Choses du Surréalisme transformer le fantastique en réel Ghislaine Word Le Surréalisme, fruit de lidéologie politique de Karl Marx et de la psychanalyse de Sigmund Freud, est probablement le mouvement artistique davant-garde le plus influant du XXe siècle. Le terme, utilisé pour la première fois en 1917 par Guillaume Apollinaire, critique dart et poète, a été depuis largement galvaudé, servant à décrire depuis lhumour de Monty Python jusquà lart des frères Chapman. Utilisé à profusion, et pourtant presque jamais défini, il identifie aussi bien un état de lêtre quune esthétique visuelle déterminée. Les préoccupations thématiques et les stratégies visuelles du Surréalisme, qui surgit dans les années 1920, transformèrent les mondes de lart, du design, de la mode et de la publicité de la décennie suivante et continuent dexercer une importante influence dans de nombreux domaines. Toutefois, le passage du mouvement artistique davant-garde politiquement radical au phénomène culturel a été complexe. IL nest pas simplement lappropriation par quelques artistes et créateurs étrangers au mouvement de liconographie et des techniques du Surréalisme, il surgit aussi au sein même du mouvement. À plusieurs points de vue, le Surréalisme portait en lui-même les graines de sa propre commercialisation. Ce livre et lexposition qui laccompagne ont pour objet de fouiller ce processus et de mettre en évidence lengagement des artistes surréalistes dans le monde plus large du design. Le plus grand danger qui menace sans doute aujourdhui le Surréalisme est, en raison de la rapidité de sa diffusion mondiale (malgré nos efforts, le mot a été divulgué beaucoup plus que lidée), lappropriation de létiquette par une série duvres en tous genres et de qualité discutable(1). Comme le reconnurent André Breton, chef de file du groupe surréaliste, et bien dautres, le Surréalisme était déjà sorti, au milieu des années 1930, du simple cadre dun mouvement artistique davantgarde. Alfred Barr observait, dans le catalogue de lexposition Fantastic Art, Dada and Surrealism, célébrée au Museum of Modern Art en 1936: [le Surréalisme] est entrain dinfluencer des artistes étrangers au mouvement ainsi que des créateurs darts décoratifs et commerciaux ; il est en train de servir de lien entre la psychologie dune part, et la poésie de lautre(2) . Sa prolifération dans les sphères de la mode, de la publicité et du design dintérieurs et de produits est allée de pair avec une application de plus en plus profuse du terme. Pour certaines personnes, il fallait se féliciter de lappropriation du Surréalisme par une partie du monde commercial et de son assimilation dans le langage et les seconder, alors que pour dautres, elle fut considérée comme un anathème par les principaux politiciens du mouvement. Malgré tout, le processus a été inexorable et a donné lieu à un langage visuel de modernité, nouveau et dynamique. Les préoccupations concernant la diffusion du Surréalisme furent clairement exposées lors dune conférence donnée par Breton à Prague en 1935, intitulée Situation surréaliste de lobjet, dans laquelle il proposait un plan visant à éviter ce type dabus: . . . nous aimerions établir une ligne de démarcation stricte entre ce qui est essentiellement surréaliste et ce qui a la prétention de passer comme tel, pour des motifs publicitaires ou autres. Idéalement, tout objet authentiquement surréaliste doit être immédiatement reconnaissable par un signe quelconque, externe et concret. Man Ray eut lidée dun type de label ou de symbole . . . qui serait inclus dune façon ou dune autre dans le poème, le livre, le dessin, la toile, la sculpture ou la nouvelle construction . . . une marque inimitable et indélébile, quelque chose comme: Ceci est un objet surréaliste(3). (1) Pontus Hulten (éd.), The Surrealists Look at Art: Eluard, Aragon, Soupault, Breton, Tzara (Venise, 1990), page 161. (2) Alfred Barr, Fantastic Art, Dada and Surrealism (New York, 1936), page 13. (3) Hulten (1990), pages 16162. 01 page © FMGB Guggenheim Bilbao Museoa, Bilbao 2007 La délimitation et la codification de la praxis surréaliste avaient formé partie intégrante du leadership de Breton depuis la naissance du mouvement, avec la publication en 1924 du Premier Manifeste du Surréalisme. Durant les années 1920, il dirigea les activités du groupe vers une exploration de linconscient, dans un premier temps à travers la poésie et lécriture, puis du dessin, du collage et de la peinture, en utilisant de préférence des techniques automatiques. Dans les premières années de la décennie 1930, on assista à lévolution vers un engagement vis-à-vis de lobjet comme concrétisation de désirs inconscients et comme représentation du fétichisme des biens de consommation. La ligne tracée par Breton dans Situation surréaliste de lobjet pour poème, livre, dessin, toile, sculpture et nouvelle construction reflète les principaux progrès opérés au sein du mouvement et a donné forme par la suite à lanalyse du thème, mais elle ne montre pas toute la gamme des applications que lui ont donné les artistes. Un certain nombre de disciplines et de genres parmi lesquels on peut citer larchitecture, le design, la mode, la décoration de théâtre et le design dintérieur ont été dans une large mesure ignorés. Comme lobserva justement Breton, les limites du Surréalisme avaient été transgressées non seulement par ceux qui sappropriaient de ses techniques et de son langage visuel, mais aussi par les artistes qui, nappartenant pas au mouvement, avaient entrepris une activité commerciale. Pourtant, dès les premiers moments, la relation entre le Surréalisme et le commerce fut complexe, même pour la propre position de Breton vis-à-vis de lactivité commerciale. Il ne traita pas toujours de la même façon les artistes qui participaient à des projets étrangers aux activités sanctionnées, donnant parfois limpression que cela dépendait de ses pèlerinages particuliers avec le parti communiste français. Plusieurs artistes furent sévèrement critiqués pour leur implication dans des activités commerciales alors que dautres pouvaient agir en toute liberté. Ainsi, par exemple, en 1926, Breton et Louis Aragon se montrèrent très réticents à la collaboration de Max Ernst et de Joan Miró avec les Ballets Russes. Serguei Diaghilev avait chargé les deux artistes de peindre les décors pour la production de Roméo et Juliette, quils réalisèrent en sinspirant de la peinture automatique. Incité par Breton et Aragon, un groupe dhommes perturba la première de luvre à Paris en sifflant et en distribuant des tracts dénonçant la participation des peintres. La protestation énumérait les offenses de Ernst et de Miró: il est inadmissible que les idées soient mises au service de largent. Un an à peine a passé et celui que nous pensions incorruptible sest déjà soumis aux forces auxquelles il sétait autrefois opposé(4) . Il est possible que Breton ait agi poussé par Pablo Picasso qui accusait Ernst et Miró de sêtre vendus à un russe blanc réactionnaire mais lincident met en évidence à quel point la perception publique du Surréalisme et de ses affiliations au communisme(5) importaient à Breton. À cette époque, aussi bien Ernst que Miró étaient acclamés comme principaux représentants de la peinture surréaliste et, bien que lincident ne provoqua pas leur expulsion du groupe, elle fit ressortir les tensions au sujet de ce qui, de lavis de Breton, constituait une activité surréaliste politiquement acceptable. Pour beaucoup dartistes, la collaboration avec les Ballets Russes équivalait difficilement à mettre en question leurs principes politiques ou à se rabaisser à une activité commerciale. Au contraire, dautres artistes eurent la possibilité de se consacrer de façon manifeste à la commercialisation sans que cela ne constituât un motif de reproche. Man Ray exploita en toute liberté les possibilités que lui offrait le domaine lucratif de la photographie de mode sans abandonner pour autant la substance des progrès aussi bien formels que théoriques du groupe. Il réalisa ses premières photographies commerciales pour le couturier Paul Poiret, quil avait connu en 1922 par lintermédiaire de Gabrielle Buffet, épouse de Francis Picabia. En 1925, le propre Picasso dessina des décors pour Parade de Diaghilev en 1917. Man Ray photographia les modèles de Poiret dans le Pavillon de lÉlégance à lExposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de Paris, créant une série dimages surréalistes de mannequins, dont lun apparut même en couverture de La Révolution surréaliste. Cette connivence entre photographie commerciale et artistique se prolongea durant les années 1920 et 1930. Man Ray fournissait des photographies aux revues surréalistes comme Minotaure et à certaines publications de Breton comme LAmour Fou (1937), tout en collaborant dans les revues de mode Vogue et Harpers Bazaar. Pour Man Ray, ces domaines ne sexcluaient pas mutuellement et il était fréquent que les progrès formels qui survenaient dans la photographie de mode alimentent sa production artistique. (4) Alexander Schouvaloff, The Art of Ballets Russes, The Serge Lifar Collection of Theatre Designs, Costumes, and Paintings at the Wadsworth Atheneum, cat. expo., Hartford, 1997, page 196. (5) Picasso lui-même participa aux designs de « Parade » de Diaghilev en 1917. 02 page © FMGB Guggenheim Bilbao Museoa, Bilbao 2008 2007 Man Ray, qui fut lun des premiers surréalistes à comprendre le potentiel de la culture de masses comme nouveau champ dexpression artistique, identifia le Surréalisme balbutiant du monde de la mode en explorant liconographie du mannequin en qualité dobjet dans des photographies aussi bien commerciales qu artistiques. Ses images du corps féminin déconstruit et fétichisé firent grand bruit, contribuant à créer un style dans la photographie de mode fréquemment imité. La participation du propre Breton à des activités commerciales peut également sembler en contradiction avec ses principes et en tous cas avec son discours. En plus de son rôle de conseiller artistique de léminent collectionneur Jacques Doucet, depuis les premiers temps du mouvement, il participa à plusieurs projets commerciaux(6). Marie Cuttoli, dessinatrice de mode et propriétaire dune galerie, rappelle quen 192425 Breton collabora à lorganisation dune exposition de tapis créés par des artistes, qui devaient ensuite être fabriqués par Aubusson. Cette exposition devait avoir lieu à la Galerie Myrbor, une galerie spécialisée à la fois en vente de mode et duvres dart. Breton imposa les cartons de plusieurs artistes surréalistes, entre autres (Hans) Jean Arp, et, bien que lexposition ne vit finalement pas le jour, son rôle comme administrateur du projet fut essentiel. En 1933, Cuttoli mit en uvre son projet de revitalisation de la production dAubusson en commandant des cartons pour tapis à des artistes contemporains. Joan Miró créa deux modèles qui furent ensuite utilisés pour des tapis, Personnages avec étoiles et Hirondelle Amour(7). Après la Galerie Surréaliste de Breton, dont la vie fut de courte durée puisquelle ferma en mars 1928, louverture rue de la Seine de la Gradiva Gallery associa encore plus la promotion du Surréalisme à des motivations commerciales. Dans une lettre adressée à Edward James en juillet 1937, René Magritte mentionne quil avait visité la boutique de Breton avec Marie-Laure de Noailles (personnalité de lépoque et mécène éminente de lart contemporain) et se souvient quil y vit une chaise couverte de lierre et une brouette matelassée où une personne pouvait sasseoir confortablement(8). La chaise recouverte de lierre, de Wolfgang Paalen, ainsi que la Brouette, de Óscar Domínguez, sont de manière significative des objets surréalistes dans lesquels les frontières entre lart et le design, entre le meuble et lobjet, sestompent. La Brouette, qui fut exposée pour la première fois en 1937, participa avec un grand impact à lexposition de photographie de mode de Man Ray, dans laquelle un mannequin dune extrême élégance vêtu dune robe de soirée de Vionnet, posait allongé sur la brouette tapissée de satin. Cette photographie contribua de façon cruciale à cimenter la relation entre les objets surréalistes et le monde de la mode. La chaise recouverte de lierre de Paalen, qui occupa une place très remarquée à lExposition internationale du surréalisme de 1938, sétait aussi incorporée aux nouvelles tendances du design dintérieur moderne. Marie-Laure de Noailles fit lacquisition dun exemplaire de luvre et en avril 1938, celle-ci fut reproduite dans un article du Harpers Bazaar intitulé The New Fantastic, décorant la salle de bain des Noailles. En légende figurait le texte suivant: La chaise, avec dossier de barreaux horizontaux, est complètement recouverte de feuilles de lierre artificiel en toile cirée. Création de Gradiva, une nouvelle galerie parisienne qui se consacre à la promotion dartistes modernes(9). Si Breton prétendait promouvoir la cause du Surréalisme à travers Gradiva, il ne fait aucun doute quil choisit des uvres qui réduisaient la distance entre lart et le design de mode. Il afficha par ailleurs un certain pragmatisme vis-à-vis de la production duvres, puisquon sait quil fut fabriqué au moins deux versions de la chaise recouverte de lierre et de la Brouette. Aux yeux du monde extérieur, et de certains observateurs perspicaces comme Magritte, Gradiva donnait limpression dêtre à la fois une boutique de mode, dans laquelle on pouvait faire lacquisition de passionnants designs contemporains, et une galerie dart. Lassociation du Surréalisme au design dintérieur se consolida encore plus dans la galerie de Leo Castelli et René Drouin, située dans lédifice contigu à Schiaparelli, au milieu des élégants établissements de la place Vendôme. (6) Breton agit en qualité de conseiller du collectionneur Jacques Doucet dans les années 1920. (7) Marie Cuttoli, lettre à Lucie Weill-Seligman, 8 mai 1964 (Arp Foundation Archive, Meudon). (8) René Magritte, lettre à Edward James, 3 juillet 1937 (Edward James Foundation). (9) Harpers Bazaar (édition britannique, avril, 1938), page 56. 03 page © FMGB Guggenheim Bilbao Museoa, Bilbao 2008 2007 La Galerie Drouin fut inaugurée en 1939 avec une exposition de la peinture monumentale de Pavel Tchelitchew intitulée Phenomena, à la lumière des bougies. Ensuite vint une exposition darts décoratifs orchestrée par la peintre Leonor Fini, amie denfance de Castelli à Trieste. Sous sa direction, lexposition prit une tournure nettement surréaliste, car elle présentait en même temps des tableaux et des objets, tels que tables, buffets, miroirs et chaises de Salvador Dalí, Meret Oppenheim, Max Ernst, Eugene Berman, Valentine Hugo, Filippo de Pisis et de la propre Fini. Le critique Marcel Zahar, dans une chronique pour la revue Studio, commentait ainsi que le tout Paris avait été invité à linauguration privée et quon avait limpression quil sagissait danoblir les uvres dun groupe dartistes intéressants qui étaient là grâce au Surréalisme(10). Dalí présenta un fauteuil qui respirait, une idée dans laquelle il persista, déclarant en 1940: Ce fauteuil vivra, respirera, aura un mécanisme qui sadaptera à la respiration du corps humain(11). Luvre de Max Ernst LAnge du foyer, image prophétique de la guerre imminente, occupa une place dhonneur dans lune des trois salles et aurait pu marquer le style de toute lexposition, mais ce furent les uvres darts décoratives qui finalement suscitèrent le plus dintérêt. Comme le remarqua Zahar, nous avons été heureux de constater que le talent de ces artistes sest appliqué à des uvres qui avaient une finalité décorative: panneaux muraux et buffets peints. Les résultats, originaux et séduisants, suggèrent de nouvelles et possibles collaborations entre décorateurs et artistes(12). Meret Oppenheim présenta une table à pattes doiseau et un miroir encadré dune chevelure ondulée(13) . Fini créa plusieurs panneaux peints (probablement pour des portes), une chaise-corset et une monumentale Armoire anthropomorphe, tandis que le peintre néoromantique Eugene Berman exposa une armoire en trompe-lil, dont liconographie de détérioration et dabandon semblait elle aussi suggérer la guerre imminente. Castelli se rappelait plus tard que latmosphère de linauguration avait été très spéciale, chic, intense et décadente. Lactualité et lélégance de lévénement prirent encore plus dampleur grâce à un reportage graphique de George Hoyningen-Huene pour le numéro de septembre de la revue Harpers Bazaar, dans lequel il fit poser des mannequins portant des costumes dAlix, Schiaparelli et Mainbocher devant les uvres dart de la galerie. Ces images, prises comme dans un rêve, contribuèrent à renforcer la relation entre la mode et le Surréalisme. La photographie dun mannequin en robe de soirée à rayures de Mainbocher, posant alanguie devant lAnge du Foyer de Ernst suggère tout à la fois lironie et la facilité dune relation si symbolique. Lexposition de la Galerie Drouin, qui ne tarderait pas à se voir éclipsée par la guerre, marqua le zénith de la relation entre mode et Surréalisme(14). La propre scène sociale parisienne favorisa la diffusion rapide des idées et des esthétiques. Le mécénat de certaines personnalités, comme les Noailles, Carlos de Beistegui et Étienne de Beaumont, facilita léclosion des activités davant-garde et marqua de surcroît leur assimilation dans le courant principal de la culture. Les bals dissolus, les fêtes et les événements sociaux qui furent célébrés avec des costumes surréalistes ou suivant une thématique surréaliste abondèrent en ce sens, tandis que les réseaux de connexions, damitiés et de relations personnelles qui sentrecroisaient dans Paris amalgamèrent encore plus intimement les mondes de lart et de la mode. Parmi les collaborateurs dElsa Schiaparelli qui créèrent pour sa maison de mode, on peut citer Salvador Dalí, Louis Aragon, Elsa Triolet, Meret Oppenheim, Leonor Fini et Alberto Giacometti. Létroite relation de Jean-Michel Frank avec René Crevel contribua à un contact direct avec le cercle surréaliste. Frank, lun des créateurs de design dintérieur les plus célèbres de lépoque, eut recours à des artistes étroitement rattachés au mouvement, comme Salvador Dalí et Alberto Giacometti, et à des amis situés à la périphérie du groupe, parmi lesquels on peut citer Christian Bérard et Emilio Terry. Les mondes de lart, de la mode et du design étaient habituellement unis par des liens de profonde amitié, des relations sexuelles et des sympathies personnelles. (10) Marcel Zahar, Galerie Drouin, The Studio, vol. 118 (octobre 1939), pages 17980. (11) Salvador Dalí, 1940, dans Jaap Guldemond (éd.), Its all Dalí: Film, Fashion, Photography, Design, Advertising, Painting (Rotterdam, 2005), page 27. (12) Zahar (1939), pages 17980. (13) Le miroir a disparu de la circulation. (14) Castelli se souvient de linauguration de la galerie: notre première exposition eut lieu en mai 1939, elle eut un grand succès; en juillet, nous fermâmes pour les vacances dété et en septembre, la guerre éclata. Ann Hindry (éd.), Claude Berri Meets Leo Castelli (Paris, 1990), page 78. 04 page © FMGB Guggenheim Bilbao Museoa, Bilbao 2008 2007 Au-delà des activités commerciales des galeries et des artistes individuels, ou des réseaux sociaux qui favorisaient la transmission rapide des idées, les propres thèmes du Surréalisme se prêtaient sous bon nombre daspects au processus de commercialisation. On pourrait alléguer que plus quaucun autre mouvement davant-garde intégré dans le courant principal, le Surréalisme précipita son propre mercantilisme tant à travers ses préoccupations thématiques quà travers ses développements formels. Son distancement, au début des années 1930, du texte et de limage, pour adopter lobjet comme thème, établit des règles qui facilitèrent lavènement dun style surréaliste qui utilisait certains outils méthodologiques tels que la juxtaposition insolite, le déplacement et la fétichisation. Lélision du sujet et de lobjet au sein de cette nouvelle forme de pratique surréaliste permit à ces uvres de pénétrer sur le marché séparées de leur intentionnalité politiquement radicale pour bouleverser les idées conventionnelles de la production artistique et pour mettre en évidence le fonctionnement du fétichisme des biens de consommation. Cet pourquoi il nest peut-être pas surprenant que Dalí ait encouragé ce changement théorique dorientation et, quune fois effectué, il se soit hâté de développer son grand potentiel commercial. Il explora les complexités de ses premiers objets surréalistes, comme lObjet scatologique, 1930 dans lequel des chaînes dassociation, à la fois psychologiques et physiques, créent de nouvelles significations, dans des uvres postérieures; mais il les combina souvent à une iconographie plus facilement consommable . Ce livre explore les tensions et les contradictions qui intervinrent dans le développement de lobjet surréaliste et souligne le rôle que joua lévolution formelle envers lobjet dans la création du style surréaliste. Plusieurs des préoccupations thématiques du Surréalisme favorisèrent aussi un échange complexe didées et diconographie entre le monde de lart et celui du commerce. Lintérêt des surréalistes pour les anciennes structures urbaines de la consommation arcades et galeries, mannequins, publicité et vitrines établit une série dimages facilement absorbables. Même si pour les surréalistes ces vestiges de la société de consommation du dix-neuvième siècle indiquaient un ensemble dintérêts clairement différents, révélateur des effets ruineux de la modernisation(15) comme la observé Hal Foster, ils fournissaient en même temps une iconographie qui se réintroduisait dans la sphère commerciale surréalisée. Le mannequin, doté dune nouvelle gamme de significations à travers le Surréalisme, devenait un véhicule de lesthétique surréaliste au sein de la sphère commerciale. Les gigantesques mannequins en plâtre que Robert Couturier élabora pour le Pavillon de lÉlégance à lexposition de Paris de 1937 créèrent une mise en scène surréaliste pour la promotion de la haute couture française; un an plus tard, en revanche, les mannequins surréalistes exposés à lExposition surréaliste eurent une conséquence immédiate sur les vitrines commerciales, tout en étant dépourvus des aspects plus violents et plus fétichistes qui avaient été explorés dans la rue des Mannequins de lExposition(16). La décoration de vitrines fut lun des premiers domaines à assimiler complètement liconographie surréaliste un processus inexorablement encouragé par les remarquables activités de Dalí dans ce domaine. Celui-ci créa sa première vitrine, intitulée She was a Surrealist Woman. She was like a figure in a Dream, pour létablissement Bonwit Teller de la 5ème Avenue, en 1936. Ce sont néanmoins les vitrines réalisées en 1939 pour ce même établissement qui lui valurent sa réputation inique, donnant lieu à ce gros titre: Une baignoire vainc le surréaliste Dalí dans un combat sur la 5ème Avenue(17) . Dalí, furieux de lingérence de la direction, lança une baignoire contre la vitrine, devenant ainsi très populaire aux États-Unis comme représentant du Surréalisme. Schiaparelli adopta de façon réitérée un style surréaliste dans les vitrines de son établissement de la place Vendôme. Son assistante, Bettina Bergery que Dalí décrivit comme lune des femmes de Paris les mieux dotées pour la fantaisie, planta des décors où les mannequins évoluaient dans des tableaux surréalistes . Schiaparelli, plus que toute autre créatrice, est sans doute celle qui comprit le mieux le pouvoir commercial de limage surréaliste. (15) Hal Foster, Compulsive Beauty (Cambridge, ma, 1993), page 157. (16) Le mannequin de Dalí couvert de petites cuillères fut copié dans une vitrine de galeries commerciales françaises (cf. 7.16). (17) New York Daily (17 mars, 1939). 05 page © FMGB Guggenheim Bilbao Museoa, Bilbao 2008 2007 En dehors du mannequin, la représentation du corps (et en particulier du corps féminin), se convertit en scène privilégiée de lexpérimentation surréaliste. Il fut lobjet dune étude minutieuse : démembré, fragmenté, profané, érotisé et voué à une série dintérêts psychologiques, sociologiques et sexuels. Le corps comme catégorie universelle unissait les sphères du psychologique et du physique, et permettait lexploration de la sexualité comme un aspect de la modernité. Et, plus important encore, il savérait un facteur primaire dans la transformation du Surréalisme en objet de consommation. La mode établit une relation directe entre le corps et les biens de consommation et, dans liconographie de la mode et de la photographie de mode, il fut manipulé et fétichisé. Les mécanismes de promotion de la mode garantirent ladhésion de nombreux adeptes à cette nouvelle vision du corps, en particulier à travers certaines revues de mode comme Vogue et Harpers Bazaar. Les exigences de la mode par exemple, son engagement direct avec la corporéité favorisèrent fréquemment le développement didées qui conformeraient par la suite les uvres surréalistes. Lexemple le plus célèbre de ce processus est sans doute lévolution conceptuelle de la tasse de thé et de la cuillère recouvertes de fourrure de 1936, de Meret Oppenheim. La genèse de cet objet inverse le processus habituel de lidée, concrétisée comme uvre dart unique puis commercialisée. Dans ce cas, lobjet existe avant et inspire une uvre dart qui, à son tour, sadresse au fétichisme des biens de consommation. Au printemps 1936, Oppenheim avait créé quelques bijoux pour Schiaparelli, dont un bracelet en métal recouvert de fourrure. Elle le portait lorsquelle croisa Dora Maar et Picasso au Café de Flore de Paris et Picasso commenta quon pourrait recouvrir de fourrure nimporte quel objet. Oppenheim lui répondit en suggérant que même une tasse et une assiette pouvaient être recouvertes de fourrure. Elle créa alors Objet, premier titre quelle lui attribua, pour lExposition surréaliste dobjets célébrée à la Galerie Charles Ratton en mai 1936, où luvre se convertit immédiatement en larchétype de lobjet surréaliste. LObjet, dont Breton changea le nom pour celui de Le Déjeuner en fourrure , évoquait les connotations scandaleuses de sexualité féminine représentées dans Le Déjeuner sur lherbe, 1863, dÉdouard Manet et le fétichisme sexuel implicite dans lallusion au roman de Leopold von Sacher-Masoch intitulé La Venus à la fourrure (1870). Néanmoins, son statut iconique a souvent suscité une analyse indépendante ; de plus, on a très souvent ignoré son rapport direct avec la mode. La tasse recouverte de fourrure se situe dans une trajectoire duvres qui explorent le thème de la mode et du corps féminin fétichisé. Lidée dune seconde peau inhérente au design du bracelet trouve sa continuité dans la tasse de thé recouverte de fourrure et dans les gants et chaussures recouverts de fourrure. Lérotisme corporel de la tasse recouverte de fourrure (qui se traduit par la forme concave recouverte de fourrure sur laquelle est placée une cuillère phallique et par la sensation imaginée du contact oral avec la fourrure de la tasse) se renforce lorsquon sait que la tasse symbolise le corps féminin. Oppenheim la décrivit par la suite comme limage de la féminité imprimée dans lesprit des hommes et projetée sur les femmes(19). Meret Oppenheim, tout comme Leonor Fini, continuèrent dexplorer toute leur vie durant la relation entre le Surréalisme, le vêtement et le corps. Elles étaient très amies et leur correspondance révèle lintérêt que toutes deux partageaient pour la transformation ou la dissimulation du corps à travers la mode. Souvent, Oppenheim écrivait à Fini et lui décrivait de nouveaux objets, comme les écharpesperruques ou des ensembles quelle était entrain de créer, tandis que Fini reprenait pour sa part le thème de la femme masquée: Jaime la nature sacrilège de mhabiller comme un prêtre et lexpérience dêtre une femme et de porter les vêtements dun homme qui ne connaîtra jamais le corps dune femme(20) . Fini explora la représentation du corps à travers différentes voies, même si elle avait lhabitude de recourir à liconographie de la métamorphose pour suggérer des instincts animaux sublimés. Ses femmes moitié animales, moitié humaines, , fortes et séduisantes, adoptent les traits de lartiste et assument un discours qui tranche profondément avec liconographie utilisée par les surréalistes masculins. (19) Cité par Edward D. Powers dans These Boots Aint Made For Walking, Art History, vol. 24, n.º 3 (juin 2001), page 369. (20) Cité par Whitney Chadwick dans Women Artists and the Surrealist Movement (Londres, 1985), page 80. 06 page © FMGB Guggenheim Bilbao Museoa, Bilbao 2008 2007 Son extraordinaire Armoire anthropomorphe, créée pour lexposition de Drouin de 1939, est à la fois sensuelle et troublante. Les femmes aux ailes de cygne sont des personnages tirés dun mythe métamorphique, et qui suggèrent en même temps une féminité moderne à la mode. La forme même de larmoire sinspire de ces silhouettes majestueuses, acquérant une présence corporelle. Fini, comme dautres femmes artistes rattachées au Surréalisme, simpliqua en le bouleversant dans le discours surréaliste masculin, qui attribuait fréquemment aux femmes limage de femme-enfant, proches de la nature et donc de linconscient. Dans luvre de Fini se fondent la nature et le moi, offrant souvent une image animalière troublante de la forme et de lâme féminines. La nature, lun des thèmes centraux du Surréalisme, offrit aussi un répertoire didées, de formes et de motifs qui sadaptèrent immédiatement à leur utilisation dans le design. Depuis lobjet trouvé (fusion de réalité matérielle, de hasard et dinconscient) jusquaux techniques automatiques qui explorèrent les processus aléatoires (comme le frottage, une méthode pour créer des images en frottant un crayon sur une feuille de papier posée sur une surface au hasard) ou le développement formel du biomorphisme comme langage de la forme organique, le Surréalisme offrit une nouvelle iconographie, riche et variée. Sinspirant de sources disparates, parmi elles le romantisme, la philosophie naturelle du XIXe siècle, lArt Nouveau et les nouveaux progrès technologiques comme la microphotographie et le cinéma, les surréalistes dotèrent la nature dune série dintérêts psychologiques et dassociations subjectives. La nature, dans son primitivisme, était susceptible de représenter lidée surréaliste du merveilleux en même temps que le modèle métaphorique du progrès. La richesse de ce nouveau lot de significations, combinée au développement formel du biomorphisme comme courant esthétique au sein du Surréalisme, conduisit dans les années 1930 à ladoption par de nombreux artistes et créateurs, dun langage de la forme organique. Hans (Jean) Arp fut le premier à développer des formes biomorphiques curvilignes ressemblant à des plantes ou à des amibes, qui ne tardèrent pas à sintroduire dans tous les domaines de la création. Arp lui-même continua dexplorer durant toute sa vie la forme biomorphique, en créant une série de vases pour la fabrique de porcelaine de Sèvres juste avant sa mort en 1966. Pour de nombreux créateurs des années 1930, le biomorphisme représenta une alternative à lesthétique réductive du rationalisme du Mouvement Moderne, et dans laprès-guerre, accumula une série de nouvelles significations. Le design biomorphique nord-américain, ou de forme libre, de la fin des années 1940 et début des années 1950, introduisait clairement des associations du subjectif, du sensuel et du psychologique, mais reflétait en même temps les préoccupations face à lère nucléaire. Le biomorphisme offrait une image tranquillisante qui apparaissait dans tous les domaines de la création. Depuis les uvres murales de Miró pour le Solomon R. Guggenheim Museum de New York et le siège des Nations Unies, jusquaux jardins et terrains de jeux dIsamu Noguchi, en passant par les sculptures publiques dHenry Moore, ces paisibles formes organiques présentaient une iconographie universelle particulièrement attrayante pour les projets artistiques publics. Alors que les développements formels et les préoccupations thématiques du Surréalisme se prêtaient facilement à la commercialisation, ce processus se nourrissait aussi (intentionnellement ou non) de lengagement direct de nombreux artistes envers le design commercial. Deux sont les artistes qui sont peut-être plus facilement associés que dautres à la création dune iconographie surréaliste universelle : René Magritte et Salvador Dalí. Magritte avait travaillé de façon active comme dessinateur graphique et avait déjà créé une série de catalogues pour la maison de fourrures Samuel depuis 1924 ; il poursuivit son activité de création graphique commerciale durant les années 1920 et 1930. Néanmoins, les rapports de Magritte avec la publicité furent complexes. Tout en méprisant son activité de publiciste, son envie de créer un code visuel universel de symboles qui transmettrait des messages particuliers sadapta aux demandes de la publicité ; dailleurs, une bonne partie de son iconographie évolua entre la sphère de la peinture et celle de la création graphique. 07 page © FMGB Guggenheim Bilbao Museoa, Bilbao 2008 2007 Lappropriation postérieure des motifs et des procédés visuels de Magritte (comme par exemple les yeux, les nuages, les étranges juxtapositions et les changements déchelle incongrus) de la part de certains publicistes comme A.M. Cassandre met en évidence léchange entre Surréalisme et publicité. Bon nombre des symboles visuels de la publicité proviennent clairement du Surréalisme, alors que celui-ci puisa dans la première plusieurs leçons sémiotiques. Aujourdhui encore, le Surréalisme et en particulier liconographie de Magritte continue dinfluencer et dinspirer la publicité(22). Salvador Dalí fut certainement celui qui comprit le mieux que la culture de masses était un champ fertile pour la génération didées et, en même temps, les arènes où se forgeait la création de limage publique de lartiste. Lengagement croissant de Dalí que Breton surnomma Avida Dollars (anagramme de Salvador Dalí) dans le monde matériel durant les années 1930 se traduisit par la création dobjets, de meubles, de mode, de publicité et par larchitecture du Pavillon du Rêve de Venus de lExposition Universelle de New York, de 1939. Nombre de ses incursions dans le monde du design consistaient en la réalisation dune idée ou le développement dun concept qui existait déjà auparavant en peinture. Par exemple, le tableau de 1935 Femme à tête de roses incluait des exemples de meubles anthropomorphes qui préfigurèrent certains designs postérieurs comme la chaise avec les bras en lair, créée en collaboration avec Edward James; et les formes similaires à des os mous qui embrassent les corps féminins suggérèrent par la suite les formes qui apparaissent dans la Robe squelette quil créa avec Elsa Schiaparelli en 1938. Lune des plus célèbres créations de Dalí, le Sofa en forme de lèvres de Mae West, avait été incluse dans le design dun appartement inspiré du visage de Mae West. Pour Dalí, le développement formel cohérent dune idée dépassait généralement les limites de la matière et du genre. Le Pavillon du Rêve de Venus, par exemple, lui permit dexplorer sa fascination pour une architecture de la corporéité une idée quil avait une première fois évoqué dans un article de 1930 et sur laquelle il revint dans un autre texte plus célèbre De la beauté terrifiante et comestible de larchitecture modern style, publié en 1933 dans Minotaure. Lorganicité et le décorativisme psychique de lArt Nouveau lui servirent de modèle pour ses créations du pavillon, qui était essentiellement une exposition surréaliste de nus où les femmes semi-dévêtues nageaient, dormaient et posaient sous le regard voyeuriste dun public payant principalement formé dhommes. Lintentionnalité indiscutablement commerciale du pavillon savéra évidente dès le début. Lextraordinaire façade en plâtre, qui rappelle les formes organiques du monde sous-marin, avec ses branches bizarres et ses protubérances coralines, constitua un net contraste avec la sobriété et laérodynamisme de larchitecture moderne qui dominait dans lExposition Universelle. La volonté de Dalí de sopposer à lesthétique réductive du design contemporain (qui était fréquemment la motivation sous-jacente dans ladoption dune esthétique surréaliste) se traduisit de façon évidente dans la façade du pavillon. Le Rêve de Venus fut la création qui se rapprocha le plus de la réalisation de son rêve dune architecture de la corporéité. Pour beaucoup dartistes surréalistes, lengagement dans le monde matériel conduisit inévitablement à la création duvres de design dans tous les domaines, depuis la mode et le mobilier jusquaux tissus et aux bijoux. Bien que nombre de ces objets furent fabriqués alors que le Surréalisme nétait plus en vogue, ils explorent souvent des thèmes fondamentaux des discours surréalistes. En 1940, Dalí résuma la force conductrice sous-jacente dans la création dobjets: Jessaie de créer des choses fantastiques, des choses magiques, des choses comme dans un rêve. Le monde a besoin de plus de fantaisie. Notre civilisation est trop mécanique. Nous pouvons transformer le fantastique en réel et le réel est alors plus réel que ce qui existe en réalité(23) . Dans son rejet du monde rationnel, mécanique, et dans son choix de lonirique et du fantastique, Dalí réitérait lobjectif premier du Surréalisme. Mais en transformant le fantastique en réel, il reconnaissait la nécessité de sengager directement dans le monde matériel et dans le monde du matérialisme. (22) Voir Georges Roque, Ceci nest pas un Magritte: Essai sur Magritte et la publicité (Paris, 1982). (23) Salvador Dalí, 1940, dans Guldemond (2005) page 27. 08 orria © FMGB Guggenheim Bilbao Museoa, Bilbao 2008 2007