la mise en scène décapante de l'égoïsme masculin. Les Remplaçantes (1901) dénoncent l'exploitation des nourrices. Maternité (1903) plaide en faveur de l'avortement. Francis de Curel entend se hausser à la synthèse philosophique dans La Fille sauvage (1902), où l'héroïne passe de l'état primitif à la civilisation et de là à la barbarie, et prêche un message socialiste dans Le Repas du lion (1897). Paul Hervieu peint la contrainte du mariage dans Les Tenailles (1895) et dénonce l'argent, cette fatalité qui corrompt les rapports entre trois générations de femmes dans La Course au flambeau (1901). Georges de Porto-­‐Riche décrit l'esclavage du désir dans ce qu'il appelle lui-­‐même son «théâtre d'amour». Un isolé : Henri Becque * Refusant toute assimilation au naturalisme, vilipendant l'institution théâtrale, Henri Becque accomplit le drame bourgeois en le poussant au bout de sa virulence. Montrant la ruine d'une veuve et de ses filles dépouillées en toute légalité par un notaire et des hommes d'affaires sans scrupules, Les Corbeaux feront figure de référence pour Antoine et son Théâtre-­‐Libre. Becque ne peut faire jouer cette pièce à la Comédie-­‐Française qu'en 1882. Malgré ce chef-­‐d'œuvre, il ne parvient pas à se faire véritablement reconnaître, et ne donne d'ailleurs plus de grande pièce, La Parisienne (1890) revenant aux recettes du vaudeville et au thème passe-­‐partout de l'adultère. Deux noms peuvent être accolés à celui de Becque : Octave Mirbeau*, dont on redécouvre aujourd'hui le théâtre teinté d'anarchisme, trop souvent réduit à une pièce, Les Affaires sont les affaires (1903), et son héros Isidore Lechat; Jules Renard*, qui trace à la pointe sèche des scènes de vie, traitées sans complaisance et sans recherche d'effets. L'évolution du vaudeville Les années 1880 voient une crise du vaudeville, peut-­‐être victime de l'opérette, marquée par la politique des directeurs de théâtre qui préfèrent reprendre les vieux succès que monter les pièces des jeunes auteurs. Cependant, le public continue de venir, et la production reste importante. On ne saurait citer tous les vaudevillistes à part entière, ni détailler toute les influences que le genre exerce sur la comédie boulevardière. On se contentera de signaler par exemple que Flers et Caillavet ou que Tristan Bernard, sans appartenir strictement à la mouvance, utilisent bien des procédés vaudevillesques. Labiche meurt en 1888, mais le vaudeville lui survit, notamment avec son auteur le plus génial, Georges Feydeau, qui, traduit et joué sur toutes les scènes européennes et même en Amérique, devait devenir l'un des dramaturges les plus connus dans le monde. Il perfectionne la mécanique du vaudeville en trois actes, apothéose du vaudeville structuré et genre qu'il pratique jusqu'en 1908, pour se tourner ensuite vers la farce en un acte. Selon H. Gidel, dès la fin du Second Empire, le vaudeville, qui a perdu ses couplets, et qui est devenu de ce fait une comédie gaie reposant essentiellement sur le comique de situation, se présente sous deux formes principales : le vaudeville à tiroirs et le vaudeville structuré. Le vaudeville à tiroirs se compose de plusieurs épisodes, reliés par une trame légère, et forme ainsi une suite de sketches dominée par un dialogue brillant saturé de bons mots. Il s'agit de l'ultime avatar du vaudeville de l'Empire et de la Restauration à la mode de Désaugiers et qui avait survécu à l'influence de Scribe. S'il se retrouve parfois chez un Labiche, ses principaux auteurs consacrés sont Meilhac, tantôt avec Halévy, tantôt avec Philippe Gille, et Edmond Gondinet (1829-­‐1888). Souvent satiriques, ces pièces ressortissent fréquemment à l'esthétique du clou. Reprenant certains principes de la pièce bien faite, le vaudeville structuré fonctionne selon une intrigue soigneusement charpentée, fondée sur le quiproquo et la péripétie. Son premier praticien est Alfred Hennequin (1842-­‐1887), qui fait école avec Le Procès Varadieux (1875) et Les Dominos roses (1876). Il sera le maître de Feydeau en matière de composition. Relèvent de cette tendance plusieurs auteurs, dont Maurice Desvallières (1857-­‐1926) et Maurice Hennequin (parent d'Alfred, 1863-­‐1926). Feydeau accomplit donc le vaudeville structuré en élevant au plus haut point l'art de la préparation d'où procède l'idée génératrice —souvent à rebours du sens commun—, du quiproquo et de la rencontre intempestive, sans doute son procédé favori, dont il exploite magistralement le potentiel comique, sans recourir systématiquement aux bons mots, mais en agençant le dialogue selon la dynamique de l'action. Le tout est rythmé par un mouvement au tempo rigoureux, réglant des enchaînements d'une logique implacable, allant parfois jusqu'à la frénésie ou à la folie, mais une folie conçue comme aboutissement obligé, comme apothéose du mouvement. On a souvent parlé à juste titre de mécanique : le vaudeville de Feydeau obéit à des lois aussi inexorables que celles de la physique. La mise en scène relève alors de l'horlogerie. Conscient de cette impérieuse nécessité, Feydeau montait lui-­‐même ses pièces. Feydeau ou La perfection du vaudeville : La Dame de chez Maxim Créé au Théâtre des Nouveautés le 17 avril 1899 et publié à la Librairie théâtrale en 1914, ce vaudeville exploite des situations déjà traitées par les praticiens du genre et en propose une combinaison époustouflante. Après une nuit trop arrosée, le docteur Petypon, réveillé par son ami Mongicourt qui l'a entraîné dans ces beuveries, découvre avec stupeur dans son lit la Môme Crevette, danseuse du Moulin-­‐Rouge. Mme Gabrielle Petypon, une prude bigote, arrive. La Môme peut se cacher mais laisse sa robe sur un fauteuil. Gabrielle, qui attendait un envoi de sa couturière, l'emporte, revient, et la Môme, qui avait été déguisée en pouf, se métamorphose en séraphin pour annoncer à Gabrielle qu'elle doit se rendre place de la Concorde pour rencontrer un homme qui, par son verbe, lui fera un fils destiné à être l'honneur de la France. Survient alors le général Petypon du Grêlé, oncle à héritage, qui, prenant la Môme pour Gabrielle, invite le couple au mariage de sa nièce en Touraine. Gabrielle revient en extase de la Concorde. Le général la prend pour Mme Mongicourt. On livre alors au docteur un «fauteuil extatique» censé endormir celui qui s'y place. Le docteur l'essaie sur Mongicourt, quand surviennent les témoins du lieutenant Corignon, puis le lieutenant lui-­‐même, ancien amant de la Môme, futur mari de la nièce du général, qui a eu avec Petypon une querelle d'ivrognes la nuit précédente. On s'explique, le duel est évité, et Petypon part pour la Touraine, après avoir expulsé un balayeur invité lors de cette mémorable nuit et qui terrorise Gabrielle. Nous n'en sommes encore qu'à l'acte I ! À l'acte II, nous sommes au château de la Membroie, où la Môme, supposée être Mme Petypon, épate la société tourangelle. Petypon redoute la catastrophe, d'autant que la Môme aguiche un duc de Valmonté. Arrive Gabrielle, qui prend la Môme pour la femme du général, puisqu'elle répond au nom de Petypon. Elle passe alors pour une folle. La Môme fait son numéro, dont le clou est un cancan, levant la jambe et répétant sa scie : «Et allez donc !, c'est pas mon père !». Elle s'enfuit enfin avec Corignon. Le général la qualifie de drôlesse, Gabrielle prend l'injure pour elle et gifle le général, qui gifle celui qu'il prend pour le mari, Mongicourt. On parle de duel. L'acte III nous ramène à Paris chez le docteur. Valmonté arrive et tombe sur Gabrielle, qui, stupéfaite, reçoit un billet d'amour, Petypon jouant la jalousie. Le général reçoit des excuses de Gabrielle, mais en exige de Mongicourt, ainsi qu'une réconciliation avec son épouse volage. Il met aussi au point le duel de Petypon avec le ravisseur de la fausse Mme Petypon au moment où surgit Gabrielle. Petypon n'a d'autre ressource que d'endormir le général dans le fauteuil. Or, ceux qui touchent le général s'endorment également : Gabrielle, Petypon, son valet. Mongicourt les ranime. La Môme tente alors de séduire le général, qui l'endort par mégarde. Valmonté, subit le même sort en voulant embrasser la Môme endormie. Petypon les réveille, mais Gabrielle est si désemparée devant les témoins du duel que le général croit qu'elle est la maîtresse de Petypon, qui s'endort par inadvertance. Comprenant enfin qu'elle a été jouée, Gabrielle gifle son mari, s'offre à Valmonté qui s'enfuit, pardonne à Petypon ainsi qu'au général mis au courant par la Môme de tout l'imbroglio et qui part avec elle en Afrique. On voit ici comment Feydeau maîtrise le mouvement perpétuel par l'emboîtement des intrigues, organisées selon une avalanche de situations aussi impossibles qu'irrésistiblement drôles où les personnages, incarnant des ridicules sociaux, se trouvent emportés. Tout procède d'une mensonge initial et s'enchaîne avec une implacable logique devenue folle. La bouffonnerie absurde emporte tout, rythme le temps frénétique et sature l'espace, tourbillonnant avec le cancan endiablé de la Môme Crevette, qui réapparaîtra en 1902 dans La Duchesse des Folies-­‐Bergère. B. L'évolution du mélodrame Insistant sur les différents genres du théâtre bourgeois, le chapitre précédent a négligé le théâtre populaire —
mais qui, avec des variations selon les époques, attire toutes les classes—, et notamment son domaine d'élection, le mélodrame, lequel, malgré la concurrence du vaudeville et de l'opérette, conserve une fécondité digne des décennies antérieures et se diversifie, tant sous l'influence du roman-­‐feuilleton que pour continuer d'attirer un public toujours aussi nombreux, malgré la destruction du Boulevard du Crime en 1862. Évolution du genre L'avènement du Second Empire rétablit et renforce la censure un moment levée sous le Seconde République (Le Chiffonnier de Paris de Félix Pyat* est interdit, en même temps que Ruy Blas), ce qui oblige le mélodrame à s'adapter à la nouvelle donne. En revanche, le Boulevard du Temple, après les affrontements de 1848, redevient un lieu à la mode où se côtoient tous les milieux attirés par les prestiges du spectaculaire. Par ailleurs, le goût de tout un public est de plus en plus modelé par le roman-­‐feuilleton, son rythme, son découpage, son art du suspense, ses procédés. Comme il avait su sous l'Empire mettre à profit les séductions du roman noir, le mélodrame se coule dans l'esthétique feuilletonesque. Le nombre des personnages augmente considérablement. Pour se mettre au goût du jour et au diapason de la modernité, le mélodrame à clou s'impose, utilisant de nouveaux moyens techniques. Pour concurrencer les autres spectacles, on réintroduit des chants et des ballets. J.-­‐M. Thomasseau propose de distinguer deux moments sous le Second Empire : jusqu'en 1862 (triomphe du Bossu de Paul Féval), le mélodrame connaît de grands succès. Après cette date, une nette désaffection se fait sentir, due aux travaux d'Haussmann qui détruisent les théâtres du Boulevard du Crime, à la vogue de l'opérette et du café-­‐
concert. Incendié en 1871, la Porte-­‐Saint-­‐Martin est reconstruite en 1873, et Les Deux Orphelines de Dennery* (1874) ramènent le public. Le mélodrame est relancé jusque vers les années 1890, où il redevient le véhicule des idées socialistes, comme il l'avait été à la fin de la Monarchie de Juillet. Le reflux se manifeste au début du XXe siècle, mais le renouveau intervient avec les mélodrames patriotiques avant la guerre de 1914. Une telle constance en dépit des aléas prouve l'efficacité de ses procédés traditionnels, mais elle s'explique aussi et surtout par la diversification en sous-­‐genres encore plus affirmée que précédemment. Diversité du genre Depuis le tournant de 1827, les grand succès de Frédéric Soulié*, Joseph Bouchardy*, Adolphe Dennery ou Anicet-­‐
Bourgeois reflètent l'éventail du genre, en concurrence avec le drame romantique et le vaudeville. Sous la Monarchie de Juillet, le mélodrame fonctionne en parallèle avec le drame, qu'il a nourri mais qui le renie. Outre les pièces traitant les sujets ordinaires (passion mortelle, trahison, fatalité, fille séduite, enfant trouvé), se développent le mélodrame historique (Ango de Félix Pyat, 1835), le mélodrame social (La Dame de Saint-­‐Tropez, Adolphe Dennery, 1844, avec Frédérick Lemaître, Marie-­‐Jeanne ou la Femme du peuple, du même, 1845, avec Marie Dorval), le mélodrame militaire (Le Maréchal Ney, Anicet-­‐Bourgeois, 1848), le mélodrame judiciaire (Mademoiselle de La Taille, Anicet-­‐Bourgeois, 1843; Les Mystères du Carnaval, 1847). Tous ces sous-­‐genres vont croître et embellir après 1848. On reprendra pour la seconde moitié du siècle la classification proposée par J.-­‐M. Thomasseau. Au diapason de l'Histoire en marche, le mélodrame militaire, patriotique et historique s'alimente des guerres, du désastre de 1870, de l'esprit de revanche et de l'expansion coloniale. On relève donc sans surprise des mélodrames bonapartistes, souvent joués au Théâtre Impérial, ou à l'occasion de l'Exposition Universelle de 1855, des tableaux grandioses de l'Histoire de France (Paris par P. Meurice, L'Histoire de Paris de Barrière et De Kock), des célébrations de la campagne d'Italie, des drames à la gloire des nouveaux grognards (Le Vieux Caporal, de Dumanoir et Dennery, interprété en 1853 par Frédérick Lemaître), des évocations de glorieux faits d'armes coloniaux ou de la guerre de 1870, des textes animés par l'exaltation patriotique dans la continuité de Patrie de Victorien Sardou (1869) et la ferveur revancharde (Cœur de Française, A. Bernède et A. Bruant, 1914). À côté de cette veine féconde, se poursuit le mélodrame historique plus traditionnel dans le prolongement des pièces que Dumas tirait de ses romans et donnait au Théâtre Historique en 1847 (La Reine Margot, Le Chevalier de Maison-­‐Rouge). Le chef-­‐d'œuvre du genre demeure La Bouquetière des Innocents de Dugué et Anicet-­‐Bourgeois (1862). Maquet, Paul Foucher, Paul Meurice (Fanfan la Tulipe, 1858), Jules Barbier comptent parmi ses auteurs, dont le meilleur est Victor Séjour*. Un sous-­‐genre particulier mérite d'être mentionné : le mélodrame de cape et d'épée (Les Trois Mousquetaires, Cartouche de Dennery et Dugué, avec pour clou une poursuite sur les toits de Paris, 1858), dont le chef-­‐d'œuvre incontestable est Le Bossu de Paul Féval et Anicet-­‐Bourgeois (1862). Le mélodrame d'aventures et d'exploration procède de la fascination exercée par les découvertes scientifiques et géographiques. Les héros y voyagent sous toutes les latitudes et leurs pérégrinations permettent de mettre en scène tous les exotismes. Parmi tous les titres, on choisira le plus célèbre : Les Pirates de la Savane d'Anicet-­‐Bourgeois (1859), où l'héroïne est évidemment exposée à tous les dangers sur le continent nord-­‐américain avant de pouvoir épouser son fiancé. Ces mélos ferroviaires ou maritimes privilégient le clou. On en trouve un à chaque tableau dans l'adaptation par Dennery du Tour du monde en 80 jours de Jules Verne (1874). Le mélodrame policier et judiciaire avait déjà cours sous l'Empire et la Restauration et plus encore sous la Monarchie de Juillet. Il exploitait les affaires criminelles du temps, insistait sur l'erreur judiciaire, inventait le policier perspicace, présentait la vie quotidienne de milieux très différents et mettait au point les techniques du roman policier. Au fil des ans, le genre se perfectionne. L'un des tournants de son histoire est constitué par Le Courrier de Lyon (Moreau, Giraudin et Delacourt, 1850). De plus en plus, l'intrigue détaille la préparation et la mise en scène du crime ainsi que la procédure d'enquête, laquelle accuse un innocent avant que le coupable ne soit enfin démasqué. Parmi les plus grands succès on compte La belle Limonadière de P. Mahalin (1894). Deux auteurs se spécialisent dans ce type de pièces : Xavier de Montépin* et Pierre Decourcelle*. Le mélodrame de mœurs et naturaliste récupère la thématique des affaires de famille et la réactive dans le nouveau contexte social. Du Bouquet de Violettes (Dumanoir et Dennery, 1849) à L'Amour qui tue (Charles Garand, 1865), il transpose également sur ses scènes de prédilection les rapports familiaux et sociaux traités par la comédie réaliste d'Augier ou de Dumas fils —dont L'Étrangère (1876) sera aux yeux de Sarcey un pur mélodrame. Ce mélodrame demi-­‐mondain aboutit à l'adaptation du Maître de forges, célébrissime roman de Georges Ohnet (1883). Fidèle à sa fonction idéologique classique, le mélodrame prône souvent le statu quo, mais il tend de plus en plus à mettre en scène des oppositions violentes entre les milieux (La Fille des chiffonniers, Anicet-­‐Bourgeois et Masson, 1861). L'accent est décidément mis sur le rôle de l'argent, comme il l'est dans le Boulevard du drame. En 1878, l'adaptation des Misérables joue un rôle décisif. Dès lors, reprenant les thèmes de Félix Pyat et d'Eugène Sue, la mise en scène de la misère nourrit tout un courant du mélodrame, qui, sous un misérabilisme prudent destiné à déjouer la censure, traite d'un grave problème social (La Misère de Dugué, 1850). Tout cela aboutira au mélodrame revendicatif de la fin du siècle, de Claude Gueux (Gadot et Rollot, 1884) au Roi des Mendiants (Dorney et Mathyeu, 1899), fortement teinté d'anarchisme ou de socialisme. Ainsi s'explique la conjonction de toute cette production avec l'esthétique naturaliste, particulièrement marquée dans le décor (atelier, usine, hôpital, prison, cimetière, bouge...) . B. écoles et mouvements La scène naturaliste L'une des tentatives les plus intéressantes et les plus représentatives pour imposer à la scène une doctrine littéraire aux ambitions universelles réside dans le théâtre naturaliste. Outre les motivations communes à tous les créateurs du XIXe siècle (investir la scène, provoquer un choc, toucher un public, réussir et obtenir un gain immédiat, etc.) s'ajoute en l'espèce la volonté de s'approprier les grands modèles esthétiques et culturels, et tout particulièrement celui de la tragédie, qui demeure une référence critique essentielle, même si le genre lui-­‐même est pratiquement mort dans la seconde moitié du siècle (c'est en 1872 que Nietzsche prononce son acte de décès). Ainsi les critiques hostiles au naturalisme, comme Brunetière, se réfèrent-­‐ils à Phèdre pour montrer les limites du mouvement, car sa transposition dans un milieu bourgeois rendrait le sujet odieux, repoussant ou ridicule et grotesque, et Zola* de leur répondre : «justement, nous voulons recommencer Phèdre» (article du 21 octobre 1879 repris dans Le Roman expérimental). Pourtant le naturalisme semble vouloir d'abord détruire l'idée même de tragédie, en s'en prenant à la notion de mythe. Appuyé sur la science, l'écrivain naturaliste en effet rejette toute explication renvoyant à une origine insaisissable. Il pratique même la dérision, comme Zola qui, poussant à bout la bouffonnerie d'Offenbach dans La Belle Hélène, montre dans Nana la déchéance des mythes, devenus «Carnaval des dieux», «Olympe traîné dans la boue». Par ailleurs, le naturalisme refuse le destin, au nom du déterminisme opposé au fatalisme. Pourtant, il reprend à son compte les mythes, comme celui de Phèdre, qui n'est peut-­‐être qu'un thème (voir La Curée), ou mieux encore celui du Paradis perdu (La Faute de l'abbé Mouret). Il n'en reste pas moins que le théâtre apparaît aux yeux des naturalistes comme le dernier bastion de la convention. Au-­‐delà de la fascination qu'il exerce sur eux, le théâtre conserve une haute valeur symbolique, autant qu'il fonctionne comme une métaphore de la société à représenter sous forme de drames et de tableaux, puisque l'esthétique naturaliste est d'abord celle de la dramatisation, la recherche d'une poétique dramatique. On est d'ailleurs frappé par l'obsédante présence du théâtre chez les romanciers naturalistes. À la différence du naturalisme européen, notamment anglais, allemand et scandinave, le naturalisme français s'est peu illustré au théâtre, où il a globalement échoué. Tout commence cependant en 1865 par une bataille avec la censure, que l'on pourrait qualifier de bataille du réalisme, avec l'Henriette Maréchal des frères Goncourt. Édouard Thierry, administrateur du Théâtre-­‐Français accepte de monter la pièce, aussitôt interdite pour immoralité, et qui ne pourra être vraiment jouée qu'en 1885 à l'Odéon. Dans une retentissante préface à ce drame, Edmond de Goncourt en vient à prédire en 1879 l'extinction du théâtre condamné par l'évolution littéraire et sociale, discrédité par son «factice» et son «mensonge» : «Dans cinquante ans le livre aura tué le théâtre». Après cette mésaventure, Zola tente sa chance en 1873 avec l'adaptation de son roman Thérèse Raquin. Suivront Les Héritiers Rabourdin en 1874 et Le Bouton de rose en 1878 : autant de fours. Flaubert* connaît lui aussi l'échec avec Le Candidat en 1874. Cela n'empêche pas Zola, qui tient depuis 1876 la revue dramatique au Bien public avant d'écrire celle du Voltaire, de mener une campagne et d'appeler l'apparition d'un dramaturge naturaliste dans un article de décembre 1878. En 1881, il réunit ses articles dans Le Naturalisme au théâtre. S'il récuse l'idée d'un théâtre qui se contente d'être du théâtre, s'il refuse un théâtre domaine privilégié où fonctionne la machine de la pièce bien faite, Zola réclame le retour à un «théâtre de logique et de littérature», «un cadre où l'homme importe avant tout, où le faits ne sont déterminés que par les actes». Il prône un drame naturaliste qui doit «individualiser, descendre à l'analyse expérimentale et à l'étude anatomique de chaque être». Il s'agit de réduire la distance entre le monde du théâtre et celui du roman. De là les adaptations. Faisant passer Thérèse Raquin de la forme romanesque à la scène, Zola écrit «J'ai suivi le roman pas à pas [...] j'ai tenté de ramener continuellement la mise en scène aux occupations ordinaires de mes personnages, de façon à ce qu'ils ne jouent pas mais à ce qu'ils vivent devant le public». Le théâtre doit donc produire l'illusion du vrai. Le décor doit donc servir à l'analyse des faits et des personnages. Le théâtre devient scénique. Alors qu'il entend installer le réel sur la scène, le naturalisme en arrive à imaginer la création d'une nouvelle nature par les moyens spécifiques de la création théâtrale. Sans le savoir, il ouvre sur l'époque moderne, comme le réalisme en peinture aboutit à l'impressionnisme. Zola reconnaît au théâtre l'existence de lois propres, et l'importance décisive de la réception. En dernière analyse, il comprend que l'unité de la représentation, de son exécution scénique dans tous ses aspects, définit l'essentiel du fait théâtral. Le Théâtre-­‐Libre d'Antoine pratiquera la mise en scène dont rêve Zola. L'importance théorique de l'intervention naturaliste au théâtre ne doit pas masquer son incapacité à produire des œuvres marquantes, malgré le succès rencontrés par William Busnach (1832-­‐1907), adaptateur des principaux romans des Rougon-­‐Macquart (L'Assommoir, 1879; Germinal, 1888), malgré les transpositions sur la scène lyrique mises en musique par Alfred Bruneau (1857-­‐1934) à partir de 1891. On se contentera de citer quelques titres dûs aux écrivains naturalistes : Les Provinciales de Paul Alexis (1847-­‐1901), Les Résignés d'Henri Céard (1851-­‐1924), Jacques Damour (1887) et L'Argent d'autrui (1893) de Léon Hennique (1851-­‐1935). Il faut cependant ajouter les mélodrames d'inspiration misérabiliste déjà cités qui doivent beaucoup à l'esthétique naturaliste et les pièces de Georges Ancey*, maître du «théâtre rosse» : Monsieur Lemblin, 1888; Les Inséparables, 1889; La Dupe, 1891, ainsi que les œuvres d'auteurs influencés, sans y appartenir, par l'école naturaliste et mentionnés plus haut : Francis de Curel, Georges de Porto-­‐Riche, Henri Becque, Jules Renard. Le théâtre symboliste Reproduisant le mouvement littéraire général, le théâtre symboliste naît en réaction contre le théâtre naturaliste. Ils sont donc pratiquement contemporains, de même que la publication des grandes œuvres poétiques symbolistes de Mallarmé, Moréas, Régnier, Albert Samain ou Maurice Maeterlinck* recouvre les années des Rougon-­‐Macquart. Comme il le fut à l'époque romantique, le théâtre redevient champ d'affrontement des écoles littéraires. À la tranche de vie s'opposera donc le drame poétique, idéaliste et spiritualiste, prenant sa source dans le mysticisme et le surnaturel, qui se régénèrent contre le déterminisme et le scientisme. Une autre influence décisive est l'opéra wagnérien, qui réalise le drame musical, alliance, coïncidence de plusieurs arts, célébré en 1895 par Édouard Schuré dans Le Drame musical. Richard Wagner, qui salue la «réconciliation entre les trois muses sœurs et primitives, Poésie, Danse et Musique, nées ensemble à l'aurore ambrosienne de l'Hellénie et aujourd'hui séparées». Le théâtre symboliste commence par des textes poétiques de Mallarmé conçus comme des drames (Hérodiade, L'Après-­‐midi d'un faune, Igitur, 1864-­‐1866) et des textes de Villers de l'Isle-­‐Adam* : Elën (1861), Morgane (1862-­‐
1865) et surtout Axël (1872), publié en 1890 par Mallarmé et Huysmans et représenté en 1894. En schématisant beaucoup, on pourrait y voir le conflit du spiritualisme et de la chair, dépassé par l'idéal de l'androgynie. Il se poursuit par les œuvres de Maurice Maeterlinck*, de Pelléas et Mélisande (1892) à L'Oiseau bleu (1908). Parmi les autres représentants du théâtre symboliste, on distinguera Joseph Péladan (1858-­‐1918; Le Fils des étoiles, 1892; La Prométhéide, 1896; Œdipe et le Sphinx, adaptations de tragédies grecques) et Édouard Dujardin*. Aspirations à un autre théâtre : politique, subversion, traduction Le développement du mouvement socialiste entraîne un retour à la conception révolutionnaire d'un théâtre voué à l'éducation du peuple. Des Universités populaires se créent tout à la fin du siècle, et comportent des sections théâtrales. Dès 1895, l'homme de lettres Maurice Pottecher fonde à Bussang, dans les Vosges, le premier Théâtre du peuple, qui doit idéalement réunir toutes les classes, et qui porte fièrement sa devise «Par l'Art, pour l'Humanité». La scène est construite dans un cadre naturel et une vaste prairie peut accueillir plus de deux mille spectateurs. Le répertoire est constitué de pièces nouvelles, et, pour une troupe d'amateurs, Pottecher écrit lui-­‐même en collaboration avec les villageois une cinquantaine de drames et comédies, ainsi que des pièces historiques ou légendaires. Ce Théâtre fonctionne en août et septembre. À Paris, sous l'influence de la Revue d'art dramatique, à laquelle collabore Romain Rolland, l'État s'intéresse un temps à un projet de théâtre populaire, mais les tentatives concrètes sont privées : le Théâtre Civique de Louis Lumeyt (1897), le Théâtre de la Coopération des Idées, d'Henri Dargel (1899-­‐1902), qui s'installera dans la salle du futur Vieux-­‐Colombier et y demeurera jusqu'en 1914, le Théâtre du Peuple de Belleville et sa salle de mille places, d'autres encore. Le plus souvent amateurs militants, mais recevant parfois le soutien de professionnels comme Firmin Gémier, le successeur d'Antoine, ou le débutant Louis Jouvet, les acteurs jouent des pièces de Mirbeau, de Brieux, de Romain Rolland. En 1903, Romain Rolland publie Le Théâtre du Peuple, sorte de bilan de cette expérience. Il est alors l'auteur de drames historiques sur la Révolution et il entend définir une esthétique nouvelle, récusant le répertoire classique, obsolète, le drame romantique «peau de lion jetée sur la niaiserie», le Boulevard écrit pour une bourgeoisie décadente et dégénérée. Revenant aux auteurs des Lumières, saluant Schiller et Tolstoï, il prône un théâtre alliant joie, force et intelligence, ouvert à la foule, rendant au peuple sa conscience de classe, source d'énergie mais aussi délassement. Il faut trouver les sujets dans l'histoire de France, dans celle des autres peuples, dans les contes et légendes. Cette aventure du théâtre populaire se poursuivra et s'amplifiera. Elle ne représente pas la seule aspiration du théâtre en ces années. En marge de toutes les tendances, pratiques ou programmes, un auteur comme Alfred Jarry* incarne la subversion littéraire. Qu'il ait été mis en scène en 1896 par Lugné-­‐Poe ne l'identifie pas au théâtre symboliste, même si le cycle ubuesque est farci de symboles. Ubu peut apparaître comme le syncrétisme sous forme de personnage dramatique de tout ce qui est négatif dans l'univers imaginaire de son créateur et retourné en énergie dévorante : la Physique, la Phynance et la Merdre, le tout formalisé dans ces déformations lexicales. Provocateur, «hénaurme», comme eût dit Flaubert, marionnette chargée de déréaliser et d'abstraire le théâtre, Ubu annonce le surréalisme et toutes les théâtralisations modernes. Triomphe de la stylisation et de l'artifice, le cycle ubuesque met en scène des pulsions et évacue la psychologie au bénéfice d'une présence, celle de l'Autre, repoussant, obscène, irréductible. Capital, un dernier aspect du théâtre à la fin du XIXe siècle doit être mis en évidence. La période romantique avait ouvert la scène française aux œuvres étrangères, plus ou moins bien traduites, plus ou bien adaptées. Après cette ouverture et l'exténuation du drame romantique, le théâtre français reste dans l'ignorance à peu près complète du répertoire étranger, alors que sa propre production est connue dans les capitales européennes. Il faut attendre 1888 et Antoine pour voir représenter des pièces venues d'ailleurs. Le Théâtre-­‐Libre et le Théâtre de l'Œuvre montent les dramaturges scandinaves (Ibsen, Strindberg, Björnson). Ainsi, chez Antoine, la première des Revenants d'Ibsen fait-­‐
elle figure d'événement en 1890, même si elle ne touche qu'un public restreint. Alors que la production naturaliste française demeure peu convaincante, Ibsen permet à Antoine de développer l'esthétique naturaliste. À l'opposé, Lugné-­‐Poe en fait entre 1892 et 1896 un porte-­‐drapeau du symbolisme, où les personnages sont comme leurs propres spectres, s'il faut en croire l'analyse d'Henri de Régnier. La première d'une œuvre de Strindberg, Mademoiselle Julie, a lieu au Théâtre-­‐Libre en 1893. Aux Scandinaves s'ajoutent les Russes : en 1888, La Puissance des ténèbres de Tolstoï montée par Antoine ne convainc guère la critique et n'enthousiasme vraiment que le cercle animé par Romain Rolland. Jusqu'en 1914, l'auteur russe ne sera joué qu'au travers d'adaptations, et sa véritable découverte ne s'effectuera qu'après la guerre. Du côté italien, le principal événement est la venue en France d'acteurs comme la Duse et Fregoli. En 1897 la Duse interprète La Dame aux camélias au Théâtre de la Renaissance dirigé par Sarah Bernhardt. Ni les auteurs véristes, ni les futuristes ne s'imposent, et seul d'Annunzio obtient les faveurs du public français, grâce à la Duse et à Sarah Bernhardt. Après la guerre, ce sera le règne de Pirandello. On ne joue guère les Allemands, problèmes de relations internationales obligent. Quant aux Anglais, c'est toujours Shakespeare qui domine, mais un Shakespeare enfin restitué dans sa vérité textuelle. En 1904, Antoine monte la première version intégrale du Roi Lear. Dès lors, la principale difficulté que présentera le dramaturge élisabéthain aux metteurs en scène sera son adaptation à la scène italienne, qui est toujours le cadre où s'exprime le théâtre français. Il faudra donc inventer une scénographie dont les retombées seront considérables. C. Fin ou apothéose du romantisme? Edmond Rostand * et le drame flamboyant On serait tenté d'arrêter sur Edmond Rostand et son énorme succès un parcours du théâtre français au XIXe siècle. Pourtant, à bien des égards, il peut apparaître comme un dinosaure pratiquant l'alexandrin. Ce serait oublier que, malgré la mort effective de la tragédie néo-­‐classique, le théâtre antique et à l'antique survit depuis les années 1840 et la Lucrèce de Ponsard, notamment avec les tentatives de Victor de Laprade* et celles des Parnassiens. Ce serait oublier que le vers continue d'être pratiqué par un Catulle Mendès (1842-­‐1909; La Reine Fiamette, 1894), un Moréas (1856-­‐1910; Iphigénie, 1903) ou un Verhaeren (1855-­‐1916; Le Cloître, 1900 et Philippe II, 1901, non représentés). Plus importante est la veine historique, nationale et patriotique, où brille l'injouable Jeanne d'Arc de Péguy (1897). Nous avons déjà cité Patrie de Sardou. Ponsard avait traité de la France du Directoire dans Le Lion amoureux (1866). Rostand s'inscrit dans cette lignée, et aussi dans celle du roman de cape et d'épée dumasien, que le mélodrame exploite de son côté. Quant à la tonalité sentimentale et romanesque, on la trouve dans le théâtre versifié d'un François Coppée (1842-­‐1908; Le Passant, 1869; Pour la couronne, 1895) ou d'un Jean Richepin (1849-­‐
1926; Le Flibustier, 1888; Le Chemineau, 1897). Servi par Sarah Bernhardt et Mounet-­‐Sully, ce genre triomphe même en 1875 à la Comédie-­‐Française avec La Fille de Roland d'Henri de Bornier (1825-­‐1901). Au confluent de plusieurs traditions, Edmond Rostand demeure pour nous l'auteur de L'Aiglon (1900) et de Cyrano de Bergerac (1897), malgré son incursion dans le symbolisme (Princesse lointaine, 1895), sa curieuse fable animale de Chantecler (1910) ou sa pièce biblique, La Samaritaine (1897). Joué par Sarah Bernhardt, alors âgée de cinquante six ans et mis en scène par Lucien Guitry, L'Aiglon est tout entier voué à la gloire napoléonienne et résonne fièrement dans une France revancharde. Cyrano de Bergerac est l'apothéose du verbe, en même temps que la célébration d'un personnage d'exception, où converge toute une série de héros appartenant au Panthéon imaginaire du théâtre français, de Rodrigue à Ruy Blas. Drame et comédie, enchantement romanesque et éclat de la tirade, prestiges de l'alexandrin et émotion dans toutes ses gammes, cette pièce est un compendium où le romantisme jette ses derniers feux, comme si la présence de la mort, plus forte encore dans L'Aiglon, colorait son lyrisme débordant, comme si l'ambiance fin-­‐de-­‐siècle imposait ses teintes crépusculaires. Cyrano de Bergerac, ou l'apothéose du spectacle en 1897 Créée à la Porte-­‐Saint-­‐Martin le 28 décembre 1897 et publiée en 1898, cette pièce est un chant à la gloire de la culture française en même temps que la mise en scène d'un héroïsme désuet. Acte I. Une représentation à l'hôtel de Bourgogne. Nous sommes en 1640. La salle se remplit en attendant une pastorale. Christian de Neuvillette est venu contempler la femme qu'il aime, la précieuse Roxane, courtisée par le duc de Guiche. La pièce commence, vite interrompue par Cyrano de Bergerac qui interdit au trop gros acteur Montfleury de jouer. L'un des spectateurs provoque Cyrano en critiquant son nez. Cyrano réplique par la célèbre tirade des Nez et le bat en duel; Il confesse à un ami qu'il aime Roxane passionnément mais désespérément à cause de sa laideur. Or Roxane lui fait demander un rendez-­‐vous pour le lendemain. Exalté, Cyrano peut alors se battre contre cent. Acte II. La rôtisserie des poètes. Cyrano vient au rendez-­‐vous chez Ragueneau qui nourrit les poètes impécunieux. Roxane lui avoue aimer un jeune homme dont elle ne connaît que le nom et qu'elle lui demande de protéger. Il s'agit de Christian, qui vient d'entrer dans la compagnie de cadets de Cyrano. Bouleversé, celui-­‐ci finit par prendre Christian sous son aile et décide de l'aider à conquérir sa belle. Acte III. Le Baiser de Roxane. Sous le balcon de la précieuse, Cyrano souffle au jeune homme les mots qui font fondre Roxane de bonheur. Il écarte de Guiche, venu conquérir Roxane de son côté, et permet le mariage des jeunes gens. Pour se venger, de Guiche envoie Cyrano et Christian au siège d'Arras. Acte IV. Les Cadets de Gascogne. Cyrano tente de soutenir le courage de ses hommes affamés. Arrive Roxane avec des vivres. Christian apprend alors que Cyrano, au péril de sa vie, a écrit pour lui une lettre quotidienne à sa femme. Il comprend que Roxane croit l'aimer alors qu'elle aime sans le savoir le bel esprit de Cyrano. Désespéré, il court se faire tuer. Acte V. La Gazette de Cyrano. Quatorze ans après, Roxane, veuve, s'est retirée dans un couvent où Cyrano vient lui rendre visite chaque jour et dire sa gazette, les potins de la Cour et de la Ville. Ce jour-­‐là, il vient quand même, malgré une blessure mortelle due à un accident, en fait un attentat. Roxane lui fait relire une lettre prétendument écrite par Christian le jour de sa mort, mais elle s'aperçoit qu'il la connaît par cœur, et donc qu'il en est l'auteur. Elle comprend qu'elle l'aimait. Après cet aveu, Cyrano peut mourir heureux. Théâtre dans le théâtre (acte I), grand spectacle de guerre (acte IV), scène classique revisitée (le balcon de l'acte III), art de la variation et du contraste (actes IV et V), rôle taillé sur mesure pour un acteur d'exception (Coquelin lors de la création), morceaux de bravoure, alexandrins bourrés de chevilles mais emportant l'adhésion du spectateur grâce à leur rythme, leurs trouvailles, leur flamboyance, savant dosage du comique et du pathétique, de la démesure et de la sentimentalité romanesque : Cyrano de Bergerac est aussi un subtil mélange de culture populaire (le roman de cape et d'épée) et de références savantes (le monde des libertins et des précieuses du temps de Louis XIII), de tradition théâtrale tant classique que baroque, de drame et de mélodrame, d'exaltation de l'héroïsme et de nostalgie pour une grandeur disparue, d'apologie romantique de l'énergie et de morbidité fin-­‐de-­‐siècle. On peut dénigrer cette pièce, et beaucoup l'ont fait. Mais comment ne pas comprendre les raisons de son succès et de sa survie? Le Cyrano de Rostand n'a pas grand chose à voir avec le personnage historique, mais il est entré tout droit dans la mémoire française. Un dramaturge dans l'ombre : Paul Claudel* Il y a quelque paradoxe à parler ici de Paul Claudel, dont les pièces restent totalement ignorées avant la guerre de 1914. Symboliste dans les années 1880, converti au catholicisme, il écrit la plus grande partie de son théâtre avant 1914, et n'est représenté qu'en 1912. C'est qu'il tient à contrôler lui-­‐même la mise en scène, faisant figure de véritable homme de théâtre, mais aussi que son œuvre pousse jusqu'à son terme la contestation romantique de la contrainte, alliée au refus symboliste du réalisme. Faisant de ses pièces une quête spirituelle, Claudel incarne dans ses personnages la faute et le salut et dans son drame des conflits métaphysiques, mais ne perd jamais de vue la théâtralité essentielle du jeu, des décors ou de la musique. D'une certaine façon, Claudel achève le théâtre du XIXe siècle, en portant au pinacle son esthétisation et son ambition herméneutique, en harmonisant le sens et l'irréalisme, moyen d'accéder à une réalité plus profonde. D. Vers l'époque moderne : acteurs, scènes et metteurs en scène Monstres sacrés L'expression, déjà utilisée à propos des grandes figures de l'époque romantique, date de notre siècle, une pièce de Cocteau portant ce titre en 1940. Elle désigne pour nous la génération des acteurs des trente dernières années du XIXe siècle et de la Belle Époque : Sarah Bernhardt, Julia Bartet, Réjane, Coquelin aîné, Mounet-­‐Sully, Albert Lambert .. Elle assume l'héritage de toutes les vedettes du passé, de Talma à Rachel, de Mlle George à Frédérick Lemaître. Le XIXe siècle est celui de la promotion de l'acteur charismatique exerçant sur le public une véritable fascination. Toute une tradition s'est instaurée, fondée d'abord sur l'art de la voix, alliance du timbre et de la virtuosité, tantôt magnifiée par des effets déclamatoires que nous jugerions aujourd'hui outranciers et ridicules, tantôt sublimée par la musicalité d'une diction, tantôt travaillée en force, tantôt en délicatesse subtile. L'art de l'émotion avait été porté au plus haut par Marie Dorval dans le drame et par Rachel dans la tragédie. Ensuite, les acteurs ont développé une gestuelle, appelée à l'époque pantomime par analogie au genre théâtral qui exerça une grande influence. L'expressivité fait l'objet de recherches et attire l'attention du public et de la critique, qui exploite tout un arsenal de formules pour qualifier le jeu des acteurs et une échelle de valeurs pour en apprécier la justesse, la pertinence et, paradoxalement, le naturel. La pléiade des monstres sacrés excelle dans la vocalisation, à laquelle les enregistrements qui nous restent ne rendent pas justice, et dans le sens de la théâtralité cérémonielle, particulièrement accentuée dans la tragédie classique, qui ressuscite sur la scène du Français à partir des années 1860. Sarah Bernhardt (1844-­‐1923) y débute dans Iphigénie en 1862. Elle demeure pour nous l'actrice de référence, à l'aise dans tous les répertoires, n'hésitant pas à jouer des rôles en travesti, comme Hamlet, Lorenzaccio ou l'Aiglon. Encensés, adulés, les monstres sacrés parachèvent la «starisation» des acteurs en même temps qu'ils parachèvent la figure du virtuose, apparue dans le domaine artistique vers les années 1820. Cependant, ce qui pourrait sembler un lien avec notre modernité s'avère un détournement du spectacle théâtral vers la performance individuelle, au moment même où la mise en scène repense la représentation théâtrale comme un art total. C'est de ce côté que l'avenir du théâtre se joue véritablement. Naissance de la mise en scène À plusieurs reprises, l'expression metteur en scène est apparue à propos du théâtre qui se joue depuis la Révolution. Elle désignait celui qui prenait en charge l'ordonnancement de la représentation, l'harmonisation des décors et costumes, la régie du jeu, en bref tout l'agencement du spectacle. Il pouvait s'agir de l'auteur, d'un acteur, d'un décorateur, du directeur de la salle. La fonction créant l'organe, tout appelait la spécialisation de ce travail. Une telle évolution se manifeste dans les années 1880. Le nouveau metteur en scène ne sera désormais plus seulement l'ordonnateur mais celui qui intégrera tous les éléments selon une vision, une interprétation de l'œuvre et selon une esthétique définie. Le metteur en scène devient un autre créateur de la pièce. En 1884, paraît un ouvrage symptomatique de cette autonomisation : L'Art de la mise en scène de Becq de Fouquières. Inaugurant l'ère du metteur en scène dans laquelle nous vivons toujours, le règne d'Antoine peut commencer. Le Théâtre-­‐Libre d'Antoine Ancien employé du gaz, André Antoine (1857-­‐1943) ne saurait être étiqueté comme naturaliste sous prétexte qu'il a monté des pièces de stricte obédience ou qu'il a pratiqué un vérisme scénique. Ce serait oublier qu'il a accueilli Courteline ou Francis de Curel, et qu'il a créé Maeterlinck. Partisan du réalisme dans le décor et le jeu des acteurs, il entend organiser sur la scène un microcosme à valeur symbolique, autrement dit un condensé de l'existence à haute teneur signifiante. Il s'agit d'ordonner le réel pour lui donner sens. Le fameux réalisme illusionniste qu'on lui attribue doit être compris dans cette perspective. Antoine n'ignore pas le travail de ses concurrents, en particulier celui de Lugné-­‐Poe, et il sait parfaitement s'approprier la mise en scène symboliste. Quand il passe à l'Odéon en 1906, Antoine revient au répertoire classique et s'inspire de la scène élisabéthaine pour monter Shakespeare. La salle du Théâtre-­‐Libre À l'actuel n° 31 de la rue de la Gaîté, s'était ouvert en 1819 le Théâtre Montparnasse. L'initiative était due à Pierre Seveste qui avait reçu de Louis XVIII le privilège d'exploiter des salles de théâtre dans la banlieue avec représentation des pièces jouées sur les scènes parisiennes. Frédérick Lemaître, Marie Dorval y jouèrent. Rebâti en 1848, le Théâtre de Montparnasse-­‐Montrouge fut racheté en 1851 et agrandi en 1856. En 1886, la salle fut entièrement reconstruite. André Antoine en disposa le vendredi de chaque semaine, qui était le jour de relâche pour y installer son Théâtre-­‐Libre fondé le 30 mars 1887 dans le passage de l'Élysée-­‐des-­‐Beaux-­‐Arts, aujourd'hui rue André-­‐Antoine (18e arrondissement). Il y reste de novembre 1887 à juin 1888. En 1891, Paul Fort y installera son Théâtre d'Art, qui déménagera rue de Clichy en 1895 pour devenir le Théâtre de l'Œuvre (voir plus bas). À partir de 1930, la salle sera exploitée par Gaston Baty jusqu'en 1942. Lugné-­‐Poe et le Théâtre de l'Œuvre Dirigée par Jean Jullien, la revue Art et critique (1889-­‐1990) tente d'harmoniser la coexistence entre un théâtre naturaliste et un autre théâtre, plus tourné vers l'imagination. En 1890, Paul Fort (1872-­‐1960), avec l'aide de la romancière et dramaturge Rachilde (pseudonyme de Mme Alfred Valette, née Marguerite Eymery, 1860-­‐1953), fonde contre le Théâtre-­‐Libre le Théâtre mixte, puis Théâtre d'Art, dont un des acteurs est Lugné-­‐Poe, qui fondera en 1893 le Théâtre de l'Œuvre, après le succès de Pelléas et Mélisande, tombé aux Bouffes-­‐Parisiens en 1892. Le Théâtre de l'Œuvre sera la forteresse symboliste jusqu'en 1914. On y joue Maeterlinck, Joseph Péladan, Édouard Dujardin. On tente d'y donner forme à l'ambition symboliste de l'art total, qui, d'une certain manière, sera l'ambition du siècle nouveau. 
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