le surréalisme ne pouvait éviter de croiser le chemin de la réclame dont la rhétorique n’est
finalement pas si éloignée de la rhétorique révolutionnaire. Savon, dentifrice, chocolat, voiture
ou lunettes, l’objet change la vie puisqu’il change
votre
vie ; banques, assurances, transports,
media, institutions et services
transforment le monde
, puisqu’ils transforment l’expérience que
nous en faisons. Synthec réunit les « entreprises qui changent le monde », Vivendi « crée ce qui
vous change la vie ».
Changer la vie, changer la vue
2, le surréalisme fut donc le premier à décliner ses mots
d’ordre comme autant de slogans. Mais ne nous y trompons pas : la conception du progrès
qui sous-tend l’idéologie révolutionnaire d’un mouvement artistique ne saurait rejoindre la
rhétorique publicitaire d’une entreprise commerciale et les surréalistes se sont d’ailleurs très
tôt méfiés de l’idéologie faussement progressiste de l’innovation scientifique et technique sur
laquelle repose en grande partie la rhétorique publicitaire. Si au début des années vingt Aragon
devant les gadgets du concours Lépine se laisse fasciner par ces « machines de la vie pratique»
qui ont encore le « décoiffé du rêve », les « inventions pures sans application possible3 », les
choses ont bien changé au début des années soixante qui assistent à la naissance de la société
de consommation. La statue monumentale qui accueille les visiteurs de l’exposition de 1965,
L’Écart absolu
, et qui s’intitule « Le Consommateur » est un vaste totem capitonné sur lequel on
peut lire « HT 100 DQT » qui rappelle le célèbre « LHOOQ » de Duchamp. De même, la trajectoire
paraît s’être inversée entre le moment où, sous l’influence de Dada, Breton affirmait vouloir
faire de la poésie « un moyen (de réclame) » plutôt qu’une fin4 et la crise ouverte, à l’occasion
de
L’Honneur des poètes
, entre les surréalistes et leurs anciens compagnons défenseurs d’une
poésie nationale. Le pouvoir subversif de la publicité semble avoir fait long feu : en 1945, Benjamin
Péret désavoue les auteurs de
L’Honneur des poètes
parmi lesquels figurent Aragon et Éluard,
devenus selon lui « des agents de publicité » dont aucun poème ne « dépasse […] le niveau
lyrique de la publicité pharmaceutique5 ». « Aragon n’obtient qu’un texte à faire pâlir d’envie
l’auteur de la rengaine radiophonique française, écrit Péret : un meuble signé Lévitan est garanti
pour longtemps6 ». La rhétorique publicitaire est devenue une antivaleur.
Pourtant, un certain nombre de convergences entre poésie, art surréaliste et publicité
expliquent que ces champions de la révolte aient fourni à la publicité contemporaine (souvent
bien malgré eux) ses armes les plus tranchantes, que d’aucuns jugeront cependant émoussées.
Depuis que la publicité se propose moins de promouvoir le produit que de capter l’attention, qu’elle
cherche moins à défendre qu’à surprendre, par une dérive des processus de la rhétorique vers
les processus de la psychologie cognitive, le scandale, le non-conformisme, le choc sont devenus
2. C’est par cette expression que Breton commence une conférence à Mexico en 1938. Repris dans
Inédits II
,
OCII
, p. 1260 et suiv.
3. Louis Aragon, « L’Ombre de l’inventeur »,
La Révolution surréaliste
, n° 1, 1er déc. 1924, p. 22.
4. Lettre à Aragon du 13 avril 1919, citée par Marguerite Bonnet,
André Breton. Naissance de l’aventure surréaliste
, José Corti,
1988, p. 153.
5. Benjamin Péret,
Le Déshonneur des poètes
, coll. « Libertés », J-J. Pauvert, 1945, p. 82.
6.
Ibid
., p. 85.
Les poètes et la publicité _ p. 177 ///