ils en ont rêvé, la pub l`a fait. formes et présence du

LES POÈTES ET LA PUBLICITÉ
« Il y aura une fois » déclare le poète surréaliste. « Philips, c’est déjà demain », répond le
publicitaire. « L’imaginaire est ce qui tend à devenir réel » dit le premier, « Vous en avez rêvé,
Sony l’a fait » annonce crânement le second1. Si j’ai choisi de reprendre le slogan français de la
marque Sony, inventé dans les années 90, c’est d’abord parce qu’il fait partie de ces expressions
qui ont pénétré le langage quotidien, comme autant de proverbes et dictons populaires ayant
remplacé les autres — du célèbre (mais bientôt incompréhensible) « C’est écrit dessus, comme
le port-salut » au beaucoup plus transparent « parce que je le vaux bien » qui peut se traduire,
lui, dans toutes les langues, en passant par le « cadeau Bonux », le « maousse costaud » et le
«c’est doux, c’est neuf ? ». Les
152 proverbes mis au goût du jour
par les poètes surréalistes
eurent moins de succès.
La marque spécialisée dans les produits de haute technologie en matière de son et d’image,
Sony, se proposait donc dans les années 90 de réaliser les rêves du consommateur avant même
que celui-ci ne les ait formulés : l’innovation technique devenait la réponse à un désir inconscient
et l’objet high-tech doublement séduisant : capable d’assurer simultanément la révélation et la
satisfaction du désir (« Vous en avez
rêvé
» dit le slogan). On sait que l’emphase de la rhétorique
publicitaire fonctionne très souvent sur la capacité de l’annonce à transporter le produit dans un
monde idéal ou merveilleux, mais on peut être plus sensible à ceux qui utilisent le rêve comme
stratégie de séduction. L’ambiguïté du rêve fonctionne d’ailleurs ici à plein : non seulement le
rêve permet de renvoyer à l’utopie (toujours présentée sous son versant technique), à cet idéal
sublime que la réalité ne cesse de démentir, mais aussi, grâce à l’indétermination de l’objet
(«vous
en
avez rêvé », « Sony
l
’a fait »), à l’activité inconsciente, à cette création émancipée
des lois de la physique et de la rationalité logique que le sujet dormant, absent à lui-même,
développe malgré lui et qui fut, comme on le sait, l’un des instruments de prospection privilégiés
de la surréalité pour les poètes et les artistes surréalistes.
En cherchant après la Première Guerre mondiale à émanciper l’homme de tout ce qui
entravait l’expression de son désir et de sa liberté, en se proposant, par la voie du rêve et de
l’imagination poétique de « changer la vie » (Rimbaud) et de « transformer le monde » (Marx),
1. Les deux expressions sont d’André Breton. Voir « Il y aura une fois »,
Le Revolver à cheveux blancs
,
Œuvres complètes
, t. II, éd.
de Marguerite Bonnet, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade ». Désormais abrégé
OCII
.
par Émilie FRÉMOND
Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 / ANR LITTéPUB
ILS EN ONT RÊVÉ, LA PUB LA FAIT.
FORMES ET PRÉSENCE DU SURRÉALISME DANS LE FILM
PUBLICITAIRE CONTEMPORAIN
le surréalisme ne pouvait éviter de croiser le chemin de la réclame dont la rhétorique n’est
finalement pas si éloignée de la rhétorique révolutionnaire. Savon, dentifrice, chocolat, voiture
ou lunettes, l’objet change la vie puisqu’il change
votre
vie ; banques, assurances, transports,
media, institutions et services
transforment le monde
, puisqu’ils transforment l’expérience que
nous en faisons. Synthec réunit les « entreprises qui changent le monde », Vivendi « crée ce qui
vous change la vie ».
Changer la vie, changer la vue
2, le surréalisme fut donc le premier à décliner ses mots
d’ordre comme autant de slogans. Mais ne nous y trompons pas : la conception du progrès
qui sous-tend l’idéologie révolutionnaire d’un mouvement artistique ne saurait rejoindre la
rhétorique publicitaire d’une entreprise commerciale et les surréalistes se sont d’ailleurs très
tôt méfiés de l’idéologie faussement progressiste de l’innovation scientifique et technique sur
laquelle repose en grande partie la rhétorique publicitaire. Si au début des années vingt Aragon
devant les gadgets du concours Lépine se laisse fasciner par ces « machines de la vie pratique»
qui ont encore le « décoiffé du rêve », les « inventions pures sans application possible3 », les
choses ont bien changé au début des années soixante qui assistent à la naissance de la société
de consommation. La statue monumentale qui accueille les visiteurs de l’exposition de 1965,
L’Écart absolu
, et qui s’intitule « Le Consommateur » est un vaste totem capitonné sur lequel on
peut lire « HT 100 DQT » qui rappelle le célèbre « LHOOQ » de Duchamp. De même, la trajectoire
paraît s’être inversée entre le moment où, sous l’influence de Dada, Breton affirmait vouloir
faire de la poésie « un moyen (de réclame) » plutôt qu’une fin4 et la crise ouverte, à l’occasion
de
L’Honneur des poètes
, entre les surréalistes et leurs anciens compagnons défenseurs d’une
poésie nationale. Le pouvoir subversif de la publicité semble avoir fait long feu : en 1945, Benjamin
Péret désavoue les auteurs de
L’Honneur des poètes
parmi lesquels figurent Aragon et Éluard,
devenus selon lui « des agents de publicité » dont aucun poème ne « dépasse […] le niveau
lyrique de la publicité pharmaceutique5 ». « Aragon nobtient qu’un texte à faire pâlir d’envie
l’auteur de la rengaine radiophonique française, écrit Péret : un meuble signé Lévitan est garanti
pour longtemps6 ». La rhétorique publicitaire est devenue une antivaleur.
Pourtant, un certain nombre de convergences entre poésie, art surréaliste et publicité
expliquent que ces champions de la révolte aient fourni à la publicité contemporaine (souvent
bien malgré eux) ses armes les plus tranchantes, que d’aucuns jugeront cependant émoussées.
Depuis que la publicité se propose moins de promouvoir le produit que de capter l’attention, qu’elle
cherche moins à défendre qu’à surprendre, par une dérive des processus de la rhétorique vers
les processus de la psychologie cognitive, le scandale, le non-conformisme, le choc sont devenus
2. C’est par cette expression que Breton commence une conférence à Mexico en 1938. Repris dans
Inédits II
,
OCII
, p. 1260 et suiv.
3. Louis Aragon, « L’Ombre de l’inventeur »,
La Révolution surréaliste
, n° 1, 1er déc. 1924, p. 22.
4. Lettre à Aragon du 13 avril 1919, citée par Marguerite Bonnet,
André Breton. Naissance de l’aventure surréaliste
, José Corti,
1988, p. 153.
5. Benjamin Péret,
Le Déshonneur des poètes
, coll. « Libertés », J-J. Pauvert, 1945, p. 82.
6.
Ibid
., p. 85.
Les poètes et la publicité _ p. 177 ///
les moyens sinon les fins de l’image et du discours publicitaire. Pour séduire le consommateur,
avatar du bourgeois,
il faut être absolument moderne
(Rimbaud) mais avec cynisme et cultiver
cette esthétique du saugrenu dont parlait Aragon dans la préface du
Libertinage
, cultiver le
choc de la rencontre, des mots ou des images. S’il faut être absolument moderne, ce n’est plus
en trouvant comme Apollinaire la poésie du jour sur les « prospectus les catalogues [et] les
affiches », et en faisant comme Duchamp d’un porte-bouteilles une sculpture, mais en faisant
de la publicité le nouveau territoire de la poésie et de l’art. Or, de la révolution surréaliste, qui
s’ingéniait déjà après Dada à parodier la rhétorique du camelot pour suggérer que la littérature
n’était qu’une autre forme de camelote, que reste-t-il7 ? Une esthétique, un éthos, des poncifs.
C’est, pourrait-on dire, le
premier effet kiss cool
. Plus intéressant sans doute, parce que moins
superficiel, paraît être l’héritage d’une poétique du surréalisme : une poétique de dépaysement
de l’objet, de l’analogie visuelle, formelle ou verbale, la poétique du rêve ou la poétique associative
de l’automatisme.
Si j’ai choisi de m’intéresser plus particulièrement au film publicitaire, dans une perspective
intermédiale, c’est parce qu’il offre sans doute la forme la plus riche et la plus complète où l’on
peut voir s’exercer cette faculté gratuite que les surréalistes nommaient encore « imagination »
et que le marketing ne connaît plus que sous le nom de « créativité ». La forme brève, narrative,
séquentielle du spot publicitaire coïncide avec bien des aspects de l’écriture automatique.
Certaines techniques de l’image comme le morphing ou le
bullet-time
paraissent en outre
réaliser le vœu que formulait Breton dans « La peinture animée » de proposer une « nouvelle
optique familière » qui arrache la réalité à « son immobilité toute théorique » et la saisisse au
contraire « dans son mouvement »8. Le film publicitaire offre aujourd’hui tous les moyens dont
les poètes surréalistes rêvaient devant le cinéma et le dessin animé : faire « croître, fleurir
et se flétrir » une plante « en quelques secondes », faire que le « swing décisif d’un boxeur »
entraîne des « conséquences éminemment paradoxales », faire bon marché des « différences de
substances et […] de taille », « distrai[re] » les objets « de leur utilité » et ramener sur l’écran la
vie de l’éphémère à celle de l’éléphant.
Il s’agit d’abord de s’interroger sur les raisons pour lesquelles le surréalisme a pu devenir
la langue seconde du créatif d’aujourd’hui, comment les procédés poétiques du surréalisme,
véhiculés par les arts plastiques et la rhétorique avant-gardiste plutôt que par les œuvres, ont
pu se dé-spécifier au point de ne plus être reconnaissables. À partir de là nous envisagerons et
tenterons de classer un certain nombre de motifs et de dispositifs proprement surréalistes (des
« surréalismèmes ») à partir d’exemples choisis dans un corpus international, dans la mesure où
l’héritage du surréalisme dépasse largement le cadre français. Pour finir, c’est bien d’infortune
qu’il sera question, l’infortune d’une révolution qui n’imaginait pas voir les produits du rêve un
jour standardisés.
7. Georges Hugnet posait déjà la question en 1954. Voir
infra
.
8. André Breton, « La Peinture animée »,
Inédits II
,
OCII
, p. 1254-1255 pour l’ensemble des citations qui suit.
Les poètes et la publicité _ p. 178 ///
Passage des conforamas
À la recherche d’une mythologie moderne, les poètes surréalistes ont fait comme on le sait
de la ville, de ses passages, de ses vitrines et de ses objets l’un des conducteurs du rêve et de
l’imagination. On pourrait par exemple relire
Le Paysan de Paris
d’Aragon, qui se donne comme
une promenade à travers les nouveaux mythes de la cité moderne — mythes dont la publicité
constitue le premier vecteur — et y trouver autant d’ébauches de scénarios publicitaires : je
me promène dans une galerie vitrée qui devient soudain un aquarium (Renault, « Laquarium»,
1999), les pompes à essence, nouvelles divinités modernes au « bras long et souple » munies
d’une « tête lumineuse sans visage »9 s’animent ensuite, aux prises avec le bonhomme Michelin
que met également en scène Desnos (Michelin, 2009).
La poésie surréaliste en cherchant à libérer la poésie du livre où elle s’empoussiérait, l’a
en retour disséminée à peu près partout, en l’inscrivant sur les enseignes des magasins, les
affiches publicitaires, dans les vitrines, en faisant de la ville un véritable poème graphique. Mais,
à la faveur d’un effet d’animation généralisé, elle a aussi contribué à faire naître une poésie
de l’objet puisque les objets du quotidien finissent tous par s’incarner dans le récit surréaliste
et l’écriture automatique : la femme à sa toilette est ainsi entourée d’une « armée de limes »,
d’un « bataillon de pots de fard » qui attendent le combat10, tandis que le calorifère, la porte
et le plafond peuvent devenir autant de personnages11. L’objet quotidien, qu’il contribue au
merveilleux ou à un lyrisme de « l’inattendu burlesque » selon la formule d’Aragon retrouve avec
le surréalisme le pouvoir de certains fétiches primitifs. En cherchant à renouveler les formes
du lyrisme, le surréalisme a paradoxalement permis d’inscrire l’objet le plus trivial dans une
mythologie moderne. En cherchant à subvertir le discours des écoles littéraires par la rhétorique
du camelot, le surréalisme a paradoxalement fourni les outils de légitimation à cette même
rhétorique. Écoutons le camelot qui s’écrie :
Aujourd’hui je vous apporte un stupéfiant venu des limites de la conscience […] le produit
que j’ai l’honneur de vous présenter procure tout cela, procure aussi d’immenses avantages
inespérés, dépasse vos désirs, les suscite, vous fait accéder à des désirs nouveaux, insensés ;
n’en doutez pas, ce sont les ennemis de l’ordre qui mettent en circulation ce philtre d’absolu.
Ils le passent secrètement sous les yeux des gardiens, sous la forme de livres, de poèmes.
Le prétexte anodin de la littérature leur permet de vous donner à un prix défiant toute
concurrence ce ferment mortel duquel il est grand temps de généraliser l’usage. C’est le génie
en bouteille, la poésie en barre12.
En s’amusant donc à renverser les valeurs (la littérature n’étant plus qu’un prétexte, et le but
véritable du surréalisme le commerce), en jouant à dévaluer la poésie et à la traiter comme un
9. Louis Aragon,
Le Paysan de Paris
,
Œuvres poétiques complètes
, t. I, éd. Olivier Barbarant, p. 226.
10. Louis Aragon, « Madame à sa tour monte »,
Le Libertinage
,
Œuvres romanesques complètes
, éd. Daniel Bougnoux, t. I, p. 303.
11. André Breton,
Poisson soluble
, texte 30,
Œuvres complètes
, t. I, éd. Marguerite Bonnet, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la
Pléiade », p. 389. Désormais abrégé
OCI
.
12. Louis Aragon,
Le Paysan de Paris
,
op
.
cit
., p. 190.
Les poètes et la publicité _ p. 179 ///
produit de consommation courante ou illicite dans une visée polémique, le surréalisme a ouvert
une large circulation des valeurs et pris le risque de l’ironiste. L’hystérie déclarée « nouveau
moyen d’expression » en 192813 ? Quà cela ne tienne, après 1968, la folie est du dernier cri.
On
est fou d’Afflelou
,
Perrier c’est fou
,
Je suis fou du chocolat Lanvin
, et c’est Dali qui le dit. Dali, qui
récupère à lui seul l’éthos surréaliste pour le chocolat Lanvin, mais aussi pour l’Alka-Seltzer dont
le processus actif est décrit par l’artiste inspiré lors d’une séance de body-painting qui mime la
trajectoire du principe actif à l’intérieur du corps.
De quoi est fait le cursus d’un étudiant qui se forme aujourd’hui à la publicité ? D’à peu
près toutes les techniques inventées par le surréalisme pour subvertir l’image : photomontage,
détournement de lieu commun, et cours d’« events » pour apprendre à attirer l’attention des
consommateurs et à marquer les esprits, en somme la manière d’occuper l’espace public.
Du
stupéfiant image
des surréalistes au
spot viral
, on voit que la poésie comme la publicité
contemporaine n’hésitent pas à recourir à l’imaginaire de la contamination, de la dépendance et
du toxique. Tout, depuis la rhétorique manifestaire jusqu’à la poétique des œuvres surréalistes
en passant par l’imaginaire révolutionnaire (il existe aujourd’hui un
guerilla marketing
) témoigne
donc d’une communauté de moyens et d’intentions. Il suffit de comparer les conseils de formation
adressés aujourd’hui aux futurs « créatifs » avec les textes théoriques du surréalisme pour s’en
apercevoir. Mario Pricken, auteur d’un ouvrage célèbre intitulé
La Publicité créative
, a établi il y
a une quinzaine d’années déjà un catalogue des procédés de la publicité créative, le «
kickstart
catalogue
», autrement dit le catalogue des procédés qui permettent de mettre en branle les
processus associatifs. De produire
une
étincelle
en faisant jouer
la différence de potentiel entre
les deux conducteurs
, aurait dit Breton14. Ce catalogue de procédés (et l’on sait que le
Manifeste
du surréalisme
en contient plusieurs) propose 25 entrées, souvent redondantes, mais qui
reviennent à peu près toutes plus ou moins à dépayser l’objet, à bouleverser l’échelle dans lequel
il est présenté, à produire le choc de la rencontre, à user de l’analogie (un soutien-gorge utilisé
en guise de masque à gaz permet d’évoquer le préservatif masculin, un rasoir particulièrement
délicat peut servir de pinceau) ou du renversement (c’est le zèbre qui dévore désormais le lion,
toutes choses que le surréalisme trouvait déjà chez Lautréamont15).
13. André Breton, en collaboration avec Louis Aragon, « Le cinquantenaire de l’hystérie »,
OCI
, p. 948.
14. André Breton,
Manifeste du surréalisme
,
OCI
, p. 338.
15. « Eh bien, j’ai été témoin de quelque chose de plus fort : j’ai vu une gue manger un âne ! ». Lautréamont, Chant IV,
Les Chants
de Maldoror
, éd. Jean-Luc Steinmetz, GF, 1990, p. 221.
Les poètes et la publicité _ p. 180 ///
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