La sensibilité, la perception

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LAURENT COURNARIE
PASCAL DUPOND
LA SENSIBILITÉ
LA PERCEPTION
Platon
Descartes
Diderot
Merleau-Ponty
LA SENSIBILITE – LA PERCEPTION
AVERTISSEMENT
Sont ici repris quelques chapitres d’un ouvrage co-écrit par Laurent
Cournarie et Pascal Dupond, aujourd’hui épuisé, et intitulé La sensibilité
(éditions Ellipses, 1998), où le lecteur trouvera des orientations pour une
réflexion sur la perception.
Philopsis éditions numériques
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LA SENSIBILITE – LA PERCEPTION
PLATON
THEETETE
Le Théétète16 n’est pas un dialogue sur ou contre la sensation. Son
objet est une définition de la science. Trois définitions sont successivement
examinées : la science est sensation, opinion droite, opinion droite
accompagnée de raison. La discussion la plus longue porte sur la sensation,
pour réfuter le phénoménisme. Si science égale sensation, alors être égale
apparaître. La réfutation radicalise jusqu’à l’absurde le phénoménisme, en
l’obligeant à s’autodétruire. Si la science c’est la sensation, rien ne peut être
dit ou énoncé, et le logos s’abîme dans le non-sens (181c-183c). Socrate va
critiquer l’évidence du sentir, du paraître, du sentiment de perception17, en
identifiant successivement trois thèses : l’homme est la mesure de toutes
choses (Protagoras), rien n’est, tout devient (Héraclite), la science consiste
dans la sensation (Théétète)18.
Selon la première réponse de Théétète à la question de Socrate, la
science n’est autre chose que la sensation. Nous devons comprendre non pas
que la science commence par la sensation mais qu’elle s’y réduit. Socrate le
relève aussitôt, cette thèse n’est pas “banale”, tellement elle est
contradictoire avec l’idée même de science. Si la théorie des Formes n’est
pas citée dans le dialogue, l’assimilation de la définition de Théétète à la
thèse de Protagoras et au mobilisme héraclitéen, et les essais critiques de
cette philosophie conduisent à reconnaître implicitement sa nécessité. Si
l’on méconnaît les exigences de déterminations intellectuelles irréductibles
au sensible, et l’idéal d’une vérité indépendante des sujets individuels, on
tombe dans le relativisme et le subjectivisme de Protagoras. C’est pourquoi,
Socrate ramène tout naturellement la parole noble et franche de Théétète à la
thèse de l’homme, mesure de toutes choses.
La pensée profonde du relativisme de Protagoras c’est le mobilisme
universel qui fut, on le sait, entre autres, par le témoignage d’Aristote19, la
première conviction de Platon auprès de Cratyle, disciple d’Héraclite. Platon
combat en quelque sorte son adhésion de jeunesse et la surmonte en
demeurant d’avis que les choses sensibles sont en perpétuel devenir mais
que pour cette raison même, elles ne constituent pas un objet possible pour
la science, et que, s’il doit y avoir science de quelque objet, ce ne pourra
être que de réalités stables identiques à elles-mêmes, permanentes par
nature, et donc distinctes du sensible.
16 Cité dans l’édition Belles-Lettres, 1976.
17 “Celui qui sait sent ce qu’il sait” (151e).
18 La première définition de la science (151e-187b) est divisée en deux parties, l’exposé de la thèse
de Théetète avec les assimilations introduites par Socrate (151e-160e), et la partie critique qui est plus
longue (163a-187b
19 Métaphysique , A, 6,987a 32-33 ; M, 4, 1078b 12-17, éd. Vrin, 1974, traduction J. tricot.
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Socrate en induit que poser l’égalité sensation-science revient à
soutenir la thèse de Protagoras. L’interprétation de cette thèse, ou sa
rectification intervient plus tard. Socrate fait, à partir de 166a, l’apologie de
Protagoras où, conformément au Traité sur la Vérité, l’homme qui sert de
critère n’est ni le sujet individuel - interprétation qui a dominé jusqu’à
Zeller -, ni l’humanité en général (Th. Gomperz), mais bien le sophos, le
savant qui sait, par sa science ou son art, redresser les jugements ou
convertir, à la façon du médecin, le pathologique en normal. C’est donc au
sophos ou à l’expert que revient le statut de critère ou de mesure : la science
relève moins de l’epistémè que de la technè . Autrement dit toutes les
opinions ne se valent pas même si aucune n’est vraie et ne l’emporte sur
toutes les autres : le salutaire, sinon l’utile est la mesure du vrai. Mais dans
un premier temps, ce qui intéresse Socrate c’est la mise en évidence de la
philosophie profonde du relativisme auquel renvoie objectivement la thèse
de Théétète. La démarche est à peu près la suivante : le relativisme fonde
logiquement le sensualisme, qui se laisse désigner plus largement comme
phénoménisme, et le relativisme implique le mobilisme universel. La parole
généreuse de Théétète rencontre ou suppose une logique des systèmes
philosophiques que Socrate restitue devant lui.
En effet dire que la sensation est critère de toute science, c’est
soutenir que l’homme est mesure de toutes choses, c’est-à-dire que tout est
comme il semble ou paraît à chacun. Les choses n’ont d’autres attributs que
ceux qui se manifestent au sujet individuel : les choses sont telles ou
différentes selon le sujet auquel elles apparaissent. C’est ce que veut dire la
formule de Protagoras : “Telles les choses tour à tour m’apparaissent, telles
elles sont pour moi; telles elles t’apparaissent, telles elles sont pour toi. Or,
homme tu l’es aussi bien que moi” (152a). Socrate prend l’exemple suivant :
“Que sera, en ce moment, par soi-même, le vent ? Dirons-nous qu’il est
froid, qu’il n’est pas froid ? Ou bien accorderons-nous à Protagoras qu’à
celui qui frissonne, il est froid ; qu’à l’autre, il ne l’est pas ?” C’est ainsi
qu’il faut interpréter cette philosophie : le vent est tel qu’il apparaît à
chacun, c’est-à-dire tel qu’il le sent. “Apparence (phantasia) et sensation
sont identiques” (152c), et la sensation est bien infaillible, c’est-à-dire
science. Si tout être se réduit à l’apparence, au fait d’apparaître tel à chacun,
alors la sensation qui saisit l’apparence, atteint l’être même dont elle n’est
pas distincte. Elle ne peut qu’être infaillible (apseudès), elle ne peut
tromper, puisqu’elle est ce qui apparaît. Elle est donc bel et bien science. “Il
n’y a donc jamais sensation que de ce qui est, et jamais que sensation
infaillible, vu qu’elle est science” (152c).
La position est irréfutable par sa radicalité. L’erreur appartient
nécessairement à l’écart par rapport à l’immédiateté de la sensation. La
sensation ne saisit pas une image ou une apparence, comme s’il y avait
derrière ou au-delà un être qui se refuse à son appréhension. Ignorant la
distinction d’un sujet et d’un objet, elle se donne par là même pour
infaillible. La sensation est science, c’est-à-dire savoir immédiat de
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l’immédiat. Tout ce qui est est ce qui m’apparaît, ce que je saisis comme
apparence sensible.
Si donc la sensation est science, l’être et l’apparence, ou le
phénomène se valent. Mais alors le phénomène se résout à son tour en
devenir. Le sensualisme de Théétète relève du relativisme, phénoméniste
comme lui. Par phénoménisme il faut entendre cette doctrine qui soutient
que l’on ne connaît rien au-delà des apparences ou des phénomènes, et
sauve, pour ainsi dire, les apparences à partir d’elles-mêmes. Ainsi faut-il
toujours songer à remplacer le verbe “être” par le verbe “sembler”. Mais ce
subjectivisme ou ce phénoménisme n’est pas encore ramené à son
expression la plus radicale. Si l’être est le phénomène, puisque le
phénomène n’est ni un, ni identique à soi et pour les sujets qui le perçoivent,
l’être est en son fond devenir. Le sensualisme (théorie de la connaissance)
suppose le phénoménisme, qui suppose le mobilisme universel.
Pour Platon il y a toujours eu une filiation entre le mobilisme et le
relativisme, et entre le relativisme et la sophistique. De fait Protagoras
enseignait cette fluence perpétuelle des choses ou plutôt des relations entre
les choses. Car affirmer que la sensation est science, que la sensation et
l’apparence sont identiques, qu’en fait d’être il n’y a rien d’autre que ce qui
apparaît comme cela apparaît à chacun, bref qu’il n’y a rien au-delà du
phénomène, ne dispense pas d’expliquer le processus de la sensation, les
conditions de son expérience, si elle vaut pour l’expérience première et
ultime (science) qu’elle prétend être. Or en vertu de ses présupposés
subjectivistes, la sensation ne peut être expliquée comme l’apparence d’un
objet pour un sujet, puisqu’elle récuse cette distinction de l’être et de
l’apparence, de l’objet et de l’image. La sensation n’est pas le point de vue
que le sujet prend sur l’objet à partir de l’effet que cet objet a sur lui. Elle
n’est pas un phénomène parmi d’autres, mais la phénoménalité du
phénomène. Dès lors si la science est sensation, l’explication des conditions
par lesquelles elle se produit n’est pas accessoire mais absolument
nécessaire, et il s’agit de savoir à quelles conditions la sensation peut se
constituer comme science, sans jamais rompre avec son relativisme et son
subjectivisme de principe.
Socrate va d’abord montrer que si l’on veut faire de la sensation la
mesure de la connaissance des choses, et ainsi réduire l’être au phénomène,
il faut concevoir une mobilité fondamentale du phénomène. S’il y avait des
objets ayant en soi et pour soi une unité, la sensation ne serait pas science. Il
faut exclure l’être et n’accepter que le devenir, comme l’ont fait “tous les
sages à la file, sauf Parménide” (152e) et les plus grands poètes, Homère
notamment. Toutes choses proviennent de ce qui est mouvant et fluent et
c’est pourquoi l’Océan est le père des dieux, et que partout on loue le
mouvement comme principe de vie. Il faut tenir pour assuré que “l’un, le
mouvement, c’est le bien, et dans l’âme et dans le corps, et l’autre, c’est tout
le contraire” (153c).
Que devient la sensation dans le devenir ou à partir de lui, étant
entendu que la sensation met en présence un senti et un sentant ? La
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sensation qui constitue la phénoménalité du phénomène est un événement
du devenir universel9. La sensation n’est rien de distinct, ni dans la chose ni
dans le sens, ni dans un lieu intermédiaire, car la distinguer ce serait
l’identifier, et cela reviendrait à la soustraire au devenir.
La sensation n’est rien en dehors de la rencontre de ces deux
facteurs que sont le sens et le sensible, et le monde qui advient pour elle
n’est rien d’autre que le phénomène engendré par cette rencontre. Mais
puisque le devenir est universel, il concerne aussi les termes présents à et
par la sensation. Par conséquent la sensation n’est pas la rencontre de deux
termes mais de deux courants ou de deux mouvements qui deviennent dans
l’instant de leur rencontre, l’un sensible, l’autre sentant. La couleur qui est
le contenu de la sensation n’appartient ni à l’objet, ni à la vue, elle n’est que
l’effet intermédiaire et l’expression de leur rencontre, “produit original pour
chaque individu” (154a). Ce relativisme vaut entre les sujets et pour chaque
sujet, qui ne cesse de devenir autre qu’il n’est10.
Mais en disant que l’objet peut apparaître différent selon les sujets
et pour le même sujet à des instants différents, ne maintient-on pas une
forme d’être du côté de l’objet ? Pour achever de déréaliser l’être, il faut
donc avancer que dans la sensation, le sens et le sensible sont de purs
corrélatifs. Le sensible n’existe pas comme ce qui peut être senti, le sens
comme ce qui peut sentir. Ils ne sont pas avant leur rencontre, et se
rencontrant, ne font qu’un dans le phénomène que leur mouvement mutuel
engendre. La corrélativité du sens et du sensible suffit à fonder le mobilisme
universel. Même si l’on supposait encore que l’objet demeurât identique à
soi, il deviendrait autre par le seul fait d’entrer en relations diverses avec un
sujet ou avec d’autres sujets. C’est le sens de l’exemple que prend Socrate à
partir de 154c : un adulte de taille moyenne, comparé à un adolescent qui
grandit et qui le dépasse, est d’abord plus grand puis plus petit sans être
devenu plus petit. Sans devenir ni être devenu plus petit, il est ce qu’il
n’était pas, plus petit. Le fait de la relation, d’une autre relation, altère
chaque terme de la relation. Ce ne sont pas les termes qui font la relation,
mais la relation qui pose les termes. C’est cette corrélativité qui seule peut
fonder le devenir universel : si les termes de la sensation ne sont rien en
dehors de leur rapport, ils sont essentiellement fluents. Rien n’est donné.
L’objet n’est pas donné à la sensation, la sensation ne se donne pas l’objet,
mais tout s’engendre par mouvement mutuel.
Cette hypothèse seule permet d’expliquer la sensation sans
présupposer l’identité du sujet et de l’objet que le langage réintroduit
inévitablement. Il n’est pas besoin de se demander comment le sujet peut
sortir de soi pour atteindre la chose même, ou quelle objectivité est
9 “Ce que tu nommes couleur blanche n’est rien de distinct en soi, ni en dehors de tes yeux, ni au
dedans de tes yeux. Et ne va point la ranger en quelque place ; car, dès lors, elle serait quelque part,
en son rang, et serait stable, au lieu de devenir par genèse continue” (153d-e).
10 On retrouve ici la lettre du fragment 91 auquel on réduit volontiers la pensée d’Héraclite : “Car on
ne peut entrer deux fois dans le même fleuve”.
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impliquée pour elle dans sa perception par un sujet, puisque sujet et objet ne
sont que des attributs du devenir. Le règne de l’identité advient avec le
règne du langage. En projetant la relation sujet-objet, le langage trahit la
sensibilité. Car il n’y a pas un sujet et un objet, en relation possible par la
sensation : il n’y a que la sensation qui fait naître à la fois le sens et le
sensible, comme événement du devenir. Mieux vaut donc parler d’agent et
de patient, et encore sans identité fixe. C’est pourquoi il convient de
radicaliser davantage la thèse du phénoménisme impliqué dans la définition
de Théétète, ce que fait Socrate, par une troisième assimilation, en évoquant
la doctrine d’un relativisme absolu, attribué à d’obscurs penseurs, qualifiés
de subtils, raffinés ou délicats11.
Rien n’existe que le mouvement et par lui. Ce mouvement a deux
formes, illimitées, chacune ayant puissance d’agir et de pâtir. La sensation
ainsi ne se produit que par le mouvement mutuel du sensible et du sens. Par
exemple pour la vision, la lumière issue de l’œil rencontre la lumière de
l’objet, et ces deux rais engendrent par “friction” le phénomène. Quand un
objet qui possède la qualité blanche rencontre la lumière d’un regard, l’air
devient le lieu du phénomène lumineux, la blancheur, dont se trouvent
remplis réciproquement l’œil et l’objet. Mais si l’œil est injecté de sang, ou
si l’homme est atteint de jaunisse, le même objet paraît rouge ou jaune.
Ainsi le sens ne peut saisir l’objet tel qu’il est en soi, puisqu’il il n’y a que le
phénomène dont les deux relatifs sont le sens et le sensible (156 a-c)12.
Le style des anciennes cosmogonies est ici patent - Socrate
d’ailleurs, pour cette description, parle lui-même de “mythe”. La sensation
n’est pas première, même si tout savoir se réduit à la sensation, mais elle est
portée par un devenir qui est Tout. Tout ce qui vient à être devient par
11 Socrate les distingue des “Fils” ou des “amis de la Terre” pour qui tout être est corps. Il s’agit de
l’empirisme le plus grossier : être ce n’est pas sentir ou être senti, mais être étreint à pleines mains.
12 Cette théorie de la vision et de la sensation qui remonte au moins aux thèses d’Empédocle,
partagée par Gorgias ou adoptée par Protagoras, Platon lui-même la conserve quand il tente
d’expliquer à son tour le mécanisme de la vision dans le Timée (45b-67c).
Gurthie (An history of Greek philosophy, Cambridge, 1965) distingue trois modèles de la vision chez
les penseurs grecs : l’œil constitue la vision (pythagoriciens), les objets causent, par simulacres, la
vision dans l’œil (épicuriens), la vision est la rencontre des deux éléments (Empédocle).
Cette théorie de la vision comme rencontre de deux rais lumineux est largement partagée par les
penseurs grecs, des présocratiques aux auteurs classiques. La vision est donc ici assez proche du
toucher : le regard prospecte le monde de l’intérieur du monde. Le monde ne se loge pas dans la
vision, mais la vision se fait du fond du monde et s’y projette comme pour le palper. Le monde est de
son côté intégralement phénomène, toute lumière (phôs), éclat lumineux, de sorte que les êtres sont
seconds par rapport à cette phénoménalité première. Il y a le monde, c’est-à-dire la visibilité ou la
lumière et en lui et par elle, les êtres. Pour un Grec, vivre c’est voir et être vu, c’est-à-dire tenir de
cette visibilité tout son être. Mourir et être mort c’est avoir le visage recouvert du “casque d’Hadès”
(kunè), qui confère l’invisibilité. Il n’y a pas jusqu’à l’identité sociale que n’informe de vision. La
culture grecque est une culture de l’honneur et de la honte, qui se lisent sur les apparences et dans le
regard de l’autre. L’homme d’élite sera bon et beau à la fois. Pour le Grec voir c’est donc à la fois
vivre et connaître. Soumettre la sensibilité au choix entre la vie et la connaissance, “ne parle pas
grec”. Voir sur le rapport de la vie et de la lumière, caractérisé par le couple voir-être vu, “Figuration
de l’invisible et catégorie psychologique du double : le colossos”, Jean-Pierre Vernant, Mythe et
pensée chez les Grecs, II , Maspéro, 1974, pp. 75-76).
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mutuelle composition d’une puissance d’agir et d’une puissance de pâtir. Et
dans cette genèse infinie l’action et la passion sont plus réelles que les
termes qu’elles mettent en présence. Parmi les rejetons de ce mouvement
plus ancien et plus vrai que les êtres, il y a la dualité sensible-sensation qui
elle-même se reproduit par couple de corrélatifs qui ne portent pas tous un
nom, tant le devenir est plus riche et plus inventif que les possibilités
conceptuelles du langage. C’est même lui qui est la puissance d’erreur et
d’illusion, non les sens. Si la science est sensation et s’il faut reconduire la
sensation au devenir universel, alors le langage ne vient pas rectifier le
témoignage des sens, il n’est pas la vérité de la sensation qui se nie en
voulant se dire. C’est le langage qui, à l’inverse, doit travailler contre luimême pour tenter d’épouser la dialectique du devenir. Partout il faut bannir
le verbe “être” et ne point accepter de dire ou “quelque chose”, ou
“quelqu’un” ou “de moi”, ou “ceci” ou “cela”, ou aucun autre mot qui fixe ;
mais employer les expressions qui traduisent la réalité : “en train de devenir,
de se faire, de se détruire, de s’altérer”; car si peu qu’une expression crée de
fixité, la proférer est s’offrir à la critique” (157a-b). L’hypothèse
métaphysique des essences est une fiction du langage13.
Pour réfuter cette thèse, savamment construite, il faut falsifier toute
l’expérience sensible. Et Platon de mobiliser déjà l’argument
“hyperbolique” des rêves et des songes. La sensation ne peut prétendre à
une infaillibilité coextensive à toute la vie de l’esprit, puisque la sensation
rêvée se donne comme aussi vérace que la sensation éveillée, alors qu’elle
est fausse et illusoire. Le rêve affole la sensibilité et la force à se précipiter
dans l’incohérence.
Cette réassignation de la sensation au partage du vrai et du faux
oblige la connaissance sensible à distinguer la certitude sensible de
l’impression et la vérité objective de son contenu. Il est vrai que j’ai cette
sensation, mais ce qu’elle représente est-il vrai ? Et que vaut une science
réduite à l’actualité pure d’une impression engendrée par la rencontre
aléatoire de deux courants mouvants ? La sensation ne peut développer sa
prétention cognitive qu’en s’énonçant, mais, en s’énonçant, elle doit
renoncer à elle-même et accepter son devenir dans la perception et sa
subsomption sous les principes de la pensée. La science ne peut être
sensation si elle refuse la médiation du langage. C’est ce que montre Socrate
dans le dernier essai critique (184b-187b).
Il faut redescendre à une description plus fine de l’expérience
sensorielle. Car il ne suffit pas de se tenir à la déclaration que science égale
sensation, comme la sensation se tient à l’immédiateté de sa certitude. Il
s’agit de se demander comment l’on sent, ou plutôt “par quoi” l’on est
capable de sentir. Dès lors il apparaît que le donné véritable n’est pas la
sensation, mais une pluralité de sensations relative à des sens spécifiques,
13 Voir dans le même sens, Nietzsche, Crépuscule des idoles, “La raison dans la philosophie”,
Gallimard, 1974, traduction J.-Cl. Hemery, pp. 35-42.
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dont la fonction elle-même doit être précisée. Par cette spécification, l’esprit
reprend ses droits dans le déploiement de la sensibilité.
Ainsi je sens le chaud, le froid, le rouge … : c’est infaillible peutêtre. Mais comment le chaud, le froid, ou le rouge me sont-ils donnés ?
Socrate suggère ici que la sensation ne peut pas être purement passive, pure
altération. Le donné doit être reçu, et le moment de cette réception est en
même temps une certaine détermination spécifique. En clair, je sens le rouge
parce que je le perçois par la vue, je sens l’aigu et le grave parce que je les
perçois par les oreilles. Ici Socrate invite à un effort de précision dans
l’expression : “Réfléchis, en effet : qu’elle réponse est la plus correcte ?
Dire que les yeux sont ce par quoi (ô), nous voyons, ou ce au moyen de quoi
(di’ ou) nous voyons ; et les oreilles ce par quoi nous entendons, ou ce au
moyen de quoi nous entendons ?” (184c)
La sensation cesse désormais d’être l’unité du subjectif et de
l’objectif pour se constituer comme acte de perception spécifique. Le
sensible ne se donne pas à la sensation, il est donné par la perception d’un
sens, c’est-à-dire finalement par un acte qui dépasse et précède la sensation
elle-même. “Il serait, en effet, vraiment étrange, mon jeune ami, qu’une
pluralité de sensations fussent assises en nous comme dans les chevaux de
bois et qu’il n’y eût point une forme (idea) unique, âme ou ce que tu
voudras, où toutes ensemble convergent, et par laquelle, usant d’elles
comme d’instruments, nous percevons tous les sensibles” (184d).
Percevoir cela veut donc dire en quelque sorte se donner la
sensation et le sensible correspondant, c’est-à-dire permettre à la sensation
de donner le sensible. Il faut supposer en deçà des sensibles et des
sensations, des sens, une faculté, une et identique, qui les transcende, et qui
exerce l’acte de percevoir. Cette forme possède la capacité d’unifier le
divers sensible, celle par laquelle nous pouvons toujours atteindre
(ephiknoumetha) “le blanc et le noir et par le moyen des autres sens,
d’autres sensibles” (184d). Le verbe exprime bien l’activité contenue dans la
perception : le sensible n’est pas intégralement donné, il faut l’atteindre par
l’intermédiaire d’un sens.
Cette faculté ne peut pas être un sens, ni externe ni interne,
puisqu’il demanderait un acte de synthèse supérieur, et ainsi de suite. Les
sens ne sont que des instruments de l’acte de perception qui exige un
principe d’une autre nature que le corps (184e). Pour s’en convaincre, il
suffit d’envisager le cas de la perception des sensibles communs. Comment
rendre compte de la possibilité de percevoir la même chose comme tangible
et visible, si les sens étaient, non les simples moyens, mais les agents de la
perception ? La perception “commune” est irréductible à un sens propre ou
spécifique. En effet, si l’on conçoit que ces deux sensibles existent de façon
distincte l’un de l’autre : ils sont deux, et qu’en même temps chacun est
identique à lui-même, si en outre on est capable d’examiner leurs
différences et cette identité spécifique, alors de fait ce n’est pas par les sens
que cette connaissance peut se former. Ce n’est pas par la vue que je peux
savoir en même temps que le sensible est tangible. Ce n’est pas par la vue
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que je sais que l’objet est en même temps tangible et ce n’est pas aucun sens
que je sais que tangible et visible diffèrent entre eux. Ma perception contient
des déterminations non-sensibles qui, opérant dans la connaissance sensible,
ne sont pas l’œuvre de la sensation14. Autrement dit je ne me contente pas
de sentir le sensible mais je suis encore capable de juger ce que je sens,
c’est-à-dire de percevoir ce qui est commun à des sensibles, ce qu’aucun
sens propre ne peut révéler. Ce qui signifie que le sujet ne fait pas que sentir
(percevoir le sensible comme sensible) mais qu’il juge ce qui est senti,
perçoit ce qui est commun aux sensibles propres. La sensation dépasse
l’impression subjective parce qu’elle contient essentiellement la perception,
qu’elle pose ou nie l’existence des choses, affirme ou nie, dénombre ou
distingue des qualités. Autant de déterminations par lesquelles la sensation
relève d’un acte de comparaison réfléchie (analogizomenè, analogismata)
qui n’appartient qu’au pouvoir de l’âme.
Cette discussion dans le Théétète conduit au moins à deux
conclusions. D’une part sentir n’est pas percevoir ; ou inversement
percevoir n’est pas un acte immédiat comme la sensation. La perception
suppose en deçà de l’impression même un travail de synthèse qui fait
intervenir l’âme. Si la pensée est un dialogue de l’âme avec elle-même, la
perception est ce qui dans la sensation relève de l’acte propre de l’âme, acte
de comparaison, de raisonnement, de conjecture sur les impressions. Or
c’est ce travail de l’âme qui rend signifiante la sensation, en permettant au
donné de s’ordonner autour de relations. D’autre part science n’égale pas
sensation. Le résultat est négatif comme le souligne Socrate. Mais au moins,
on sait dans quelle direction chercher la science : du côté de l’acte de l’âme,
dont la sensation n’était que l’occasion. Il faut donc prendre congé de la
sensation, et avec elle, du sensible.
En résumé, on peut démontrer que science n’est pas la sensation en
corrigeant le point de départ : ce qui est donné ce n’est pas la sensation, qui
est déjà une abstraction, mais des sensations plurielles. Le mécanisme de la
sensation oblige à cette prise en compte d’une pluralité réglée. De l’indéfini
du sensible, on passe à une multiplicité de sensations rapportée à une
pluralité définie de sens, et finalement à l’unité de la perception qui est
l’acte de l’âme.
Toute cette argumentation est assez exemplaire de la manière dont
la philosophie élude le sensible. La science ne consiste pas dans la
sensation, parce que c’est seulement avec la perception que la science
commence. Mais en se dépassant dans la perception, en entrant dans le
royaume de la vérité, la sensibilité entre dans le royaume de l’oubli. Savoir
c’est mourir à la sensibilité.
14 “Tu veux parler de l’être, et du non-être, de la ressemblance et dissemblance, de l’identité
et de la différence, de l’unité enfin et de tout autre nombre concevable à leur sujet.
Evidemment ta question vise aussi le pair, l’impair et autres déterminations qui s’ensuivent
…” (185d).
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DESCARTES
MEDITATIONS METAPHYSIQUES
I/ LA REVOCATION DU SENSIBLE
Les Méditations comme les Principes de la philosophie sont une
entreprise de refondation de la totalité du savoir sur un sol inébranlable.
Cette refondation passe par une phase de destruction qui est le “doute
méthodique”.
Le premier degré du doute méthodique mis en œuvre par les
Méditations métaphysiques porte sur les objets de la sensibilité et de
l’imagination, réunis sous la dénomination commune de “choses sensibles”.
La connaissance sensible implique une thèse d’existence dont le doute
méthodique annule l’effectuation. Ce qui, en cette suspension se trouve
récusé, ce n’est pas seulement la prétention naïve de la connaissance
sensible à la vérité, c’est aussi et surtout (puisque le sujet méditant est à la
recherche d’un fondement absolu du savoir), toute prétention de fonder le
savoir sur la connaissance sensible ou, plus précisément, sur la
compréhension de l’être et de la vérité qui est inhérente à la connaissance
sensible. Celle-ci, en effet, n’est pas seulement un ensemble de vérités plus
ou moins bien coordonnées, elle est également une compréhension irréfléchi
et non critique de ce que signifie “être” et “être vrai”. Il importe donc au
sujet méditant de savoir si l’être révélé dans la connaissance sensible peut
fonder un ordre de vérités indubitables.
Quels sont donc les caractères de la compréhension de l’être et de
l’être vrai dans la connaissance sensible ?
La connaissance sensible est constituée de jugements dont la
signification est éclairée par un passage de la Méditation troisième : “La
principale erreur et la plus ordinaire qui s’y puisse rencontrer [dans le
jugement] consiste en ce que je juge que les idées qui sont en moi sont
semblables ou conformes à des choses qui sont hors de moi” (Alquié II, p.
434). Etre pour la connaissance sensible, signifie : exister « hors de moi ».
On observe que l’attribut “sensible” qualifie à la fois un mode de
rapport aux choses (la connaissance sensible) et les choses rencontrées selon
ce mode de rapport, c’est-à-dire les corps. Dans la connaissance sensible, je
perçois des corps en tant que je suis corporéité, union d’une âme et d’un
corps. « Etre », pour la connaissance sensible, signifie donc « être corps »,
être un corps existant « hors de moi » et se découvrant à l’exploration de
mon corps. Il en résulte que l’être que je suis (l’ego cogitans) n’est pas, dans
la connaissance sensible, dissimulé. Au contraire, il se donne, il se manifeste
à lui-même (comme dans toutes les autres figures de la pensée). Mais il se
révèle dans une confusion entre l’être corporel et l’être pensant, que la
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connaissance sensible est par elle-même incapable de dissiper, puisqu’elle
relève de l’union de l’âme et du corps. Et cette confusion s’exerce au
détriment de l’être pensant, au sens où, dans la connaissance sensible, l’être
pensant demeure en situation de latence, alors que l’être corporel est
manifeste. Ce sont les choses que je vois ou touche, c’est mon corps
touchant et voyant qui, dans la connaissance sensible, sont affirmés être ou
exister, et non l’être pensant, qui demeure comme caché à lui-même dans sa
manifestation.
Le projet de construire un édifice du savoir ultimement fondé doit
donc s’attaquer à cette primauté du sensible. Son invalidation ne consiste
donc pas essentiellement à récuser telle ou telle vérité présumée relative aux
choses sensibles, elle consiste à récuser la possibilité de fonder un ordre de
vérité indubitable sur le sens du mot être qui est familier à la connaissance
sensible.
Sur les raisons du doute frappant les choses sensibles, on
remarquera que la formule de la Méditation première : “j’ai quelquefois
éprouvé que ces sens étaient trompeurs” (Alquié, II, p. 405 ; voir aussi
Alquié, III, p.93 : “nos sens nous ont trompé en plusieurs rencontres”) est
inexacte du point de vue de Descartes : les sens ne trompent pas ; tout au
plus sont-ils l’occasion de l’erreur ; la seule instance engagée dans l’erreur
est, pour Descartes, le jugement. Mais la formule n’en a pas moins sa
pertinence phénoménologique : dans l’attitude naturelle (avant l’âge adulte
de la raison), le jugement n’a pas conquis son autonomie, c’est-à-dire son
pouvoir de dire non, sa négativité, il n’a pas conquis sa dimension
véritablement personnelle, il accompagne et ratifie l’évidence sensible, il se
fie à la sollicitation sensorielle. C’est un jugement en troisième, plutôt qu’en
première personne ; l’esprit accuse donc, en cas d’erreur, la sollicitation
sensorielle à laquelle le jugement s’est fié, plutôt que le jugement lui-même.
L’âge adulte de la raison découvre que la perception est toujours tout ce
qu’elle doit être, que la raison doit en connaître la valeur et les limites et que
le jugement doit se fier de façon critique à la sollicitation perceptive, en
connaissant les limites de validité des données perceptives.
Dans les Méditations métaphysiques, le doute sur les sensibles se
développe en plusieurs vagues :
- les sens nous trompent quelquefois, touchant des choses fort peu
sensibles et fort éloignées ;
- mais ils nous font connaître d’autres choses dont on ne peut pas
raisonnablement douter : “que je suis assis ici auprès du feu…”
- ou dont on ne saurait douter qu’en se comparant à “ces insensés,
de qui le cerveau est tellement troublé et offusqué…”
- supposition extravagante et qui ne mérite pas d’être sérieusement
considérée : “Mais quoi, ce sont des fous…”
- et cependant nous dormons, nous rêvons et nous nous
représentons en nos rêves “les mêmes choses ou quelquefois de moins
vraisemblables que ces insensés lorsqu’ils veillent”.
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LA SENSIBILITE – LA PERCEPTION
Pourquoi cette référence à la folie, écartée par une raison qui
s’identifie à une sorte d’argument d’autorité ?
Sans doute Descartes veut-il dire que la folie et la philosophie, en
ce moment négatif de son auto-construction, sont à la fois dans une extrême
distance et dans une singulière proximité.
Toutes les formes naïves du savoir (celles que l’on peut réunir
sous le terme de doxa ou d’opinion) sont caractérisées par l’identification
non critique de la certitude et de la vérité. La rupture de l’opinion se fait par
la suspension du jugement, qui annule la prétention immédiate de la
certitude à la vérité et fait d’elle une posture subjective.
Cette suspension philosophique du jugement sépare entièrement la
folie et la philosophie, car la où la folie est l’identification sans limite de la
certitude et de la vérité, la philosophie serait plutôt la séparation sans limite
de la certitude et de la vérité.
Mais la folie, l’identification sans limite de la certitude et de la
vérité est aussi, par un inévitable retournement, leur séparation sans limite
(faute de discrimination qui établirait la certitude dans ses droits et en
établirait les limites). C’est pourquoi le moment négatif de la philosophie et
la folie ont en partage de dissoudre toute vérité. Cette dissolution relève de
deux postures radicalement opposées et présente cependant une singulière
proximité. C’est pourquoi Descartes peut rapprocher le doute philosophique
radical et la folie, pour en dénier aussitôt la parenté
Le motif qui suscitait ce rapprochement est repris dans l’argument
du rêve. Car le rêve est lui aussi une rupture de l’articulation discriminante
entre la certitude et la vérité. S’il n’y a pas d’indices certains par où on
puisse distinguer la veille et le rêve, je sui fondé à soupçonner ma certitude
perceptive et à la considérer comme un rêve qui s’ignore lui-même.
L’illusion du rêve exige donc une récusation de la certitude perceptive,
c’est-à-dire de la connaissance sensible comme telle.
Pourquoi Descartes accrédite-t-il le rêve et non la folie, comme
motif légitime de récuser le sensible, alors que les deux phénomènes ont en
commun de s’ignorer eux-mêmes ou d’ignorer ce qui les distingue de la
vigilance où s’éprouve la vérité ? On peut esquisser la solution suivante : la
folie, pouvant envahir la totalité de l’existence, n’est identifiable comme
telle que du point de vue d’autrui, du témoin, tandis que rêve et vigilance
sont les deux parts d’une même vie. On ne peut se demander si l’on rêve ou
si l’on est éveillé que sur fond de différence indestructible entre rêve et
vigilance. La Méditation première doit présupposer la distinction du rêve et
de la vigilance pour récuser la vérité de la perception au nom des illusions
du rêve. Et Descartes dit bien que “mon étonnement est tel qu’il est presque
capable de me persuader que je dors”.
C’est pourquoi aussi la Méditation sixième (Alquié, II, p. 504 : « A
présent j’y rencontre une très notable différence… ») revient sur les résultats
de la Méditation première. Descartes montre que la mémoire est incapable
de joindre nos songes les uns aux autres et au reste de notre vie, comme elle
peut joindre les choses qui nous arrivent, étant éveillés. En outre les images
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LA SENSIBILITE – LA PERCEPTION
du rêve ne se laissent pas ordonner dans la spatialité et dans la
temporalité comme les choses perçues. Le sujet méditant de la Méditation
première est bien assuré de la différence entre le rêve et la vigilance du
point de vue de l’usage de la vie, mais ne peut fonder cette différence de
façon rationnelle et critique, faute des connaissances exigées pour cette
fondation. Dès lors la distinction entre rêve et vigilance doit disparaître sous
les coups du doute radical.
La perception manifeste l’être corporel ; elle manifeste aussi l’être
pensant qui est la condition universelle de toute manifestation. Mais elle sait
qu’elle manifeste l’être corporel, alors qu’elle méconnaît, mode négatif de la
reconnaissance, l’être pensant qui est, si l’on ose dire, présent à soi comme
absent à soi dans la manifestation de l’être corporel. En résulte une grande
confusion entre l’être que je suis en tant qu’âme ou esprit, l’être que je suis
en tant qu’âme unie à un corps et la res extansa. Ainsi je dis : l’eau est
chaude ; j’attribue à l’eau, chose matérielle, une propriété qui relève du
sentir, de l’union de l’âme et du corps. Ou bien j’imagine l’âme comme une
flamme ou comme un souffle, je me représente la res cogitans comme une
chose matérielle. Cette situation est élevée à un degré encore supérieur dans
le rêve Et c’est cette non-distinction, commune au rêve et à la perception et
qui est le lieu par excellence de l’illusion, qui motive la récusation de la
connaissance sensible en général.
Une fois suspendu le jugement d’existence inhérent à la
connaissance sensible, les perceptions sont invalidées du point de vue de la
valeur de connaissance à laquelle elles prétendent dans l’attitude naturelle
Cette invalidation ne les prive pourtant pas de toute forme de réalité.
Descartes précise ce qui, de l’être sensible, est irréductible à
l’existence « hors de moi », en disant : si les choses corporelles que je me
représente ne sont que des images et des peintures, au moins ont-elles l’être
et la vérité de tableaux. De ces tableaux, on admet que la composition est
due à l’esprit et par conséquent inventée, fictive, fausse. Mais l’on doit aussi
admettre, si l’on veut être cohérent avec soi, que les éléments composants,
dont se sert l’esprit pour former son tableau, ont un être qui, comme
condition de la fiction, échappe nécessairement à l’ordre du fictif.
L’extension du doute s’opère donc grâce à une analyse de l’êtrecorporel, telle que l’appréhende la connaissance sensible. La première
dimension de cet être qui est frappée de nullité, c’est l’existence icimaintenant hors de moi et, corrélativement, ce qui de l’être sensible est
censé revenir à une composition. Cette annulation, loin de supprimer l’être
corporel comme tel, fait apparaître en lui un plan d’être qui était jusqu’alors
dissimulé (“quelque chose de réel et de véritable”). Ce plan d’être est
caractérisé par sa généralité et sa simplicité : j’affirme d’abord l’existence
ici-maintenant de ma tête et de mes mains ; je suspends la thèse d’existence
au motif que ces choses sont peut-être feintes par mon imagination. Mais du
même coup je retrouve un noyau d’être résistant au doute : ces choses
générales que sont une tête en général, des mains en général, etc……qui
sont comme les matériaux utilisés par l’imagination dans sa composition.
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LA SENSIBILITE – LA PERCEPTION
Et si je redouble le doute, si je considère que ces “choses
générales” sont elles aussi inventées et relèvent de l’imagination je retrouve
à nouveau un noyau d’être résistant au doute, plus simple et plus universel :
« la nature corporelle en général et son étendue ; ensemble la figure des
choses étendues, leur quantité ou grandeur, et leur nombre, comme aussi le
lieu où elles sont, le temps qui mesure leur durée, et autres semblables »
(Alquié, II, p. 408).
Descartes opère donc une régression du conditionné (le complexeparticulier) au conditionnant (le simple-universel) et cette régression conduit
le sujet méditant vers quelque chose que le doute est incapable d’invalider et
que Descartes détermine comme l’objet dont traite le mathématicien.
Les raisons qui justifient l’invalidation du complexe particulier (le
fait que “nous ouvrons les yeux, que nous branlons la tête, que nous
étendons les mains”) et même de ces choses générales que sont “un corps,
des yeux, une tête, des mains, et autres semblables” sont inapplicables aux
“choses fort simples et fort générales” dont s’occupe le mathématicien. Car
d’une part le simple, en raison même de sa simplicité, ne peut pas être
supposé fictivement composé. Et d’autre part “l’arithmétique, la géométrie
et les autres sciences de cette nature…ne traitent que de choses fort simples
et fort générales sans se mettre beaucoup en peine si elles sont dans la
nature ou si elles n’y sont pas”. La Méditation cinquième dit aussi au sujet
des idées mathématiques : “je trouve en moi une infinité d’idées de certaines
choses qui ne peuvent pas être estimées un pur néant quoique peut-être elles
n’aient aucune existence hors de ma pensée” (p. 470). Les raisons qui
justifient la mise en doute d’une connaissance impliquant un jugement
d’existence sont inopérantes sur une connaissance qui n’en comporte pas :
“que je rêve ou que je sois éveillé, deux et trois joints ensemble feront
toujours le nombre cinq”.
Mais si la proposition mathématique est vraie, alors son objet doit
aussi posséder quelque réalité. Or ce qui importe, ici, c’est le sens d’être de
cette réalité. La caractère ontologique négatif que vise Descartes quand il dit
du mathématicien qu’il ne se met pas beaucoup en peine de savoir si son
objet est dans la nature ou s’il n’y est pas, est en vérité un caractère positif.
Pour le comprendre, il suffit de comparer le mode d’être du
sensible et le mode d’être de l’intelligible. La Méditation sixième dit du
sensible : “je ne pouvais le sentir, quelque volonté que j’en eusse, s’il ne se
trouvait présent à l’organe d’un de mes sens et il n’était nullement en mon
pouvoir de ne pas le sentir lorsqu’il s’y trouvait présent” (p. 484). Le
sensible s’annonce comme indépendant de la faculté de connaître. La
Méditation cinquième dit au sujet des intelligibles mathématiques : “je
trouve en moi une infinité d’idées de certaines choses qui ne peuvent pas
être estimées un pur néant, quoique peut-être elles n’aient aucune existence
hors de ma pensée et qui ne sont pas feintes par moi, bien qu’il soit en ma
liberté de les penser ou ne les penser pas” (p. 470). Au contraire du sensible,
l’intelligible s’annonce comme dépendant de ma faculté de penser. Il et vrai
que la nature corporelle est pourvue d’une légalité intrinsèque qui la
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distingue entièrement d’une fiction et lui confère un statut de transcendance
par rapport à la pensée qui la pense (les objets mathématiques sont de
“vraies et immuables natures”) ; et pourtant elle est aussi et paradoxalement
dépendante de cette pensée, son être est un être-pensé, on pourrait dire aussi
une idéalité.
Ainsi, pour la connaissance sensible, le corps existant dans le
monde est le sujet par excellence du verbe être. La res corporea oblitère la
res cogitans qui est pourtant, par nécessité, présente à elle-même dans toute
appréhension du corporel. La connaissance sensible « oublie » qu’elle n’est
possible qu’à même la présence à soi du sujet pensant. Donc elle ne sait pas
non plus distinguer ce qui, en elle, relève de la res extensa et de la res
cogitans.
La connaissance mathématique, première forme d’une
connaissance de l’intelligible, produit un renversement : l’objet du
mathématicien est une essence ou une idéalité. Bien qu’il soit une vraie et
immuable nature, le pensée est impliquée dans son sens d’être, et qui plus
est, la connaissance mathématique le sait. Le sensible et l’intelligible sont de
ce point de vue dans une situation inverse: le sujet percevant s’oublie luimême en son objet et il mêle inextricablement ce qui relève du sujet pensant
et ce qui relève du corporel. La connaissance intelligible reconnaît que la
nature corporelle est pour et par le sujet pensant qui la pense ; mais ce
qu’elle connaît de la nature corporelle relève exclusivement de la nature
corporelle. Elle est affranchie de confusion entre l’être du pensant et l’être
du corporel.
Observons, pour conclure que le passage de la connaissance
sensible à la connaissance intelligible représente une grande avancée vers la
recherche de l’indubitable. Il est vrai que la connaissance intelligible, elle
aussi, succombe au doute - à l’hypothèse d’un Dieu qui aurait mis toute son
industrie à me tromper. Mais il est acquis que la connaissance intelligible est
plus certaine que la connaissance sensible et que les raisons de mettre en
doute la seconde sont inapplicables à la première20.
20 Cet acquis est en même temps un nœud de difficultés. La nature corporelle est, quant à son sens
d’être, dépendante de la pensée qui la pense. Mais comment cela est-il possible ? Comment la nature
pensante peut-elle être impliquée dans la nature corporelle, s’il est vrai, comme Descartes le souligne,
que “les actes intellectuels n’ont aucune affinité avec les actes corporels” et que “la pensée diffère
totalement de l’étendue” (Réponses aux secondes objections, Alquié, t. II, p. 602), s’il est vrai qu’il y
a une véritable incommensurabilité entre la nature corporelle et la nature pensante ? Comment la
nature corporelle peut-elle être à la fois dépendante de la pensée qui la pense et en même temps
complètement hétérogène à cette pensée (puisqu’elle est une vraie et immuable nature dont les
propriétés sont découvertes et non inventées par l’esprit) ?
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II/ LA PERCEPTION DE CE MORCEAU DE CIRE
L’analyse du morceau de cire est destinée à résoudre un conflit
entre le sujet méditant et lui-même, entre ce que le sujet croyait
« comprendre le plus distinctement » avant d’entrer dans la méditation et ce
qu’il sait « comprendre le plus distinctement en ce moment où il est arrivé
de l’ordre des raisons
La première connaissance métaphysiquement indubitable est la
connaissance que l’esprit a de son propre être dans l’acte de penser. Cette
connaissance est intellectuelle, elle vient de l’entendement. L’entendement
prétend donc être la source de la première véritable compréhension
distincte : dans le cogito, le sujet méditant n’affirme rien d’autre que ce
qu‘il comprend distinctement. Mais en même temps l’esprit se souvient de
ce qu’il pensait avant d’entrer dans la méditation, il se souvient de sa
conviction que la connaissance sensible donne une compréhension distincte,
de son objet, et même le plus haute degré de distinction. D’où un conflit
entre entendement et sensibilité sur la question : d’où vient à l’esprit la
compréhension distincte de son objet ? Vient-elle de la sensibilité ? vientelle de l’entendement ? L’analyse du morceau de cire est destinée à résoudre
ce conflit.
Soit donc une perception sensible qui soit telle qu’au moment où
nous percevons nous ayons la conviction que nous comprenons
distinctement ce que nous percevons. Cette perception est nécessairement
celle d’un objet particulier : ce que je vois, touche, entends, ce n’est jamais
le corps en général, c’est toujours un « ceci ». Le corps en général21 peut
peut-être pensé mais non senti. Je perçois ce morceau de cire : j’ai la
conviction de comprendre distinctement qu’il y a un morceau de cire et ce
qu’est ce morceau de cire. Il n’est pas question d’existence ni d’essence : ce
sont des catégories « savantes » qui sont peut-être nécessaires pour penser la
perception, mais qui ne sont pas nécessaire à la perception. Il s’agit de
donner la parole à la perception et d’expliciter ce qu’elle comprend
distinctement sans introduire en elle des catégories qui lui sont étrangères.
Si donc j’interroge la perception sur ce qu’elle comprend, elle
répond qu’elle comprend que ce qu’il y a, ce que j’appelle ce morceau de
cire, est un bouquet de qualités sensibles : la douceur, l’odeur, la couleur, la
figure et la grandeur, la dureté, etc ; « apparentes » ne veut pas dire que les
qualités sensibles sont de l’ordre de l’apparence mais plutôt qu’elles sont,
comme dit Descartes, ce qui me fait connaître la cire, elles sont la cire ellemême dans la multiplicité inépuisable de son apparaître sensible. La cire est
le sujet de cet apparaître, l’apparaître est son acte, elle est l’agent de son
être.
21 Corps en général (voir Alquié, II, p. 401 et 547) signifie une partie déterminée de matière
considérée dans ce qui fait son essence, l’extension, et indépendamment des propriétés qui la
spécifient quantitativement ou qualitativement (par exemple comme corps humain
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LA SENSIBILITE – LA PERCEPTION
Jusqu’à présent, on peut supposer que c’est bien la sensibilité qui
comprend distinctement ce qui se présente à la perception.
Puis on approche la cire du feu. Les qualités sensibles qui
présentaient la cire auparavant se perdent, d’autres se substituent à elles et
pourtant « la même cire demeure ». « Personne ne peut le nier » = cela fait
partie de ce qui est distinctement compris. La variation a fait apparaître un
invariant qui appartient manifestement à ce que je comprends distinctement.
Remarquons que l’altération des qualités sensibles de la cire est
présentée par Descartes comme un appauvrissement, une exténuation des
qualités sensibles. Il y avait au début un dialogue avec le sensible, le
sensible était mon interlocuteur parce qu’il était un sensible, épais, charnel,
résistant, agent de son apparaître. Or c’est tout cela qui se perd avec
l’altération des qualités sensibles : Il ne s’agit donc pas de faire varier les
qualités sensibles de la cire, il s’agit plutôt de lui faire perdre ses qualités
sensibles [« s’exhale », « s’évanouit », « se perd »]
Descartes conclut : ce que je connaissais distinctement en ce
morceau de cire, « ce ne peut être rien de tout ce que j’y ai remarqué par
l’entremise des sens » (p. 424). Cette conclusion (qui corrobore ce qui vient
d’être remarqué) est problématique : nous reconnaissons qu’il y a dans « ce
que je comprends distinctement de la cire » quelque chose que la sensibilité
ne peut pas comprendre. Mais qu’il y ait dans ce que je comprends
distinctement de la cire quelque chose que le sensibilité ne peut pas
comprendre ne veut pas dire que la sensibilité ne joue pas son rôle dans ce
que je comprends distinctement de la cire. Dans ce que je comprends
distinctement de la cire, il pourrait y avoir à la fois ce que la sensibilité
comprend (les qualités sensibles et leur variation) et puis autre chose, que la
sensibilité ne peut pas comprendre (l’invariance de l’invariant). Le tissu de
ce que je comprends distinctement pourrait être à la fois sensible et non
sensible. Mais ce n’est pas dans cette direction que D nous engage : nous
comprenons distinctement que la même cire demeure alors que changent ses
qualités sensibles. Donc les qualités sensibles et la sensibilité qui nous les
fait connaître ne sont pas impliquées dans ce que nous comprenons
distinctement de la cire.
« Qui » comprend distinctement que la même cire demeure ?
Descartes commence par montrer qu’il y a deux façons d’expliciter
ce que nous comprenons quand nous disons que la même cire demeure.
La première s’énonce ainsi : la cire est « un corps qui un peu
auparavant me paraissait sous ses formes, et qui maintenant se fait
remarquer sous d’autres ». Cette formule distingue bien l’invariant (un
corps) et le variable, mais son défaut, ce que Descartes pense être son
défaut, c’est de retenir dans la définition de « ce que je comprends
distinctement du corps » quelque chose que le progrès de la réflexion nous
demande d’écarter, c’est-à-dire les qualité sensibles. Certes nous savons à
présent que les qualités sensibles ne sont pas la chose même, qu’elles ne
suffisent pas à constituer la chose, mais nous continuons à les impliquer
dans la chose ou, plus précisément, dans la définition de « ce que nous
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comprenons distinctement de la chose ». En un sens, c’est légitime : la
variation des qualité sensibles nous a appris que les qualité sensibles ne sont
pas toute la chose, elle ne nous a pas appris qu’elles n’avaient rien à voir
avec la chose, qu’elles ne contribuaient pas à constituer la chose. Or de cela,
Descartes ne veut pas. Il ne veut pas que les qualités sensibles contribuent à
constituer la chose ; Il cherche à éliminer les qualités sensibles de « ce que
nous comprenons distinctement de la chose ». Et la suite montre comment il
s’y prend.
La seconde s’énonce ainsi : la cire est « quelque chose d’étendu, de
flexible et de muable ».
Comment passe-t-on de l’une à l’autre ? c’est, dit Descartes, en
« éloignant toutes les choses qui n’appartiennent point à la cire ». Cette
formule signifie : en éloignant de la cire ce que l’expérience nous a montré
(ou plutôt : est censé nous avoir montré) ne pas lui appartenir, c’est-à-dire
les qualités sensibles ; dans la seconde formulation, la cire se présente
toujours comme une unité d’invariance et de variation, mais la variation
s’est détachée des qualité sensibles à travers lesquelles elle apparaissait,
cette variation est devenue une possibilité de variation et cette possibilité
n’est rien d’autre que le pouvoir reconnu à l’objet de se donner (tout en
restant le même) des figures et des degrés d’extension différents. Et une
fois que la variation des qualités sensibles est réduite à la variabilité de la
figure et de l’extension de la chose, Descartes n’a aucune difficulté à monter
que l’imagination ne peut pas suivre, accompagner cette variation. Nous
comprenons distinctement que la cire reste la même à travers la variation
infinie de sa figure et de son extension, cette compréhension distincte ne
peut venir que du « pouvoir » capable d’accompagner cette variabilité
infinie et de reconnaître l’invariant à travers cette variation infinie, c’est-àdire l’entendement.
Ce que nous comprenons distinctement de la cire (qu’il y a ce
morceau de cire et que la même cire demeure) se révèle ainsi dépendre de
l’entendement.
Mais que fait au juste l’entendement quand il conçoit que « la
même cire demeure ».
Supposons que nous demandions à un physicien cartésien ce que
signifie la formule : « la même cire demeure ». Pour lui, il n’y a qu’une
seule façon de comprendre cette formule. Le morceau de cire est une
certaine quantité de matière ou d’étendue, composé de petites parties en
cohésion les unes avec les autres. La même cire demeure tant que cette
quantité de matière se conserve, quelles que soient les variations de la
configuration externe (passage d’une forme à une autre) et du volume
apparent. L’invariance désigne donc, d’un point de vue physique, la
subsistance des mêmes petites parties, quels que soient la forme et le
volume (ou la densité) de l’agrégat de ces parties. Quand un corps se dilate
ou se contracte, seuls les intervalles entre les petites parties composantes se
sont modifiés; dans le cas d’une dilatation, l’intervalle s’est accru et a été
rempli par d’autres corps ; dans le cas d’une condensation, l’intervalle a
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diminué, et les corps occupant les interstices ont été refoulés à l’extérieur.
Mais dans les deux cas, la quantité de matière est demeurée la même.
Est-ce de cette façon que, dans l’analyse du morceau de cire, la
même cire demeure ?
On est embarrassé pour répondre. On serait tenté de répondre : oui ;
si la même cire demeure, c’est que ses petites parties demeurent. Mais
quelque chose y fait obstacle : dans la Méditation seconde, le sujet méditant
ne sait rigoureusement rien des conditions objectives de l’invariance d’un
corps naturel. Et même l’idée d’une telle recherche n’a pas de sens, tant que
les fondements de la connaissance de la nature n’ont pas été établis. Il ne
peut donc pas dire : la même cire demeure parce qu’elle conserve les mêmes
petites parties et mon esprit ne fait que constater qu’elle conserve les mêmes
petite parties ; il ne peut pas dire : voici la raison objective de l’invariance
de la cire, et l’opération de mon esprit est l’enregistrement subjectif de cette
invariance. Le sujet méditant est contraint de suspendre le partage entre le
subjectif et l’objectif; il doit rester neutre vis-à-vis de ce partage. Donc
l’expérience ne peut pas être comprise comme un accueil, une réception
d’un réel qui existerait avant l’expérience et ne devrait rien à l’esprit. La
neutralité du sujet méditant vis-à-vis du partage du subjectif et de l’objectif
l’oblige à reconnaître que l’expérience (et les opérations du sujet qui y
interviennent) est impliquée dans la constitution de l’objet de l’expérience.
Donc si l’entendement reconnaît que « la même cire demeure », ce
n’est pas qu’il enregistrerait qu’elle demeure la même, c’est plutôt qu’il la
constitue comme la même. Nous en avons deux indices :
1/ L’expérience où se révèle le caractère « intellectuel » de
l’invariant est une expérience possible. Ce n’est pas l’objet de l’expérience
(perçu ou imaginé) qui s’impose à l’expérience, c’est au contraire
l’expérience (une expérience d’ordre intellectuel, dépassant la perception et
l’imagination) qui s’impose à l’objet de l’expérience. Le sujet méditant
impose à l’objet une variation par son libre vouloir; il est le maître de la
variation et c’est lui qui, finalement construit cette invariance en vertu de
laquelle « la même cire demeure ». L’opération de l’entendement ne
consiste pas à reconnaître une invariance factuelle, physique, elle consiste
plutôt à donner l’objet de l’expérience la constitution qui permet de le
reconnaître comme le même.
2/ D’un point de vue physique, quand on parle de l’extension d’un
morceau de cire, on parle soit de la quantité de matière dont il est fait, soit
de son volume apparent (qui peut varier, par dilatation ou condensation,
sans que la quantité de matière varie en même temps). Ce qui demeure
physiquement identique, quand un corps demeure identique, c’est son
extension au sens de la quantité de matière. Dans l’analyse du morceau de
cire, on ne connaît rien de l’invariance physique. Il est donc inévitable que
l’extension s’entende au sens du volume apparent. Tel est bien le cas,
comme le montre la phrase : « qu’est-ce maintenant que cette extension ?
N’est-elle pas aussi inconnue, car elle devient plus grande quand la cire se
fond, plus grande quand elle bout et plus grande quand la chaleur
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LA SENSIBILITE – LA PERCEPTION
augmente ». L’extension qui, d’un point de vue physique, était le support de
l’invariance (en tant que quantité de matière ou quantité d’étendue) devient
ici (en tant que volume apparent) un prédicat de variation.
Et que reste-t-il, dès lors, pour assumer l’invariance ? Il reste ce
que Descartes désigne par la formule quelque chose. Le quelque chose seul
est l’invariant. Mais à quoi ce « quelque chose » doit-il son invariance, si ce
n’est pas à l’extension, au sens de la quantité de matière ? Il la doit à
l’expérience dans laquelle se déploie la variation et dans laquelle aussi
devient manifeste l’invariance, il la doit au temps qui est la condition de la
variation et de l’invariance de l’invariant; il la doit à l’esprit ou à
l’entendement qui est le metteur en scène de cette séquence où une variation
révèle un invariant.
Mais que doit être l’esprit ou la res cogitans pour faire ainsi
apparaître le réel comme variable et invariant ? Il doit être capable de
différer constamment de soi tout en s’identifiant constamment à soi : il doit
être capable de faire coïncider en lui identité et différence. Selon l’abrégé de
la 2e Méditation, le corps est ou bien pure identité sans différence (en tant
que corps en général) ou bien pure différence sans identité (en tant que ce
corps-ci). Or, déjouant ce qu’annonce du corps cet abrégé de la 2e
Méditation, le morceau de cire apparaît comme indivisiblement même et
autre. Qu’en conclure, si ce n’est que la res cogitans lui a prêté quelque
chose de sa propre constitution ? La constitution ontologique de la res
cogitans est au principe de la constitution ontologique de la res extensa.
Ces analyses nous conduisent à plusieurs conclusions.
On observera d’abord que, selon Descartes, la chose n’est pas
perçue par les sens, mais par l’entendement. Nos sensations appréhendent
des qualités sensibles, mais non l’unité de l’objet, qui suppose une pensée.
Percevoir n’est pas sentir, mais identifier donc juger un objet par-delà les
qualités sensibles. L’objet perçu n’est pas une simple collection
d’impressions, mais une unité pensable. Et Descartes distingue deux
régimes de perception, c’est-à-dire d’intellection de l’esprit. L’inspection
imparfaite et confuse “comme elle était auparavant” confond, alors que
l’inspection claire et distincte sait séparer, dans la perception, ce qui est dû
aux sens et ce qui est dû au jugement22.
On observera ensuite que, si l’idéalité géométrique est dépendante,
en son sens d’être de la pensée qui la pense, et si la géométrie donne la clé
de la constitution de la chose matérielle alors on comprend que la chose
matérielle soit elle aussi dépendante, en sa constitution, du sujet pensant.
Cette dépendance se joue à plusieurs niveaux.
22 “Sa perception (percipio) ou bien l’action par laquelle on l’aperçoit n’est point une vision (visio),
ni un attouchement (tactio), ni une imagination et ne l’a jamais été, quoiqu’il le semblât ainsi
auparavant, mais seulement une inspection de l’esprit (inspectio mentis), laquelle peut être imparfaite
et confuse, comme elle était auparavant, ou bien claire et distincte, comme elle est à présent, selon
que mon attention se porte plus ou moins aux choses qui sont en elle et dont elle est composée” (II, p.
426).
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LA SENSIBILITE – LA PERCEPTION
Le premier est celui de la connaissance physique : l’étendue est
entièrement intelligible (et accessible à une géométrie analytique) dans
l’exacte mesure où nous avons une idée innée de l’étendue qui nous donne
l’essence vraie de l’être matériel. L’être de la matière est entièrement
recueilli et exprimé dans la réalité objective de l’idée claire et distincte de la
matière ou de l’étendue. Le corps n’est rien d’autre que res extensa.
Dans les Principes de la philosophie23 et dans la lettre à Morus du
5 février 1649 (Alquié, III, p. 876-877), Descartes justifie sa définition du
corps comme “substance étendue”, non comme “substance impénétrable ou
tangible” en faisant valoir que la perceptibilité est une propriété contingente
du corps et non son essence. Elle suppose la relation du corps à une
perception au moins possible, relation qui doit être considérée comme
entièrement extrinsèque à l’essence du corps. On peut supposer un certain
état de la matière, sa division en très petites parties, qui la rendrait
imperceptible pour nos organes sensoriels, conformés comme ils le sont
factuellement, sans qu’elle perde rien de sa constitution extensive.
Et cependant Descartes ne peut sans doute pas éliminer entièrement
la référence à la sensibilité de la définition du corps. Dans la lettre à
Elisabeth du 28 juin 1643, il écrit que “le corps, c’est-à-dire l’extension, les
figures et les mouvements, se peuvent aussi connaître par l’entendement
seul, mais beaucoup mieux par l’entendement aidé de l’imagination” (nous
soulignons). Et en particulier la distribution de la substance étendue en une
multiplicité de corps, la limitation des corps que cette dispersion implique
ne peuvent être appréhendés que dans l’imagination24.
Le second niveau est celui de l’usage de la vie : la sensibilité est à
l’intersection de l’âme et du corps et elle ne nous fait connaître les choses
matérielles qu’à travers l’union de l’âme et du corps et pour l’usage de la
vie.
On comprend ainsi pourquoi la sensibilité est disqualifiée du point
de vue de la connaissance. L’important n’est pas de constater les
défaillances factuelles de la connaissance sensible, mais de récuser
l’aveuglement ontologique qui la caractérise. Cet aveuglement consiste à
méconnaître que la nature pensante est toujours impliquée ou enveloppée
dans la connaissance des choses matérielles, selon deux régimes
fondamentaux : celui de la sensibilité, de l’union de l’âme et du corps et de
l’usage de la vie, et celui de la connaissance intellectuelle de l’étendue
géométrisée. En passant par la connaissance géométrique des choses
matérielles l’esprit se souvient qu’il est toujours déjà à l’œuvre quand les
choses lui apparaissent et il apprend alors à distinguer l’idée intellectuelle
23 Principes, IIe partie, art. 4 (“Que ce n’est pas la pesanteur, ni la dureté, ni la couleur, etc.,
qui constitue la nature du corps, mais l’extension seule”), Alquié, III, p. 149.
24 Ibidem, p. 877. Dans la Méditation sixième (Alquié, II, p. 480), Descartes définit
l’imagination ainsi : “quand je considère attentivement ce que c’est que l’imagination, je
trouve qu’elle n’est autre chose qu’une certaine application de la faculté qui connaît au corps
qui lui est intiment présent, et partant qui existe”.
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où se découvre l’essence vraie de la matière et l’idée sensible où se
découvre à l’homme ce qui, du monde matériel, est utile ou nuisible à sa vie.
On observera enfin que l’analyse du morceau de cire vise à
présenter la perception comme l’unification intellectuelle ou judicative
d’une pure multiplicité de sensations. Ce qui conduit Descartes à fonder la
perception sur un jugement qui est au-delà du perçu, c’est qu’il s’est placé
d’abord en deçà du perçu, au niveau empiriste d’une diversité pure.
Descartes décrit en effet la cire comme une collection de qualités éparses et
discrètes, la couleur, le parfum, le son, sans rapports entre elles. Or, s’il est
légitime de parler d’un sens du sensible, c’est au moins pour deux raisons.
D’abord le sensible est un tissu conjonctif, une trame où les
qualités s’annoncent les unes les autres, les unes par les autres. Ce n’est pas
une pure couleur que je perçois, mais une couleur qui annonce une douceur
ou une rugosité, une surface qui annonce un bruit mat ou aigu, etc. Ainsi on
peut douter que l’analyse cartésienne fasse vraiment droit au sensible.
Descartes donne du sensible une version déjà abstraite. Il n’y a jamais une
pure conscience face à une collection d’impressions sensibles sans rapport
entre elles. Il y a un sujet qui perçoit le monde selon un certain style, le
sensible se donne d’emblée dans une articulation qui ne doit rien à
l’opération de l’entendement.
Ensuite le sensible s’inscrit dans une structure temporelle et une
variation cohérente qui en esquisse le sens immanent. Le sensible intègre un
devenir en son identité25. Or Descartes, comme Renaud Barbaras le
remarque justement26, rapporte le devenir du sensible à l’alternative de l’être
et du néant, il refuse au sensible une identité propre à même ses
transformations, pour en rapporter toute la constitution à l’entendement27.
Ce refus correspond à la stricte distinction que Descartes établit
entre la chose pensante et la chose étendue, du point de vue de la variation
et de l’identité. Comme le montre l’Abrégé des six Méditations suivantes28,
25 On se reportera en particulier aux Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du
temps de Husserl (PUF, Paris, 1964) et en particulier à l’analyse phénoménologique de la perception
du son aux §§ 9 à 11.
26 R. Barbaras, La perception (éd. Hatier, 1994), pp. 23-24 : « Descartes fixe chaque qualité comme
une entité déterminée, sans variation interne possible, sans devenir propre, pour faire apparaître
ensuite la fonte de la cire comme destruction de ces qualités. A l’évidence, la description de ce
processus n’est pas tant fidèle à l’expérience qu’à sa reconstitution empiriste. C’est ce que fait
ressortir le début du texte : ce morceau de cire “n’a pas encore perdu la douceur du miel qu’il
contenait, il retient encore quelque chose de l’odeur des fleurs dont il a été recueilli” »
27 “La cire “perçue” elle-même, avec sa manière originale d’exister, sa permanence qui n’est pas
encore l’identité exacte de la science, son “horizon intérieur” de variation possible selon la forme et
selon la grandeur, sa couleur matte qui annonce sa mollesse, sa mollesse qui annonce un bruit sourd
quand je la frapperai, enfin la structure perceptive de l’objet, on les perd de vue parce qu’il faut des
déterminations de l’ordre prédicatif pour lier des qualités tout objectives et fermées sur soi” (MerleauPonty, Phénoménologie de la perception, éd. Gallimard, p. 41)
28 Alquié, II, p. 401 : “Et ensuite, afin que l’on remarque que le corps, pris en général, est une
substance, c’est pourquoi aussi il ne périt point ; mais que le corps humain, en tant qu’il diffère des
autres corps, n’est formé et composé que d’une certaine configuration de membres, et d’autres
semblables accidents ; et l’âme humaine, au contraire, n’est point ainsi composée d’aucuns accidents,
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LA SENSIBILITE – LA PERCEPTION
la chose matérielle est comme scindée entre une dimension de pure identité,
sans variation, le corps en général qui est indifférent à toute sa
différenciation interne, et une dimension de pure variation, sans identité, les
corps particuliers, comme le corps humain ou le morceau de cire, dont
l’identité est purement accidentelle. En revanche la chose pensante, l’âme
humaine unit en son être concret identité et variation. La chose matérielle
est régie par la différence de l’identité et de la différence, alors que la chose
pensante est régie par l’identité de la différence et de l’identité.
Dans la mesure où l’esprit percevant conjugue en lui l’identité et la
différence, la cire perçue peut lui apparaître comme ayant une structure
articulée de variation et d’invariance et être ainsi reconnue comme identique
à même m’altération de ses qualités sensibles. Mais ce n’est pas la cire
sensible qui est le sujet de cette structure articulée, c’est la cire pensée et
déjà, avant la lettre, constituée par le jugement en objet d’expérience.
III/ “JE NE SUIS PAS LOGE EN MON CORPS COMME UN PILOTE EN SON NAVIRE”
Toutes les connaissances des êtres créés relèvent selon Descartes
de trois notions primitives : l’extension, la pensée et l’union de l’âme et du
corps (lettre de Descartes à Elisabeth du 28 juin 1643, Alquié, III, p. 43 et
sv.). La sensibilité relève de l’union de l’âme et du corps et tout ce que la
sensibilité nous fait connaître dépend de la notion primitive de l’union de
l’âme et du corps. Mais pour avoir une connaissance vraie de la sensibilité,
il faut l’expliquer géométriquement et ainsi la réduire autant que possible à
des mouvements ayant lieu dans l’étendue et relevant, du point de vue de la
connaissance, de la notion primitive de l’étendue. Une véritable
discontinuité sépare l’usage de la sensibilité et la connaissance vraie de la
sensibilité
Ainsi, comme Descartes se propose, dans les Passions de l’âme de
parler des passions en physicien, de même, dans la Dioptrique, il se propose
de construire un modèle géométrique de la vision qui soit capable de rendre
raison mathématiquement des”inventions qui servent à augmenter [la]
puissance” de la vue (Alquié, I, p. 651), c’est-à-dire les lentilles du
télescope. Le souci de Descartes n’est donc pas de coller autant que possible
à la vision effective, d’en appeler, par exemple au témoignage du voyant sur
sa vision, mais de savoir “comment elle se fait”, en la représentant
géométriquement comme un réseau de relations entre objets, un réseau tel
que l’apercevrait “un témoin de ma vision ou un géomètre qui la reconstruit
ou la survole”29.
mais est une pure substance. Car encore que tous ses accidents se changent, par exemple qu’elle
conçoive de certaines choses, qu’elle en veuille d’autres, qu’elle en sente d’autres, etc., c’est pourtant
toujours la même âme ; au lieu que le corps humain n’est plus le même, de cela seul que la figure de
quelques unes de ses parties se trouve changée”.
29 Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, Gallimard, 1964
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Le projet étant ainsi de substituer à l’actualité de la vision un
modèle géométrique de son fonctionnement, Descartes propose de recourir,
pour comprendre l’action de la lumière par laquelle se fait la vision, à “deux
ou trois comparaisons qui aident à la concevoir en la façon qui me semble la
plus commode pour expliquer toutes celles de ses propriétés que
l’expérience nous fait connaître” (Alquié, I, p. 653-654).
La première et principale consiste à identifier vision et toucher. La
lumière est, aux yeux de celui qui voit, dans le même rapport que le bâton
de l’aveugle ou de celui qui marche dans la nuit à sa main. La lumière agit
par contact, comme le bâton. Le “modèle” de la vision est le toucher.
Cette conception tactile de la vision exclut qu’“il passe quelque
chose de matériel depuis les objets jusques à nos yeux”30, et également qu’
“il y ait rien en ces objets qui soit semblable aux idées ou aux sentiments
que nous en avons”. Quand l’aveugle perçoit le monde ambiant par le
mouvement de son bâton,“la résistance ou le mouvement de ces corps, qui
est la seule cause des sentiments qu’il en a, n’est rien de semblable aux
idées qu’il en conçoit”. De même pour la vue : le voyant reçoit du visible,
par la lumière, des signes n’ayant aucune ressemblance avec la chose ellemême.
Au début du Traité du monde (Alquié, I, p. 315), Descartes
explique qu’une connaissance vraie de la lumière ne commence qu’au
moment où nous admettons “qu’il peut y avoir de la différence entre le
sentiment que nous en avons, c’est-à-dire l’idée qui s’en forme en notre
imagination par l’entremise de nos yeux et ce qui est dans les objets qui
produit en nous ce sentiment, c’est-à-dire ce qui est dans la flamme ou dans
le Soleil”. La croyance que les sentiments de l’âme sont conformes à la
nature ou aux qualités des objets qui les produisent est le principal obstacle
épistémologique à une connaissance scientifique de la lumière et en général
de la nature. Pour confirmer la dissemblance entre le sentiment et ses causes
dans l’objet, Descartes se réfère plus particulièrement au phénomène de la
douleur, au phénomène auditif, dans lequel l’hétérogénéité est manifeste
entre l’ébranlement de l’air produit par l’émission sonore et le son que nous
percevons, et enfin au langage, puisque les signes du langage, qui sont
d’institution humaine, “suffisent pour nous faire concevoir des choses avec
lesquelles ils n’ont aucune ressemblance” (p. 315-316). Et le phénomène du
langage va jouer le rôle d’un modèle d’intelligibilité pour les phénomènes
de la sensibilité. Il y a entre la donnée sensible dans l’âme (couleur, odeur,
etc…) et le réel, non un rapport de ressemblance, mais un rapport de
signification, aussi arbitraire que l’est, dans le langage, le rapport entre le
signe et ce qu’il signifie. Et c’est pourquoi la qualité sensible ne peut pas
nous conduire à la connaissance de la réalité physique.
30 p. 655. Il s’agit des “eidôla” de Démocrite, petites images voltigeant de l’objet qui les émet jusqu’à
l’organe sensible. Descartes et les cartésiens attribuaient cette conception de la perception à Aristote
et aux scolastiques.
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LA SENSIBILITE – LA PERCEPTION
Pourquoi un modèle tactile de la vision ? Sa fonction est de
répondre à des exigences de clarté et de distinction, au détriment de la
fidélité au phénomène visuel lui-même. Nous sommes bien, avec ce modèle
tactile-géométrique de la vision, dans l’espace que Merleau-Ponty, au début
de L’œil et l’esprit désigne comme celui de la science moderne31.
La géométrisation de la sensibilité n’est cependant pas le dernier
mot de Descartes. La connaissance vraie ou géométrique des opérations de
la sensibilité est une chose, l’usage de la sensibilité selon notre nature en est
une autre. Et dans cet ordre de la vie, tout s’ordonne à la notion primitive de
l’union de l’âme et du corps. La sensibilité est irréductible à la pensée et à
l’étendue, puisqu’elle est précisément leur intersection32
Lorsque l’entendement cherche à faire siennes les données de la
sensibilité, il n’y trouve que de la confusion. Et en effet, l’entendement est
une faculté de penser la chose pensante et la chose étendue du point de vue
de leur essence distinctive et sans considération de leur existence et de leur
interaction dans l’existence. Donc il ne peut qu’échouer à penser leur
communication factuelle dans l’existence de l’homme. En revanche la
sensibilité qui non seulement provient de l’union, mais manifeste - car telle
est proprement sa fonction - l’union de l’âme et du corps nous en donne une
connaissance claire. Son objet, l’union comme telle, y est présent en
personne, sans que le moindre doute soit possible quant à l’existence ou la
nature de cette union.
En outre, à travers l’union de l’âme et du corps, nous connaissons
clairement l’existence des corps environnants et les “commodités ou
incommodités” que nous pouvons en recevoir (Alquié, II, p. 493). Mais
cette clarté est pour la sensibilité et pour elle seule. Toute faculté de
connaissance a une conception claire de son objet propre et une conception
obscure des objets des autres facultés. Ce qui est clair pour la vie est obscur
pour l’entendement pur. Celui-ci ne peut pas se rendre co-extensif à la vie et
savoir ce que sait la vie mieux que la vie elle-même. Il ne peut pas prétendre
être la vérité de la vie. Et c’est pourquoi, la métaphysique, qui détourne de
la vie et brouille les évidences du vivre, ne peut pas être une activité
constante ou du moins l’activité la plus constante de la vie. La métaphysique
ou philosophie première, fondation de la sapientia universalis, ne peut avoir
lieu qu’une fois dans la vie.
31 Op. cit., p. 9 : “La science manipule les choses et renonce à les habiter. Elle s’en donne des
modèles internes et, opérant sur ces indices ou variables les transformations permises par leur
définition, ne se confronte que de loin en loin avec le monde actuel”.
32 Méditation sixième, Alquié, II, p. 492 : “La nature m’enseigne aussi par ces sentiments de douleur,
de faim, de soif, etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps comme un pilote en son
navire, mais, outre cela, que je lui suis conjoint très étroitement et tellement confondu et mêlé que je
compose comme un seul tout avec lui. Car, si cela n’était, lorsque mon corps est blessé, je ne sentirais
pas pour cela de la douleur, moi qui ne suis qu’une chose qui pense, mais j’apercevrais cette blessure
par le seul entendement, comme un pilote aperçoit par la vue si quelque chose se rompt dans son
vaisseau”.
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LA SENSIBILITE – LA PERCEPTION
L’union de l’âme et du corps ne fait pas problème dans l’ordre de
la vie, mais seulement dans celui d’une pensée qui s’attache à penser
distinctivement l’âme et le corps. Et c’est pourquoi, en un sens, pour
retrouver l’évidence de cette union, il faut et il suffit de “s’abstenir de
méditer” et d’acquiescer aux certitudes sensibles fondées dans notre nature.
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LA SENSIBILITE – LA PERCEPTION
DIDEROT
LETTRE SUR LES AVEUGLES
L’intelligible n’est rien de sensible. La sensibilité ne donne accès
qu’aux apparences, jamais à l’être. Mais l’esprit qui veut se dégager du
corps ne sait pas se dire autrement dans son activité la plus haute, dans sa
signification la plus élevée que par le rappel de son incarnation. Sensible,
sens, bon sens. Sagesse, sapere, avoir du goût. Entendement, entendre.
Vision, intuition, évidence, idée.
La philosophie se sort d’embarras en privilégiant la vision. Puisque
la perception est la mesure de la sensibilité, c’est-à-dire sa valeur cognitive,
elle a subordonné tous les sens et l’ensemble de ses propres opérations à
celui qu’elle juge le moins sensuel ou le plus théorique. C’est le “voir” qui
de Platon à Husserl, parcourt l’histoire de la métaphysique. Au terme de la
science, de l’effort discursif, le principe ultime de l’être et du connaître, est
saisi dans l’acte simple, instantané (exaiphnès) de l’intuition intellectuelle
(noèsis). L’intuition est le paradigme du savoir, mais puisque l’intuition
empirique ou sensible n’épuise pas toute intuition possible, le savoir ne
dérive pas de la sensibilité33. La métaphore n’est pas ici le transport d’un
prédicat isolé, voire d’un registre sensoriel dans un autre (de l’audible au
visible)34, mais d’un ordre ontologique (le sensible) dans l’autre
(l’intelligible), par sublimation et neutralisation du sensible.
33 Il importe à Husserl d’accorder à la perception le statut d’acte donateur, adoptant pour principe
(métaphysique ? ) des principes “le présent ou la présence du sensible à une intuition pleine et
originaire” comme dit Derrida (La voix et le phénomène, éd. PUF, 1967, p. 3), tout en maintenant
comme une possibilité de droit, la conversion de l’intuition empirique en intuition des essences
(intuition éidétique) ou en élargissant l’intuition aux catégories (intuition catégoriale). “L’intuition
empirique (erfahrende) ou intuition de l’individu peut être convertie en vision de l’essence (WesensSchauung) (en idéation) - cette possibilité devant elle-même être entendue non comme possibilité
empirique mais comme possibilité sur le plan des essences. Le terme de la vision est alors l’essence
pure correspondante ou Eidos que ce soit la catégorie de degré supérieur ou une forme plus
particulière, en descendant jusqu’à l’ultime concret” (Idées directrices pour une phénoménologie,
Gallimard, 1950, traduction P. Ricœur, § 3, pp. 19-20). Autrement dit Husserl tente de fonder en
dernière instance tout ce qui est eidétique ou catégorial dans la sensibilité, sans réduire l’intuition à
son concept sensible. Voir Recherches logiques, 3, sixième recherche, éd. PUF, trad. Elie, Arion,
Kelkel, Schérer, 1974, notamment ch. VI, pp. 159-199) . Voir aussi Levinas, Théorie de l’intuition
dans la phénoménologie de Husserl, Vrin, 1989.
34 Voir P. Ricœur, La métaphore vive, éd. du Seuil, 1975 p. 297.
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LA SENSIBILITE – LA PERCEPTION
I/ LE PRIMAT THEORIQUE DE LA VUE
Chez les présocratiques, la hiérarchie des sens se fait par l’élément
cosmique qui les constitue (eau, feu, air, terre). Si l’œil est habité par le feu,
et si le feu est l’élément premier, on a une hégémonie naturelle de la vue.
“Si toutes choses devenaient fumée, on les discerneraient avec les narines”3
mais “les yeux sont des témoins plus exacts que les oreilles”4. Si l’élément
fondamental avait été l’air, le principal organe sensoriel eût été le nez,
ravalant l’homme au rang de la bête. Mais aucun des Physiciens n’a reconnu
dans la terre l’élément primordial de la sensibilité, sans doute parce que ce
choix aurait consacré le tact comme sens souverain. Depuis, les philosophes
ont opposé systématiquement les sens théoriques de la vue et de l’ouïe aux
trois autres sens (l’odorat, le goût,le toucher)5.
On peut tenter d’expliquer ce primat de la vue comme le fit déjà
Aristote dans le Protreptique, ou au livre A de la Métaphysique, sans doute
de rédaction ancienne. Le Protreptique enchaîne clairement les notions de
vie, de perception et de connaissance. “Il faut dire qu’un homme éveillé vit
plus qu’un homme endormi, et qu’un homme dont l’âme est en acte vit plus
que celui qui la possède seulement.” Or comment définir la vie, sinon
comme vie sensible ? “Mais le vivre se distingue du non-vivre par le sentir,
et nous définissons la vie comme impliquant sa présence et le pouvoir d’en
user ; s’il est perdu, la vie n’est plus digne d’être vécue, comme si la vie
était détruite par la destruction de la sensation”. Mais la perception est à
l’usage de la connaissance et non de la vie, ou plutôt il y a un plaisir de la
3 Héraclite, Fragment, 7,Fragments, éd. Aubier, 1977, p. 102, traduction A. Jeannière.
4 Héraclite, Fr agment, 101a, op. cit., p. 112.
5 Voir par exemple Hegel, Cours d’esthétique. Si l’art est l’idéalisation du sensible, et si cette
idéalisation est la condition de la contemplation et du plaisir esthétiques, on comprend que seuls les
sens théoriques, ou les plus spirituels (la vue, l’ouïe) puissent soutenir un rapport au beau artistique.
“Lorsque l’esprit laisse les objets être librement sans toutefois descendre dans leur intérieur pratique
(ce par quoi ils cesseraient complètement d’exister pour lui extérieurement comme objets singuliers),
cette apparence du sensible se présente à lui sous les dehors de la figure, de l’aspect ou de la
résonance des choses. C’est pourquoi le sensible de l’art se rapporte uniquement aux deux sens
théoriques de la vue et de l’ouïe, tandis que l’odorat, le goût et le toucher restent exclus de la
jouissance artistique. Car l’odorat, le goût et le toucher ont affaire au matériel comme tels et à ses
qualités immédiatement sensibles : l’odorat à la volatilisation matérielle dans l’élément de l’air, le
goût à la dissolution matérielle des objets et le toucher à la chaleur, au froid, au caractère lisse ou
rugueux des choses etc. Aussi ces sens ne peuvent-ils en aucune manière avoir affaire aux objets
artistiques, lesquels doivent se conserver dans leur autonomie réelle et n’admettent pas un rapport
uniquement sensuel” (I, éd. Aubier, 1995, traduction J.-P. Lefebvre et V. von Schenk, p.56).
Voir aussi Kant qui divise, dans l’Anthropologie du point de vue pragmatique, les cinq sens en “plus
objectifs” et “plus subjectifs”. Un sens est d’autant plus objectif que la représentation dans l’intuition
porte davantage à la connaissance de l’objet ; il est d’autant plus subjectif que le moment affectif est
plus prégnant. Aussi “le sens de la vue a beau n’être pas plus indispensable que celui de l’ouïe, il est
plus noble : de tous les sens, il s’éloigne le plus du tact, qui forme la condition la plus limitée de la
perception ; il n’enveloppe pas seulement le plus grand domaine de perception, mais c’est lui dont
l’organe est senti comme le moins affecté ; il s’approche plus que les autres d’une intuition pure
(d’une représentation immédiate de l’objet donné, sans que s’y mêle une impression qu’on puisse
remarquer)” (éd. Vrin, 1979, traduction M. Foucault, p. 39).
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LA SENSIBILITE – LA PERCEPTION
sensation, où s’éveille le désir du savoir, par lequel la vie s’éprouve et
s’actualise davantage. “Si nous aimons voir pour voir, cela témoigne
suffisamment que tous aiment, plus que tout, penser et connaître.” Vivre
plus, c’est éprouver plus de plaisir à la sensation, c’est-à-dire percevoir par
le sens le meilleur. Or le sens le meilleur est précisément celui qui a le plus
d’affinité avec le savoir, c’est-à-dire la vue. Les hommes “estiment le vivre
pour aucune raison que celle de la sensation, et par-dessus tout pour celle de
la vue. A l’évidence ils aiment cette faculté au plus haut point parce qu’elle
est, en comparaison avec les autres sens, tout simplement une sorte de
science.” Le désintéressement du voir répète, ou anticipe le
désintéressement du savoir théorétique : voir pour voir, savoir pour savoir6.
“La vue est la sensation par excellence” dit une formule du Traité de l’âme7.
Le début de la Métaphysique8 précise que le critère de supériorité
d’un sens sur un autre, c’est le pouvoir de discrimination, la capacité à
distinguer de nombreuses différences (pollas diaphoras), qui suppose la
puissance de séparer, c’est-à-dire la précision, l’acuité (akribiéia)9.
L’éducation d’un sens se fait toujours par l’exercice de cette puissance
discriminante : le goût, l’odorat, le toucher, l’ouïe chez un individu est
d’autant plus parfait qu’il est capable de distinguer des nuances subtiles, de
discerner des différences là où le commun ne perçoit qu’une continuité
confuse. Or la vue est de tous les sens incontestablement le plus
discriminant par nature, de sorte que “l’acuité visuelle est préférable à
l’acuité olfactive”10.
La vue connaît le monde comme par une pure activité, sans être
affectée par l’objet. C’est le plus formel de tous les sens. Dans la perception
de la forme sensible d’un corps (morphè) se dessine déjà l’essence formelle
(eidos). Le singulier s’y donne comme d’emblée en puissance d’universel :
quand je vois Callias, c’est l’homme que je vois11. La vue anticipe les
phénomènes du monde, ou les perçoit toujours à travers cette distance
requise par le savoir et d’où peut naître le partage du subjectif et de
6 Voir Ethique à Nicomaque, X, 7-8, éd. Vrin, 1979, trad. J. Tricot. Sur cette mise en rapport entre
l’indépendance de la sensation à l’égard de l’utilité vitale, proportionnelle au plaisir et à la quantité de
savoir délivrée par la sensation, et l’excellence du bonheur de la vie théorétique, voir M. Foucault,
Résumé de cours, éd. Julliard, 1989, p. 13.
7 III, 8, 429a2, p. 172.
8 A, 1, 980 a 21-27, éd. Vrin, 1974, traduction J. Tricot, I, p. 2.
9 “Parmi les sensations, la puissance de la vue diffère en ce qu’elle est la plus claire”- et c’est
pourquoi elle est “la plus digne d’être choisie” (malisth’ airetèn einai ) écrit Aristote dans le
Protreptique. Sur cette question du paradigme sensible du savoir, et pour un rééquilibrage chez
Aristote entre la vue et le tact, en vue d’une conception unitaire du sentir, voir l’article de G.
Romeyer-Dherbey, “Voir et toucher. Le problème de la prééminence d’un sens chez Aristote”, Revue
de métaphysique et de morale, n° 4, 1991, pp. 437-454.
10 Rhétorique, I, 7, 1364a38, éd. Belles-Lettres, 1967, trad. , M. Dufour, I, pp. 101-102.
11 Aristote, Seconds analytiques, II, 19, 100a 20, éd. Vrin, 1979, traduction J. Tricot, p. 244
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LA SENSIBILITE – LA PERCEPTION
l’objectif12. Le sujet qui perçoit visuellement ordonne les choses perçues et
se sait ne pas appartenir au flux temporel qui emporte les apparences. Parce
que la vue instruit du genre et des différences individuelles, qu’elle donne la
présence en abolissant la distance, qu’elle est ce sens suprêmement actif,
apparemment affranchi de la condition réceptive de la sensibilité, l’esprit y
reconnaît déjà sa liberté13.
II/ LE RENVERSEMENT MATERIALISTE DE LA METAPHYSIQUE
En un sens le philosophe a toujours eu tendance à idéaliser, ou
plutôt à spiritualiser la sensation, mettant la vision et représentation au
premier plan14, là où il n’y a d’abord que pression, contact localisé d’un
corps sur un autre. Oublier le corps, la facticité physique de la sensation,
c’est éluder la sensibilité, en l’envisageant déjà comme un trait d’esprit.
C’est ainsi la force de la canonique épicurienne, malgré sa naïveté, de
concevoir toute sensation sur le modèle unique de l’impression matérielle.
Le monde se constitue dans et comme impression. Le sujet ne pense pas le
monde. C’est le monde qui vient à lui et se constitue en lui. La perception
est une somme de sensations atomiques elles-mêmes produites par les
atomes en circulation dans l’air. La sensibilité est rendue au corps et le
corps, rendu à la matière : du sensualisme au matérialisme, la conséquence
est bonne (Ainsi pour Helvétius (De l’Homme, 1772), l’âme est en nous la
faculté de sentir, c’est-à-dire la sensibilité physique. Et puisque tout peut
s’expliquer par ses effets - les besoins de l’homme, ses passions, ses
volontés et même sa socialité -, il est inutile d’admettre d’autres facultés). Et
si la sensation est un moment réel de la vie du corps, le toucher a des
chances de devenir le sens fondamental.
12 Voir les remarques de H. Jonas, citées par H. Arendt dans La vie de l’esprit, éd. PUF, 1981, I, pp.
131-132.
13 Pourtant l’ouïe est tout aussi indispensable à la connaissance. Aristote l’établit dans le même texte
de la Métaphysique (A, 1), en expliquant que, du moins quand elle s’accompagne de la mémoire, elle
est la condition de tout apprentissage.
Mais au-delà du savoir, on pourrait considérer que la vue ou l’ouïe donnent lieu à deux sagesses
différentes. La sagesse du voir est théorique. Connaître c’est voir, et il faut connaître pour bien agir.
La sagesse de l’écoute est pratique et religieuse. Le Dieu unique est invisible. Il se dit dans une parole
qui impose le respect et la fidélité. L’allemand fait ainsi dériver de hören, entendre, toute une série de
mots exprimant l’absence de liberté : gehorchen, obéir, gehören, appartenir,hörig, serf. “Le Dieu des
Juifs peut être entendu mais pas vu, si bien que la vérité devient invisible : “Tu ne graveras pas
d’images ou de ressemblances de ce qui est au ciel ou ici-bas.” L’invisibilité de la vérité dans la
religion hébraïque a la même valeur d’axiome que son caractère ineffable dans la philosophie grecque
dont toute la philosophie postérieure a tiré ses axiomes. Et tandis que la vérité, comprise à partir de
l’ouïe, exige l’obéissance, conçue par rapport à la vue, elle se fonde sur la puissante évidence qui
force à admettre l’identité d’un objet dès qu’on l’a sous les yeux”(H. Arendt, op. cit., p. 140).
14 Comme le remarque Levinas, “l’intuition est déjà la sensibilité se faisant idée, d’un autre ceci en
tant que ceci” (Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Nijhoff, 1978, p. 77).
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LA SENSIBILITE – LA PERCEPTION
Il faut se méfier des mots : ne pas dire le corps est sensible, mais
tout corps en tant que matière est sensible, pouvoir d’affecter et d’être
affecté. Autrement dit “la sensibilité est une propriété universelle de la
matière, propriété inerte dans les corps bruts, comme le mouvement dans les
corps pesants arrêtés par un obstacle, propriété rendue active dans les
mêmes corps par leur assimilation avec une substance animale vivante ; …
l’animal est le laboratoire où la sensibilité d’inerte qu’elle était, devient
active”15 .
Cette thèse de la sensibilité généralisée ou universelle que Diderot
présente dans l’Entretien entre d’Alembert et Diderot se substitue à
l’hypothèse métaphysique de Dieu. En effet la sensibilité n’est pas
seulement une caractéristique physiologique, qui distinguerait l’animé de
l’inanimé, mais ce qui parcourt tous les êtres, formant une chaîne continue à
travers une infinité de degrés imperceptibles, du minéral à l’humain16.
Le matérialisme qui parcourt toute l’œuvre de Diderot n’est jamais
dogmatique ou ascétique, plutôt “enchanté”17. Le style des dialogues de
Diderot, l’art de la conversation, présenté comme une méthode originale de
la vérité18, mettent en scène des idées toujours émouvantes qui “ébauchent
des mouvements du corps que le corps ne connaît pas encore”19.
15 Diderot, Lettre à Duclos, 10 oct. 1765.
16 Voir l’article “Animal” de l’Encyclopédie (éd. R. Laffont, t. I, p. 253).
Sans doute le terme “sentir” est-il plein d’équivoque. “Si par sentir nous entendons seulement faire
une action de mouvement à l’occasion d’un choc ou d’une résistance, nous trouverons que la plante
appelée sensitive est capable de cette espèce de sentiment comme les animaux. Si au contraire on veut
que sentir signifie apercevoir et comparer des perceptions, nous ne sommes pas sûrs que les
animaux aient cette espèce de sentiment; et si nous accordons quelque chose de semblable aux chiens,
aux éléphants, etc., dont les actions semblent avoir les mêmes causes que les nôtres, nous le
refuserons à une infinité d’espèces d’animaux, et surtout à ceux qui nous paraissent être immobiles et
sans action. Si on voulait que les huîtres, par exemple, eussent du sentiment comme les chiens, mais à
un degré fort inférieur, pourquoi n’accorderait-on pas aux végétaux ce même sentiment dans un degré
encore au-dessous ?” (id., p. 259) Mais comment descendre même par degrés insensibles et
infinitésimaux à la matière brute et lui reconnaître une sensibilité ? Diderot demande de distinguer
deux états de la sensibilité, inerte et active. Mais comment s’opère le passage d’un état à l’autre?
Diderot ne s’en explique pas, même s’il fait comprendre ingénieusement à d’Alembert, que le marbre
pilé, mêlé à l’humus, peut nourrir la plante qui pourra nourrir l’homme. On passe du marbre, à
l’humus, au règne végétal, au règne animal, à la chair (Entretien entre d’Alembert et Diderot, Œuvres
philosophiques, Garnier, 1964, p. 264). A la théorie des germes préexistants, à la mécanique
rationnelle de Newton, Diderot oppose l’épigenèse du vivant, la sensibilité de la matière. Le
développement de l’embryon est l’argument principal du matérialisme moderne (des néo spinozistes).
Il le répète dans le Rêve de d’Alembert, l’écrivait dans l’article “Spinosiste” de l’Encyclopédie : “la
matière est sensible, ce qu’ils [les spinozistes] démontrent par le développement de l’œuf, corps inerte
qui, par le seul instrument de la chaleur graduée, passe à l’état d’être sentant et vivant” (éd. GF, t. 2,
1986,p. 323). Dans la Réfutation de l’homme, il avoue pourtant que lui échappe “la liaison nécessaire”
du passage “par des agents purement physiques de l’état d’inertie à l’état de sensibilité et de vie” (éd.
R. Laffont, pp. 797-798).
17 E. de Fontenay, Diderot ou le matérialisme enchanté,, Grasset, 1981.
18 Voir la célèbre Lettre à Sophie Vollant, 20 octobre 1760, citée par exemple dans Diderot, Textes et
débats, éd. Livre de Poche, 1984, pp. 216-217.
19 E. de Fontenay, dans Diderot, Textes et débats, p. 157.
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LA SENSIBILITE – LA PERCEPTION
D’Alembert, Bordeu, Melle de L’Espinasse, tous matérialistes, sont
entraînés dans l’aventure de l’esprit par la jubilation des sens, où “ils sont
travaillés et comme parlés par la même matière exubérante, extravagante”.
De la pierre à la pensée, de la sensation à la fiction littéraire, tout est
sensibilité. La sensibilité est partout, passe par tous les états, selon des
différences infinitésimales. Le tumulte du monde se presse et parcourt tout
le corps, par tous les sens, et toute cette vie sacrée doit être accueillie sans
réserve20. L’écriture, la fiction littéraire ne sont que des manières de
prolonger, dans la création artistique, le jeu de la matière sensible21.
III/ VARIATION EXPERIMENTALE SUR UN AVEUGLE
Diderot partage les principes du sensualisme mais y ajoute que le
monde, la morale, la métaphysique d’un individu dépendent de sa
constitution sensorielle. Les énoncés de la métaphysique sont tous
contingents puisqu’ils doivent davantage à l’idiosyncrasie de l’individu qu’à
la structure de la raison. Toute la philosophie n’aura été que la philosophie
de la vue et des voyants, arbitrairement élevée en paradigme. C’est donc
“un” aveugle qui pourra servir de contre-exemple et rendre consciente la
métaphysique de son aveuglement spéculatif. Diderot n’entend pas
découvrir les bornes de la connaissance comme Hume, ses limites a priori
comme Kant, mais montrer que la métaphysique est entièrement la
construction fantastique du savoir sur le privilège de la vision. L’histoire de
la philosophie est l’histoire de la vue, oublieuse de sa relativité, de son
enracinement sensoriel22.
L’aveugle né n’est pas un homme privé du sens le plus estimable,
la vue, mais libéré de son prestige, matérialiste et athée par nature. Le
toucher est ce sens “athée de naissance” comme dira Feuerbach, qui se plaît
à palper, à éprouver les choses pour en jouir. Le renoncement à la vie des
sens est un renoncement à la vie, au savoir, et au plaisir par lequel la vie et
le savoir communiquent. L’épistémologie du “voir” est complice d’une
20 E. de Fontenay rappelle que le prêtre, dans le sacrement de l’extrême-onction, trempe son pouce
dans l’huile sainte et, faisant le signe de la croix du Christ, l’applique sur chaque sens répétant à
chaque fois : « Par cette onction sainte et sa grande miséricorde, que le Seigneur te pardonne tous les
péchés que tu as commis, par le sens de la vue, par le sens de l’ouïe, par le sens de l’odorat, par le
sens du goût, par le sens du toucher et par tes pas. Amen ». C’est le dernier acte qui consacre l’esprit
contre le corps : fermer le corps au péché. Et au dernier soupir: “Quitte ce monde, âme chrétienne”
(Diderot ou le matérialisme enchanté, Grasset, 1981, pp. 171-172).
21 Même la thèse célèbre que développe Diderot sur l’insensibilité du comédien (Paradoxe sur le
comédien, éd. GF, 1967), doit paradoxalement s’interpréter dans le sens de cette multiplicité de la vie
sensible. Il ne faut pas éprouver soi-même l’émotion pour pouvoir les exprimer toutes dans toute la
diversité de leurs nuances. Cette polyphonie des voix chez l’acteur imite l’absence de perspective par
laquelle le sujet prolonge l’éparpillement sacré de la vie.
22 Je n’ai jamais douté que l’état de nos organes et de nos sens n’ait beaucoup d’influence sur notre
métaphysique et notre morale, et que nos idées les plus purement intellectuelles, si je puis parler ainsi,
ne tiennent de fort près à la conformation de notre corps” (Lettre sur les aveugles, édition citée,p. 92).
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LA SENSIBILITE – LA PERCEPTION
éthique du renoncement. Diderot prend la tradition métaphysique à revers en
s’appuyant délibérément sur le toucher auquel se trouve heureusement
réduit l’aveugle. C’est un sens expérimental et industrieux, docile par
principe à la fabrication, à l’expérience, et hostile à la spéculation23.
Diderot n’est certes pas le premier à s’intéresser au cas de
l’aveugle24. Le problème de Molyneux, plus qu’une question de physiologie
et de psychologie, est la question qui met à l’épreuve l’empirisme et le
sensualisme eux-mêmes, l’observation de l’aveugle recouvrant la vue
devant permettre d’expliquer par les faits le passage de la sensation au
jugement.
Mais Diderot y voit aussi un problème humain. La première partie
au moins s’attache à montrer que l’aveugle vit dans un monde original. Ses
contemporains procédaient autrement, par une variation imaginaire sur la
sensibilité, pour souligner à partir de sa contingence, la relativité de notre
perception, de nos connaissances, de nos goût ou de nos arts - si nous avions
un sens de plus ou de moins, ou soixante-sept de plus comme le Saturnien
de Voltaire, ou neuf cent quatre-vingt-quinze de plus pour son Sirien, dans
Micromégas (chapitre II), ou si nous voyions l’infra-rouge ou l’ultra-violet,
si nous entendions d’autres fréquences, n’est-ce pas toute notre conception
du monde qui s’en trouverait changée25 ?
Diderot procède plutôt à une variation expérimentale qui ruine
aussi bien la métaphysique rationnelle que le déisme de son maître Voltaire.
Que peut-être l’ouverture au monde, qu’est-ce que le monde, être au monde
pour un aveugle ? Tout ce qui est dans l’entendement fut dans les sens. Mais
comment le savoir peut-il se constituer quand les sens se réduisent à
l’autorité du toucher ? Diderot passe donc vite du problème de Molyneux au
problème plus général de la relativisation des idées et des valeurs. Dans la
seconde partie, Diderot fait parler le mathématicien anglais Saunderson, et
aborde des questions de métaphysique, de théodicée.
Diderot montre d’une part que les sens communiquent entre eux et
que, par conséquent, la métaphorisation n’est pas un fait linguistique, mais
la vie même de la sensibilité. Et c’est plutôt le transport et la traduction du
visible en audible, en tangible qui est l’origine du langage - ce qui ne doit
23 Sur la distinction entre deux sortes de philosophie, expérimentale et rationnelle, voir De
l’interprétation de la nature , XXIII, éd. Garnier, pp. 192-193.
24 Voir F. Markovits, Diderot, Mérian et l’aveugle, Sur le problème de Molyneux, éd. Flammarion,
1984.
25 Voir aussi Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes (1686) (3ème soir, éd. Klincksieck,
1997, p. 97) et déjà Leibniz, Monadologie, § 25.
Montesquieu envisage concrètement dans son Essai sur le goût de 1757, les effets stylistiques, en
architecture par exemple, d’une autre sensorialité : “si notre vue avait été plus faible et plus confuse,
il aurait fallu moins de moulures et plus d’uniformité dans les membres de l’architecture; et si notre
vue avait été plus distincte, et notre âme capable d’embrasser plus de choses à la fois, il aurait fallu
dans l’architecture plus d’ornements” (L’Intégrale, éd. Seuil, 1964,p. 845).
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LA SENSIBILITE – LA PERCEPTION
pas effacer le rôle de l’expérience26. D’autre part il remet en cause le
privilège de l’intuitivité, c’est-à-dire de l’immédiateté et de la donation
présumées de la chose par la vue. La vue n’est pas moins progressive,
éduquée qu’un autre sens. L’opéré de la cataracte doit apprendre à voir27.
L’optique n’est pas pure géométrie28. Cela revient à contester à la fois
l’originalité de la vue par rapport à la sensibilité générale, son arrachement à
l’intersensorialité, et le préjugé d’une relation intuitive directe. La vue n’a
pas le privilège de l’intuitivité. On supprime du même coup l’innocence du
voir, cette royauté qui la maintenait à distance de son objet alors que le
toucher est affecté de ce qu’il affecte, car l’opéré se sert de l’œil comme s’il
était directement au contact des choses. Alors que l’œil focalise, que les
images convergent en lui comme vers un point, la main est une infinité de
points en mouvement, capable d’une discrimination des différences et d’une
progressivité inaccessibles à la vue. Paradoxalement, la comparaison de la
vision au toucher enrichit celle-ci. Ainsi il y aurait comme deux manières
d’user de sa sensibilité : de la main à l’œil, la vue est alors tactile,
exploratrice, enrichie ; ou de l’œil à la main, qui excepte la vue de la vie de
la sensibilité et l’appauvrit. Le décentrement qu’impose cette variation
expérimentale sur l’aveugle octroie au toucher une capacité discursive et
conteste à la vue son privilège intuitif. Il n’est pas vrai que le rapport de la
vue à l’objet soit immédiat. Voir se fait dans le temps de la transmission de
la lumière. Huygens l’avait établi, contre la théorie cartésienne sur
l’instantanéité de la propagation de la lumière. La vision est donc en retard
sur l’objet. L’œil et l’objet, le connaître et l’être ne sont pas immédiatement
contemporains.
Buffon (De l’homme) avait déjà valorisé le toucher en lui donnant
le pouvoir de rectifier la vue. Plus exactement c’est la main qui possède la
perfection du tact, car seule elle a la possibilité de distinguer, de diviser.
Elle a, par la disponibilité multiple qu’offrent les doigts, une sensibilité
théorique. On peut aller plus loin et parler d’un cogito manuel. La main est
en effet douée d’une espèce de réflexivité : elle se touche elle-même. Il n’y
a que le toucher qui puisse assurer à la fois de mon existence et de
l’existence du monde extérieur, alors que la vue, par elle-même, fait croire
que le monde est ma représentation : être c’est voir et/ou être vu. Aussi
Condillac, dans la seconde édition du Traité des sensations (1780) faisait-il
porter la réfutation de l’idéalisme sur le toucher. La sensation tactile n’est
plus comme les autres sensations une affection, une manière d’être de l’âme.
Elle donne la notion de la réalité des corps.
26 L’aveugle peut ainsi trouver, à partir du seul toucher, un équivalent et une définition de ce que
c’est que la vue, le miroir, les yeux (op. cit., pp. 84-87), d’où il ressort clairement que “de tous les
sens, l’œil [est] le plus superficiel ; l’oreille le plus orgueilleux ; l’odorat le plus voluptueux ; le goût
le plus superstitieux et le plus inconstant ; le toucher le plus profond et le plus philosophique”.
27 Id., p. 139.
28 Voir Voltaire, Eléments de la philosophie de Newton, II ch 7.
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LA SENSIBILITE – LA PERCEPTION
Mais parler du tact ou du toucher est encore trop abstrait, et risque
d’effacer sa valeur expérimentale derrière l’idée de réceptivité. Il faut
rapporter le toucher aux multiples pouvoirs de la main, ce par quoi le
toucher est éminemment actif, industrieux. Sans doute le sens du toucher
est-il répandu par tout le corps, mais toutes les parties, même les plus
sensibles, ne donnent pas nécessairement la forme et l’idée des corps29.
C’est la main qui fait du toucher un sens théorique. Les mains rendent le
toucher non seulement théorique et expérimental, naturellement prévenu
contre le système extravagant des idéalistes ou “égotistes”, mais réflexif : la
main se sent touchante, se touche touchée. La réflexivité ne se constitue
jamais en abstraction.
Outre qu’il a su perfectionner le toucher - le concours que les sens
se prêtent nuit au perfectionnement de chacun d’entre eux - l’aveugle a
remarqué que son défaut est bien souvent un avantage. “Notre aveugle nous
dit à ce sujet, qu’il se trouverait fort à plaindre d’être privé des mêmes
avantages que nous et qu’il aurait été tenté de nous regarder comme des
intelligences supérieures, s’il n’avait éprouvé cent fois combien nous lui
cédions à d’autres égards”30. Diderot introduit par cette remarque à la
dimension humaine de cette variation expérimentale.
L’aveugle a un autre rapport au pouvoir et à la loi. Il ne sait pas ce
qu’est la pudeur. Sa morale ne procède pas de l’intériorisation du regard
d’autrui. L’aveugle est impudique sans impudence, innocent dans son
impudeur même. Le désir ne peut avoir pour lui la forme de la
concupiscence. Et puisque la honte lui est un sentiment inconnu, le
châtiment du cachot lui sera indifférent. Se souvenant sans doute de Pascal,
Diderot note qu’il “sort du monde ainsi que d’un cachot.” Ainsi les deux
figures de l’humanité chrétienne, la honte et le châtiment sont récusées. Il ne
rattache pas la rationalité de la loi à la logique de la peur. Il ne cherche pas à
échapper au jugement de la loi ou du magistrat. La fable de Gygès est une
fable de voyants, qui ne réfute que leur philosophie de la justice. Les
hommes ont inventé les dieux pour en faire la loi invisible et ubiquitaire. Si
les hommes le pouvaient donc, ils s’excepteraient de la loi, et le font à
chaque fois qu’ils ont la certitude de n’avoir pas été vus. L’aveugle est le
contraire du berger du mythe. Il est vu de tous sans rien voir, et c’est
pourquoi le vol lui semble être la définition même du crime. La loi n’est
donc pas pour lui un adversaire au regard duquel il faut se dérober. La loi
n’est pas obéie parce qu’elle est un pouvoir invisible, parce qu’elle en
impose et fait peur. L’aveugle la respecte en raison de sa stricte utilité
sociale31.
L’aveugle apprend ainsi aux empiristes eux-mêmes combien
l’éthique, l’esthétique, ou la métaphysique dépendent des sens et de “la
29 Voir Buffon, De l’homme, des sens en général, éd. Maspéro, pp. 210-211.
30 Lettre sur les aveugles, p. 88.
31 Id., pp. 92-93.
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LA SENSIBILITE – LA PERCEPTION
conformation de notre corps”, “tant nos vertus dépendent de notre manière
de sentir et du degré auquel les choses extérieures nous affectent !” Mais
Diderot va plus loin encore et relativise toute espèce de métaphysique. Les
sens interviennent jusque dans l’exercice le plus spéculatif et le plus abstrait
de la pensée. L’aveugle a une autre métaphysique ou plutôt ne peut
comprendre ce que peut signifier la fonction du préfixe “méta-”.
L’aveugle forme les idées les plus complexes puisque Diderot nous
le décrit capable de les combiner, de les comparer, et de s’élever par des
signes à la connaissance mathématique. Il sera même plus capable
d’abstraction puisque rapportant tout au toucher et à l’extrémité de ses
doigts, il doit plus facilement et plus nécessairement séparer par la pensée
les qualités ou les corps qui leur servent de base. Le merveilleux Saunderson
trouve ainsi une langue nette pour le toucher, “une arithmétique palpable”.
Mais ce mathématicien n’est pas également ou aussi sûrement
métaphysicien. La lumière de l’évidence ne luit pas dans son cachot.
Diderot profite de l’aveugle Saunderson pour douter de l’existence de Dieu
et professer pour la première fois son matérialisme et son évolutionnisme.
Dieu, l’Etre suprême ou invisible, n’est que l’idole d’un sens. La raison ne
s’élève à son idée que par négation de la vue sur laquelle elle s’appuie.
Toute la métaphysique ne serait donc que l’illusion d’une raison abusée par
le prestige de la vue, et inapte à bien séparer ou abstraire32. Du toucher, on
ne saurait forger l’idée d’un être existant mais intangible, alors que la vue,
parce qu’elle semble s’exercer hors du monde, peut fort bien abstraire celle
d’un être in-visible.
Sur le point de mourir, on appelle auprès de Saunderson “un
ministre fort habile, M. Gervaise Holmes” qui essaie de convaincre
l’aveugle de l’existence de Dieu. Diderot raconte et imagine leur entretien.
C’est l’occasion d’une critique des preuves de la finalité et du témoignage.
Dieu n’est-il pas démontré par les prodiges et les merveilles de nature ?
L’aveugle répond aussitôt : “Si vous voulez que je croie en Dieu, il faut que
vous me le fassiez toucher”33. Pourtant Dieu n’explique-t-il pas le
mécanisme admirable du corps ? Mais pourquoi expliquer par une cause
insondable et excessive ce que la considération des propriétés et des
combinaisons infinies de la matière permet de comprendre simplement. “Je
ne vois rien, cependant j’admets en tout un ordre admirable ; mais je compte
que vous n’en exigerez pas davantage. Je vous le cède sur l’état actuel de
l’univers, pour obtenir de vous en revanche la liberté de penser ce qu’il me
plaira de son ancien et premier état, sur lequel vous n’êtes pas moins
aveugle que moi. Vous n’avez point ici de témoins à m’opposer; et vos yeux
ne vous sont d’aucune ressource”34
32 Id., p. 99.
33 Id., p. 119.
34 Id., p. 120.
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LA SENSIBILITE – LA PERCEPTION
Sur la question de l’origine radicale des choses, le voyant et
l’aveugle sont à égalité, et la vue de celui-là sur l’univers est dérisoire à la
mesure de son infinité et de son éternité. La vue croit à l’ordre parce qu’elle
embrasse dans une vision une, la multiplicité des phénomènes. En revanche
le toucher convainc que l’univers est une évolution, un brassage des
éléments, sans but ni finalité. La preuve physico-théologique n’est pas pour
lui. S’il consent à un ordre dans la nature, c’est sur l’incertain témoignage
des voyants. Si l’aveugle est plus disposé à s’imaginer une évolution
créatrice de la matière brute à la pensée, c’est qu’il conçoit la matière de
façon plus abstraite que le voyant. La vue, par mauvaise abstraction, est en
puissance de toutes les illusions métaphysiques …
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LA SENSIBILITE – LA PERCEPTION
MERLEAU-PONTY
PHENOMENOLOGIE DE LA PERCEPTION
LE VISIBLE ET L’INVISIBLE
I/ LA PERCEPTION, AVANT L’OBJECTIVISME ET LA REFLEXION
Le philosophe est celui qui cherche à élucider ce qui, pour l’attitude
naturelle va de soi. Il cherche simplement à se comprendre lui-même dans
ce qu’il croit, en ce que chacun croit. Il cherche à élever à la compréhension
de soi et à dire une “opinion originaire” (Urdoxa) qui se vit d’abord sans se
dire et qui est l’évidence du monde35, l’évidence qu’ “il y a” monde.
Dire ce que nous voyons, c’est d’abord apprendre à voir. Le
philosophe renonce à être au monde dans l’immédiateté de la foi naïve, mais
il n’abandonne pas le monde. Une certaine suspension (epochè) est
nécessaire. Mais le philosophe ne doit pas substituer sa parole à celle des
choses, parler à leur place ou en leur nom. Il faut dépasser l’alternative qui
nous contraint soit à vivre tout simplement dans la foi naïve aux choses soit
à suspendre cette foi naïve en parlant à la place des choses36.
La philosophie, en son histoire, n’a jamais cessé de parler à la place
des choses. Elle s’est substituée aux choses selon deux grandes orientations.
L’une est l’objectivisme, l’autre l’intellectualisme ou la philosophie
réflexive.
L’objectivisme efface le sujet. Il se donne un milieu d’univers où
surviennent, parmi les événements, les phénomènes que nous appelons
sensations ou perceptions. Ceux-ci sont donc considérés comme explicables
en termes de “processus”, sans aucun recours à la catégorie de sujet.
L’objectivisme présuppose un sujet percevant ouvert au monde. Mais sans
se soucier d’expliciter cette ouverture, il se place d’emblée dans le monde et
“explique” la sensibilité selon les catégories de l’objectivité.
L’objectivisme appelle donc, comme son complément, une explicitation de cette ouverture. La philosophie réflexive a tenté cette
explicitation en pensant l’ouverture au monde comme l’acte d’un sujet hors
du monde.
Tel est d’abord l’esprit de la philosophie cartésienne. Le sujet
pensant qui s’assure de son propre être à partir d’une mise en doute radicale
35 Le visible et l’invisible (cité ultérieurement VI), Gallimard, 1964, p. 17.
36 “Ce sont les choses mêmes, du fond de leur silence que [la philosophie] veut conduire à
l’expression” (VI, p. 18).
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LA SENSIBILITE – LA PERCEPTION
du monde est voué, par sa démarche même, à se comprendre lui-même
comme “sans monde”.
Le monde est, il est vrai, après le doute méthodique, rétabli dans
ses droits, mais la façon dont il est réhabilité montre que l’annulation
primitive du monde dans le doute méthodique n’est pas véritablement
surmontée. Après le doute, l’homme est présent au monde selon deux
modalités. L’une consiste à éprouver tous les sentiments qui relèvent de
l’union de l’âme et du corps et du souci de la vie pour l’utile et le nuisible.
L’autre consiste à être physicien, à tout expliquer par figures et par mouvements, à contempler le monde “de haut”, en surplomb. Or Descartes ne
fait pas communiquer ces deux manières d’être, qui relèvent de notions
primitives irréductiblement différentes.
Le même jugement pourrait s’appliquer à l’intellectualisme kantien
En remontant de l’expérience ou de la nature vers ses conditions de possibilité aprioriques, l’analyse transcendantale distingue rigoureusement la
subjectivité constituante et le monde objectif construit catégorialement. Et le
sujet transcendantal ne saurait appartenir à ce monde objectif, puisqu’il en
fonde la possibilité.
La réflexion oublie que la reconstitution réflexive de la donation
du monde n’est pas équivalente à la donation du monde elle-même. La
réflexion fait comme si tout, dans l’apparaître du monde, était l’œuvre de
l’esprit, comme si l’esprit, commençant toujours par se perdre dans le
monde qu’il fait apparaître par construction catégoriale ou donation de sens,
pouvait toujours aussi, dans la réflexion, ré-accomplir en pleine conscience
et lucidité, la donation de sens à laquelle le monde doit d’apparaître. La
philosophie réflexive se donne ainsi un modèle de la perception, où tout
commence et finit par l’esprit.
Mais ce modèle est déficient de plusieurs points de vue. On fera
valoir d’abord que cette subjectivité qui prétend construire le monde par ses
opérations n’est elle-même assurée de son pouvoir synthétique que sous la
garantie d’un monde “toujours déjà là”. Si l’on en croit la réflexion, l’unité
du “je pense” est le fondement de l’unité formelle de la nature ou du champ
de l’expérience. Mais cette unité du sujet qui rend possible une unité de
l’objet, n’est elle même que l’ombre portée, dans le sujet, réfléchissant sur
lui-même et ses pouvoirs, de l’unité du monde.
En outre la réflexion est incapable de faire justice à la plus simple
perception et à son sens immanent. J’ai conscience de voir avec mes yeux et
d’entendre avec mes oreilles (“mes yeux voient” ou “ma main touche”). Or
la réflexion est incapable de comprendre ce témoignage de la perception sur
elle-même et de donner aux organes sensoriels un statut qui lui corresponde
Comme ils ne font pas partie du sujet, de l’aperception, qui n’est “rien du
monde”, la réflexion ne peut les considérer que comme des “êtres du
monde” ou des choses. Et s’ils sont des choses, ils n’ont pas le pouvoir de
ménager en avant de moi une “zone de subjectivité d’où il sera vu et
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LA SENSIBILITE – LA PERCEPTION
entendu”37. Ainsi se dérobe toute possibilité de comprendre la vérité de ma
conscience d’être ouvert au monde par les organes sensoriels.
Pour résoudre le problème, on dira que les sens ne sont pas des
objets du monde, mais des “instruments de ma perception”, on essaiera de
les placer à mi-chemin du sujet et des choses. Mais ce n’est qu’une fausse
solution. Pour une philosophie réflexive, “il n’y a pas de milieu entre l’en
soi et le pour soi”. Ou l’organe sensoriel est pur sujet, ou il est pur objet.
Comme la pluralité des sens ne peut s’accorder avec l’unité simple du “je
pense”, ils ne peuvent être que du côté des objets.
C’est pourquoi même si le témoignage que la perception donne
d’elle-même est irrécusable du point de vue de la 3e notion primitive
(l’union de l’âme et du corps), la perception se dissout, quand elle est
soumise aux exigences de la clarté et de la distinction rationnelles, en une
simple pensée, non localisée, non localisable, du sujet hors du monde. Ainsi
le voir n’est qu’une “pensée de voir”, le toucher une pensée de toucher, le
souffrir une pensée de souffrir. Si vraiment mes sens sont du côté des objets,
quand je dis que mes yeux voient, je n’exprime pas une expérience
originale, ayant une vérité irréductible. Cette vision de fait, “on peut la
pratiquer, l’exercer et pour ainsi dire l’exister, on ne peut rien en tirer qui
mérite d’être dit vrai”38. Pour le “Je” pur, “il n’y a aucune différence entre
penser et percevoir comme entre voir et entendre”39. A partir d’une stricte
distinction du pour soi et de l’en soi, il est impossible de rendre raison
d’une expérience perceptive qui récuse cette distinction.
Ainsi, en substituant à la perception une reconstruction où tout
relève des actes de l’esprit, la réflexion en falsifie le sens. Elle désincarne le
sujet percevant, réduit la chose perçue à un quelque chose de pensé (ou
noème), réinterprète la foi perceptive comme symbole de la présence
évidente à soi de l’esprit40, et enfin réduit l’être-au-monde à une donation de
sens. La réflexion défait le “lien natal” du sujet et du monde pour le
reconstruire à partir de l’esprit. Une phénoménologie de la perception, en
revanche, se propose de porter ce lien natal à l’intelligence de son propre
sens.
37 Phénoménologie de la perception (noté ultérieurement PP), Gallimard, 1945, p. 246.
38 L’œil et l’esprit (cité ultérieurement Œ), Gallimard, 1964, pp 94-95. Et Merleau-Ponty ajoute :
“Si, comme la reine Elisabeth, on veut à toute force en penser quelque chose, il n’y a qu’à reprendre
Aristote et la Scolastique, concevoir la pensée comme corporelle, ce qui ne se conçoit pas, mais est la
seule manière de formuler devant l’entendement l’union de l’âme et du corps”.
39 Ibidem.
40 VI, p. 51.
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LA SENSIBILITE – LA PERCEPTION
II/ LA SAGESSE DU CORPS
La reconstruction réflexive de la perception manque la perception
naturelle. Si l’on doit bien reconnaître à la perception, comme le soutient
l’analyse réflexive, un caractère synthétique, cette synthèse ne relève pas
d’un “je pense”, mais d’une “sagesse du corps”, d’un “savoir habituel du
monde” ou d’une “science implicite ou sédimentée”41
Faute de distinguer entre une synthèse intellectuelle et une
synthèse charnelle, la conscience perceptive est incompréhensible. Si la
synthèse perceptive était intellectuelle, le perçu serait étalé devant la
conscience et n’aurait pour elle aucun secret, puisqu’il serait construit par
elle. Symétriquement la conscience percevante serait transparente à ellemême, puisqu’elle ne serait rien d’autre que son propre acte, saisi à même
son effectuation. Or la perception nous donne à voir quelque chose qui a
l’épaisseur du présent et la conscience perceptive se perd ou s’englue dans
le perçu, qui n’est pas étalé devant elle, mais a “une épaisseur historique”,
reprend une “tradition perceptive”42 dont elle n’est pas l’initiatrice43.
Dans la mesure où le sujet percevant s’inscrit dans une nature et
une tradition perceptive, il ne peut avoir le caractère d’une première
personne44. La perception se fait en moi sur le fond d’une complicité, d’une
41 PP, pp. 275-276. Le corps percevant “en sait plus que nous sur le monde, sur les motifs et les
moyens qu’on a d’en faire la synthèse” (Ibidem).
42 PP, p. 275.
43 On remarquera ici la dette de Merleau-Ponty envers le dernier Husserl, celui de La crise des
sciences européennes et la phénoménologie transcendantale. La réflexion transcendantale découvre
en effet que le monde de la vie a pour sens d’être d’être “toujours déjà là [……] le monde est donné
d’avance comme champ universel de toute pratique réelle et possible, non pas occasionnellement
seulement, mais toujours et nécessairement donné d’avance comme horizon” (162/145). Ainsi toute
validation accomplie dans la vie mondaine naturelle présuppose toujours déjà d’autres validations, un
fond de validations antérieures sédimentées, lesquelles constituent entre elles et avec les actes
proprement dits “un unique et inséparable contexte de vie” (170/152). Comprendre ce que signifie
“toujours déjà là”, c’est comprendre que toute validation actuelle implique un horizon infini de
validations inactuelles, c'est-à-dire des acquis de la vie active antérieure. Quant à la subjectivité pour
laquelle le monde est “toujours déjà” donné, elle doit avoir, selon la corrélation noético-noématique,
un sens d’être accordé à ce “toujours déjà”. Ce sens d’être consiste à ne pouvoir accomplir les actes
de validation constituant la présence du monde que sur le fond d’actes de prévalidation sédimentés; il
consiste donc à avoir des “arrière-fonds cachés”. L’ego constituant se dérobe dans ce que Husserl
appelle “l’indicible gouffre de ses fondations de validité” (213/191). Il n’y a pas “monde” sans
subjectivité donatrice de sens. Mais cette subjectivité donatrice de sens par laquelle et pour laquelle il
y a monde, ne peut pas d’emblée se rassembler et se résumer dans l’unité simple d’un acte qui serait
transparent à soi-même ou se posséderait lui-même dans l’actualité de son effectuation. Là est sans
doute l’une des raisons pour lesquelles Husserl a parlé de l’anonymité de la vie egologique(128/115).
44 “On perçoit en moi” - “je n’ai pas plus conscience d’être le vrai sujet de ma sensation que de ma
naissance et de ma mort…” (PP, p. 249) - “par la sensation, je saisis, en marge de ma vie personnelle
et de mes actes propres, une vie de conscience donnée d’où ils émergent, la vie de mes yeux, de mes
mains, de mes oreilles qui sont autant de Moi naturels. Chaque fois que j’éprouve une sensation,
j’éprouve qu’elle intéresse non pas mon être propre, celui dont je suis responsable et dont je décide,
mais un autre moi qui a déjà pris parti pour le monde, qui s’est déjà ouvert à certains de ses aspects et
synchronisé avec eux” (PP, pp. 249-250). Dans Le visible et l’invisible, le sujet percevant est compris
comme “le titulaire anonyme vers lequel convergent les perspectives du paysage” (p. 42). Un langage
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LA SENSIBILITE – LA PERCEPTION
connivence entre mes puissances et le monde perçu. En outre, relevant de
puissances qui sont un don de nature, elle est toujours assujettie à une
certaine partialité, assignée à un certain domaine ou à un certain “champ”,
ouverte et délimitée par l’accouplement d’une certaine dimension du monde
et d’une certaine puissance de mon corps45. Par contraste avec l’ambition du
savoir qui est de se soustraire aux limitations de la perspective pour
posséder le monde tel qu’en lui-même, la perception s’abandonne à la
complicité naturelle du voyant et du visible.
La notion de “sens” (les cinq sens) peut recevoir ainsi une
signification rigoureuse. Le sens, qui n’est pas identique à l’organe
sensoriel, est une pensée, non une chose ou un processus objectif, mais, il
s’agit d’ “une pensée assujettie à un certain champ” (par exemple visuel ou
auditif) et relevant d’un corps-sujet. En chaque sens, c’est le monde luimême qui s’annonce, mais dans la perspective ou bien d’un monde de
formes sonores, ou bien d’un monde de formes visuelles, ou bien d’un
monde de formes tactiles, etc.
En outre, si les sens et le monde des sens ont une structure
46
spatiale , on doit aussi et d’abord leur reconnaître une dimension
temporelle et historique. Le Je percevant est “indivisiblement défait et refait
par le cours du temps” et le monde de la perception est “une unité
présomptive, à l’horizon de l’expérience”47.
Ce rapport de la perception et du temps ne peut être contingent. On
ne peut imaginer une perception intrinsèquement intemporelle, mais qui
serait plongée dans le temps, “par quelque hasard de la constitution
humaine”48. Que la subjectivité” soit défaite et refaite par le cours du temps,
ne veut pas dire qu’elle serait soumise à une puissance extérieure et
étrangère. Si la subjectivité est temporelle, elle l’est toujours par elle-même,
c’est-à-dire en se faisant être ce qu’elle est. La temporalité ne peut pas être
qui dit la perception au plus près d’elle-même (“je suis le ciel même qui se rassemble, se recueille et
se met à exister pour soi” - et on pensera aussi à Cézanne : “le paysage se pense en moi et je suis sa
conscience”) peut paraître insensé à une conscience de soi philosophique attachée à l’attitude
réflexive (“Mais le ciel n’est pas esprit et il n’y a aucun sens à dire qu’il existe pour soi”). Cependant
il ne lui paraît insensé que parce qu’elle sépare rigoureusement la sphère du pour soi et celle de l’en
soi. Si la philosophie moderne s’est construite contre la perception, il n’est pas étonnant que la
perception dérange certaines convictions philosophiques bien établies.
45 Merleau-Ponty réconcilie dans la perception deux catégories dont l’analyse réflexive exigeait la
stricte séparation : la catégorie de nature et la catégorie de conscience constituante ou donatrice de
sens. Ou bien, disait la réflexion, nous parlons de la conscience et nous sommes tout à fait au-delà de
la nature, dans le domaine de la spontanéité donatrice de sens. Ou bien nous parlons de la nature, mais
nous sommes alors dans le domaine des relations de causalité, en dehors de la sphère du sens. Pour
Merleau-Ponty, au contraire, le sens n’est pas au-delà de la nature, la nature n’est pas étrangère à la
sphère du sens. La nature peut être comprise comme donatrice de sens : “je suis capable par
connaturalité de trouver un sens à certains aspects de l’être sans le leur avoir moi-même donné par
une opération constituante” (PP p. 251).
46 “Tous les sens sont spatiaux s’ils doivent nous faire accéder à une forme quelconque de l’être,
c’est-à-dire s’ils sont des sens” (PP, p. 251). Mais la subjectivité perceptive est temporalité.
47 PP, p. 254.
48 PP, p. 469.
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LA SENSIBILITE – LA PERCEPTION
seulement un “habit” de la subjectivité, elle est sa réalité elle-même, sa
concrétude.
La signification du temps pour la perception49 est tout à fait
manifeste quand on considère la naissance d’une perception dans le passage
du sommeil à la vigilance. La conscience percevante se présente d’abord
comme une conscience pré-intentionnelle, plongée dans la vie du corps,
“gorgée de couleurs et de reflets confus” et se distinguant à peine de ce qui
s’offre à elle50. Puis s’esquisse une organisation spatiale du champ
perceptif : “je fixe la table qui n’est pas encore là, je regarde à distance alors
qu’il n’y a pas encore de profondeur…”. Je structure le champ perceptif en
distinguant formellement du proche et du lointain. Mon corps mobilise ses
puissances et se fait réceptivité ou sensibilité51.
Et la temporalité est au centre de cette auto-genèse de la
réceptivité. Tout commence par “la première attaque du monde sur mes
sens”. Mais cette attaque ne fait pas à elle seule la perception. La perception
surgit au moment où cette attaque s’inscrit dans la temporalité. La
perception suppose une organisation temporelle du visible. Elle se soustrait
à l’attaque du visible en ouvrant cet avenir prochain dans lequel le visible,
happé par l’organisation formelle du champ perceptif et l’articulation du
proche et du lointain, va devenir un objet déterminé. Et cette ouverture de
l’avenir est en même temps l’ouverture du passé dans lequel va tomber
l’attaque du visible quand le visible aura été capté et pour ainsi dire pacifié
par la puissance perceptive de mon corps. L’objet du regard est ainsi à la
fois prospectif - il est en avant, il est ce que va saisir mon mouvement de
fixation, et rétrospectif, puisqu’il est aussi cette attaque du visible qui a
précédé et motivé mon mouvement de fixation. L’attaque du visible est
l’acte du sensible, et c’est la temporalité et son pouvoir organisateur du
champ perceptif qui “répond” à cette attaque en faisant de la perception
l’acte commun du sentant et du sensible52.
Le corps et sa puissance perceptive et motrice sont les agents de
cette structuration temporelle du champ perceptif. Mon corps est ce “lieu de
nature” ou le temps devient historique53. Par mon corps percevant, le temps
cesse d’être seulement la forme de succession des événements enchaînés par
la relation de causalité et qui se poussent l’un l’autre dans l’être, il devient
l’ouverture et comme le rayonnement, autour du présent, d’un double
horizon de passé et d’avenir. Le corps percevant ne créé pas le temps. Il en
49 “la subjectivité, au niveau de la perception, n’est rien d’autre que la temporalité…” (PP, p. 276).
50 PP, p. 275.
51 “Un sensible qui va être senti pose à mon corps une sorte de problème confus. Il faut que je trouve
l’attitude qui va lui donner le moyen de se déterminer et de devenir du bleu, il faut que je trouve la
réponse à une question mal formulée” (PP, p. 248).
52 Merleau-Ponty parle ainsi de “coexistence” ou de la “communion”,
d’“accouplement” ou de “synchronisation” entre le sens et le sensible.
d’“échange”,
53 PP, p. 277.
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LA SENSIBILITE – LA PERCEPTION
prend possession, il en fait une de ses puissances, en inversant le rapport de
détermination : dans la perception, ce n’est plus le passé qui détermine le
présent et le futur, mais le futur qui détermine le présent et le passé. La perception est donc le premier degré de la liberté, la liberté ne commence pas
au-delà de la perception.
Mais que le temps devienne une puissance du sujet percevant ne
veut pas dire que le sujet percevant soit le maître du temps. La synthèse
perceptive exerce une certaine puissance par le temps sur le temps. Mais le
temps s’échappe à mesure qu’il se ressaisit”54 Le temps me donne l’objet
perçu, non comme une possession définitive mais comme une présomption à
confirmer dans la poursuite d’une expérience concordante. Et le temps ne
donne pas le sujet percevant à lui-même comme une coïncidence ou comme
une possession définitive, mais comme une constance à soi à assurer et
confirmer dans le “bougé” perpétuel de l’existence.
Merleau-Ponty substitue à la séparation réflexive du naturé et du
naturant, une dialectique du temps constitué et du temps constituant. La
réflexion sépare le naturant ou le constituant, pure activité, pure spontanéité,
pure liberté, pure autonomie et le naturé, ou le constitué, pure passivité ou
pure hétéronomie. Un abîme ontologique sépare le sujet et l’objet. En
revanche, dans une dialectique du temps constituant et du temps constitué,
le temps est, en un sens déployé par le sujet55, mais la subjectivité n’ouvre
pas le temps au-dessous d’elle, dans un monde qu’elle surplomberait et
dominerait. Elle ouvre le temps en elle même et elle “souffre” le temps56. La
subjectivité est donc bien un pouvoir de synthèse, en elle et hors d’elle, mais
cette synthèse, toujours inachevée, est toujours à reprendre.
Ainsi la perception ne peut jamais s’assurer d’une prise définitive
sur son objet comme le sujet percevant ne peut jamais s’assurer d’une prise
définitive sur lui-même. On parlera, si l’on veut, d’une imperfection de la
perception par rapport à une intuition divine qui créerait son objet et le
posséderait dans la transparence57. Mais cette imperfection constitue
l’originalité du phénomène perceptif et lui permet en particulier de nous
54 PP, p. 276.
55 En langage augustinien, on dirait que c’est la triple intentio du sujet (mémoire, attention, anti-
cipation) qui ouvre le temps.
56 Plus elle se fait intentio, plus elle souffre distensio (Ricœur)
57 E. Lévinas écrit (En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p 92): “Dans la
philosophie classique, l’analyse de la connaissance aboutissait à la description des limites de cette
connaissance, mais s’expliquait par la nostalgie d’une connaissance absolue. L’idée du parfait donnée
au philosophe permettait la description de la finitude. La description phénoménologique cherche la
signification du fini dans le fini lui-même, de sorte que les imperfections de la connaissance, au lieu
de passer à côté de l’objet visé le définissent précisément. Chaque fois que la philosophie classique
insiste sur l’imperfection d’un phénomène de connaissance, la phénoménologie ne se contente pas de
la négation incluse dans cette imperfection, mais pose cette négation comme constitutive du
phénomène”.
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LA SENSIBILITE – LA PERCEPTION
ouvrir au réel58. Le sens d’être que nous pensons en parlant du “réel” n’est
possible que dans la perception et il n’y aurait, même pour Dieu, aucun
autre moyen d’accéder au sens du réel que de passer par la finitude d’une
perception.
III/ SENS OBJECTIF ET SENS-SITUATION
Loin d’être étranger au sens, notre “lien natal” ou notre “mélange
avec le monde”59 est l’origine même du sens. La notion de sens, comme
nous l’avons remarqué, est polysémique, mais non par hasard. Il y a un lien
intelligible entre les différents sens de la notion de sens.
Nous parlons du “sens de la vue” comme d’une puissance du sujet
percevant. Nous appréhendons dans les choses sensibles un sens qui y serait
captif et que l’expression aurait à délivrer. Nous parlons aussi du sens d’un
cours d’eau ou du sens d’une étoffe60. Cette équivocité bien fondée fait
comprendre que le sens surgit à la jointure du sujet et du monde. Le sens de
la vue est à la fois une puissance perceptive et une ordonnance signifiante
du monde visible ou un sens visuel du monde61. Et le sens d’une étoffe ne
désigne rien d’autre qu’une certaine concordance ou une discordance de
notre toucher à la façon d’être du tissu. Seul peut comprendre le sens d’une
étoffe un sujet pour qui il y a accord ou désaccord avec le monde62.
Ce sens originaire, surgissant à même notre lien natal au monde
n’est pas le “sens objectif” qui relève d’une intentionnalité d’acte63, d’une
donation de sens. Il est plutôt un sens-situation, relevant d’une
58 Le primat de la perception
: “Ce qui m’interdit de traiter ma perception comme un acte
intellectuel, c’est qu’un acte intellectuel saisirait l’objet ou comme possible ou comme nécessaire, et
qu’il est dans la perception réel ; il s’offre comme la somme interminable d’une série indéfinie de
vues perspectives dont chacune le concerne et dont aucune ne l’épuise. Ce n’est pas pour lui un
accident de s’offrir à moi déformé, suivant le lieu que j’occupe, c’est à ce prix qu’il peut être réel…”
59 VI, pp. 53 et 57.
60 PP p. 491 : “Le sens d’un cours d’eau, ce mot ne veut rien dire si je ne suppose pas un sujet qui
regarde d’un certain lieu vers un autre [……] Pareillement, le sens d’une étoffe ne s’entend que pour
un sujet qui peut aborder l’objet d’un côté ou de l’autre, et c’est par mon surgissement dans le monde
que l’étoffe a un sens”.
61 On pensera à cette “logique colorée”, dont Cézanne disait qu’elle remplace, quand la
“germination” s’achève, la “têtue géométrie”.
62 L’intellectualisme dirait qu’un cercle n’est rien d’autre pour nous qu’une signification ou un
concept à construire, à présenter, selon une règle, dans l’intuition pure ou l’objet d’une définition
génétique, c’est-à-dire qu’il se confond avec le cercle du mathématicien.. Or c’est oublier qu’un
cercle est aussi une Gestalt, sens et figure confondus, que nous comprenons par notre corps, en en
accompagnant le mouvement. En deçà des sens “constitués”, thématiques, conceptuels, déposés dans
la langue, il existe des sens non-thématiques, des directions de sens, comme le disait L. Binswanger,
qui ne sont finalement rien d’autre que l’agora, la jointure, la suture du monde et du sujet.
63 La distinction entre l’intentionnalité d’acte et l’intentionnalité opérante apparaît dès l’Avant-propos
de la Phénoménologie de la perception, p. XIII.
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LA SENSIBILITE – LA PERCEPTION
intentionnalité opérante, où se montre une solidarité avec le monde
irréductible au face à face d’un sujet et d’un objet.
C’est pourquoi ce sens-situation se laisse reconnaître, non pas là où
la perception affirme ses pouvoirs sur l’objet perçu, mais plutôt là où
disparaît l’obstance de l’objet vis-à-vis du sujet. Paradoxalement64, on ne
comprend de façon juste l’être-au-monde perceptif, qu’en revenant de la
perception vers les situations-limites où la perception se perd ou se crée,
l’endormissement et l’éveil, ou bien vers l’espace nocturne du sommeil et
du rêve, où la perception se tisse d’imaginaire.
Pour dormir, je commence par “mimer” la respiration du sommeil.
Celle-ci est donc visée par la conscience, encore vigile ou vigilante, comme
une signification “vide” et comme en attente de son remplissement intuitif.
Mais la venue du sommeil n’est pas le remplissement de cette signification
vide, elle est la mise hors jeu du régime objectif de la signification. Quand
le sommeil survient, la respiration devient l’acte commun du dormeur et du
monde65, le sens visé devient ma situation, la dimension même de mon êtreau-monde.
L’un des domaines où se désigne le mieux la différence entre un
sens objectif et un sens de situation est celui de la spatialité. Les figures de
l’espace s’ordonnent en effet selon deux paradigmes. L’un est l’espace clair
de la perception, espace en “vue frontale”, devant le regard, qui annonce
l’espace objectif et géométrique. L’autre est l’espace sombre de la nuit66,
qui est un espace d’enveloppement67.
Cet espace nocturne est l’archétype de tous les espaces “anthropologiques”68 ou “existentiels”, celui du mythe, du fantasme ou du rêve.
Ainsi, dans les rêves de vol, ascension et chute ne sont pas des mouvements
dans l’espace physique que connaît la perception vigilante, elles expriment
une pulsation de l’existence. L’oiseau qui s’élève et s’abaisse est la systole
64Pourquoi Merleau-Ponty range-t-il sous le concept de perception la dimension originairement
sensible de notre être-au-monde, si précisément celle-ci ne s’annonce en propre que dans les modes
évanouissants de la perception ? Il se pourrait que le concept de perception ne soit pas le concept de
ce que Merleau-Ponty cherche à penser dans la phénoménologie de la perception. Le visible et
l’invisible parlera de vision et non plus de perception.
65 PP p. 245 : “ma bouche communique avec quelque immense poumon extérieur”.
66 PP, p. 328 : “quand par exemple le monde des objets clairs et articulés se trouve aboli, notre être
perceptif, amputé de son monde, dessine une spatialité sans choses. C’est ce qui arrive dans la nuit.
Elle n’est pas un objet devant moi, elle m’enveloppe, elle pénètre par tous mes sens……”
67 La notion d’enveloppement est récurrente dans toutes les analyses où Merleau-Ponty cherche à
distinguer la spatialité originaire et l’espace géométrique partes extra partes. C’est ainsi que les
parties de mon corps “ne sont pas déployées les unes à côté des autres, mais enveloppées les unes
dans les autres” (PP, p.114). De même la profondeur est “la dimension selon laquelle les choses ou
les éléments des choses s’enveloppent l’un l’autre, tandis que largeur et hauteur sont les dimensions
selon lesquels ils se juxtaposent” (PP, p. 303)
68 PP, p. 333.
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LA SENSIBILITE – LA PERCEPTION
et la diastole de l’existence69. L’exaltation ou la dépression se figurent
spatialement parce que la “situation” est si intimement liée à l’existence que
les modalités de l’humeur ont nécessairement une inscription spatiale.
Celle-ci ne relève pas d’une expression seconde, étrangère à l’affect luimême, elle est inhérente à la teneur signifiante et humaine de l’affect.
Identiquement, l’ascension vers le bien ou la chute dans le mal ne
doivent pas être compris comme de simples métaphores résultant d’un
rapprochement entre une sphère “corporelle”, le haut et le bas, et une sphère
“spirituelle” du choix du bien ou du mal. Si “être” signifie toujours “être
situé”, c’est l’unité qui est première et qui précède toute séparation. Ainsi
l’inclination au mal ou la victoire sur le mal trouvent immédiatement leur
expression juste dans la métaphore du trébuchement, de la chute et de l’ascension. La métaphore tient à l’essence du langage dans l’exacte mesure où
la “situation” est l’origine du sens .
Après les avoir distingués, il convient d’articuler l’espace clair de
la perception et l’espace existentiel du rêve ou du mythe, c’est-à-dire aussi
l’espace unique, objectif, géométrique, qui est dans la filiation de l’espace
clair de la perception et la diversité des espaces anthropologiques, qui sont
dans la filiation de l’espace nocturne. Pour savoir lequel est le fondement de
l’autre, on doit préciser le statut ontologique de l’espace existentiel.
Que nous apprennent au juste sur l’homme les descriptions de
l’espace existentiel ? “Nous enseignent-elles quelque chose qui concerne la
structure même de la conscience ou bien ne nous donnent-elles que des
contenus de l’expérience humaine ?”70 Il n’y a pas d’alternative : l’espace
du schizophrène relève d’une manière parmi d’autres de projeter le monde71,
mais il met aussi à nu la structure de la spatialité originaire72. Le
rétrécissement schizophrénique de l’espace vécu nous rappelle “la solidarité
de l’homme et du monde” que la perception refoule et que la philosophie
retrouve.
69 PP, p. 330 : “L’oiseau qui plane, tombe et devient une poignée de cendres, ne plane pas et ne
tombe pas dans l’espace physique, il s’élève et s’abaisse avec la marée existentielle qui le traverse ou
encore il est la pulsation de mon existence, sa systole et sa diastole. Le niveau de cette marée à
chaque moment détermine un espace des fantasmes comme dans la vie éveillée notre commerce avec
le monde qui se propose détermine un espace des réalités”. Merleau-Ponty se réfère ici à un article de
L. Binswanger, “Le rêve et l’existence”, dans Introduction à l’analyse existentielle, Ed. de Minuit).
70 PP, p. 333.
71 “Tantôt il y a entre moi et les événements un certain jeu (Spielraum) qui ménage ma liberté sans
qu’ils cessent de me toucher. Tantôt, au contraire, la distance vécue est à la fois trop courte et trop
grande : la plupart des événements cessent de compter pour moi, tandis que les plus proches
m’obsèdent. Ils m’enveloppent comme la nuit et me dérobent l’individualité et la liberté…” (PP, p.
331).
72 “Ce qui garantit l’homme sain contre le délire ou l’hallucination, ce n’est pas sa critique, c’est la
structure de son espace : les objets restent devant lui, ils gardent leur distance et, comme Malebranche
le disait à propos d’Adam, ils ne le touchent qu’avec respect. Ce qui fait l’hallucination comme le
mythe, c’est le rétrécissement de l’espace vécu, l’enracinement des choses dans notre corps, la
vertigineuse proximité de l’objet, la solidarité de l’homme et du monde qui est, non pas abolie, mais
refoulée par la perception de tous les jours ou par la pensée objective et que la pensée philosophique
retrouve” (337)
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Les rapports de fondation entre espace existentiel et espace objectif
sont ambigus en ce que chacun peut apparaître comme la condition de
l’autre.
Dans une interprétation de type réflexif73, l’espace objectif est
premier et l’espace existentiel second et dérivé, pour au moins deux raisons.
D’abord, s’il appartient à l’essence de l’espace d’être unique, alors la
pluralité et la diversité même des espace existentiels les qualifie comme des
variations anthropologiques de l’espace unique qui serait ainsi leur
fondement74. Ensuite un espace existentiel est, pour la réflexion, une
contradiction. L’espace est un pur dehors, une extériorité absolue,
“corrélatif, mais aussi négation de la subjectivité” Car “la pensée ne connaît
qu’elle-même ou des choses […] une spatialité du sujet n’est pas
pensable”75.
Mais cette argumentation, énoncée du point de vue de la réflexion
n’est pas entièrement recevable. La réflexion n’est pas fondée à récuser
l’irréfléchi, puisque “la pensée objective elle-même se nourrit de l’irréfléchi
et s’offre comme une explicitation de la vie de conscience irréfléchie”76. La
pensée objective qui thématise séparément et parallèlement l’espace objectif
et le sujet qui le pense n’opère cette thématisation discriminatrice que sur le
fond de la situation du corps percevant et de sa spatialité77. Soutenir que les
espaces anthropologiques ne sont que des variations confuses de l’espace
vrai, unique et objectif, relève d’une réflexion oublieuse de son
enracinement dans la vie irréfléchie de la conscience. Une réflexion vraie,
c’est-à-dire qui “est conscience de sa propre dépendance à l’égard d’une vie
irréfléchie qui est la situation initiale, constante et finale”78 qualifiera
l’espace existentiel comme “spatialité originaire de l’existence”79.
Pour une philosophie réflexive, l’espace unique est le fondement de
tout espace existentiel. Mais si l’on admet que la réflexion ne peut résorber
en elle la vie irréfléchie, l’espace existentiel doit être reconnu comme
originaire. Chacune des deux figures de l’espace revendique une primauté.
73 au sens donné à la notion de réflexion dans le premier paragraphe.
74 “Si nous réfléchissons sur l’expérience mythique de l’espace et si nous nous demandons ce qu’elle
veut dire, nous trouverons nécessairement qu’elle repose sur la conscience de l’espace objectif et
unique, car un espace qui ne serait pas objectif et qui ne serait pas unique ne serait pas un espace”
(PP, p. 333).
75 PP, pp. 333-334.
76 Ibidem
77 PP, p. 119 : “Loin que mon corps ne soit pour moi qu’un fragment de l’espace, il n’y aurait pas
pour moi d’espace si je n’avais pas de corps”. L’idée est reprise dans L’œil et l’esprit : “Le corps est
pour l’âme son espace natal et la matrice de tout autre espace existant” (p. 54).
78 P P, Avant-propos, p. IX.
79 PP, p. 334. Merleau-Ponty parle également de “spatialité générale” : “les fantasmes du rêve
révèlent encore mieux la spatialité générale où l’espace clair et les objets observables sont incrustés”
(PP, p. 338).
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Cette rivalité, en dernier ressort, se résout en faveur de l’espace
clair de la perception. Non seulement la spatialité originaire est refoulée80
par la perception de tous les jours, mais elle paraît bien être, selon la
Phénoménologie de la perception, inséparable de l’espace clair de la
perception81. Et mon corps qui projette les espaces anthropologiques en
m’insérant dans un monde humain “me projette d’abord dans un monde
naturel qui transparaît toujours sous l’autre”. C’est pourquoi restituer la
spatialité originaire à son propre sens, ce serait la replacer dans une histoire
de l’esprit qui aboutit à l’objectivité de l’espace unique. Si tous les mondes
anthropologiques se détachent d’un unique monde naturel, si “les espaces
anthropologiques s’offrent eux-mêmes comme construits sur l’espace
naturel, les “actes non-objectivants”, pour parler comme Husserl, sur les
“actes objectivants”82, alors, le dernier mot sur la spatialité originaire,
reviendrait à l’espace objectif qui en serait le sens et la vérité83.
Une telle solution ne peut être cependant définitive. Le rappel de la
proposition husserlienne énonçant que les actes non objectivants sont fondés
sur les actes objectivants constitue un argument assez paradoxal, si tout
l’effort de la Phénoménologie de la perception est de penser l’être-aumonde comme relevant de l’intentionnalité opérante, plutôt que de
l’intentionnalité d’acte et de montrer que le sens du monde est irréductible à
tout sens objectif. Il est vrai que le concept husserlien de Fundierung84
paraît offrir la possibilité de concilier la double et inverse primauté de
l’espace existentiel et de l’espace objectif. Mais il reconduit, sans peut-être
le résoudre, le conflit entre une téléologie et une archéologie du sens, la
première cherchant le sens ultime du sens dans le passage de l’ordre du
sensible à l’ordre de l’esprit85, la seconde le recherchant dans le recueil par
l’œuvre d’art de “cette vision qui va jusqu’aux racines, en deçà de
80 Voir le texte cité note 38.
81 “je ne vis jamais entièrement dans les espaces anthropologiques, je suis toujours attaché par mes
racines à un espace naturel et inhumain”.
82 PP, p. 340. Merleau-Ponty cite les Recherches logiques, cinquième recherche, c’est-à-dire un texte
antérieur à ceux (du dernier Husserl) avec lesquels s’explique la Phénoménologie de la perception.
83 De même restituer les mythes à leur propre sens, ce n’est pas croire aux mythes, mais les replacer
dans une phénoménologie de l’esprit “qui indique leur fonction dans la prise de conscience et fonde
finalement leur sens propre sur leur sens pour le philosophe”.
84 Voir en particulier PP, p. 451 : “Le rapport de la raison et du fait, de l’éternité et du temps, comme
celui de la réflexion et de l’irréfléchi, de la pensée et du langage ou de la pensée et de la perception
est ce rapport à double sens que la phénoménologie appelle Fundierung : le terme fondant, - le temps,
l’irréfléchi, le fait, le langage, la perception - est premier en ce sens que le fondé se donne comme une
détermination ou une explicitation du fondant, ce qui lui interdit de le résorber jamais, et cependant le
fondant n’est pas premier au sens empiriste et le fondé n’en est pas simplement dérivé, puisque c’est à
travers le fondé que le fondant se manifeste”. L’espace existentiel est fondant, l’espace naturel est
fondé. Le second est une explicitation du premier et le premier se manifeste à travers le second.
85 Il s’agit de l’ordre du langage, particulièrement celui de la philosophie et des sciences, où l’acte
d’expression est une reprise du passé en sa vérité et où le sens, sans jamais abandonner son inhérence
temporelle, parvient à une certaine possession de soi (Voir “L’œuvre d’art entre l’archéologie et la
téléologie de la culture”, dans Dioti 1, CRDP, Toulouse, 1998, pp. 28-52).
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l’humanité constituée”86. C’est la seconde orientation que développent les
derniers travaux de Merleau-Ponty sur le sensible, dans L’œil et l’esprit et
Le visible et l’invisible.
IV/ DE LA PERCEPTION A LA VISION
Le chapitre de la Phénoménologie de la perception portant sur “la
spatialité” tend à séparer l’espace existentiel ou anthropologique et l’espace
objectif ou naturel, en pensant le second comme l’assise et le sens
téléologique du premier. Or, à partir du travail sur Le langage indirect et les
voix du silence, la perception est comprise comme un mode de l’expression,
comme expression primordiale. La perception stylise. Ainsi se brouille la
frontière entre le naturel et le culturel de l’espace. L’espace dit “naturel”87
est toujours déjà un espace stylisé88. Il n’y a pas d’espace naturel à la
rigueur.
Quel statut donner, dès lors, à l’espace naturel de la
Phénoménologie de la perception ? S’il n’est pas identifiable à l’espace
géométrique ou à l’espace euclidien89, il y tend par ses “horizons
d’objectivation possible”. Il n’est plus l’espace de la “perception libre” ou
de la vision spontanée, mais il est déjà une figure historique de l’espace qui
s’annonce, dans l’art, dès le Quattrocento et s’imposera dans la science
classique avec le passage du “monde clos” à l’ “univers l’infini”. Au
moment où se résout l’ambiguïté de l’espace naturel, Merleau-Ponty sépare
les deux dimensions qui s’y croisaient : l’espace de la perception “brute” ou
“sauvage”90 et l’espace de “l’univers de l’immanence”. Le premier91 relève,
86 “Le doute de Cézanne”, dans Sens et non-sens, Nagel, p. 27.
87 “Si l’espace naturel dont parle la psychologie classique est au contraire rassurant et évident, c’est
que l’existence se précipite et s’ignore en lui” (PP, p. 332). Voir aussi p. 339 : “Je ne vis jamais
entièrement dans les espaces anthropologiques, je suis toujours attaché par mes racines à un espace
naturel et inhumain”, et p. 340, où Merleau-Ponty parle du “fond d’un unique monde naturel”.
88 Selon Le langage indirect et les voix du silence, “Malraux parle quelquefois comme si les
“données des sens” à travers les siècles n’avaient jamais varié et comme si, tant que la peinture se
référait à elles, la perspective classique s’imposait. Il est pourtant sûr que cette perspective est une des
manières inventées par l’homme de projeter devant lui le monde perçu, et non pas son décalque. Elle
est une interprétation facultative de la vision spontanée, non que le monde perçu démente ses lois et
en impose d’autres, mais plutôt parce qu’il n’en exige aucune et qu’il n’est pas de l’ordre des lois” (p.
61). Non seulement la perspective linéaire n’est qu’une interprétation facultative de la “vision
spontanée”, mais cette vision spontanée est elle-même polymorphe et n’impose aucune loi de la
représentation des choses : il n’y a pas de données des sens qui subsisteraient immuables à travers les
siècles. Cette objection à Malraux vaut sans doute aussi contre le chapitre sur “la spatialité” de la
Phénoménologie de la perception.
89 “L’espace naturel et primordial n’est pas l’espace géométrique et corrélativement l’unité de
l’expérience n’est pas garantie par un penseur universel […]. Elle n’est qu’indiquée par les horizons
d’objectivation possible, elle ne me libère de chaque milieu particulier que parce qu’elle m’attache au
monde de la nature ou de l’en soi” (PP, p. 340).
90 VI, p. 265 .
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LA SENSIBILITE – LA PERCEPTION
non d’une intentionnalité d’acte, mais d’une intentionnalité opérante, non
d’un mouvement du “moi” vers le “non moi”, mais d’une ouverture spatiotemporelle se faisant de l’intérieur de l’être92. Le second, qui s’inscrit
historiquement dans l’art et la science classiques, relève d’un “geste” où la
perception s’oublie elle-même tout en produisant une stabilisation93 des
choses en leur identité distincte.
Au rebours de cet oubli, Merleau-Ponty entreprend, dans L’œil et
l’esprit, de rendre la perception à elle-même, en laissant penser la
perception, au lieu de lui substituer la pensée de voir, en développant une
auto-compréhension de la perception qui ne la résorbe pas en pensée
d’entendement. S’ “il nous faut nous défaire de l’illusion d’avoir possédé en
disant”94, il nous faut aussi délivrer la perception de son geste
d’appropriation du visible. Lorsque “le voyant ne s’approprie pas ce qu’il
voit”95, la perception devient vision96. Et elle le devient d’abord chez le
peintre. Le peintre recueille une innocence du monde, en deçà de la
responsabilité qui échoit aux œuvres de langage97. L’œuvre de peinture se
tient au “fondamental de toute culture”.
Le peintre nous fait comprendre que notre corps “est pris dans le
tissu du monde” et “le monde est fait de l’étoffe même du corps”. Le corps
humain est à la fois voyant et visible. Comme visible, il est du genre des
91 L’espace de la perception brute ou sauvage hérite à la fois de l’espace naturel (au sens de l’espace
de la perception libre) et de l’espace existentiel de la PP. Du premier, l’espace de la perception brute
reçoit sa signification ontologique, c’est-à-dire son pouvoir de témoigner de la texture de l’être, sans
la relativité anthropologique qui caractérise l’espace existentiel. De ce dernier, il reçoit son caractère
essentiel de ne pas être un espace en vue frontale, mais un espace d’enveloppement et d’empiètement.
De la perception à la vision, on voit donc se redistribuer les « valeurs » de la spatialité. Ce qui, de
l’espace naturel, était ontologique, ce qui, de l’espace existentiel, était enveloppement et
empiètement, cela est réuni dans l’espace de l’Etre brut.
92 VI, p. 252.
93 VI, p. 266 : “Décrire très précisément la manière dont la perception se masque elle-même, se fait
euclidienne. Montrer que la prégnance des formes géométriques est intrinsèquement fondée (non pas
culturellement) en ce qu’elles permettent mieux que d’autres une ontogenèse (elles stabilisent l’être)”.
94 Prose du monde, Gallimard, 1969, p. 97.
95 Π, p.18.
96 On observera que la tâche de penser la perception conduisait, dans l’ouvrage de 1945, à la
temporalité (PP, p. 276 : “la subjectivité, au niveau de la perception, n’est rien d’autre que la
temporalité”), alors que la tâche de penser la vision conduit plutôt à la question de la profondeur et de
l’espace. .
97 Dans L’œil et l’esprit, l‘œuvre de langage n’est plus considérée comme l’achèvement de la culture.
L’œuvre de langage est prise dans une responsabilité du monde, qu’elle ne peut décliner et qui
l’écarte du monde comme sol, “sens brut”, “il y a” pur. De ce sol, la peinture témoigne. De même
science et philosophie ne sont plus considérées ensemble comme achèvement de l’œuvre de langage
et de l’expression, au nom de leur historicité totalisante et de leur référence à la vérité. Science et
philosophie se séparent en ce que l’œuvre de science relève du constructivisme et de l’artificialisme,
alors que la philosophie, qui partage en un sens la pensée de survol, la pensée allègre et
improvisatrice de la science, se place néanmoins dans le “il y a” du monde, sur le sol du monde. Ou
plus exactement, la philosophie est cette pensée allègre qui peut se laisser rappeler au sol du monde
par l’œuvre de culture qui, par excellence, en témoigne, l’œuvre d’art, et particulièrement la peinture.
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LA SENSIBILITE – LA PERCEPTION
autres visibles, il est une “chose”, née entre les choses ou née des choses - et
c’est pourquoi le Soi voyant n’est pas en surplomb au-dessus du monde.
Mais cette chose est aussi une puissance voyante, dans le cercle de laquelle
le monde et les choses apparaissent - et c’est pourquoi elle est aussi un Soi,
une ipséité. Comme le montrait la Phénoménologie de la perception,
“naître, c’est à la fois naître du monde et naître au monde”98. Le Soi voyant
naît du monde, et c’est pourquoi les choses “sont incrustées dans sa chair”.
Et il naît au monde, et “le monde est fait de l’étoffe même du corps”. Ces
deux dimensions font écho à ce que Heidegger appelle l’être-jeté (naître du
monde) et le projet (naître au monde) (Mais on ne trouve pas chez MerleauPonty la distinction cardinale entre le catégorial (les “choses”) et
l’existential (le Dasein), sans doute parce que Merleau-Ponty tente une
lecture non objectiviste de la choséité, qui implique un dépassement du
domaine relevant, chez Heidegger, du catégorial.
Le Soi voyant ne peut être identifié au Soi pensant. Le Soi pensant
est un soi “par transparence”, partout et nulle part, de maintenant et de
toujours, qui, du fond de son néant, surplombe (comme s’il était d’ailleurs)
les choses qu’il connaît. Le Soi voyant n’est voyant, vision, et non pensée
de voir, que s’il est lui-même engagé dans le visible par l’épaisseur de sa
chair. Cette puissance voyante ne peut coïncider avec elle-même comme le
manifeste la structure même de mon corps : mon dos est le chiffre de ma
visibilité, comme le passé est le chiffre temporel de la passivité qui “double”
ma puissance voyante.
Ce concept d’un “Soi voyant” qui est “voyant-visible” repose à
nouveaux frais la question traditionnelle des rapports de l’âme et du corps.
L’intériorité de la puissance voyante ne résulte pas de l’arrangement
matériel du corps humain. Un soi, une intériorité ne sont pas l’effet d’une
causalité s’exerçant dans l’étendue partes extra partes. Le Soi ne résulte pas
d’une sommation des composants de notre organisation corporelle. Et il
n’est pas non plus “une descente dans l’automate d’un esprit venu
d‘ailleurs”99, car si le Soi vient d’ailleurs, il n’est pas le soi de notre corps
et il devient inconcevable que nous voyions avec nos yeux. Les deux voies
“traditionnelles” apparaissent impraticables. Comment penser le rapport du
Soi et du corps, si le Soi n’est ni le corps, ni rien d’autre que le corps ?
Le Soi nomme la réflexivité du corps : “il se voit voyant, il se
touche touchant, il est visible et sensible pour soi-même”100. Cette
réflexivité présente deux traits fondamentaux.
D’abord elle est toujours en train de se produire, mais ne s’est
jamais produite ou n’est jamais réalisée en acte. Il est impossible de toucher
d’une main l’autre main en train de toucher la première. Mon corps cesse
d’être percevant au moment où il va être perçu, il n’est jamais perçu
98 PP, p. 517
99 Œ, p. 21.
100 Œ, p. 18.
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LA SENSIBILITE – LA PERCEPTION
percevant. Ainsi ma perception est mienne (par la réflexivité), mais elle est
ouverte au monde (par le caractère toujours inchoatif, jamais “bouclé”, de
cette réflexivité). Qu’elle soit mienne (par la réflexivité du corps), cela “fait
éclater l’illusion d’une coïncidence de ma perception avec les choses
mêmes”101. Mais que cette réflexivité ne s’achève ou ne se boucle jamais,
cela fait éclater l’illusion “réflexive” (au sens où elle est le terrain des
philosophies réflexives) d’une perception qui se produirait en moi (et qui
serait dès lors un simple mode de la pensée), non dans les choses. Le corps
est ainsi le metteur en scène de la perception. Je ne peux rien percevoir sans
la permission du corps (ainsi je ne perçois pas la profondeur sans la vision
binoculaire), et pourtant ce n’est pas mon corps qui perçoit à la rigueur
puisque, au moment où la perception a lieu, le corps “s’efface devant elle et
jamais elle ne le saisit en train de percevoir”102. Mon corps ne perçoit pas car la réflexion intégrale est impossible, je ne me touche jamais touchant,
“mais il est comme bâti autour de la perception qui se fait jour à travers
lui”103, car la réflexion est toujours imminente et mon corps toujours “se
prépare à une perception de soi-même”. Ce n’est pas le corps qui perçoit aussi allons-nous aux choses mêmes, mais aucune perception ne se fait sans
le corps et c’est pourquoi il peut nous empêcher de voir. Ainsi le corps est
comme “la gangue de la perception”, mais il ne la produit pas à la rigueur.
Ensuite la sensibilité n’est pensable que dans le jeu du voyant et du
touchant, du visible et du tangible. Le sens qui valait comme le plus élevé
(la vue) et celui qui valait comme le moins élevé (le toucher) selon la
tradition aristotélicienne interviennent à égalité de rang dans la constitution
de la sensibilité. Merleau-Ponty parle d’un relèvement double et croisé du
visible dans le tangible et du tangible dans le visible d’un empiètement ou
d’un enjambement entre le visible et le tangible. Ce croisement ne désigne
pas seulement une synergie entre les sens ou l’intersensorialité du monde. Il
dit plutôt l’ouverture du monde, dans sa double dimension de proximité
dans la distance ou de distance dans la proximité. Le relèvement du visible
dans le tangible “incarne” ou “approche” le visible : celui qui voit ne peut
posséder le visible que s’il en est possédé, s’il en est. Et le relèvement du
tangible dans le visible “distancie” la tangible, assurant ainsi l’écart par
lequel une perception est à la rigueur possible.
Cette réflexivité perpétuellement inchoative du corps fait naître à
soi le visible-voyant que nous sommes et, du même mouvement, le visible
ou le monde comme monde visible. Le visible-monde et le visible-voyant
sont les deux dimensions de la réflexivité du corps humain. Ou plus
exactement, le visible-monde est sur le circuit qui relie à lui-même le Soi
voyant-visible.
101 VI, p. 24.
102 Ibidem.
103 Ibidem
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LA SENSIBILITE – LA PERCEPTION
Ce circuit, Merleau-Ponty l’appelle la “chair”104. Dans ce concept,
Merleau-Ponty cherche à penser à la fois l’inhérence du Soi voyant-visible
au monde visible (car il naît du monde) et l’originalité ontologique du Soi
voyant-visible qui naît au monde, en détachant “sa masse sensible dans la
masse sensible du monde”105. Quand Merleau-Ponty souligne l’inhérence du
corps au monde (je nais du monde), il pense la vision comme surgissant
d’une réflexivité du visible ou d’un rapport à lui-même du visible ou d’ “un
retour sur soi du visible qui me traverse et me constitue en voyant”. Mais
quand il souligne que naissant du monde, je nais aussi au monde, il accentue
l’idée de “fission”106 (le Soi est aussi “abîme”, car “il n’y aurait rien s’il n’y
avait cet abîme du Soi”107).
En outre le concept de chair fonde à nouveau la double critique de
l’objectivisme - qui ne connaît, sous sa forme réaliste, qu’une nature
purement extérieure à elle-même et sans intériorité, et de la philosophie
réflexive qui pense le Soi comme pure intériorité, déliée de toute extériorité.
Le corps est avènement de la différence et du recroisement du dedans et du
dehors, au sens, précise Merleau-Ponty, de “la correspondance du dedans du
monde et de mon dehors, de mon dedans et de son dehors”108. S’il y a bien
une ontogenèse du corps, au sens de l’avènement de la différence et du
recroisement du dedans et du dehors, cette ontogenèse n’est pas un
événement ontologique unique et insigne, il ne fait que concentrer le
mystère de la visibilité éparse de l’être ou le paradoxe de l’être, qui est la
chair comme voyant-visible
La peinture apparaît dans ce circuit qui relie à lui-même, par le
monde visible, le Soi voyant-visible. Les choses éveillent dans notre corps
un écho, suscitent une formule charnelle de leur présence. Devons-nous
penser que le peintre ajoute simplement à la “vision profane” ou à la
“visibilité manifeste” des choses sa réception subjective, de telle sorte que le
peintre serait simplement l’homme ajouté à la nature ? La critique de
certaines positions “subjectivistes” de Malraux, dans Le langage indirect et
104 Renaud Barbaras analysant ce concept central des dernières œuvres dans son Merleau-Ponty
(Ellipses, p. 52) souligne que ce terme désigne le corps propre, mais aussi une structure ontologique
universelle : “La nature du corps propre, à la fois inscrit dans le monde et ce qui le fait paraître,
révèle une structure originale du monde dont il est en quelque sorte le témoin ontologique ; que j’aie
un corps dans lequel se brouille la dualité de la conscience et de l’objet, signifie que le monde dont il
fait partie existe lui-même sur un mode singulier que Merleau-Ponty nomme précisément “chair”.
105 On reconnaît là l’ambiguïté bien fondée du terme sensible qui désigne indivisément le sentant et
ce qui se manifeste au sentant dans son sentir.
106 Voir par exemple Œ, p. 81 : “La vision n’est pas un certain mode de la pensée ou présence à soi:
c’est le moyen qui m’est donné d’être absent de moi-même, d’assister du dedans à la fission de l’Etre,
au terme de laquelle seulement je me ferme sur moi”.
107 Signes, p. 21. On reconnaît dans l’idée de fission une reprise et une métamorphose de ce que la
Phénoménologie de la perception appelait “déhiscence” : “L’explosion ou la déhiscence du présent
vers l’avenir est l’archétype du rapport de soi à soi et dessine une intériorité ou une ipséité” (PP, p.
487).
108 VI, p. 178.
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LA SENSIBILITE – LA PERCEPTION
les voies du silence a montré que ce n’est pas la voie juste pour penser la
peinture. Le peintre restitue au visible la formule charnelle de la présence
des choses à notre corps, précisément parce que “la vision se fait dans les
choses visibles” ; loin de s’enfermer dans l’enclos de la subjectivité ou de
l’intériorité, le peintre demande à la montagne “de dévoiler les moyens, rien
que visibles, par lesquels elle se fait montagne sous nos yeux”109, il achève,
en rendant au visible les emblèmes de sa manifestation, cette structure
ontologique visible-voyant qui appartient à la chose en tant que chair.
Et si les choses ont une “visibilité manifeste” celle-ci n’est qu’un
certain appauvrissement, résultant de la possession ou de l’usage, de leur
structure ontologique intégrale. La chose est réduite à sa visibilité manifeste
quand elle est séparée des emblèmes de son apparaître -”lumière, éclairage,
ombres, reflets, couleur”110 – et de la vision qui les recueille et appartient
indivisément au sens d’être du visible.
Cette visibilité manifeste est dérivée, non originaire. Et loin d’aller
à la chose même, qu’elle séparerait des harmoniques subjectives
accompagnant sa réception en nous, la vision profane prive plutôt la chose
de son vrai sens d’être. Quand la chose est rendue à son sens d’être intégral,
la visibilité manifeste se double d’une visibilité secrète. Ainsi la vision est
rendue au visible qui se rejoint lui-même comme visible-voyant. Le peintre
n’ajoute rien à la chose même, il rend simplement la chose à elle-même,
alors que notre action affairée l’avait séparée de nous, de notre vision, c'està-dire d’elle-même.
Le voyant-visible que nous sommes accomplit en vision la
visibilité éparse des choses. Mais il se sépare du visible en se croyant
l’auteur, l’initiateur de la vision et le maître du visible. Méconnaissant la
dette de sa vision envers la visibilité, s’affirmant comme le maître de
l’apparaître, se séparant ainsi de l’inépuisable visibilité qui est en réserve
dans les choses et à laquelle sa vision doit d’être et d’être inépuisable, le
voyant-visible s’aveugle lui-même, sa vision n’est plus qu’une “vision
profane”, la “visibilité manifeste” éclipse la “visibilité secrète”. Il est
devenu incapable de se laisser rencontrer par l’altérité du monde De cet
oubli de soi du visible, il ne revient que par l’œuvre du peintre. Celui-ci,
produisant un “visible à la deuxième puissance”, rend la vision au visible ou
le visible à lui-même.
Pour préciser le statut de ce visible pictural qui est l’icône du
premier, on pensera aux dessins de Lascaux. Ces dessins n’ont pas le même
mode d’être que la fente ou la boursouflure qui en sont le support, ils ne font
pas partie de la masse rocheuse, ils n’existent pas comme des choses ; le
tableau n’est pas une chose : “je vois selon ou avec lui, plutôt que je ne le
vois”111. Mais en même temps, ils ne sont pas ailleurs, ils sont soutenus par
109 Œ, pp. 28-29.
110 Œ, p. 29
111 Œ, p. 23.
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LA SENSIBILITE – LA PERCEPTION
la masse rocheuse. Il y a même une sorte d’unité ontologique de la masse
rocheuse et du dessin, car la masse rocheuse est elle aussi prise dans la
texture de l’être et rendue à sa visibilité en faisant apparaître le bison. Les
desseins de Lascaux ne témoignent pas d’un autre monde que le nôtre, ils ne
relèvent pas d’une autre scène que celle du réel. Ils sont l’emblème d’un
monde, notre monde qui a été rendu à son sens d’être intégral, qui retrouve
son statut de visible-voyant parce que la vision est rendue au visible.
Et quand la vision est rendue au visible, le philosophe qui
contemple la peinture est, lui, rendu à l’étonnement devant l’être, l’affection
fondamentale de la philosophie. Contre la vision profane qui croit posséder
le monde, mais n’étreint que le vide d’un Soi délié du monde, la peinture
témoigne que l’être est “l’être à distance, l’attestation fulgurante ici et
maintenant
d’une richesse inépuisable, que les choses ne sont
qu’entrouvertes devant nous, dévoilées et cachées”112.
112 “Le philosophe et son ombre”, dans Signes, Gallimard, p. 211.
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